Le Bonheur sinon rien - Alain Némarq - E-Book

Le Bonheur sinon rien E-Book

Alain Némarq

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Beschreibung

La vie, ses joies et ses peines

Depuis les philosophes qui ont marqué l’auteur, en passant par ses amitiés, ses muses, son métier et les sujets d’actualité... Le Bonheur sinon rien aborde les grands thèmes que sont la mort, la famille, l’amour, l’amitié et l’enfance. Un traité sur le bonheur... On ne s'y attendait pas de la part du dirigeant d'une des entreprises de joaillerie les plus florissantes. Alain Némarq aborde avec justesse sa vision du bonheur, de l'amitié, des femmes... Tout à la fois érudit et accessible, sans langue de bois et bienveillant, juste et touchant, Alain Némarq se livre et nous livre ses joies et ses peines, son idée du bonheur.

Une réflexion inédite sur le bonheur

EXTRAIT

Suis-je heureux ?
Je n’aurai cessé dès mon enfance de me poser la question. Et de ne savoir y répondre avec certitude. Sur la même affaire, la même matière, le même événement, la même rencontre, certains jours, c’est oui. Les jours suivants, après mûre réflexion, c’est non. Ou le contraire.
Un matin de juillet 1973, au terme de l’épreuve de culture générale à l’oral du concours d’entrée d’une grande école de commerce, alors que, convaincu d’avoir été mauvais, je me levai, déconfit, de mon siège face à l’examinateur toujours assis, celui-ci me lança d’une voix bizarrement empathique : « Némarq, si vous étiez admis, vous sentiriez-vous heureux ? »

A PROPOS DE L’AUTEUR

Diplômé de Sup de Co Rouen, d’un doctorat de gestion à Paris-Dauphine, Alain Némarq a enseigné le marketing à HEC pendant six ans. Il est ensuite passé à la pratique dans l’industrie textile et dans les plus grandes maisons de mode masculines, Yves Saint-Laurent, Kenzo, Courrèges. Il a également participé à la création de l’Institut français de la mode aux côtés de Pierre Bergé. Début 2002, Alain Némarq rejoint Dominique Frémont nouveau propriétaire de Mauboussin en tant que Président. Il sort la Maison, créée en 1827, de son sommeil en pilotant le développement d’une nouvelle politique de création et de communication. Pari réussi ! Mauboussin est aujourd’hui l'un des joailliers qui font la mode et révolutionnent le monde traditionnel de la place Vendôme.

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Le Texte Vivant, 2015

ISBN : 978-2-36723-090-0

Illustration de la couverture : Géraldine Cirod

Couverture : Emma Lecadre

Numérisation : Nicolas Vacher

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droits, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Introduction

Suis-je heureux ?

Je n’aurai cessé dès mon enfance de me poser la question. Et de ne savoir y répondre avec certitude. Sur la même affaire, la même matière, le même événement, la même rencontre, certains jours, c’est oui. Les jours suivants, après mûre réflexion, c’est non. Ou le contraire.

Un matin de juillet 1973, au terme de l’épreuve de culture générale à l’oral du concours d’entrée d’une grande école de commerce, alors que, convaincu d’avoir été mauvais, je me levai, déconfit, de mon siège face à l’examinateur toujours assis, celui-ci me lança d’une voix bizarrement empathique : « Némarq, si vous étiez admis, vous sentiriez-vous heureux ? »

Panique à mon bord. Hors programme le bonheur ! Vous n’êtes pas informé, Monsieur l’Examinateur avec un grand E ? Que peut bien faire, à ce sondeur sans façon des âmes et des cœurs, si je serai heureux ou pas ? Outre que, comme question bateau…

Heureux, moi ? Je ne n’avais pas potassé cette matière, plus inconnue de nos manuels que le beurre salé chez les batraciens ou le grec ancien dans la Silicon Valley. L’économie, le chiffre d’affaires, et le bonheur individuel ? « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie », écrivait Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, dans Les chants de Maldoror, révérés par les Surréalistes. Où irait-on, je vous le demande, à corréler ces deux galaxies aux antipodes ? Un peu d’esprit, de sérieux. Respect, je vous prie, pour la Chose économique ! Quant au candidat Némarq, j’étais un nom parmi mille autres, en rien un sujet doté d’une identité propre.

Et puis bonheur, malheur : que seraient venus faire ces aérolithes intempestifs, sauf à nous déconcentrer, infortunés potaches en pleine rumination des ratios de rentabilité et du remboursement de dette à meilleure fortune ? On n’entreprenait pas, que je sache, des études commerciales pour gloser sur l’existence, trouver un sens à la vie, s’offrir des états d’âme, mais pour se formater en manager pur et dur. Point barre. Le reste, c’est peu de le dire, ne relevait pas – cela a-t-il beaucoup changé ?- de l’ADN des business schools. Philosophie, psychologie, sciences humaines : inconnues au bataillon. Nul, même, ne s’en avisait. À d’autres, les spéculations sur le monde et la condition humaine, le doute sur soi. Aux têtes d’œufs, le jus de crâne. Nous n’étions pas venus là pour cela. Les affaires sont notre affaire. Sorti de là, point de salut. Circulez, vous dis-je, il n’y a rien à voir, rien à savoir !

