Le Blasphème: du péché au crime - Jean-Philippe Schreiber - E-Book

Le Blasphème: du péché au crime E-Book

Jean-Philippe Schreiber

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Beschreibung

Le blasphème était le thème du colloque international organisé en 2011 par le Centre interdisciplinaire d’étude des religions et de la laïcité de l’ULB.

Considéré comme une attaque au fondement même de l’ordre social et de la morale publique, le blasphème – au sens d’irrévérence envers ce qui est révéré par les religions – a été et est toujours réprimé en tant que tel.

Cet ouvrage rassemble plusieurs études autour de l'un des thèmes centraux et sensibles de l'histoire des religion.

EXTRAIT

Objet de condamnation sous Louis XIV, considéré de tout temps comme une attaque au fondement même de l’ordre social et de la morale publique, le blasphème a été et est toujours condamné en tant que tel. Sa répression figure ainsi, aujourd’hui encore, dans la constitution de l’Irlande, ou dans le code pénal de nombreux pays démocratiques : en Allemagne, au Danemark, en Italie, aux Pays-Bas, en Pologne, au Royaume-Uni ou en Suisse notamment. Il n’est donc pas qu’en Irak, au Pakistan ou au Nigeria que la loi défend Dieu et ses adeptes de toute atteinte aux dogmes religieux ; la législation de plusieurs démocraties libérales le prévoit aussi, montrant la persistance de l’imprégnation d’interdits religieux au cœur de nos systèmes juridiques.
En 2005, l’affaire dite des caricatures de Mahomet a ramené sur le devant de la scène la question du blasphème et réveillé les interrogations sur la licéité de discours et d’images manifestant de l’irrespect à l’égard des religions, fût-ce sur le mode satirique et non sur celui du sacrilège, sacrilège que Voltaire, pourtant ardent pourfendeur de la punition du blasphème, dénonçait sans ambage. Bien que Voltaire n’ait jamais écrit la phrase célèbre « Je hais vos idées mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez les exprimer », il ne fait aucun doute que pour le chantre de la tolérance et le défenseur du chevalier de La Barre, l’interdiction du blasphème enfreignait la liberté d’expression.

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Illustration de couverture: Félicien Rops, La tentation de saint Antoine. Bibliothèque royale de Belgique, cabinet des estampes, 5V 86652/5.1. 23043

 

Comité de rédaction (Université libre de Bruxelles)

Aude Busine Baudouin Decharneux Astrid de Hontheim Alain Dierkens (directeur) Sylvie Peperstraete Fabrice Preyat Cécile Vanderpelen-Diagre Monique Weis

Comité de lecture international

Jean Baubérot (EPHE, Paris) Pierre-Yves Beaurepaire (Université de Nice Sophia Antipolis) Albrecht Burkhardt (Université Lumière, Lyon 2) José Contel (Université de Toulouse-Le Mirail) Lambros Couloubaritsis (ULB et Académie royale de Belgique) Frédéric Gugelot (Université de Reims et EHESS, Paris) Anne-Marie Helvétius (Université de Paris 8 - Vincennes-Saint-Denis) Denis Monnerie (Université Marc Bloch, Strasbourg) Jean-Philippe Schreiber (ULB) John Tolan (Université de Nantes) Didier Viviers (ULB et Académie royale de Belgique)

 

Le blasphème: du péché au crime

 

Dans la même série

1. Religion et tabou sexuel, éd. Jacques Marx, 1990

2. Apparitions et miracles, éd. Alain Dierkens, 1991

3. Le libéralisme religieux, éd. Alain Dierkens, 1992

4. Les courants antimaçonniques hier et aujourd'hui, éd. Alain Dierkens, 1993

5. Pluralisme religieux et laïcités dans l'Union européenne, éd. Alain Dierkens, 1994

6. Eugène Goblet d'Alviella, historien et franc-maçon, éd. Alain Dierkens, 1995

7. Le penseur, la violence, la religion, éd. Alain Dierkens, 1996

8. L'antimachiavélisme, de la Renaissance aux Lumières, éd. Alain Dierkens, 1997

9. L'intelligentsia européenne en mutation 1850-1875. Darwin, le Syllabus et leurs conséquences, éd. Alain Dierkens, 1998

10. Dimensions du sacré dans les littératures profanes, éd. Alain Dierkens, 1999

11. Le marquis de Gages (1739-1787). La franc-maçonnerie dans les Pays-Bas autrichiens, éd. Alain Dierkens, 2000

12. « Sectes» et « hérésies », de l'Antiquité à nos jours, éd. Alain Dierkens et Anne Morelli, 2002 (épuisé)

13. La sacralisation du pouvoir. Images et mises en scène, éd. Alain Dierkens et Jacques Marx, 2003

14. Maître Eckhart et Jan van Ruusbroec. Etudes sur la mystique « rhéno-flamande » (XIIIe-XIVe siècle), éd. Alain Dierkens et Benoît Beyer de Ryke, 2004

15. Mystique: la passion de l'Un, de l'Antiquité à nos jours, éd. Alain Dierkens et Benoît Beyer de Ryke, 2005 (épuisé)

16. Laïcité et sécularisation dans l'Un ion européenne, éd. Alain Dierkens et Jean-Philippe Schreiber, 2006

17. La croix et la bannière. L'écrivain catholique en francophonie (XVIIe-XXIe siècles), éd. Alain Dierkens, Frédéric Gugelot. Fabrice Preyat et Cécile Vanderpelen-Diagre, 2007

18. Topographie du sacré. L'emprise religieuse sur l'espace, éd. Alain Dierkens et Anne Morelli, 2008

19. La performance des images, éd. Alain Dierkens, Gil Bartholeyns et Thomas Golsenne, 2009

20. Art et religion, édité par Alain Dierkens, Sylvie Peperstraete et Cécile Vanderpelen-Diagre, 2010

Les tomes 1 à 13 et 15 sont consultables en ligne sur la Digithèque de l'ULB (http://digitheque.ulb.ac.be).

Le blasphème: du péché au crime

EDITE PAR ALAIN DIERKENS ET JEAN-PHILIPPESCHREIBER

Publié avec l'aide financière du Fonds de la recherche scientifique - FNRS E-ISBN 978-2-8004-1700-4 D/2012/0171/8 © 2012 by Editions de l’Université de Bruxelles Avenue Paul Héger 26 - 1000 Bruxelles (Belgique) [email protected]

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Afin de permettre le référencement du contenu de cet eBook, le début et la fin des pages correspondant à la version imprimée sont clairement marqués dans le fichier. Ces indications de changement de page sont placées à l’endroit exact où il y a un saut de page dans le livre ; un mot peut donc éventuellement être coupé.

