Le bocage pour une agriculture paysanne - Christian GÉRARD - E-Book

Le bocage pour une agriculture paysanne E-Book

Christian GÉRARD

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Beschreibung

Ce livre se fait le chantre d’un espoir métissant la ruralité et l’urbanité. Au fil des lignes, Le bocage pour une agriculture paysanne se prête au jeu du réenchantement des campagnes par le biais d’une littérature plus poétique qui se déploierait entre fiction et réalité. Il propose de vraies perspectives pour le Nord-Ouest mayennais, au cœur des écosystèmes, autour du maraîchage et de l’agroécologie, également via l’engagement humain dans un nouveau paradigme.




À PROPOS DE L'AUTEUR




Enfant de la terre, Christian GÉRARD est profondément ancré dans la culture rurale. Auteur de plusieurs ouvrages, il se sert de ses connaissances littéraires et de son expérience professionnelle pour nous proposer cet ouvrage, plaidoyer pour redonner aux terres paysannes leur lettre de noblesse.

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Christian GÉRARD

Le bocage

pour une agriculture paysanne

Essai

© Lys Bleu Éditions – Christian GÉRARD

ISBN :979-10-377-8117-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Á tous les amis du bocage

dotés d'une culture de la nature,

pour un dessein planétaire

Du même auteur

2021, Vivre la culture de la nature, Rennes, La voix sociale ;

2013, (avec Marion Rousseau et Grégory Munoz), Du paysage au territoire de l'alternance, Une intelligence collective à l''œuvre, Paris, L'Harmattan ;

2011, (avec Régis Guillet), L'œuvre du mouvement, Pour une conscience de la Méthode ! Nancy, Presses Universitaires de Nancy.

2010, Pour une œuvre de complexité en éducation. La Méthode à l'œuvre, Paris, L'Harmattan ;

2006, Une histoire de prise de conscience, Modélisation d'une intelligence en action, Paris, L'Harmattan ;

2006, (avec Martine Beauvais et Jean-Philippe Gillier), Pour une éthique de l'intervention, Paris, L'Harmattan ;

2005, Diriger dans l'incertain, Pour une pragmatique de la problématisation, Paris, L'Harmattan ;

2002, (avec Jean-Philippe Gillier), Se former par la recherche en alternance, Paris, L'Harmattan ;

1999, Au bonheur des maths, De la résolution à la construction des problèmes, Paris, L'Harmattan ;

1994, (avec Jean Clénet), Partenariat et alternance en éducation, Des pratiques à construire... Paris, L'Harmattan.

Préface

Qu’on ne s’y trompe pas, l’ancrage de Christian GÉRARD dans ce Nord-ouest mayennais n’est pas anodin. Lui et son frère sont de véritables terriens, enracinés dans une culture paysanne séculaire. Une irréductible foi dans l’harmonie entre l’homme et la nature qui préexistait dans le bocage, les anime. Mais leur douleur est grande de constater que ces savoirs paysans, liés par un destin commun, une culture ancestrale, ont été laminés par soixante-dix ans de productivisme agricole. L’héritage que porte chacun d’entre eux a été déterminant dans leurs engagements respectifs. Il est le socle éthique sur lequel repose un même élan pour le temps long, le respect du vivant, et l’imaginaire qui raconte d’autres manières d’être au monde, et de se relier à la nature.

Christian GÉRARD ne ménage pas ses mots pour décrire la catastrophe sociale, anthropologique et écologique de cette Haute Mayenne, dont les pratiques agricoles révèlent la fracture du lien intime entre l’homme et son milieu naturel. Il nous rappelle comment le projet productiviste s’est déployé au cours des 70 dernières années, des « Trente Glorieuses aux Quarante Honteuses », en piétinant un paysage construit par huit siècles de civilisation paysanne. C’est à ce monde durable au sens profond du terme, que s’en prend le modèle agricole dominant, au-delà même des actes de destruction qu’il engendre, pour aboutir à ce que Jean-Loup Trassard appelle « l’aplatissement des terres ».

Dans cette campagne suspendue aux confins de la Mayenne, c’est une identité territoriale qui a été matériellement, ostensiblement, destituée. Au plus près, sur la surface même de son espace, à même ses talus et ses chemins creux. L’agro-industrie a mis fin à la participation harmonieuse du paysage dans le rapport désormais conflictuel entre l’homme et la nature. Cette logique productiviste n’a d’autre choix que de maintenir une pression entropique sur les écosystèmes liés au bocage, car elle exige d’asservir le paysage, en agrandissant sans cesse la taille des parcelles, en abattant les arbres et les haies. Une approche managériale, faisant tabula rasa de la biodiversité, et qui s’exprime par un désir d’ordre imposé au milieu naturel. Il suffit d’observer la physionomie d’un champ pour comprendre l’état d’esprit de l’agriculteur et le sens de sa vie. Et dans l’agriculture conventionnelle, le coquelicot dans un champ de blé relève de l’intrus qui bafoue ce désir d’ordre.

L’enjeu que développe Christian GÉRARD sur ce terroir mayennais, illustre le conflit planétaire « opposant les extracteurs qui exploitent les ressources de la Terre, aux ravaudeurs qui tentent de la réparer », comme le disait Bruno Latour. Pour le citoyen des Marches de Bretagne, il est encore temps de s’engager dans une voie nouvelle par une « métamorphose anthropologique » que ne démentirait pas le philosophe et anthropologue Philippe Descola. Il ne s’agit pas moins de nous réconcilier avec le vivant à l’issue d’une sorte de régénération introspective, qui passera d’abord par un retour aux savoirs collectifs qui lient les générations. C’est par une reconnaissance de l’intériorité du vivant non humain, nommée « enveloppement » par l’auteur, que cette réconciliation pourra s’effectuer. Un nouveau paradigme est possible, pour faire de ce territoire, une matrice féconde qui intègre la complexité et la fragilité des relations Homme Nature. C’est par l’imaginaire et la variété des regards que les habitants de la Haute Mayenne doivent s’approprier un nouveau récit, nourri de valeurs éthiques, écologiques et morales.

« Enfant de la Terre », nourri de ses vies multiples, Christian GÉRARD en appelle au sursaut des consciences, et à l’esprit de responsabilité des habitants de ce territoire, pour un « réenchantement » de la vie, à travers un dialogue retrouvé avec le vivant, un engagement collectif et un pas vers l’autonomie. Il faut entendre l’appel des frères GÉRARD exhortant à se hisser sur ce « surplomb éthique » et à réinventer « l’esprit néo-paysan ». Si nous n’acceptons pas qu’il change, nous figerons ce monde rural dans une mort cérébrale, nous en ferons une coquille vide.

Cyril Le Tourneur d'Ison

novembre 2022

Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !

Arthur Rimbaud, « Adieu, une saison en enfer »

Avant-propos

Enfant du bocage mayennais, dès l’adolescence, Christian GÉRARD rêve de devenir agriculteur. Amoureux inconditionnel de la nature, viscéralement attaché à la culture rurale, au monde agricole, au symbole de la terre, aux espaces bucoliques, à l’élevage sur la ferme, aux chants des oiseaux, aux couleurs, aux odeurs… il ressent une soif de liberté que l’agriculture des années 1970 semble encore lui fournir. Et, pris dans la mouvance de la modernité agricole – l’exode rural à son comble –, il quitte le milieu qu’il chérit pour reprendre des études dans le contexte très encourageant de la « promotion sociale » et de l’université. À 40 ans, après avoir exercé des fonctions de formateur, de directeur et de formateur de formateurs dans le domaine des sciences humaines, il accède aux fonctions d’enseignant-chercheur à l’université.

Ce monde de la recherche en éducation1 – de la formation et de l’enseignement – lui sied à merveille. À travers des études tout au long de la vie et de son parcours enraciné à la nature et à l’expérience, cet univers, des explorations naturalistes, scientifiques et humanistes, l’ouvre à une conception écosystémique du développement.