Cette question tombée de la lune, était-ce un piège, caché derrière l’empathie d’un aîné soudain bienveillant pour l’impétrant que j’étais ? Ma réponse déciderait-elle de l’issue du concours ?

Dire : « Je serais très heureux » ? Trop lisse, trop convenu. Plus-value : zéro. Non ; rattraper, si possible, mon piteux oral, répondre par un oui bien tourné. Faire intelligent. Sauf que, pris de court, je ne me voyais pas improviser, inventer une formule en fanfare sur le bonheur, enchaîner des idées à partir de rien. Trop acrobatique, et finalement casse-gueule. S’en sortir par une question sur la question ? « Je serais très heureux, bien sûr. Mais qu’est-ce que le bonheur ? »

Pirouette ; dialectique à deux sous. Facile, et, en plus, suffisant. Jouer les esprits forts n’était pas mon faible. Encore moins en la circonstance. Le bon sens étant la chose la mieux partagée du monde, après un temps d’arrêt, je hasardai que, pour l’heure, je n’en savais trop rien. J’envisagerai la question une fois reçu ou pas, et fixé sur mon sort. Sur des fondements alors certains. Comment savoir avant ? Ça passerait ou ça casserait. Mais cela avait le mérite d’être -relativement - logique. En outre, j’étais sincère. Ou presque. La vraie raison - que je tus - était que j’étais superstitieux. Je ne vendrai la peau de l’ours qu’après l’avoir tué.

L’Examinateur avec un grand E me jeta un regard amusé et se leva sans un mot.

Le pourquoi de cette interpellation étrange s’éclairerait quelques moments plus tard. Croisant mon inquisiteur dans un couloir, il me héla, un rien goguenard : « Je vous ai vu balancer tout à l’heure devant ma question du bonheur. J’ai apprécié votre indécision, mon jeune ami. Si, si, croyez-moi. C’est un signe de maturité. Auriez-vous par hasard lu Montaigne ? Vous voyez qui il est, je suppose. »

Je n’avais rien à perdre. À ton badin, réponse de la même farine.

- « Supposition exacte. Enfin presque… Au cœur des guerres de religion qui ravageaient la France, Montaigne a prôné la tolérance, pour… - je feignis d’hésiter- un commerce pacifique entre les hommes. Le commerce des idées. »

Sourire de l’Examinateur.

Il se trouvait par chance que j’avais, en effet, lu Montaigne. Un peu. Très peu. Mais dont, O miracle, un morceau célèbre sur le bonheur ! Fouillant dans ma mémoire, mangeant mes mots, je citai avec beaucoup d’à peu près le passage fameux sur Crésus : « Les enfants savent le conte du roi Crésus, lequel, ayant été pris par Cyrus et condamné à mort, sur le point de l’exécution, il s’écria : « O Solon, Solon ». Cela rapportait à Cyrus, et s’étant enquis ce que c’était à dire, il lui fit entendre qu’il vérifiait lors à ses dépens l’avertissement qu’autrefois lui avait donné Solon, que les hommes, quelque beau visage que la Fortune leur fasse, ne se peuvent appeler heureux jusqu’à ce qu’on leur ait vu passer le dernier jour de leur vie, pour l’incertitude et variété des choses humaines, qui, d’un bien léger mouvement, se changent d’un état en un autre tout divers ».

L’Examinateur fit une moue enjouée : « Essais, chapitre XIX, Qu’il ne faut juger de notre heur qu’après la mort », et sans rien ajouter, il me tourna les talons.

Trois semaines passèrent. Je fus reçu haut la main.

« Vous sentiriez-vous heureux, Némarq, si vous étiez reçu ? » La réponse était oui.

Merci le bonheur. Merci, plus encore, Montaigne.

Quarante ans après, l’interrogation demeure. Suis-je heureux ?

N’en déplaise à Montaigne, et n’oublierais-je en rien ma dette à son égard, je ne me sentais pas alors, et pas davantage aujourd’hui, en mesure de juger du bonheur en général et encore moins du mien en particulier, après ma mort. Aussi incertaines que soient les choses de notre vie, aussi variable que soit la Fortune, je préfère disputer tant que je suis de ce monde de ce qu’il en est du bonheur humain, plutôt que reporter cet examen dans un au-delà dont je ne suis pas certain. Je rejoins là la pensée de mon maître en rébellion Spinoza, qui remit en cause cette antienne, chère aux religions du Livre, que les privations de bonheur, de liberté et d’espoir dans ce monde seraient compensées par d’éventuels bienfaits et des réparations post-mortem dans un autre, édénique, parfait.