Table des matières

Note de l’éditeur de la collection

Alain DIERKENS

Préface

Manuel COUVREUR

Introduction – La criminalisation du péché

Jean-Philippe SCHREIBER

Une parole entre nécessité et contingence Blasphème et cultures (XVIe-XXe siècle)

Alain CABANTOUS

Le blasphème et l’idolâtrie Regard croisé sur les Antiquités juive, grecque et chrétienne

Baudouin DECHARNEUX

Le sacrilège au service du sacré ? Réflexions à partir du Nouveau Testament et des Pères de l’Église

Fabien NOBILIO

Le blasphème selon la Thora et le Talmud

Thomas GERGELY

Le blasphème comme délit politique au XVIe siècle

Monique WEIS

De la condamnation à la promotion ? L’évolution de la conception du blasphème dans la tradition protestante réformée

Valentine ZUBER

Le blasphème, législation canonique et séculière, des Temps modernes au code de 1983

Brigitte BASDEVANT

Polémiques religieuses et intentions cachées Nouvelles sacralités et méta-discrimination en droit contemporain

Louis-Léon CHRISTIANS

The criminal protection of religious feelings in Switzerland, Germany and Italy Introductory Remarks

Vincenzo PACILLO

Liberté d’expression et blasphème Une comparaison entre l’Europe et les États-Unis

Guy HAARSCHER

Le recul de la liberté d’expression depuis les années 1960-1970 L’exemple du cinéma

Anne MORELLI

Postface

Jean-Philippe SCHREIBER

Liste des auteurs

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Note de l’éditeur de la collection

Alain DIERKENS

« Le blasphème : du péché au crime » : le thème du colloque international organisé par le Centre interdisciplinaire d’étude des religions et de la laïcité (CIERL) de l’Université libre de Bruxelles est particulièrement important. Il touche à l’actualité, mais aussi – et plus fondamentalement – à la défense du libre-examen et des idéaux de liberté (liberté de conscience, liberté de pensée, liberté d’expression) auxquels l’ULB est viscéralement attachée.

Le programme scientifique de ce colloque, qui s’est tenu les vendredi 18 et samedi 19 mars 2011 dans la salle Delvaux de l’Université libre de Bruxelles, a été élaboré par un comité scientifique présidé par Jean-Philippe Schreiber. Comme il était, bien sûr, impossible de traiter en deux jours de tous les aspects liés à la vaste problématique du blasphème et du sacrilège, l’accent a été mis ici sur la répression et la criminalisation de la catégorie théologique puis juridique du blasphème « au sens d’irrévérence envers ce qui est révéré par les religions ».

Une quinzaine d’intervenants ont ainsi examiné les manifestations contemporaines de ce qui est considéré comme outrageux par les religions, mais ils ont aussi envisagé l’histoire et l’anthropologie de la « parole impie » et de sa réception. Ces textes sont réunis ici, à l’exception de deux exposés qui ont fait (ou feront) l’objet de publications substantielles ailleurs (Julie Ringelheim, « Le blasphème dans la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme » ; Laurence Rosier : « Il a une tronche pas catholique : mémoire des discours et insultes »). Préfacés par Manuel Couvreur, doyen de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’ULB, ils sont encadrés par une introduction historiographique (autour de la criminalisation du péché) et une courageuse postface de Jean-Philippe Schreiber, qui rappelle le « nécessaire et impérieux devoir qu’est la liberté d’expression ». ← 7 | 8 →

Simultanément au colloque s’ouvrait, sur le campus du Solbosch de l’ULB, dans la salle Allende, une exposition intitulée « Sacrilège. La religion satirisée » (19 mars-9 avril 2011). Dans cette exposition organisée par le CIERL et ULB-Culture, la présentation de caricatures anticléricales et antireligieuses des XIXe et XXe siècles était complétée par un choix d’objets sur ce thème et par la projection d’extraits de films « sacrilèges ». Le but des organisateurs était de « montrer que la liberté d’expression peut être débridée et irrévérencieuse, pour autant qu’on ne touche qu’aux dogmes et aux institutions, et qu’on ne confonde pas la religion et ses adeptes, qui eux, comme toute personne, méritent le respect ». Cette manifestation devrait poursuivre sa carrière dans les Maisons de la culture et de la laïcité.

Le colloque a bénéficié de l’appui du Fonds de la recherche scientifique-FNRS, de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’ULB, ainsi que du recteur et du président de l’Université ; l’exposition, de l’aide du Centre d’action laïque, du groupe d’assurances Invicta Belgium, de Willy Decourty, bourgmestre, et du Collège des bourgmestre et échevins de la commune d’Ixelles.

Pour ce volume et comme toujours, j’ai pu compter sur la compétence et le professionnalisme de Michèle Mat, directrice des Éditions de l’Université de Bruxelles, et de Betty Prévost, que je remercie de tout cœur. À ces remerciements, je voudrais associer Kenneth Bertrams et Jean-Philippe Schreiber, qui a assumé une très large part du travail éditorial.

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Préface

Manuel COUVREUR

Pour le dix-septiémiste que je suis, le titre du présent ouvrage renvoie immanquablement à la scène célèbre de Don Juan où Molière confronte le personnage éponyme à un pauvre rencontré au détour d’une improbable forêt. Don Juan commence par refuser l’aumône à celui qui se propose de prier pour son salut, avant d’imaginer, dans un second temps, d’éprouver la solidité de la foi de ce dernier et de l’inciter à enfreindre le second des dix commandements :

DON JUAN : Je m’en vais te donner un louis d’or tout à l’heure pourvu que tu veuilles jurer. LE PAUVRE : Ah, Monsieur, voudrez-vous que je commisse un tel péché ? DON JUAN : Tu n’as qu’à voir si tu veux gagner un louis d’or ou non, en voici un que je te donne si tu jures, tiens, il faut jurer. DON JUAN : Monsieur. DON JUAN : À moins de cela, tu ne l’auras pas ! LE PAUVRE : Non, Monsieur, j’aime mieux mourir de faim. DON JUAN : Va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité.

Scène ambiguë que Sganarelle ponctue encore d’un « Va, va jure un peu, il n’y a pas de mal ». Plus ambiguë encore, si l’on veut bien songer moins à ce qui est dit qu’à ce qui est montré : pour n’avoir pas blasphémé, Dieu récompense immédiatement le Pauvre qui a refusé de commettre un péché mortel et qui obtient son louis d’or. Malgré le sens indéniablement religieux de la scène, elle a choqué au point que son texte ne nous a été conservé que par une copie saisie au vol par un spectateur et imprimée en Hollande. Plus que le sens de la scène, c’est donc la seule allusion au péché mortel du blasphème qui a entraîné sa destruction systématique, destruction exigée sans doute par Louis XIV, qui venait de promulguer une ordonnance Pour la punition des jureurs et blasphémateurs. ← 9 | 10 →

Objet de condamnation sous Louis XIV, considéré de tout temps comme une attaque au fondement même de l’ordre social et de la morale publique, le blasphème a été et est toujours condamné en tant que tel. Sa répression figure ainsi, aujourd’hui encore, dans la constitution de l’Irlande, ou dans le code pénal de nombreux pays démocratiques : en Allemagne, au Danemark, en Italie, aux Pays-Bas, en Pologne, au Royaume-Uni ou en Suisse notamment. Il n’est donc pas qu’en Irak, au Pakistan ou au Nigeria que la loi défend Dieu et ses adeptes de toute atteinte aux dogmes religieux ; la législation de plusieurs démocraties libérales le prévoit aussi, montrant la persistance de l’imprégnation d’interdits religieux au cœur de nos systèmes juridiques.