En retrait de la vie professionnelle depuis l’âge de 60 ans, il aiguise son regard opiniâtre sur l’agriculture et la ruralité, la ruralité et l’urbanité. En accompagnant la voie de l’agriculture paysanne, il se fait le chantre d’un nouvel humanisme qui concilierait la ville et la campagne. Ainsi, après l’ère d’une paysannerie courageuse et digne, puis celle d’une agriculture débridée et insouciante, se dévoilerait le moment d’une humanité assumée au cœur de son écosystème.

Afin de mettre en résonance l’espoir d’une nouvelle idylle paysanne avec la forme actuelle d’un Nord-ouest mayennais abîmé, ce livre met en dialogue des « interludes ». Leur projet est de permettre aux lecteurs des respirations et des ouvertures sur ce qui lui semble devoir être le volume d’un écosystème marchant sur la voie de la réhumanisation.

Toute la reconnaissance de Christian GÉRARD va à son frère – Jean-Yves, car au moment de sa retraite de paysan, il a accepté de s’adonner au travail exigeant de l’écriture. Et chacun connaît le fossé entre la vie paysanne et cette écriture singulière qu’il a réussie à apprivoiser. Il lui en sait gré d’avoir apporté à cet ouvrage une note pragmatique qui lui semble devoir être mise à l’honneur du réenchantement de cette belle campagne de Haute Mayenne.

Chemin faisant, cet ouvrage collectif veille à relier l’« enveloppement » – à savoir l’intériorité sensible des systèmes vivants – au « développement », afin de créer les conditions d’un nouvel art de vivre dans le bocage mayennais !

Introduction

Le bocage pour une agriculture paysanne est le procès d’un métabolisme vertueux vers une vie heureuse à la campagne. Sur cette voie, entre fiction et réalité, notre pensée a cheminé au rythme de nos imaginaires, de nos actions et de nos responsabilités. Enraciné à la culture des territoires paysans du Nord-ouest mayennais, ce livre symbolise l’ambition de témoigner du contraste qui existe entre deux visions des campagnes, de l’agriculture et de la ruralité. La première représentation connote une vision critique portée sur les déclins anthropologiques et sociaux de la Haute Mayenne, vécus à l’aube des « trente-glorieuses » jusqu’à la fin de la décennie 2010-2020. Dans le bocage mayennais, ce fut « toujours plus de la même chose », en direction de la « dépendance ». Toujours avec la même obstination, nous avons assisté à une course effrénée vers l’économie de marché et la concurrence, une perte de l’identité paysanne, un individualisme contraire à la culture rurale ancestrale, la mort des paysages bocagers et la fin des paysans, une surdité éprise d’une hostilité à prendre en compte les contingences écologiques et environnementales. Face à la mondialisation, l’économie et la finance furent les sacro-saintes valeurs à privilégier. À l’image de la désagrégation du tissu social, l’écosystème bocager se délita. L’exode rural à son comble, l’appétit du profit financier contribua à anéantir l’esprit paysan. Et cet esprit grégaire, d’humains attachés à leur sol, devînt moribond au cœur du milieu rural nord mayennais. Sans pouvoir faire parler les exclus du système, nous ne pouvons pas nous résoudre à dire que l’indicateur de réussite de cette agriculture productiviste se réduisit à l’activité (même prospère) de cette infime minorité. L’esprit de corps du monde paysan était atteint ! Dans notre imaginaire, ces évolutions sont des crève-cœurs, et au moins discutables intellectuellement et humainement. Car le progrès, s’il laisse espérer le meilleur, paradoxalement, il a produit la déshumanisation du bocage mayennais.

À quoi bon ce progrès, s’il ne contribue pas à l’émancipation des humains sur leur territoire ?

Au cœur de cet ouvrage, la seconde vision est dans l’air du temps ! Elle naît de notre culture, de notre mémoire et de notre compréhension des phénomènes environnementaux et sociétaux tragiques, auxquels notre monde est confronté. Le réchauffement climatique, l’effet de serre, les mouvements de population, et la démographie galopante ne sont plus des vues de l’esprit. Et, désormais, ces phénomènes climatiques récurrents (inondations, sécheresses, élévations du niveau des océans, cyclones, etc.), comme les 8 milliards d’habitants sur la planète, doivent nous alerter sur nos façons de consommer et de vivre. Il en est ainsi, également, de nos façons d’être au monde en osmose avec la nature. En Haute Mayenne par exemple, comme partout ailleurs, les responsabilités individuelles et collectives doivent s’affirmer à travers une conscience citoyenne. Fini le temps des trente glorieuses et des quatre décennies suivantes, où le monde occidental s’est laissé guider par les pouvoirs politique et bureaucratique des institutions et l’hégémonie de la finance. Tout un chacun doit reconquérir son autonomie dans son territoire ; et les institutions (nationales et l’Union européenne notamment) doivent déployer leurs prérogatives au service – cette fois, d’un pouvoir démocratique local. Dans cet esprit, au-delà de l’engagement des élus municipaux et de la vie associative, nous suggérons localement, la conception, l’organisation et l’action, d’« instituts du patrimoine, du territoire et de la prospective »2. Véritables agoras athéniennes, ces IPTP – initiés par les citoyens, s’érigeraient en pôles de rencontres, d’échanges, de délibérations et de décisions par rapport aux orientations écologiques, sociales et économiques des territoires.

Car, de tout temps, vivre en autonomie dans son territoire reste la valeur ultime de tout citoyen. Et sur notre planète Terre, cette autonomie est fondamentale, au risque d’être confrontés à une dépendance exacerbée aux institutions et aux contingences liées à notre environnement. Et dans ce mouvement de construction démocratique, cette autonomie est la voie de l’émancipation à tous les niveaux, locaux et globaux, de l’humanité !

Cette valeur humaniste constitue un fil d’Ariane qui scintille au firmament de notre éthique. Nous appelons de nos vœux que cette autonomie (humaniste) soit l’énergie de la renaissance du Nord-ouest mayennais. Trop souvent, nous confondons cette autonomie avec le terme de liberté. Et cette proximité sémantique présente le risque de percevoir la liberté comme absolue, au sens où tout serait possible sans réserve. En réalité, rien de cela ! Car la liberté est vertueuse seulement quand elle intègre les contingences de la nature et de la vie en société. La liberté est subordonnée à l’autonomie. Elle s’arrête, là où commence la liberté des autres ! Être autonome est une construction pour laquelle notre liberté s’évalue à l’aune de la solidarité et de la fraternité ! La liberté se conjugue au « je » et au « nous ». Elle engage chaque humain, chaque groupe, chaque peuple, à respecter un principe de responsabilité. Enraciné à une position éthique – quand il est citoyen, l’humain est libre de faire et de ne pas faire, d’agir et de ne pas agir, de décider et de ne pas décider ! Et ce « pouvoir de liberté »3 de choisir, avec un surplomb éthique, confère l’autonomie du citoyen.

Cette position est au cœur de ce livre !

Et nos propos parfois acerbes sont réservés à la critique d’un système agricole qui s’est montré hostile à la biodiversité dans les écosystèmes.

Ces préceptes éthiques sont au cœur des orientations à prendre dans le bocage haut mayennais. Et le fait d’avoir grandi dans ce contexte naturel m’a conféré un héritage symbolique d’une extrême richesse. Être né quelque part, au cœur de la nature, dans le bocage, en milieu rural, a nourri mon imaginaire et a affermi mes engagements. Le bocage reste un havre naturel dont les souvenirs demeurent actifs pour la vie. Malgré la rudesse du métier d’agriculteur, les aléas climatiques, l’incertitude des marchés, les atteintes portées à la nature… la campagne demeure un écosystème, un habitat, une maison, un antre où il fait bon vivre. Depuis les évocations qui me sont restées, le bocage est la verdeur des paysages. Le bocage enveloppe les couleurs et les odeurs des fleurs, la qualité des légumes et des fruits du jardin de mon enfance, la senteur de la terre qui change au gré du temps, le mouvement incessant des arbres et des blés jaunissant, le chant des oiseaux, le ruisseau avec ses méandres qui coule au creux des vallées. À l’infini, le bocage m’évoque le tissu social à l’œuvre dans les campagnes : l’entraide inconditionnelle, les soirées conviviales entre voisins, les foins, les battages, etc. En restant redevable à ma mémoire, ces représentations du bocage font émerger une culture paysanne que le monde se presse d’en réinventer l’esprit, d’une autre façon, en ce début de troisième millénaire.