De quoi j’ose me mêler ? Pourquoi, dira-t-on, disputer une fois de plus du bonheur, venant d’un homme qui, loin d’être un penseur de métier, exerce la profession de joaillier, quand tant d’esprits illustres l’ont précédé dans cet exercice hautement philosophique, après que tant d’intelligences brillantes nous aient au long des siècles dispensé conseils et sagesse à profusion ? Ne sait-on pas déjà tout à travers leurs écrits ? Tout n’a-t-il pas été dit, pensé, rebattu sur le sujet ?

Mais Descartes n’a-t-il pas affirmé : « C’est proprement avoir les yeux fermés sans tâcher jamais des les ouvrir que de vivre sans philosopher » ? Alors, si Descartes en personne m’y invite, je ne saurais me dérober à philosopher sur le bonheur.

Mais en saurais-je, moi, plus que d’autres, en matière de bonheur ? Pourquoi, humble et présomptueux à la fois, m’y risquer à mon tour ? Je n’ai pas la réponse. Je la cherche bel et bien ici. Tel est l’enjeu et le pari de ce livre en forme de découverte de soi et des autres. Car si tous, nous en disputons sans fin avec autrui comme avec nous-mêmes, c’est que la chasse au bonheur, cette grande affaire des hommes depuis la nuit des temps commence toujours par là, par ces questions de soi à soi : que puis-je désirer ? Que sont les choses bonnes de l’existence ? Comment régler le cours de ma vie pour leur juste acquisition ?

M’interroger, douter, m’interpeller sans ménagement, telle aura été ma règle de vie, mon péché mignon plutôt que l’introuvable réponse, la question, toujours la question, encore la question ! Pourquoi, ceci étant, cette question du bonheur quasi névrotique chez les contemporains, et tout autant chez moi ?

C’est toujours avec appréhension que je considère le moment du passage à chaque étape de l’existence, comme une épreuve. Qu’en sera-t-il, le fameux jour d’après ? Dans le ventre de ma mère, je devais, à coup sûr, m’interroger déjà sur ma faculté à être heureux au jour de ma naissance, tant je me sentais bien là où j’étais. Allais-je perdre ce bonheur ineffable ? En gagnerai-je un autre ? Mon premier cri dut être un cri d’effroi. La venue au monde commençait par la perte du bonheur intra-utérin. Dieu merci, j’en retrouvai un autre tout aussitôt, entre ma mère Yvonne et ma grand-mère Marthe, qui baignèrent ma prime enfance et la suite dans une félicité parfaite. Sauf que, nageant dans le bonheur, je ne cessais à chaque heure ou presque de craindre de le perdre, certes pas tout de suite, mais quand je ne serai plus cet enfant chéri. Au point que j’ai longtemps refusé de grandir. Pire encore, je fantasmais très tôt la séparation et la mort de mes deux anges gardiens. Que deviendrai-je sans elles ? Cela, souvent, suffisait à corrompre ces moments bénis entre leurs mains aimantes, et je redoublais d’attente, de demandes de baisers, de preuves d’amour, en vue de conjurer le sort. D’instinct, je sus le bonheur mortel, et je lui en tins rigueur. Trop beau pour durer éternellement. Trop beau pour être vrai. Une sorte de piège caché à retardement. L’idée même du bonheur, sa présence à mes côtés, ses délices sans nombre, nourrirent en retour un fond de pessimisme et de noirceur qui ne m’a plus quitté.

Considérons d’ailleurs l’étymologie du mot bonheur : bon heur. Soit la bonne fortune, c’est-à-dire la chance. Bref, le bonheur viendrait, telle la chance, de l’extérieur, sous l’effet d’un heureux hasard ou d’un décret de la Providence, dont nous serions les récipiendaires involontaires. Le bonheur ne dépendrait pas de nous, de nos propres travaux à parfaire nos désirs. Ne reposerait pas sur nous la tâche d’être heureux. En un mot : au petit bonheur, la chance. Je m’inscris en faux contre cette acception, bonne pour la cartomancie. L’homme est le premier ouvrier de son propre bonheur. Non moins, tout autant, que l’artisan de son propre malheur. Pour le coup, sommes-nous libres d’être heureux ? Sûrement pas. Car s’il y a une aptitude universelle au bonheur, les hommes, n’en déplaise à Rousseau, ne naissent ni libres ni égaux.

Montaigne, Kant, et autres philosophes

J’invoquais mes augustes « prédécesseurs ». Les voici brièvement résumés, tous loués pour leurs lumières sur le bonheur, aussi diverses soient-elles, avant que je m’essaie à en trancher moi-même et, fort de l’audace du néophyte, à y adjoindre mes propres vues.