En 2005, l’affaire dite des caricatures de Mahomet a ramené sur le devant de la scène la question du blasphème et réveillé les interrogations sur la licéité de discours et d’images manifestant de l’irrespect à l’égard des religions, fût-ce sur le mode satirique et non sur celui du sacrilège, sacrilège que Voltaire, pourtant ardent pourfendeur de la punition du blasphème, dénonçait sans ambage. Bien que Voltaire n’ait jamais écrit la phrase célèbre « Je hais vos idées mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez les exprimer », il ne fait aucun doute que pour le chantre de la tolérance et le défenseur du chevalier de La Barre, l’interdiction du blasphème enfreignait la liberté d’expression.

Pour évoquer tout outrage envers la divinité et, par extension, toute forme d’irrévérence envers ce qui fait l’objet d’une vénération religieuse, nous ne disposons que de termes connotés : « blasphème » ou « sacrilège » ont été empruntés au vocabulaire religieux et sécularisés, à défaut de termes séculiers qui rendraient compte de ce que les religions jugent comme blasphématoire ou sacrilège. En effet, ce n’est qu’au regard de la religion, et de ce qu’elle vénère, que l’on blasphème : si l’on se place d’un autre point de vue, il ne s’agira que de provocation, au pire de mauvais goût ou d’outrage aux bonnes mœurs. C’est que la provocation est parfois le passage obligé pour dénoncer avec force et efficacité la violence totalitaire de ce qui se voudrait dogme.

C’est ce qu’ont fait un Molière ou un Voltaire, déjà évoqués, mais aussi Jean Richepin – l’auteur des Blasphèmes, auquel Wikipédia reproche « matérialisme grandiloquent et nihilisme fanfaron » – et, plus près de nous Carl Einstein, Nikos Kazantzakis, Roberto Rossellini, Salman Rushdie ou Günther Grass. Tous l’ont fait avec une violence qui leur a valu des poursuites. Sur le mode burlesque, Gérard Oury dans Rabbi Jacob ou les Monty Python avec The Life of Brian ne semblent pas avoir suscité les mêmes foudres… Et pourtant…

Le présent ouvrage, en interrogeant les manifestations contemporaines de ce qui est considéré comme un outrage par les religions, mais aussi l’histoire et l’anthropologie de la « parole impie » et de sa réception, se fixe ainsi pour objectif de comprendre comment cette catégorie du discours religieux puis juridique s’est construite à travers le temps, dans le but de réprimer certaines formes de contestation des religions établies et de leurs symboles.

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INTRODUCTION

La criminalisation du péché

Jean-Philippe SCHREIBER

Nos sociétés sont structurées par des interdits qui sont souvent marqués par l’empreinte du religieux. La caricature, la provocation, voire l’image tout court, sont des formes de contestation de l’autorité qui proclame ces interdits, qu’il s’agisse du dogme religieux ou des institutions religieuses1. « Blasphème » est dès lors le mot magique pour désigner l’offense contre ce qui est considéré comme sacré par la religion, loin de son acception littérale et originelle. En réalité, souvent, il s’agit d’autre chose. Les Monthy Python, très intelligemment, avaient ainsi défendu que La Vie de Brian, leur chef-d’œuvre célèbre pour sa scène finale de crucifixion, interdit durant huit ans en Irlande et banni durant onze ans en Italie, était hérétique plus que blasphématoire, parce qu’il se moquait des pratiques religieuses plus que de l’idée de Dieu. Ils rejoignaient là ce que Jean-Claude Carrière, son scénariste, avait dit de la même façon de la Voie lactée de Buñuel.

Remontons aux origines. Le Lévitique (XXIV, 11-23) énonce la gravité de l’acte blasphématoire, et sa nature : « Le fils de l’Israélite blasphéma le Nom et le maudit (…). Yahvé parla à Moïse et dit : « Fais sortir du camp celui qui a prononcé la malédiction. Tous ceux qui l’ont entendu poseront leurs mains sur sa tête et toute la communauté le lapidera. Puis tu parleras ainsi aux Israélites (…) : Qui blasphème le nom de Yahvé devra mourir, toute la communauté le lapidera. Qu’il soit étranger ou citoyen, il mourra s’il blasphème le Nom ». (…) Moïse ayant ainsi parlé aux Israélites, ils firent sortir du camp celui qui avait prononcé la malédiction et ils le lapidèrent ». « Prononcé » ← 11 | 12 → et « maudit » sont ici les éléments essentiels de la rhétorique biblique en matière de blasphème : ils balisent le lien inextricable entre l’énonciation, la malédiction et la sanction de cette « malé-diction ».

Dans la traduction de la Bible hébraïque proposée par Segond, ExodeXX, 7 se lit ainsi : « Tu ne prendras [invoqueras] point le nom de l’Éternel, ton Dieu, en vain ; car l’Éternel ne laissera point impuni celui qui prendra son nom en vain ». Ce qui devient le deuxième commandement, dans le catéchisme de l’Église catholique, énoncé de la façon suivante : « Son saint nom tu respecteras, fuyant blasphème et faux serment ».

Le blasphème est donc bien, dès l’origine, dans la religion du Verbe qu’est le judéo-christianisme, une parole, une parole énoncée avant d’être une parole réprimée. Cette parole énoncée est un acte langagier. Mais proférer des paroles interdites est un acte d’une gravité extrême : le nom – ineffable, dira-t-on plus tard – de Dieu ne se prononce pas, formule le Décalogue ; le blasphème, au sens premier, est donc un acte fondamentalement hérétique, puisqu’il est l’inverse parfait de la Sanctification du Nom.

D’emblée apparaît ainsi une tension entre le caractère courant et banal de cet acte langagier et la rhétorique du discours religieux, qui en fait un délit, un « crime de lèse-majesté divine », et le criminalise2. L’observateur de l’histoire des pratiques sociales dans nos sociétés européennes ne doit pourtant pas se laisser abuser par la rigueur de cette rhétorique : l’acte langagier demeure ce qu’il est, par lui-même, intentionnel ou non, injuriant volontairement ou involontairement la religion, et ne constituant pour autant pas un blasphème, qui n’existe que par son assimilation à un péché et sa punition – puisqu’il n’est de blasphème que par la répression de la « parole impie ». Et en vérité, il y eut des variations en la matière : le blasphème ne fut pas toujours considéré comme un délit spirituel, parfois seulement comme une infraction langagière.

C’est dire qu’il s’agit là d’une question complexe, entre le prescrit de la loi religieuse et les usages sociaux de la parole impie. Elle ouvre plusieurs champs de recherche, de l’anthropologie à l’histoire de la justice criminelle, de la sociolinguistique à l’étude des religions populaires et des mentalités. Mais elle est aussi une plongée au plus intime de la religion et de ses dogmes fondamentaux, puisque le blasphème est à l’origine même du christianisme, dans la parole supposée blasphématoire du Christ en personne, qui le conduira à la Croix. Elle est enfin un bon indicateur de la place de la religion dans l’espace public et dans la culture : un baromètre en creux du degré de religiosité, de l’intensité du sentiment religieux, de la nature du sacré et des cadres de la permissivité religieuse.