Le monde change… et la « nouvelle agriculture paysanne » gagne en consistance !

Et peut-être, ce monde devient-il de plus en plus conscient de ses responsabilités face à la catastrophe écologique qui menace la planète Terre ? Fini l’utopie d’un monde idéal, « le meilleur des mondes »4, au sens où Aldous Huxley le romançait avant-guerre. Car le monde qui renaît, à travers sa jeunesse, intègre plus que d’autres ces risques climatiques et environnementaux. À travers leur engagement sensible aux phénomènes naturels et aux événements du moment (réchauffement climatique, pandémie, crise financière, désordre social, disparité des revenus, ultra pauvreté, conflits politiques et religieux, croissance de la population mondiale…), les jeunes générations s’emploient à prendre leur avenir en main. Certes, ils ne veulent pas revenir aux périodes difficiles d’avant-guerre, comme ils ne souhaitent pas non plus connaître les périls de ces soixante dernières années : périls écologiques, sanitaires, économiques et sociaux. En revanche, cette jeunesse n’est pas dupe. Elle sait que son étoile connote la responsabilité qui l’engage. Les chemins sont multiples : tous aussi visibles qu’invisibles, tous aussi certains qu’incertains, tous aussi probables qu’improbables, etc., mais ce qui séduit les jeunes générations s’est justement cette quête de réussite dans un environnement fragilisé par les agissements destructeurs assénés à la planète.

Le monde occidental localement est de plus conscient que son destin est entre ses mains. Il sait que le salut de la planète n’adviendra pas par des réformes à la marge ou par des accommodations politiques à l’approche des élections. Ainsi, sa capacité à se métamorphoser procédera d’un méta changement de paradigme émergeant des citoyens. Notre thèse est que l’émancipation du peuple fera exercer aux institutions le rôle originel qui leur est dévolu en démocratie. Le monde en a potentiellement la capacité ! C’est une évidence, car le vivant – dont l’humain s’apparente, recèle des ressources inépuisables. Désormais, il lui faut surmonter son aveuglement par rapport à son incapacité résiduelle à penser que d’autres voies sont possibles. Tellement impliqué dans la concurrence mondialisée, dans la cupidité et l’enrichissement d’hyperminorités, que le monde dispendieux en oublie les siens, à une époque où la croissance démographique est exponentielle.

Cessons de croire en l’harmonie d’un équilibre humain mondialisé, si chacun d’entre nous – quel que soit sa richesse – ne se sent pas concerné. D’où on se situe, la métamorphose paradigmatique espérée sera le fait de notre responsabilité. Quel que soit le lieu où nous résidons, agissons et vivons, notre responsabilité est engagée. Au présent, il nous faut regarder nos enracinements (notre culture, notre histoire et notre façon d’être au monde), afin de conjecturer nos projets, à travers une exigence éthique. Ainsi, c’est – au présent, dans le tissage des enracinements, des fondements et des projets, que cette métamorphose nous semble devoir émerger ! En son sein, la région de Haute Mayenne est en capacité de trouver les ressources susceptibles de conjurer les contraintes auxquelles elle est confrontée : vieillissement de sa population, marasme écologique, et reconquête d’une autonomie exsangue. Eu égard à son potentiel naturel intrinsèque (qualité de ses sols, pluviométrie, climatologie, relief…), le Nord-ouest mayennais est une terre propice aux productions végétales, fussent-elles orientées vers le maraîchage, l’arboriculture, les cultures fourragères… ou toutes autres cultures qui ont fait leurs preuves dans le passé (céréale, lin, sorgho…). La production de maïs fourrager exploitée en ligne, avec des variétés hybrides, est apparue dans la région au cours de la décennie 1960-1970. Elle s’est montrée révolutionnaire car très productive en étant très exigeante en eau. Désormais, la culture de maïs fourrager est parfois remise en question à un moment de notre histoire où les changements climatiques avec les sécheresses prolongées et répétées, la monoculture très encline à user de produits pesticides, la pandémie du covid-19 qui invite à la sobriété, à la recherche de la qualité et à la relocalisation des productives vivrières – entre autres, plaide pour un changement de paradigme sociétal.

Manger sain, connaître la traçabilité des produits consommés, les produire sur des petites surfaces, organiser ces productions, accueillir des néo-paysans en capacité de produire, de s’organiser et d’assurer leur commercialisation… constituent des pistes vertueuses pour la biodiversité et la santé des écosystèmes.

Dans cette voie, cet ouvrage écrit à plusieurs plumes transcende les faits. Ces auteurs ont pensé un monde acceptable s’ouvrant sur un paradigme humain susceptible de réenchanter son écosystème. Ni utopique, ni enjoliveur, ce livre est une œuvre individuelle et collective censée contribuer à proposer une nouvelle voie plausible. Il prend à contre-pied les quarante années écoulées, où la vie dans le bocage s’est accélérée sans en percevoir un réel bien-fondé. Certes, des progrès importants ont été obtenus au niveau de la santé, des conditions de travail, de la prise en charge des personnes âgées, ou de l’aide aux personnes en voie d’insertion… mais, au final, afin de quoi ? La vie s’est accélérée ! Cette accélération devait être un fait salutaire de modernité, de mieux vivre pour tous et d’autonomie. Nous y croyions ; nous avons rêvé ; nous y avons cru ; et, au final, un demi-siècle plus tard, l’insouciance du monde se transforme en une absence de vrai dessein pour les campagnes du Nord-ouest mayennais.

Dans la rue, quand nous écoutons les ouï-dire, cette régression arrive par fatalisme. On entend : « c’est ainsi, personne n’y peut quelque chose ; comme une malédiction, il faut l’accepter ! »

Constructivistes nous nous opposons farouchement à cette vue de l’esprit, car notre développement repose sur notre capacité à nous envelopper : à savoir, à comprendre notre histoire afin d’en conjecturer notre existence et nos projets.

Nous devons tous être responsables !

En 2021, force est de constater que la modernité a produit des effets contre-productifs et désastreux, voire des aliénations, quel que soit le lieu où nous nous situions. Dans le bocage mayennais, c’est le plus souvent une agriculture conventionnelle qui a prévalu. Elle a fondé son action sur les quantités, les grands espaces, l’usage des produits pesticides, le rejet du bocage… Cette agriculture de ces 40 dernières années s’est érigée au détriment d’une agriculture paysanne qui aurait pu aussi exister, en s’organisant en réseaux de production et de distribution, et que nous appelons de nos vœux pour la Haute Mayenne. Ses sols fertiles, son climat, la culture de ses actifs paysans, sont autant d’atouts pour faire de cette petite région, à sensibilité bocagère, un terrain d’excellence. Comme un paradoxe, ces conditions naturelles et écologiques exceptionnelles ont eu un effet contre-productif sur ces terres de tradition ! Et l’essor du développement local est compatible avec l’embellie tant espérée d’une Union européenne, qui mettrait la finance au service du bien-être humain.