Du péché au crime

L’objectif du présent ouvrage n’est pas de savoir qui blasphème – question complexe et vaste, qui court de la culture populaire et des comportements populaires à la dissidence religieuse. Il ne s’agit pas plus de savoir où, ou d’où, l’on blasphème, et ← 12 | 13 → d’ainsi dessiner une géographie de la dissidence. Il ne s’agit pas, enfin, de comprendre pourquoi l’on blasphème, et d’interroger les usages sociaux de la parole impie.

Nous nous penchons en revanche sur l’interprétation de l’offense par les croyants offensés et tâchons surtout de le comprendre sous l’angle de sa répression : comment l’on a réprimé le blasphème, dans une société qui se confessionnalisait, puis s’est déconfessionnalisée, jusqu’à voir revenir l’ordre moral aujourd’hui ; comment l’on réprime encore le blasphème, ou ce que l’on tient en tout cas pour tel, du point de vue de celui qui le sanctionne ; et comment le droit commun a intégré cet outrage à la foi. Une interrogation qui, souvent, recoupe l’histoire de la justice criminelle, l’histoire du fait religieux et le droit comparé.

La création même du concept de blasphème est en soi, déjà, criminogène : la « parole impie » devient un délit, et ce délit est sanctionné en tant que tel. Le fil conducteur de notre réflexion est dès lors la manière dont cette catégorie, théologique puis juridique, s’est construite en vue de sa répression : c’est la criminalisation du péché que nous questionnons dans le présent ouvrage, ce passage du péché au crime et l’inscription du délit de blasphème dans le droit commun. Un procès dont les acteurs sont le blasphémateur, le juge et le prêtre.

Pour autant, la chose n’est pas simple : parce que le blasphème « désigne des outrances verbales d’inégale portée »3 et qu’il n’est pas une catégorie figée : celle-ci fut et demeure plastique, tributaire des changements de perception que les sociétés en eurent. De plus, on ne peut se laisser abuser par un terme qui n’est que le reflet de ce que l’Institution religieuse a dessiné comme frontière entre le licite et l’illicite. L’objet de notre démarche est de rendre compte de cette dynamique, sans être l’otage du sens premier donné au terme, et de s’interroger sur les usages de ce sens, qui sont divers : le blasphème, au sens théologique littéral, n’est pas l’injure, l’exécration ou l’imprécation ; et ses contours sont fragiles dès lors que l’on veut définir ce qui n’est qu’un aspect d’un ensemble plus vaste, le sacrilège.

Cette notion fluctuante, quant à son acception, est liée aux dogmes que le blasphème protège. Comme l’écrivait Voltaire dans son Dictionnaire philosophique, à l’entrée « Blasphème » : « ce qui fut blasphème dans un pays fut souvent piété dans un autre (…) Il est triste parmi nous que ce qui est blasphème à Rome, à Notre-Dame de Lorette, dans l’enceinte des chanoines de San Gennaro, soit piété dans Londres, dans Amsterdam, dans Stockholm, dans Berlin, dans Copenhague, dans Berne, dans Bâle, dans Hambourg »4.

Le Blasphemy Act de 1698, dans l’Angleterre érastianiste de la Royal Society, de Hobbes, Locke et Toland, assimila le blasphème à l’incroyance en visant ceux qui proclamaient la fausseté de la religion chrétienne ou mettaient en question l’inspiration divine de la Bible5. Mais l’athée ne blasphème pas, puisqu’il ne reconnaît pas Dieu : il provoque le croyant. Le blasphème n’est donc pas un indicateur fiable du ← 13 | 14 → développement de l’athéisme à l’époque moderne, seuls les croyants blasphémant formellement – Pierre Bayle, qui jouera un rôle déterminant dans l’évolution de la notion, le rappelait au XVIIe siècle déjà quand il écrivait que le blasphème n’est scandaleux qu’aux yeux de celui qui vénère la réalité blasphémée. Et Marguerite Yourcenar fera dire au Prieur, dans L’œuvre au Noir : « Pendant combien de nuits ai-je repoussé l’idée que Dieu n’est au-dessus de nous qu’un tyran ou qu’un monarque incapable, et que l’athée qui le nie est le seul homme qui ne blasphème pas »6.

Le poids de l’histoire

S’interroger sur les législations relatives au blasphème et les définitions évolutives du blasphème dans nos sociétés contemporaines, dans leur rapport aux religions, à la liberté d’expression et à leur droit pénal, c’est nécessairement s’interroger sur leur héritage historique, comme le démontrait très justement un numéro récent du Journal of Religious History consacré à la question du blasphème7.

« Du péché au crime », le sous-titre du colloque dont les actes sont rassemblés ici, constitue un emprunt involontaire au titre du livre de Corinne Leveleux consacré à la parole interdite dans la France médiévale8. Celle-ci entame son excellente étude par ce changement capital qui opère vers 1200, alors que le roi de France commence à légiférer sur le blasphème, et que le phénomène blasphématoire entre dans le champ du juridique et donc du politique, en s’émancipant progressivement du religieux.

La justice civile va ainsi progressivement s’arroger la répression du délit de blasphème au détriment des tribunaux ecclésiastiques, avec des variations grandissantes dans les peines, le pouvoir temporel se montrant souvent plus inflexible que le pouvoir spirituel et la législation civile plus sévère que la norme canonique. Cela se justifie aussi par le fait que le blasphème est autant perçu comme un acte anti-civique qu’antireligieux, une offense certes faite à Dieu mais en même temps aussi un crime contre l’État, ce qui sera caractéristique de la période qui s’ouvre avec la Renaissance. Plus s’exerce le contrôle social, plus certains comportements sont criminalisés. Perçu comme une provocation et une diffamation, le blasphème a donc des conséquences théologiques ou canoniques, mais aussi judiciaires et sociales : l’incitation à la haine religieuse peut-être considérée, jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs, comme un trouble de l’ordre public dans certains États.

Parce que la parole blasphématoire est une contestation de l’autorité, une provocation, une forme de subversion, et en ce sens un danger social, elle fut perçue, en particulier à l’époque moderne, comme bouleversant l’ordre établi, comme visant Dieu et le souverain – un souverain investi du pouvoir divin sur terre, garant de l’unité confessionnelle du Royaume, du salut de ses sujets et du respect de la divinité.

Jean Delumeau a cru pouvoir qualifier de « civilisation du blasphème » l’Occident chrétien des XVIe et XVIIe siècles, qui cultive une véritable psychose obsessionnelle en ← 14 | 15 → la matière9. Casuistes et confesseurs, écrit-il, y jugent unanimement que les deux grands péchés le plus fréquemment commis par leurs contemporains sont la luxure et le blasphème. Progressivement, la culture religieuse post-tridentine s’est purgée de ce qui dans les traditions populaires, mais aussi dans la culture lettrée colportait de traits de familiarité, de grossièreté, voire d’offense à l’égard de Dieu : moralisation de la société et christianisation de la société iront de pair, et seront marquées par une profusion de textes législatifs qui illustrent en miroir l’inefficacité de la répression.

Si la Réforme a des répercussions fondamentales sur le traitement du blasphème, qui s’apparente de plus en plus à un péché d’hérésie, catholiques et protestants affichent quelquefois des convergences en la matière, comme le montre Alain Cabantous dans son ouvrage magistral sur la question10. Ils poursuivent avec non moins de vigueur un péché partagé en leurs terres – Michel Servet fut d’ailleurs deux fois condamné pour blasphème et hérésie, par les catholiques et par les protestants11. Tous s’accordent ainsi souvent, au XVIIe siècle encore, pour considérer l’Autre religieux comme fondamentalement blasphémateur, puisque porteur d’une parole qui ne peut qu’aller à l’encontre de la Vérité. C’est ainsi au nom de la répression du blasphème que la Sainte Inquisition romaine fit opérer le brûlement du Talmud en 1553.

Nombre d’auteurs ont montré la différence qui a existé, de tout temps, entre la volonté du législateur en la matière et l’application de la norme par la machine judiciaire. La fin de l’époque moderne, dans le monde catholique surtout, montre ainsi que l’on réprime peu, que l’on fait davantage preuve de tolérance désormais et que l’on dépénalise progressivement le délit de blasphème. Curieusement, contre toute attente peut-être, la répression est plus forte en pays protestant : ainsi, la Suède réprime sévèrement jusque tard dans l’époque moderne, et appliquera la peine de mort en la matière, bien plus longtemps que d’autres pays d’Europe12.

Les jurisconsultes, comme les praticiens du droit, surtout au XVIIIe siècle, ont fait évoluer la définition du blasphème, jusqu’à ce que cette incrimination soit évacuée du code pénal français en 1791 – la loi restauratrice et réactionnaire sur le sacrilège de 1825 ne fut jamais appliquée et abolie cinq ans plus tard13 – et soit de moins en moins mise en œuvre dans d’autres pays. Tout au long des siècles, la qualification du crime a ainsi évolué, pour glisser progressivement vers un scandale troublant l’ordre public. Et c’est bien là que réside la vertu réparatrice d’une répression qui s’est voulue exemplaire : faire respecter, vaille que vaille, un ordre social troublé par l’offense faite à Dieu, à la Vierge ou aux Saints.

C’est de plus en plus dans la rhétorique intransigeante d’une Église menacée par les libertés modernes que la répression morale du blasphème s’est incarnée, au ← 15 | 16 → cœur des représentations les plus fortes des figures du Mal. La parole irrévérencieuse fera ainsi plus que jamais parler le Diable dans l’imaginaire catholique, une parole infernale au service de la Contre-Église animée par Satan. L’Église, on le sait, a depuis le XIIe siècle construit une sotériologie où la figure répulsive du Diable a occupé une place de plus en plus importante14 et construit son imagerie du Diable telle qu’elle dominera à partir de la fin du XIVe siècle, un diable qui devient, plus qu’un antagoniste de Dieu, le rival par excellence de celui-ci15.

La figure de Satan culmina au XVIIe siècle, avant de refluer avec la fin des Guerres de religion, suivant ainsi le cours de la répression du blasphème et ses fluctuations. Elle revient à la fin du XIXe siècle – au moment où la culture catholique regorge à nouveau de surnaturel et où la Révolution française, considérée comme une profanation par le catholicisme intransigeant, est assimilée comme telle au blasphème. Tout comme elle se mobilise contre ce qu’elle considère comme une Contre-Église, l’Église entend réfuter ce qui lui paraît détourné dans son propre lexique : ses adversaires lui auraient pris les mots de liberté, de vérité, de vertu… pour les détourner de leur sens – le mensonge, c’est l’inversion du sens de la Vérité, et le blasphème, c’est l’inverse exact de la parole sacrée.

Violence symbolique, parole impie et répression

Parole interdite, parole transgressive, la parole blasphématoire est une violence symbolique. D’aucuns ont parlé du blasphème comme d’une acclimatation du sacré dans le profane ; peut-être est-ce avant tout une intrusion du profane dans le sacré, une familiarité ou une intimité impossible avec le divin. Alain Cabantous a montré qu’il s’agit, dans le contexte de la première modernité – et la Contre-Réforme l’incarnera le mieux –, d’une immixtion considérée comme intolérable du profane dans le sacré. Elle balise la séparation entre les deux mondes, qui ne peut plus être transgressée, alors qu’avant que la Contre-Réforme ne la figeât, la familiarité entre sacré et profane était à vrai dire davantage tolérée16.

Parole subversive, la parole blasphématoire demeure une parole, et l’anthropologie de la parole impie est révélatrice à cet égard : pour se laver de ce péché, pour réparer la transgression et rétablir la démarcation entre le profane et le sacré, le blasphémateur est invité à faire pénitence en se mortifiant : il se frappera ainsi la bouche contre le sol ou fera un signe de croix sur la terre avec la langue, de façon à purifier ses lèvres impies17. De même, il s’imposera le jeûne comme contrition, la bouche d’où ont été proférées les paroles sacrilèges étant ainsi mise à l’amende.

Louis IX, qui en 1263 abolit dans le royaume de France la peine de mort pour blasphème, la remplaça par des mutilations pour les récidivistes : percement des lèvres, percement voire tranchage de la langue… En 1727 encore, cinq siècles plus tard, une ordonnance royale punira de la même peine les soldats blasphémateurs, ← 16 | 17 → les marquant ainsi dans leur chair18. Et rappelons-nous que le bourreau coupa la langue du chevalier de la Barre avant de le décapiter et de la brûler avec le texte du Dictionnaire philosophique de Voltaire, la lecture pernicieuse de l’impie jeune chevalier qui eut le triste privilège d’être le dernier condamné à mort pour blasphème en France19.

Les articles 10 et 11 de la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ont aboli la notion de blasphème en tant que blasphème, ce dernier ne pouvant être sanctionné que lorsqu’il y a abus ou trouble à l’ordre public : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi » (art. X) ; « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la loi » (art. XI). La Révolution française représente une rupture en la matière, voire une inversion : la Terreur désinstitutionnalise la religion dans l’espace public – ce qui est déjà très sacrilège – et le droit se débarrasse progressivement de l’inscription du péché de blasphème dans ses textes.

Ce qui ne veut pas dire, loin de là, que le droit a définitivement mis au rencart la répression de ce qui paraît blasphématoire aux yeux de certains. Certes, en 1952, la Cour suprême américaine, dans le fameux arrêt Baurstyn c. Wilson, a déclarée anticonstitutionnelle – le 1er amendement à la Constitution garantissant la liberté d’expression – l’interdiction du court-métrage, Le Miracle, de Roberto Rossellini, un film jugé blasphématoire. Tandis que la société américaine, dès lors privée de recours judiciaire pour faire valoir sa frilosité morale, a plutôt usé de l’auto-censure, ailleurs, en revanche, le délit de blasphème a continué de nourrir la censure légale, plusieurs décennies durant.