L’autonomie du Nord-ouest mayennais s’est fourvoyée dans les méandres incontrôlables des diktats de l’UE, et ensuite de la mondialisation. Le temps s’est écoulé et se construit en marchant ; en marchant, nous avons la responsabilité localement de dévoiler et construire notre chemin. Ainsi, nous avançons l’hypothèse selon laquelle cette ancienne contrée du Maine est en capacité de s’organiser localement et de commercer aux confins des régions Pays de la Loire, Normandie et nord de la Bretagne. Changer pour changer est une utopie, en revanche changer afin d’accompagner les desseins écologiques, économiques et sociaux des habitants de la Haute Mayenne devient une nécessité vitale. Œuvrer de telle façon que cette région devienne un milieu d’excellence en agroécologie, un lieu d’accueil de villageois en recherche d’un autre projet de vie ou d’activité professionnelle, sont des pistes consistantes que nous abordons dans cet ouvrage. Face à la situation de dépendance actuelle, cette fiction peut apparaître utopique. Car dans toutes gouvernances autocratiques, l’espoir des peuples de cheminer vers l’autonomie et l’émancipation est réduit. Fallait-il, la pandémie du covid-19 et les prévisions alarmistes des climatologues, pour que tous les espoirs renaissent ?

Étrange paradoxe donc !

Ce livre naît d’un rêve d’enfant marqué par l’anéantissement du bocage et de l’agriculture vivrière.

Au-delà du corps de l’ouvrage, dont le projet est d’en tisser le fil d’Ariane entre histoire et projet, critique et espoir, fiction et réalité, il associe des interludes. Sortes de respirations, ces interludes traitent de sujets divers à des niveaux de conceptualisation différents (actualité, témoignage, approfondissement, ouverture artistique ou digression).

De mon enfance, j’ai le souvenir que la révolution agricole répondait à une nécessité bien légitime pour transformer l’agriculture française. Et l’agriculture du Nord-ouest mayennais s’inscrivait dans cette mouvance ! Il s’agissait de faire naître de nouveaux espoirs à travers de nouvelles cultures (maïs, ray-grass…) se substituant à la polyculture-élevage ; de nouvelles techniques de travail soutenues par la mécanisation, l’entraide, la coopération virent le jour ; de nouvelles ingénieries avec l’ouverture du marché à la concurrence furent développées. Ces années 1960-1980 furent marquées par des opérations de remembrement où – à leur comble, leurs effets laissaient entrevoir une forme de « dégagisme »5 à l’égard du bocage et de l’agriculture paysanne. Au détriment des populations locales, les transformations furent violentes, et, crescendo, l’agriculture vivrière devint une agriculture conventionnelle. Désertification du Nord-ouest mayennais, réduction des actifs, vieillissement des populations, disparition des services publics, inquiétudes quant à la possibilité de garder ses médecins, idem pour le maintien des écoles et des administrations. En 2021, ces phénomènes sont repérables ; et, avec un peu de démagogie dissimulée, nous dirions que : « chacun a su s’adapter ! » Car l’humain n’a pas trop eu le choix.

Avec le paradigme de l’économie et de la finance, l’humain - pourtant doté de capacités à problématiser et à modéliser, n’a pas eu d’autres issues que d’obéir docilement aux injonctions. L’agriculture du Nord-ouest mayennais a répondu servilement aux ordres de l’UE, car c’était la seule issue possible pour les mercenaires du productivisme. Qu’importe la qualité, l’agriculture paysanne, la ruralité, l’esprit et l’éthique du bocage, pourvu que cette minorité soit concurrentielle sur le marché.

Défendre une Union européenne pointant l’unité sociale et le culte de l’humain

Je suis profondément européen, et paradoxalement opposé à la subordination que l’UE impose à ses ressortissants. Européen convaincu, je milite pour changer le système de gouvernance européenne. Pour ce faire, compte tenu des périls écologiques, sanitaires et économiques actuels, il nous faut urgemment modifier les prérogatives des institutions. Localement, il s’agit d’accompagner l’émergence d’un véritable pouvoir citoyen, dont les institutions régionale, nationale et européenne en seraient les soutiens et les garantes.

Dans l’acception d’un monde enraciné à la nature, et en osmose avec elle, les mondes agricoles, de la mer et des campagnes n’ont pas été épargnés. Pas épargnés, au sens aussi où ils n’ont pas toujours apporté leur meilleur soutien ! Car, si nous reconnaissions la « solidarité du monde paysan à la sortie de la Seconde Guerre mondiale »6, il nous faut – comme un paradoxe, constater que ce monde agricole a contribué au malheur des siens ; et notamment de ceux qui ont dû quitter la terre, car n’ayant pas le choix. La culture de la solidarité s’est délitée en une culture du chacun pour soi ! Bien sûr, aujourd’hui, quand nous interrogeons la grande majorité des quelques agriculteurs qui restent en activité, le bilan demeure satisfaisant. Le travail avec les mastodontes de machines est facilité. Et avec l’anéantissement du bocage, la monoculture et les élevages laitiers, avicoles et porcins, la Haute Mayenne a spécialisé son agriculture. À quels coûts humain, écologique et symbolique ? Et avec quels périls pour cette région si dotée par la richesse de ses sols, sa pluviométrie, et la clémence de son climat très favorable aux cultures et au maraîchage ?

Transformer le bocage vallonné en de grandes surfaces dont les barrières naturelles ont été supprimées fut une gageure pour l’écologie. Désormais, ce qui est encore appelé « progrès », en Haute Mayenne, comme dans beaucoup d’autres régions rurales françaises, devient un pis-aller, lié au fait de la réduction de l’activité humaine agricole à sa portion congrue. Certains villages ruraux se sont éteints et les campagnes se sont vidées ; la population a vieilli et l’espoir de voir renaître la Haute Mayenne reste le rêve de quelques audacieux. Difficile de faire parler ceux qui ont dû quitter l’agriculture ; qu’ils chérissaient pourtant. De fait, la politique mondialiste de l’Union européenne et la cupidité de certains acteurs de la profession ont contribué à une véritable dépression dans cette contrée de la Mayenne : suppression d’actifs, encouragement à la migration urbaine, vieillissement des campagnes, atomisation de la ruralité, déclin des petits commerces, recherche de personnels soignants, etc. Et, comme toute chose appelle toujours son contraire, nous sommes enthousiastes à clamer notre espoir dans la capacité du défunt bocage à se redéployer dans des filières de maraîchage d’excellence.

À travers sa critique virulente, ce livre a le projet d’accompagner la renaissance d’un territoire.

Qui aime bien châtie bien ! Ce livre est ma façon de conter le déclin de l’agriculture du Nord-ouest mayennais, qui a sévi tout au cours de ces cinquante dernières années. Fort de mes origines rurales, de mes responsabilités assumées dans le nord Mayenne entre 1980 et 1990, et de mon exil professionnel en urbanité, je redécouvre avec distance cet univers qui m’a tant éduqué. Eu égard aux origines paysannes dont je suis hautement redevable, je fais une critique serrée sur les choix professionnels et orientations qui ont été pris sous le diktat de l’Union européenne. Je dénonce l’opportunisme des rescapés de la profession à régner en maître avec des arguments bien rodés et redondants : « il faut vivre avec son temps ; l’agriculture doit s’adapter aux marchés ; l’agriculture doit vivre ; difficile d’exploiter le bocage, avec les engins dont nous disposons ; l’agriculture est concurrencée, le revenu de l’agriculture se fait par les quantités ; sous-entendu : plus les surfaces exploitées sont importantes et nettoyées de leurs talus, de leurs haies et chemins creux, plus vite se fait le travail, plus les subventions européennes sont importantes ; l’agriculture française contribue à nourrir les 8 milliards d’habitants, et en cela exerce une fonction noble, etc. ». Les arguments sont les mêmes depuis plusieurs décennies, nous ne voyions pas de profonds changements et c’est toujours plus de la même chose de cette lancinante romance.

Comme un vent de prise de conscience au cœur des campagnes meurtries, ce livre est fondé sur le réenchantement de cette région de bocage.

Cette évolution reposerait sur un changement de paradigme.

Il serait une métamorphose, au sens où ce potentiel culturel vivant, produit par l’histoire, servirait à conjecturer le dessein de toute une population cherchant à cheminer vers un espoir à concevoir.