En Allemagne, l’article 166 du Code pénal (Gotteslästerungsparagraph) punit en effet le blasphème jusqu’à trois ans d’emprisonnement, s’il y a trouble de la paix civile ; il est incorporé aussi dans le droit de l’Alsace-Moselle, qui n’est – on le sait – pas soumise à la loi de séparation française de 1905. C’est le cas aussi en Autriche (art. 188 et 189 du Code pénal), au Danemark (sections 140 et 266b du Code criminel), en Finlande (section 10, chap. 17 du Code pénal), en Irlande (art. 40 de la Constitution) ou en Espagne (art. 525 du Code pénal) qui, sous le franquisme, incarcéra notamment le dramaturge Arrabal pour crime de blasphème. C’est le cas aussi en Italie où, en vertu d’un code pénal datant du fascisme, les délits d’outrage à la religion ont été atténués non par une révision du Code mais par des arrêts de la Cour de Cassation20. C’est le cas en Norvège (loi de 1930), aux Pays-Bas (art. 147 du Code pénal, utilisé sans succès pour la dernière fois en 1968), en Pologne, en Suisse (art. 261 du Code pénal) ou au Royaume-Uni, où la loi ne s’applique toutefois qu’à l’Église anglicane, ← 17 | 18 → de sorte que la plainte déposée contre les Versets sataniques de Salman Rushdie au motif qu’ils blasphèmeraient l’islam y a été rejetée.

Dans la plupart de ces derniers pays, les dites dispositions légales n’ont en réalité jamais (ou peu) été utilisées ; souvent, aucune jurisprudence n’est même citée. En Grèce toutefois, l’article 198 du Code pénal punit celui qui, en public et avec malveillance, offense Dieu de quelque manière que ce soit, et celui qui manifeste en public, en blasphémant, un manque de respect envers le sentiment religieux. Cette loi a encore été utilisée en 2005 pour faire condamner à six mois de prison in abstentia l’illustrateur autrichien Gerhard Haderer, et ce pour une bande dessinée jugée blasphématoire, interdite de parution en 2003 ; la Cour d’Appel a par la suite levé cette interdiction, sous la pression de l’Union européenne.

La Vie de Brian des Monthy Python fut interdite pendant huit ans en République d’Irlande, et pendant un an en Norvège ; la publicité en Suède annonça ainsi avec beaucoup de malice, en référence à cette interdiction voisine : « Le film tellement drôle que les Norvégiens ont dû l’interdire ». Le film ne fut pas distribué en Italie avant 1990, onze ans après sa sortie. Il fut proscrit à Jersey jusqu’en 2001, et même alors, il fut interdit aux moins de dix-huit ans.

En France, comme dans quelques autres pays – dont la Belgique –, le délit de blasphème n’existe pas21. Toutefois, les lois de 1881 sur la liberté de la presse (renforcées par l’arsenal anti-discriminatoire de la loi Pleven de 1972) sanctionnent l’incitation à la haine ou à la violence en raison de la religion (art. 24) ou la diffamation contre un groupe religieux (art. 31). Ainsi, souvent, la loi Pleven ou d’autres instruments juridiques, conçus comme plus efficaces que des lois anti-blasphème, sont aujourd’hui utilisés ou manipulés par ceux qui entendent poursuivre pour blasphème sous le couvert d’injure faite aux religions, et qui inversent à cette fin le sens de la rhétorique des Droits de l’Homme.

Le droit international, enfin, a du mal à intégrer cette notion ; ainsi, la Cour européenne des Droits de l’Homme a considéré que les États sont plus à même que le juge international d’apprécier la légitimité d’une restriction à la liberté d’expression destinée à protéger leurs concitoyens de ce qui peut les heurter. Elle a, en 1994, conforté la décision de la justice autrichienne dans l’affaire Werner Schroeter – le réalisateur et metteur en scène allemand auteur du Concile d’Amour, attaqué par le Otto Preminger Institut –, ou celle de la censure britannique dans l’affaire Nigel Wingrove en 1996 – du nom du cinéaste auteur du court-métrage Visions of Ecstasy.

Dans ces deux arrêts, la Cour de Strasbourg a considéré qu’en matière de liberté d’expression, les opinions dites blasphématoires relevaient d’une catégorie particulière, alors qu’habituellement la Cour est dans sa jurisprudence plutôt attentive à ce que la liberté d’expression proclamée dans l’article 10 de la convention ← 18 | 19 → européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme soit pleinement respectée22. Et ce alors que l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe recommande quant à elle la suppression du délit de blasphème dans le droit interne des États affiliés.

Déduisant de la liberté de religion le droit d’être protégé contre des propos diffamant la religion et donc pour un justiciable de ne pas être insulté dans ses sentiments religieux, la Cour de Strasbourg a ainsi assimilé la diffamation de ce qui est considéré comme sacré par les religions à la diffamation des personnes ; justifiant dès lors des restrictions éventuelles à la liberté d’expression. Mais en réalité, aux États-Unis surtout, et en Europe davantage chaque jour désormais, c’est l’auto-censure qui prévaut, de sorte que c’est moins dans la répression que dans la prévention du supposé délit de blasphème que s’inscrit la tendance, en ce début de XXIe siècle.

Il s’agit donc aussi, au regard de sa profondeur historique et de l’état moral de nos sociétés, d’interroger la question du blasphème ou ses expressions contemporaines dans les législations nationales, tout autant que les restrictions à la liberté d’expression dans le droit international, ainsi que le recours à des arguments religieux comme le blasphème dans des revendications de type ethnique ou identitaire. Et ce parce que dans des pays vivant sous le joug de la loi religieuse, mais également dans nos démocraties libérales, le « religieusement correct » revient en force aujourd’hui et contribue, notamment en usant de l’argument de la diffamation religieuse, à brider la liberté d’expression.

L’affaire des caricatures danoises a montré que la censure pouvait venir non seulement de l’autorité civile, mais également de ceux qui sont prêts à tout, jusqu’à détourner l’esprit de la loi, pour faire triompher leur conception totalitaire d’une liberté d’expression bridée par le respect qui serait dû aux expressions de la foi religieuse. Ce qui a conduit à de nombreuses actions intentées pour injure envers une religion devant les tribunaux, notamment français – le délit de blasphème étant comme on l’a dit irrecevable en France23. Par une perversion de sens, la diffamation de la religion est ainsi assimilée aujourd’hui à la diffamation envers les croyants, menant à la confusion avec la discrimination ethnique ou religieuse. La relation entre le blasphémateur et l’objet du blasphème, qui était verticale (blasphémateur/Dieu), s’est horizontalisée, opposant celui qui exerce son droit à la liberté d’expression à l’égard des croyances religieuses et celui qui considère que sa liberté religieuse serait atteinte par ce type d’offense.

Le rétablissement d’un ordre moral se profile ainsi insidieusement, par la voie non politique mais judiciaire – avec quelques succès comme l’interdiction de l’affiche de la Cène détournée de Marithé et François Girbaud, en 2005, cassée toutefois en Cour de Cassation l’année suivante24. Cela dit, l’affaire des caricatures a définitivement permis à des groupes de pression de revendiquer ouvertement le rétablissement d’une ← 19 | 20 → législation anti-blasphème là où elle n’existe plus, et son application ailleurs. La répression du blasphème montre ainsi la complexité de sa gestion sociale et judiciaire, au cœur de la tension entre liberté de conscience (du diffamateur et du diffamé), liberté d’expression et censure, comme si l’on en revenait au temps où Flaubert subissait les foudres du procureur Pinard pour le texte de Madame Bovary.

1Sur le rapport entre blasphème et image, voir les travaux d’Olivier CHRISTIN, notamment Une révolution symbolique : l’iconoclasme huguenot et la reconstruction catholique, Paris, Éditions de Minuit, 1991 et (avec D. GAMBONI), Crises de l’image religieuse. Krisen religiöser Kunst, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2000.