Sur ce chemin, il s’agit de restaurer un écosystème respectueux de la biodiversité. Se dire que les métiers de l’agriculture et de la pêche sont les seuls à être en prise directe avec le vivant. Vivre avec le vivant, c’est « cheminer avec le vivant »7. Cette valeur éthique confère à ces métiers des particularités qu’en aucun cas ils pourraient se réduire aux autres professions. En effet, le lien direct avec la nature leur assigne une identité redevable à la complexité. Avec Edgar Morin8, nous consentons qu’ils recèlent l’incertitude, l’incomplétude, l’aléa et la vacuité. Vouloir les comparer aux autres secteurs professionnels est incongru. Et curieusement, ce qui fait l’attrait pour ces métiers tient pour une bonne part à ce besoin de réinventer l’art de problématiser, de se risquer, de conjecturer, de chercher… avec un lien direct avec la nature. Les temps ont changé et la maximalisation des revenus n’est plus toujours la valeur recherchée.

Alors, certains agriculteurs s’interrogent en faisant un mea culpa sur le sens de leur expérience. Sans culpabilité, mais avec du bon sens, et avec l’humanité de penser aux générations à venir, ils se risquent à transformer leur façon d’être avec la nature. En 2020, ce mouvement prend corps ; qu’ils soient jeunes ou expérimentés, une frange non négligeable de professionnels de l’agriculture change de voie. Il est même suivi par des citadins qui tentent l’aventure de vivre en milieu rural, parfois même comme néo-paysan, maraîcher, ou avec l’incertitude de mener à bien un projet aussi fantasque que réel. Par ailleurs, de plus en plus de citadins s’intéressent à l’origine de leur alimentation. Ils apprécient les marchés paysans, échangent, partagent, se forment, et leur engagement pour le manger sain s’affirme. Ils cultivent leurs légumes sur de très petites surfaces – voire sur leur balcon ; ils embellissent leur jardin, ou se passionnent pour le potager à travers les jardins collectifs. Un vent de relocalisation des productions maraîchères s’affiche notoirement. Comme un mal pour un bien, la pandémie du covid-19 a fait naître de nouvelles façons de s’alimenter, et de vivre ensemble avec la nature.

Le mouvement est à l’œuvre !

À l’œuvre, ce mouvement n’adviendra pas par décret. Car – comme nous le disions –, si le monde continue à braver la nature et l’écologie humaine, ce mouvement procédera d’une prise de conscience progressive qu’une catastrophe est plausible. Par ailleurs, dans les pays dits développés, de plus en plus d’humains sont demandeurs d’une « vie heureuse plus sobre »9, au sens où Pierre Rabhi inaugure ce chemin. Non pas que ces humains refusent les contraintes, mais, à la campagne, ils préfèrent assumer les contraintes qu’ils s’imposent à eux-mêmes, aux risques de vivre de façon moins rémunératrice, mais avec l’espoir de réenchanter leur vie. À la campagne, un nouveau mode de vie est en train de s’inventer. Pour notre part, notre hypothèse est qu’il s’opérera à travers des besoins d’émancipation et d’autonomie. Ainsi, avec la libération progressive du carcan de la dépendance, la capacité naturelle des humains à s’envelopper, à s’autoriser, à expérimenter, à inventer, élargira le champ des possibles. Avec l’arrivée de migrants professionnels villageois, ces citoyens engagés manifesteront le besoin de se rencontrer, de partager et de s’organiser. Et, au-delà de voir naître des formes nouvelles de solidarité, le besoin de réfléchir, de chercher et de construire ensemble se manifestera. Ce partage d’histoires, d’expériences, de sensibilités, de projets, se révélera au sein de lieux et de milieux où se tisseront de nouvelles aventures anthropologiques, sociales et professionnelles. Le Nord-ouest mayennais – anciennement le pays de Haute Mayenne, se réinventera. Sous forme d’agoras, des « instituts du patrimoine, du territoire et de la prospective » émergeront afin de relier – au présent –, l’histoire, la mémoire et la culture locales du territoire (communale, cantonale, ou microrégionale) avec des velléités prospectives nourricières de projets.

Les IPTP seront alors des agoras populaires où se mutualiseront des ressources, se partageront des contraintes et se tisseront les projets.

Cet ouvrage est construit sur les fondements historique, culturel, social et professionnel du Nord-ouest de la Mayenne. Les trois premiers chapitres dresseront le portrait d’un bocage mayennais en déliquescence, mettant à distance les problèmes environnementaux prégnants. Avec une analyse réductrice de la complexité en présence, ils chercheront à accréditer le postulat que la disqualification de la Haute Mayenne a procédé d’un développement non maîtrisé. Toutes ces incuries sont le fait d’une incapacité de ses habitants à se poser en citoyens légitimes. À défaut de s’ériger en acteurs, auteurs de leur singulier développement, ils se sont montrés dociles à l’égard des autorités institutionnelles ; et ceci à tous les niveaux de la chaîne institutionnelle (de la région à l’UE). Les quatre chapitres suivants chercheront à conjecturer des hypothèses plausibles de réenchantement du bocage mayennais. Et comme l’histoire est souvent trop triste pour que nous en soyons nostalgiques, le projet de ces écrits sera de modéliser des hypothèses acceptables de redéploiement économique et de vie heureuse sur ces terres de tradition et de richesses naturelles et humaines incontestables.

Introduisons un premier interlude avec Cyril Le Tourneur d’Ison – reporter/photographe. Avec un film documentaire, il a retracé l’agonie du bocage mayennais !

Premier interlude

Un reportage sur la campagne mayennaise

Entre histoire et projet

Comme Janus – ce dieu aux deux visages, je donne sens à mon regard paradoxal sur le bocage mayennais. Ce regard est pessimistequand j’observe la « réalité » du bocage, telle que je la perçois aujourd’hui. Cette représentation devient optimiste, quand je l’imagine un peu comme une « fiction ». Réalité et fiction me semblent symboliser deux ingrédients incontournables à toutes œuvres de transcendance.

À travers ce premier interlude, je m’appuie sur le documentaire réalisé par le reporter/photographe Cyril Le Tourneur d’Ison. Son documentaire s’est fait à travers un film qu’il a réalisé sur le terrain du défunt bocage mayennais.

Ce reportage est poignant !

Il retrace la mort d’un système vivant : le bocage.

Je l’ai regardé avec l’âme d’un paysan attaché à la terre.

J’en ai fait un commentaire.

Avec toute la subjectivité que revêt un tel exercice, je propose de le communiquer à travers ce premier interlude.

Cyril Le Tourneur d’Ison10 a consacré un film de quarante-cinq minutes sur la métamorphose du « bocage en Mayenne ». Ce reportage montre une évolution allant d’un maillage dense à un anéantissement des paysages et du bocage. Cette volonté aveugle était soi-disant une nécessité pour obtenir une agriculture viable. Tout ça pour ça ! Les revenus sont toujours en berne. Les campagnes se sont vidées. Les services de santé et sociaux – pourtant bien équipés matériellement – sont en quête de médecins et personnels spécialisés. Les sols se sont appauvris et de plus en plus pollués par l’usage de produits pesticides dont les effets sont rémanents. Le tissu social agricole s’est délité et le désamour avec le monde citadin a été affecté. Plus besoin de cacher ou nier les désastres écologiques prégnants (inondations, coulées de boue, tempêtes…), etc. Ce ne sont plus des phénomènes rencontrés ailleurs, ils se déroulent désormais en Mayenne. Mis à part cela, tout va bien ! Et cette situation apocalyptique nous renvoie à une chanson de 1935, paroles et musique de Paul Misraki, publiée aux éditions Ray Ventura : « tout va très bien, madame la marquise ; tout va très bien ; tout va très bien ! » Cette chanson désigne un aveuglement face à une situation désespérée et une tentative maladroite d’en cacher la réalité. L’échec de cette agriculture est avéré, personne ne le conteste. C’est un type d’agriculture moribond qui s’enferme de façon autistique dans ses singulières convictions. Pourtant, il a toujours la reconnaissance des pouvoirs publics, aux niveaux national et européen ; et, comme un paradoxe, il dissimule l’engouement d’une agriculture paysanne en expansion ! Ce message prévaut depuis plusieurs décennies. Cette agriculture montre un dessein environnemental, écologique et économique désastreux.

J’ai regardé ce reportage avec beaucoup d’attention. Il corrobore une position que j’ai construite au gré du temps, à distance de l’agriculture. C’est un excellent reportage sur le bocage, car authentique, en convoquant des personnes engagées : de belles personnes, de beaux paysages et un vrai grand message, transmis et à transmettre. En cercle confiné, nous avons passé un bon et excellent moment à regarder ce reportage triste et, paradoxalement, plein d’espoir. Il raisonnait bien avec le texte de Jean-Yves GÉRARD – mon frère, auteur d’un récit opéré sur son « histoire de vie professionnelle d’agriculteur-paysan », qui fera l’objet du second interlude de ce livre.

Évidemment, la qualité de ce documentaire fut précieuse, utile et pertinente par ces temps de covid 19. Dans ce reportage, chacun – singulièrement –, et la planète – globalement –, sont interrogés. Donc, ma première remarque est que ce film arrive au bon moment. Il devient contemporain et au cœur d’une problématique mondiale prégnante. Il convoque le concept de « paradigme » ; et, c’est heureux qu’il le fasse ! Le monde doit changer, certes… Oui, mais pour quelle finalité et comment ? Problème éthique de sens !

Sur le film plus particulièrement :

1) c’est une réussite, car il montre de façon saisissante, hier et aujourd’hui ; le naturel et l’artificiel ; la sagesse et l’arrogance ; l’esthétique et le banal ; le vital et le superflu ; la culture et l’ignorance, le beau et la laideur ; le sens et l’insipide ; la forme et la platitude ; le bonheur et la tristesse ; la générosité et la suffisance ; le volume et la surface ; l’intériorité et l’extériorité, l’éthique et la morale, l’heuristique et le programmatique, le collectif et l’individuel, la connaissance et le savoir, la santé et la maladie, etc. ; et, etc. À l’infini !

Tout ça pour ça !

Désormais, le bocage mayennais est une chimère car il n’est plus là dans les faits.

2) ce film documentaire montre électivement le contraste, pour ne pas dire la scission véritable, entre deux mondes dont « rien ne peut se relier » – si je suis pessimiste ; ou « tout peut se relier » – si je suis optimiste. Et, alors dans cette double voie – du réel et de la fiction, il s’agirait inlassablement de relier afin de concevoir, de construire et de faire ensemble, avec un surplomb éthique. Des agriculteurs-paysans engagés montrent cette voie, en usant d’une voix audible et porteuse d’un immense espoir. Serons-nous, et le monde sera-t-il enfin un peu plus conscient que notre siècle est au bord de l’agonie (…) Et que la seule chance de survie repose sur un changement de paradigme ?

3) à travers l’authenticité de ces acteurs, ce reportage met en évidence un vrai contraste entre les amoureux respectueux d’une « nature mère », lucides de son bien-fondé, clairvoyants sur ce qu’ils lui doivent, sur ce que la nature recèle en tant que matrice générant une vie heureuse. Et d’un autre côté, un monde froid, binaire, opportuniste, mercantile et rationaliste, insensible à l’autre et aux choses. Comme si toutes ces ignominies étaient dans la nature des choses ! Ainsi, à l’image de la FNSEA11 par exemple, cette agriculture est sûre de son fait. En n’ayant pas d’état d’âme, elle renvoie la responsabilité du délitement de l’agriculture aux autres, alors qu’elle en est la principale responsable. Toujours en martelant le déni, elle a accompagné la disparition du monde paysan, pollué les sols, détruit le bien vivre ensemble du monde paysan et de la ruralité. Et comme l’agriculture est liée à la nature - enchevêtrée et globale, ce monde productiviste aveugle a anéanti l’harmonie des paysages et de nos environnements nourriciers.

4) ce reportage montre qu’à l’instar d’autres écosystèmes, le « bocage » a été une construction. Il s’est développé sur des siècles, et comme le monde paysan l’avait construit et entretenu comme un allant de soi – en bon père de famille, il savait le protéger, car implicitement doté d’un bon sens. Le bocage traversait les siècles sans que son identité soit discutée, avant que les années 1960-1980, avec la modernisation de l’agriculture, sonnent le glas de son extermination ; avec des lois, dont les règles bafouées ne sont jamais respectées – quel criant problème éthique !

Au-delà dans ce reportage, nous n’avons pas perçu assez que ce carnage et ces comportements irresponsables étaient téléguidés, voulus par les pouvoirs publics et par des politiques de tous bords (du local, au national et à l’européen) agissant soi-disant en démocratie. Toutefois, j’atténue mon propos. En effet, le film montre que les techniciens étaient encouragés et payés dans leurs fonctions professionnelles pour quantitativement vendre – faire du chiffre, sans le moindre souci moral pour les paysages, la nature et l’écologie de la planète. J’ai écrit ailleurs, que la France n’avait jamais tant perdu de paysans que lors des deux mandatures du président Chirac, entre 1995 et 2007 ; alors qu’il aimait le monde agricole, dit-on ! Tout cela nous interroge aussi sur la capacité d’un nombre non négligeable d’agriculteurs à ne pas agir en conscience. Car, en étant séduits dans leur excès de bonté par l’appât de subventions et la confiance viscérale aux politiques de droite libérale, ces agriculteurs ont conduit et conduisent les destinées du monde agricole comme un troupeau de moutons ; dociles et sur une seule voie, toujours devant, sans état d’âme ! Fort heureusement, le reportage nourrit l’espoir à travers de réelles prises de conscience. Faisant un mea culpa, le bel exemple de Christophe Piquet, agriculteur à Azé en Mayenne, montre la capacité qu’il a eue de replanter des arbres avec son petit-fils sur la ferme qu’il avait lui-même déboisée. Cet exemple a valeur d’espoir ! Car si le concept de paysan, au sens originel du terme a perdu de sa superbe au profit de cultivateur, d’agriculteur, puis d’entrepreneur, n’est-il pas aujourd’hui en train d’être réifié avec une appellation très encourageante de « néo- paysan » ?

Chapitre I

Le bocage au cœur de la nature

Dans l’histoire d’une vie, des valeurs s’enracinent, agrémentent et embellissent le quotidien. Au firmament de ma mémoire, ces valeurs ont évolué en transcendant mon attachement à la nature et au bocage d’où je viens. À mon endroit, la nature, pour laquelle j’accordai un intérêt relatif à l’aube de mes vingt ans, incarne une complexité nourricière de ma façon d’être au monde. Avec du recul aussi, cette transformation se veut anthropologique, au sens d’une métamorphose. Elle s’est développée au gré d’une distanciation opérée aux origines de ma singulière existence. Avec le temps qui passe, le bien-fondé de cette expérience a contribué à m’enraciner davantage à ma culture, dans l’acception polysémique de cultiver et d’être doté d’une culture. En harmonie bienveillante avec la nature, agir dans (et pour) le bocage connote un enracinement potentiel à produire des formes nouvelles en actualisant et révélant ce dit potentiel. Comme une boucle synchrone où les finalités agissent sur les moyens et, de façon dialogique, les moyens agissent sur les fins, se construit chemin faisant, au gré du temps et de nos engagements, un monde plus responsable et plus respectueux de la planète.