2Françoise HILDESHEIMER, « La répression du blasphème au XVIIIe siècle », dans Revue Mentalités, n° 2 : Injures et blasphèmes, présenté par Jean DELUMEAU, Paris, Imago, 1989, p. 65.

3Élisabeth BELMAS, « La montée des blasphèmes à l’Âge Moderne, du Moyen Âge au XVIe siècle », dans Injures et blasphèmes, op. cit., p. 17.

4VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique, entrée « Blasphème » ; http://fr.wikisource.org/wiki/Dictionnaire_philosophique/Blasphème.

5Alain CABANTOUS, Histoire du blasphème en Occident, fin XVIe-milieu XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998, p. 65.

6Marguerite YOURCENAR, L’Œuvre au Noir, Paris, Gallimard, 1968, p. 182-183.

7Journal of Religious History, t. 32, 2008, fasc. 4.

8Corinne LEVELEUX, La parole interdite. Le blasphème dans la France médiévale, XIIIe-XVIe siècles ; du péché au crime, Paris, De Boccard, 2001.

9Injures et blasphèmes, op. cit., p. 9-10 ; E. BELMAS, « La montée des blasphèmes », art. cit., p. 22 et s.

10A. CABANTOUS, Histoire du blasphème, op. cit.

11Valentine ZUBER, Les conflits de la tolérance. Michel Servet entre mémoire et histoire, Paris, Champion, 2004.

12Soili-Maria OLLI, « Blasphemy in Early Modern Sweden. An Untold Story », dans Journal of Religious History, t. 32, 2008, 4, p. 457 et s.

13Jean BOULÈGUE, Le blasphème en procès, 1984-2009. L’Église et la mosquée contre les libertés, Paris, Nova, 2010, p. 18.

14Voir à ce sujet Alain BOUREAU, Satan hérétique. Naissance de la démonologie dans l’Occident médiéval (1280-1330), Paris, Odile Jacob, 2004.

15Jean-Claude AGUERRE, « De l’incertitude du Diable », dans Le Diable. Colloque de Cerisy, Paris, Dervy, 1998, p. 26-27 et 31.

16A. CABANTOUS, Histoire du blasphème, op. cit.

17Ibid., p. 40.

18Ibid., p. 59.

19Cécile ROMANE, De l’horrible danger de la lecture : aide-mémoire à l’usage des intolérants, Paris, Balland, 1989, p. 15 ; Fr. HILDESHEIMER, « La répression du blasphème », art. cit., p. 73.

20La loi italienne de 2006 a réformé le code pénal fasciste, sans supprimer l’incrimination de blasphème, mais en en modifiant le régime des sanctions ; voir la contribution de Vicenzo Pacillo dans le présent volume, p. 121-131.

21Notons toutefois qu’en ce qui concerne la Belgique, le Code pénal prévoit en son article 144 que « toute personne qui, par faits, paroles, gestes ou menaces, aura outragé les objets d’un culte, soit dans les lieux destinés ou servant habituellement à son exercice, soit dans des cérémonies publiques de ce culte, sera punie d’un emprisonnement de quinze jours à six mois et d’une amende de vingt-six euros à cinq cents euros » (voir http://www.ejustice.just.fgov.be/cgi_loi/).

22Voir, à ce sujet, notamment Dirk VOORHOOF, « De vrijheid van expressie en blasfemie. Enkele beschouwingen bij de jurisprudentie van het Europees Hof voor de Rechten van de Mens in verband met filmcensuur en godslastering », dans Liber Amicorum Michel Hanotiau, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 425-443 ; voir aussi Patrice DARTEVELLE, Philippe DENIS & Johannès ROBYN (éd.), Blasphèmes et libertés, Paris, Cerf, 1993.

23J. BOULÈGUE, Le blasphème en procès, op. cit., p. 16 et s.

24Ibid., p. 142 et s.

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Une parole entre nécessité et contingence

Blasphème et cultures (XVIe-XXe siècle)

Alain CABANTOUS

Il ne s’agit pas dans cette introduction générale de résumer les grandes lignes directrices de ce colloque à travers une exposition programmatique et moins encore de vouloir définir le blasphème, d’en brosser une sorte de taxinomie préalable. Plus modestement, je tenterai ici de m’interroger sur les statuts de la parole impie dans leur rapport aux cultures, particulièrement aux cultures politiques européennes et à leurs usages. Cet exposé tentera de montrer comment la double nature du blasphème déjà contenue dans l’interdit vétérotestamentaire (« Tu ne prononceras pas le nom de Dieu en vain ») se trouve encore engagé dans notre histoire récente. D’une part à travers la référence à un invariant, ici « le nom de Dieu », mais qui, aujourd’hui, peut recouvrir d’autres désignations et interroger par-là la nature même du sacré ; d’autre part, en prenant en compte l’expression « en vain », qui exprime les conditions d’énonciation de la transgression convoquées, soulignant de ce fait la part essentielle du contexte dans la compréhension et l’utilisation de l’outrage verbal.

Si le commandement biblique renvoie à la sainteté divine, par des glissements successifs d’interprétations, c’est davantage le sacré qui se trouve peu à peu placé au centre de la dénonciation. Et c’est bien lui, le sacré, qui octroie au blasphème sa validité en autorisant une opération de jugement – car objectivement le blasphème n’est que cela – de la part de ceux qui pensent en être les législateurs, les organisateurs, les gardiens ou les offensés1. À partir de référents préétablis, tabous ici, interdits là, il est alors possible de comprendre le blasphème comme toute parole publique portant ← 21 | 22 → atteinte à une sacralité en violant la frontière qui la circonscrit. Le mot profanateur s’inscrit alors dans ce que Gérard Lenclud et Jacques Cheyronnaud nomment la catégorie « blasphématoire qui relève d’une définition de principe permanente et fondamentale »2. Repenser le blasphématoire ne serait ni plus ni moins qu’une remise en cause de « la stabilité ontologique de la figure divine »3. En interrogeant justement la relation entre sacré et blasphème, on déplacera la proposition de Lenclud et Cheyronnaud qui la rapportent au christianisme pour considérer que ce n’est pas, que ce n’est plus seulement la figure divine qui peut se trouver aussi atteinte par le blasphème4. Mais la richesse de la réflexion des deux sociologues cités résulte aussi de la mise en exergue de la catégorie blasphémique qui, elle, revêt une dimension historicisée. Le sens différent qu’elle prend dans la civilisation de la Grèce classique ou dans la culture judéo-chrétienne, les évolutions qu’elle connaît en fonction des contextes dans lesquels s’établit cette opération de jugement, les changements intervenus dans la désignation des acteurs coupables montrent la malléabilité de la notion, sa sensibilité à l’environnement historique et la complexité des ajustements possibles entre le blasphématoire et le blasphémique5.