Plus que jamais, il nous faut scander l’impétueuse et urgente nécessité de changer de paradigme. Certes, les forces contraires sont aveugles et sourdes. Elles le resteront d’autant plus qu’il leur faudra protéger leurs prérogatives. Dur moment et impétueuse nécessité ! Quand le temps du productivisme et de l’épuisement des énergies carbonées s’assombrit, paradoxalement, il y a urgence pour « concevoir une autre voie », clame avec insistance Edgar Morin. Notre « maison brûle », or il nous faut agir promptement avec l’eau de l’écologie. Comme le scande l’auteur témoin des grandes catastrophes du 20e et du début de 21e siècle : « il ne suffit plus de dénoncer. Il nous faut désormais énoncer. Il faut aussi savoir commencer, et commencer par définir les voies susceptibles de conduire à la voie »12. J’entends le message insistant de ce vieil homme éclairé par une réflexivité héritée de son histoire érudite. Depuis sa prime enfance, il a traversé des épreuves. Ce fut « cent ans de vicissitudes avec : la grippe espagnole, le décès précoce de Luna – sa mère, la crise mondiale de 1929, la Seconde Guerre mondiale, mai 68, la crise écologique, et désormais l’inattendu coronavirus »13. Il nous faut entendre et garder la mémoire de l’histoire, afin de nourrir inlassablement nos projets en les construisant aux origines de nos souvenirs.

Sur cette voie, la voix de la « méthode » a émergé. Elle est pour Edgar Morin – ce sociologue, philosophe et anthropologue, une œuvre éternellement nouvelle. Aux origines de la mémoire, elle est une étoile qui scintille au firmament de l’espoir. À notre endroit, cette « méthode » est au cœur du bocage, comme processus consubstantiel à la vitalité de la nature. Et, de façon synchrone, cette nature donne sens au bocage, comme l’illustration symbolique suivante cherche à en fournir la synergie vitale : « bocage Ꝏ nature ». En formant un écosystème, le couple « bocage Ꝏ nature » incarne les fondements de l’agriculture paysanne. Du point de vue de l’histoire, le bocage remonte à l’époque antique. Dans l’Europe de l’Ouest, il s’est mis en place à la suite des phases de défrichements conduites au moyen-âge, pour former des petits champs, entourés de talus, surmontés de haies. Le bocage a atteint son apogée au XVIIe siècle. En France, il occupait une large part de la façade atlantique. Désormais, j’appelle bocage une région rurale où les champs cultivés et les prés sont enclos par des levées de terre ou talus, portant des haies et taillis, et des alignements plus ou moins continus d’arbres et arbustes sauvages ou fruitiers.

Ce chapitre premier va constituer un enracinement propédeutique à un ouvrage nourri de culture. Comme une « méthode à l’œuvre »14, il va se déployer au présent entre l’histoire, le projet et la fiction.

Entre bocage, culture et amour de la nature

Issu du monde rural et fils d’agriculteur, j’hérite d’une culture paysanne vécue dans le bocage mayennais. À l’aube des années 1970, dès mon enfance, je souhaitais exercer le métier de mes parents. La profession d’agriculteur me plaisait. Elle m’enthousiasmait véritablement, malgré les forces contraires qui dénonçaient son enfermement social, son caractère pénible et ses exigences aux niveaux physique, psychologique et sociologique. Dans ces années d’exode rural pourtant, les agriculteurs étaient très souvent confrontés au célibat et donc à la vie solitaire15. Les jeunes femmes aspiraient à la vie citadine, lasses d’avoir vu le travail pénible et éreintant de leur mère. Pour elles, la ville incarnait une conception moderne de la vie : salaires fiables, horaires précis, meilleures conditions de travail, réponses à un besoin de liberté… et donc émancipation. Dans l’ouest de la France, à cette période des « trente-glorieuses », être agriculteur n’était pas « tendance ». Le métier d’agriculteur n’était pas toujours bien reconnu car éprouvant et difficile à assumer. Et les conditions climatiques, l’incertitude des prix liée au marché, le caractère aléatoire de l’élevage étaient là bien souvent pour déjouer toutes prévisions, anéantir une production et éloigner tout espoir.

Néanmoins très jeune, je demeurais motivé par la nature, le bocage, les travaux des champs et le soin aux animaux, la vie, les couleurs, les odeurs… quels souvenirs j’ai gardés des moissons, de la fenaison, des fleurs sur les talus… des travaux qui changent au rythme des saisons ? Et, dans le cours de la décennie – 1970-1980, une lecture m’a rappelé significativement mes origines paysannes. Au printemps 2020, en pleine période de confinement liée à la pandémie du coronavirus, j’ai relu avec beaucoup de bonheur « la vie d’un simple », cet ouvrage authentique, écrit par Émile Guillaumin16 – lui-même paysan et écrivain. Enraciné à la nature, l’auteur de ce petit livre a beaucoup contribué à éveiller en moi cette appartenance à la terre, à travers une culture du bocage ; en l’occurrence celle du « bocage mayennais » ! L’écrivain paysan allierais conte la vie de « Tiennon », paysan métayer, confronté au dur labeur de la terre et aux aléas de la misère, sur la seconde moitié du 19e siècle. En évaluant un siècle plus tard le chemin parcouru par le monde paysan, je n’en reste pas moins interrogé par la relation sensible à la nature ainsi que par l’âpreté de la vie et la rudesse du travail des paysans à cette époque. Ce labeur émergeant de la terre et de la subordination des paysans aux petits bourgeois (propriétaires et gens de pouvoir) s’est adouci au gré des décennies tout en restant bien vif à la sortie de la guerre 39-45.

Pour ma part, cette culture paysanne vécue au cœur du bocage s’est trouvée métissée entre expériences et école. À mon endroit, culture, expérience et école ont constitué les fondements d’une formation tout au long de la vie ! Dans cette voie, cette origine terrienne a révélé en moi – plus encore, la sensibilité que je porte à ma culture rurale de la fin des années 1950-1960, et à la culture en général. Dès lors, le concept de culture emprunte un sens multiforme et polysémique. D’abord, la culture est celle de ses origines, enracinée, héritée de ses ancêtres, d’une géographie et d’un contexte sensible redevable à la nuit des temps. Ici, elle est la culture de la terre et du labeur qu’elle impose, afin qu’elle advienne en une actualisation de productions vivrière, matérielle ou intellectuelle. Cette première acception de la culture m’engage vers une sensibilité contemplative pour le bocage et la nature.

Procédant de cette nature, le bocage fut au moyen-âge l’œuvre obstinée et bienfaisante des paysans. En cherchant à améliorer leurs conditions de vie, ils opérèrent des déforestations. Dans les zones ventées et de relief tourmenté de l’ouest de la France, ils créèrent des talus entre autres afin de limiter l’érosion, optimiser les rendements et abriter les animaux. Sur ces talus, les paysans préservèrent et plantèrent des arbres, des arbustes d’espèces et de variétés diverses. Ainsi, ils opérèrent un maillage salutaire pour réguler les vents et protéger les cultures ; même si on sait qu’un excès de grands arbres et d’ombre sur une parcelle diminue la photosynthèse et porte atteinte à la vitalité des cultures. En outre, les parcelles très exiguës et multiformes permettaient des récoltes abondantes de bois pour le chauffage, la charronnerie, la construction des toitures, etc.

Dans les bocages mayennais et bas normands, les talus et les haies permettaient de parquer et d’abriter les animaux. Sur des petits lopins de prairies, les tâches de gardiennage des animaux étaient dévolues aux enfants ou jeunes adolescents. Au gré des siècles, ces talus, ces haies, ces chemins creux, ces bosquets, ces taillis, ces tourbières… furent détruits en grande partie. Bien souvent, ces massacres réalisés au grand dam de la protection de nos environnements et de la nature, de la beauté des paysages, des équilibres écologiques et patrimoniaux, ont constitué des mutilations et des destructions irréversibles. En 2020, dans le bocage mayennais où l’arasement des talus se fait sans limites, ces atteintes au patrimoine sont plus que jamais d’actualité. Creuset des cultures ancestrales locales et régionales, le bocage est une mémoire propre à la région.

Anéantir ces siècles d’histoire, sont des entraves faites à la culture patrimoniale et à la nature. Ces actes sont délictueux et demeurent impunis malgré les législations en vigueur. Quand on sait qu’il faut plusieurs décennies pour obtenir un chêne, un châtaignier ou un hêtre, et que quelques minutes suffisent pour les détruire, nous plaidons pour la formation des jeunes générations afin de restaurer – au gré du temps, le bon sens écologique et l’esprit citoyen. Car, en portant préjudice à la régulation en eaux des sols, en ignorant les problèmes de lessivage, en étant inculte par rapport à la fertilité naturelle des terres – à leur régénération, ainsi qu’au maintien de nos flores et faunes locales… notre écosystème est mis en péril. Pourtant, cet écosystème est notre enracinement potentiel et notre « maison », au sens anthropologique du terme. Autrement dit, cette science anthropologique cherche à relier les sciences humaines et les sciences naturelles. En ceci, l’anthropologie, entre autres, reconnaît la biodiversité et nos écosystèmes comme complexité de la nature. En étant notre habitat sensible, l’écosystème vivifie, oriente et finalise notre façon d’être au monde.

Le combat pour le bocage et la nature n’est pas une sinécure ! Comme un paradoxe, au-delà du bonheur qu’il procure, cet écosystème requiert de l’abnégation afin de poursuivre notre coexistence vitale avec lui. Pour poursuivre sur ce chemin politique, une prise de conscience citoyenne s’impose. Elle reposerait sur l’enseignement des sciences de la nature, des sciences humaines et de l’éducation, afin d’accompagner le développement d’engagements personnels, collectifs et sociétaux. Pour Sylvie Brunel, « protéger les paysages et chercher une harmonie entre l’homme et la nature, c’est un équilibre délicat, en perpétuelle évolution, qui se fabrique17 ». Sur la planète et plus particulièrement au niveau individuel, cette quête d’équilibre requiert de changer nos pratiques et notre façon d’être au monde. D’évidence, changer c’est bien, mais savoir pourquoi changer, vers quoi et comment… c’est mieux ! Au cours de sa campagne présidentielle du printemps 2012, François Hollande nous disait : « le changement, c’est maintenant ! ». En accord avec le slogan de sa déclaration d’intention, je restais tout de même circonspect quant à l’absence de « direction » et de « bon sens pragmatique », pour engager ce changement. Le « dire » c’est bien, mais le « faire » engage une autre responsabilité ! Pour le bocage et notre engouement pour la nature, nous devons changer de paradigme18.

Avec Thomas Kuhn, nous employons ce concept pour signifier un changement de voie historique, sociologique et anthropologique. En ayant été formés aux sciences humaines, nous sommes conscients d’usurper quelque peu ce concept redevable aux sciences dites dures. Tout de même, nous le maintenons pour témoigner des changements violents survenus dans les domaines agricoles, dans le bocage et la société. En empruntant le concept de paradigme, c’est dire qu’au-delà d’une politique rationnelle - parfois hégémonique, réductrice et simpliste, il nous faut « vivre la culture de la nature »19. Et cette voie inépuisable, nous invite à comprendre la complexité du vivant afin de l’agir.

Quand le bocage fait débat

Chose très étonnante, ce bocage que je connaissais, que j’admirais et appréciais pour sa beauté, son esthétique et sa quiétude, je ne le reconnais plus quand je viens cheminer sur ces havres nord mayennais. Et, je ne retrouve plus la mémoire de mon enfance ! À l’instar du Nord-ouest de la Mayenne où je suis né, cette région n’était pas un des hauts lieux du bocage ; toutefois, au gré du temps, une translation sociologique semble s’être opérée. Là où on ne parlait pas de bocage, il existe désormais ; et, à l’inverse, là où il n’est plus qu’une chimère, les décideurs et politiques locaux n’ont plus que les mots pour tenter de continuer à l’incarner. Parler du bocageet d’un « réseau bocager dense »20, pour qualifier le Nord-ouest mayennais aujourd’hui, est de l’ordre d’une méconnaissance ou tout du moins d’un abus de langage. Si ce réseau a un sens politique, quelle en est sa finalité ? Comment et à quelles conditions proposent-ils de le générer ? Qu’avons-nous fait de notre bien commun et de notre patrimoine collectif qui autrefois transcendaient nos propriétés individuelles ?

Le bocage, entre origine et culture

Le bocage est un bien commun, une richesse culturelle du Nord-ouest mayennais. Et l’art de cultiver une terre, un sol, une exploitation, un jardin… incarnerait une seconde conception de la culture. Par exemple, elle serait de protéger les paysages, de veiller à la préservation d’un bocage, d’avoir la légitimité de le faire et de l’entretenir, de l’administrer et d’œuvrer pour qu’ils adviennent et donnent l’assurance d’une vie saine et heureuse. Depuis la nuit des temps, le concept de culture existe à travers sa connotation laborieuse en agriculture. Ainsi, la sémantique de ce terme s’est déplacée vers une acception plus savante, plus abstraite, plus loin de l’enracinement pragmatique et du labeur physique. Cette autre voie est de l’ordre des œuvres que nous contemplons, admirons et faisons vivre au gré de nos imaginaires.

Enchevêtré à cette première acception de la culture longuement décrite, son second versant habilite l’érudition, l’art, l’imagination et la transcendance. Il se manifeste à travers des objets, des formes, des compositions, des scènes… formalisés et aboutis. Ce peut être aussi des livres, des tableaux, des fresques, des savoirs, des savoir-faire ou des savoir-être. Dès lors qu’ils sont là, aboutis, vernis et exposés, ils se donnent à voir et à contempler près à l’extase, à la méditation, à la rêverie, et à la critique. Il s’agit de pouvoir en parler et de pouvoir les enseigner, les transmettre, et au-delà de pouvoir les éprouver soi-même.

Cette culture est un point fixe et un savoir aux origines desquels la femme ou l’homme de culture se fonde afin d’actionner son imaginaire et de partager ses évocations. L’être cultivé est en capacité d’évoquer, d’énoncer ses représentations, de laisser libre cours à son imagination, à partir d’un objet culturel déjà-là. Il peut s’agir d’un paysage bocager, d’une pièce de théâtre, d’un roman, d’une histoire, d’une peinture, etc. Cette culture est celle des êtres érudits ! Elle est celle à partir de laquelle l’humain éprouve l’objet, déploie son imagination, afin de porter son regard sur le monde naturel ou le monde artificiel. Et, comme le souligne Francis Jeanson : « la culture est pratique du monde. Mais toute pratique du monde suppose en revanche une certaine culture. Elle est prise de conscience du sujet par lui-même et de sa situation au sein de la collectivité. Or, pour le sujet, il s’agit ici de se situer en tant qu’il est lui-même à l’origine de toute pratique possible (…) »21. De plus, la culture pose véritablement la question de l’« origine », comme profondeur anthropologique de notre singulière existence. D’où je parle, d’où nous parlons, agissons, tenons notre vision politique sur le monde ? Sur ce point, Daniel Sibony souligne : « l’origine, ce n’est pas seulement là d’où je viens. On bute sur elle et cela anime nos dépassements (…). L’origine semble être une limite indépassable, mais elle induit les voies de passages : les passes, les voyages… »22. L’origine est nos enracinements. Elle symbolise un potentiel inépuisable. On peut chercher à l’actualiser sans jamais y parvenir totalement. Ainsi, l’origine est vacuité !

Cette origine demeure un humus vivifiant notre culture. Elle féconde les racines de nos savoirs, de nos connaissances, et de notre identité. En même temps, elle est la source de nos questionnements et incertitudes. L’origine culturelle traduit pour une bonne part notre façon d’être au monde ! Et le concept de culture peut être appréhendé par une boucle vertueuse. Ainsi, à travers une jolie phrase énoncée par Jean Piaget – « la connaissance organise le monde en s’organisant elle-même »23