L’historien que je suis n’aura pas la prétention d’ajouter un développement philosophique ou sociologique aux nombreuses et riches réflexions organisées autour du blasphème et du sacré. Plus modestement, ce texte introductif se propose de montrer qu’hier ou aujourd’hui, nécessaire et contingente, la parole impie s’inscrit dans des sacralités autant qu’elle les trace. Si l’on peut la considérer comme une sorte d’invariant, parce qu’intimement arrimée au sacré, son instrumentalisation et les usages multiples que lui impose en particulier la culture politique, suscitent des acceptions possiblement différentes. C’est en cela, et en cela seulement, que le blasphème peut être tenu pour un objet historique.

Revenir au présent

L’actualité du blasphème ne réside pas d’abord dans les législations qui existent encore à son encontre dans plusieurs pays européens. Leur examen permet au mieux de dénoncer le maintien de ces dispositions tenues pour liberticides par certains parce ← 22 | 23 → que toujours susceptibles d’être réactivées6. À travers trois événements séparés de vingt ans chacun, il s’agit plutôt de comprendre comment et pourquoi la nature – et non la fonction – du blasphématoire a pu subir des adaptations révélatrices de la mouvance de référents structurels.

Peut-être moins médiatisés que la loi anti-blasphème promulguée par le général pakistanais Zia en 1986 et plus que jamais en vigueur7, que le film sur La dernière tentation du Christ de Martin Scorcese (1988) ou que la fatwa lancée en février 1989 contre Les versets sataniques de Salman Rushdie parus quelques mois plus tôt, c’est surtout leur diversité interprétative qui a guidé le choix de ces exemples. Ils permettent, me semble-t-il, de tirer un certain nombre de conclusions utiles à la saisie de la place et à la présence récurrente du blasphème dans nos sociétés.

Factualités

Au printemps 1979, Serge Gainsbourg scandalise une partie de la France par son interprétation de La Marseille et caetera sur un rythme de reggae. Très vite, en juin, un journaliste du Figaro Magazine, Michel Droit, stigmatise dans ce journal un « outrage à l’hymne national ». Puis des lecteurs du Magazine littéraire s’emparent de la chose : certains dénoncent un véritable blasphème à l’endroit du patrimoine national ; d’autres s’en prennent ouvertement au blasphémateur, « un juif », « physiquement crasseux », bref un étranger qui, n’ayant de ce fait aucune référence patriotique et historique, profanerait un symbole du patrimoine français qui ne lui appartient pas8. C’est bien cet affront que dénonce en septembre de la même année l’Union nationale des Parachutistes qui tentera d’interdire la diffusion de la chanson et les représentations publiques du chanteur. Mais ces accusations ne disent jamais clairement si cette profanation provient du rythme choisi9 ou du et caetera remplaçant les paroles guerrières du refrain, si elle concerne des références historiques fondatrices puisque La Marseillaise renvoie immanquablement les citoyens à la Révolution de 1789-1793, puis à la fondation même de l’identité et du régime républicains10. Quoi qu’il en soit, Gainsbourg est tenu pour un provocateur conscient, recherchant le scandale à partir d’un acte profanateur, source de notoriété et de succès, au détriment de valeurs essentielles du sol qui l’accueillit. ← 23 | 24 →

Le deuxième épisode concerne un extrait du commentaire d’Albert Decourtray, cardinal-archevêque de Lyon lors de sa présentation des conclusions du rapport Touvier le 6 janvier 1992. Réuni à son initiative, un groupe d’historiens indépendants dirigé par René Rémond avait rédigé un gros rapport à partir de sources de première main11. Après enquête, la commission avait démontré les nombreuses collusions entre un Touvier en fuite et des membres de l’Église catholique, de Lyon à Paris, de Chambéry à l’abbaye de Hautecombe, devenus des complices pour avoir aidé l’ancien chef de la milice lyonnaise à échapper à la justice de son pays après 1947. L’interrogation courageuse et lucide de cet évêque, qui se demandait « comment [était-il] possible que tant d’hommes d’Église, clercs pour la plupart, aient au nom d’une certaine idée de la charité méconnu à ce point les exigences de la vérité et de la justice ? », trouva dans l’ouvrage un ensemble de réponses cohérentes et accablantes moins pour l’Église elle-même que pour les tenants d’une certaine théologie longtemps en vigueur, associant souffrance, pardon et rédemption, ignorante d’autres d’exigences aux fondements mêmes du message christique comme le refus de la confusion du Bien et du Mal, le rôle majeur de l’offensé dans la démarche du pardon ou la réparation de l’offense. C’est en s’appuyant sur cette approche spirituelle et ses conséquences historiques qu’Albert Decourtray déclara au terme de sa conférence : « Enfin, je ne puis cacher ma stupeur devant ce qui m’est apparu comme un blasphème objectif particulièrement grave. Comment peut-on s’identifier au Christ en croix (…) sans une conscience toujours repentante du péché qui a causé cette mort ? »12. L’utilisation ici du terme « blasphème objectif » traduit une double démarche : celle de la responsabilité collective de clercs dont le comportement relevait d’une interprétation jugée erronée de la dimension salvifique de la croix ; celle d’une approche élargie de la notion de blasphème dont se fera l’écho quelques mois plus tard le Catéchisme de l’Église Catholique. Même si cet ouvrage consacrait très peu de place au blasphème13, présenté de manière très classique, il ajoutait : « Il est encore blasphématoire de recourir au nom de Dieu pour couvrir des pratiques criminelles, réduire les peuples en esclavage, torturer ou mettre à mort ». Il y a incontestablement la prise de conscience d’une praxis blasphématoire qui élargit le champ traditionnel de cette notion.

Le troisième observatoire déplace partiellement la question hors du champ occidental. Il concerne la réaction du gouvernement chinois à l’annonce de l’attribution du prix Nobel de la paix au dissident emprisonné Liu Xiaobo en octobre 2010. à l’occasion d’une conférence de presse, le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères estima que le lauréat était « un criminel condamné à une peine d’emprisonnement par les organismes judiciaires pour avoir enfreint la loi chinoise. Ses actes sont contraires à l’esprit du prix Nobel de la paix. Que la Norvège puisse attribuer le prix à une telle personne est contraire à l’objectif du prix et c’est un ← 24 | 25 → blasphème contre la paix »14. On sait combien ce dernier terme a été manipulé par les anciennes démocraties populaires et combien il participe encore de la rhétorique des régimes communistes asiatiques. Attaché idéologiquement à la reconnaissance d’une action personnelle ou collective désintéressée qui ne peut être qu’une démarche internationaliste et militante, le gouvernement chinois considère le choix d’un dissident non seulement comme un affront à son égard, mais encore comme un blasphème contre la valeur universelle promue par l’Académie d’Oslo. En effet, après avoir soutenu George W. Bush dans son aventure irakienne, le futur lauréat signa la Charte 08 qui en appelait à une société démocratique, respectueuse des Droits de l’Homme et dénonçait l’endoctrinement idéologique du Parti sur la société chinoise. Il fut alors condamné une nouvelle fois le 25 décembre 2009 à onze années de prison. Aggravée par une reconnaissance publique d’abord occidentale, cette mise en cause du régime et des idéaux « révolutionnaires » qu’il proclame, constitue de ce point de vue un défi lancé aux dirigeants de Pékin, une mascarade (sic) en faveur d’un récidiviste « à la solde de l’impérialisme », qui plus est soutien indéfectible de la guerre en Irak15