L’histoire de l’humanité commence par deux mythes fondateurs contraires.

Le bonheur, au regard de la Bible, est une denrée inconnue. Le paradis originel est à jamais perdu, l’Âge d’or est derrière nous, la chute dans le monde ici-bas, le péché et le mal condamnent l’homme à travailler à la sueur de son front, en vue de sa rédemption et son salut dans une vie future. La vie terrestre est pure vallée de larmes, un séjour transitoire où il importe de se garder du mal et de la tentation, des souillures de la matière, des concupiscences du corps comme du vagabondage de l’âme. Exit d’emblée l’idée même du bonheur, doublé d’un rejet de la chair et du désir, objet de toutes les imprécations des théologiens, de saint Augustin et Thomas d’Aquin, jusqu’au XXe siècle.

À cet idéal ascétique, à ce pessimisme princeps de la condition humaine vouée à la désespérance et au rachat de sa nature coupable, s’oppose point par point le mythe libérateur de Prométhée. Ce Titan, créateur du premier homme qu’il façonne avec de l’argile puis anime grâce au feu céleste dérobé aux Dieux, est le symbole de la liberté humaine et l’agent exemplaire du devenir d’un monde propre à l’homme, fait pour lui et par lui, qu’il lui revient de bâtir souverainement, pour le bonheur et la grandeur futurs de l’espèce.

La conception de la vie terrestre comme vallée de larmes, expiation sans recours de notre nature mauvaise et de nos fautes contre les lois de Dieu, me révulse. À ce titre, la Shoah serait une punition divine. Telle fut la thèse, au sortir de la seconde guerre mondiale, de certains rabbins extrémistes, arguant que le peuple juif, gagné par l’athéisme et l’assimilation, avait payé son oubli de Dieu, de sa destruction en Europe. Dieu ne peut vouloir la mort de millions d’innocents ! La création d’Israël, à l’inverse, est l’illustration presque à la lettre du mythe de Prométhée, cette capacité magnifique qu’a l’homme de prendre son destin en main sans s’en remettre à Dieu. Qui, bon prince, lui a soufflé à cette fin : « Aide-toi, et le Ciel t’aidera. »

Autre mythe libérateur et hymne sans précédent au banquet de la vie, le mythe de Dionysos, le dieu du vin, fils illégitime de Jupiter et de Sémélé, enfermé, après la mort de sa mère, dans la cuisse de son père dont il sortit le jour de sa naissance. Dieu sacrilège des plaisirs, transgressant codes et mœurs, précédé sur son char d’un cortège de satyres, de bacchantes, de ménades et de nymphes, dieu des passions licites et illicites, des extases et de l’excès, dieu orgiaque du rire, de la satire et de la puissance de la vie, possédé de part en part par Éros, vainqueur à ce titre des pulsions de mort des passions tristes, du ressentiment, de la jalousie et de l’envie qui rongent le cœur des humains, Dionysos, révéré par Nietzsche, hante encore et toujours, trois millénaires plus tard notre civilisation des loisirs et des plaisirs illimités. Tant la question qu’il posa transcende époques et cultures. Tant, plus que jamais, elle s’adresse à la masse de nos contemporains en proie au désarroi existentiel : le bonheur est-il dans l’extase ou dans le pré, dans l’accumulation et la dépense gratuite – potlatch somptuaire, consumérisme à tout va - ou dans la tempérance, dans l’excès ou la mesure ? Dans le corps et les plaisirs de la chair ou dans l’esprit de la nature ? La « leçon à l’envers » de Dionysos, aussi paradoxale et sulfureuse soit-elle, ne manque pas d’interpeller nos sociétés postmodernes et l’hédonisme matérialiste qui les commande et les meut sans relâche. Plus que jamais, le bonheur est une idée neuve en Europe, pour reprendre la formule fameuse de Saint Just, à l’orée de la Révolution française. Mais lequel ?

Il y eut les années Dionysos, même si c’est beaucoup dire… J’avais vingt ans dans la décennie soixante-dix, et je dirais, oui, que c’était le plus bel âge de la vie. Le slogan de mai 1968 « Jouir sans entrave » s’appliquait au jour le jour, de façon fantasmatique, en ce qui me concerne, et dans l’imaginaire bien plus que dans le réel, outre que la lecture éblouie de Sartre m’emmenait sur de tout autres chemins, les chemins de la liberté, que les débordements dionysiaques. Mais « Dionysos » aura imprimé sa trace sur mes mœurs d’adulte. Face à l’irruption du tragique dans ma vie, à la perte de mes proches, face aux échecs brutaux, aux aléas sans appel de l’existence, aux revirements de fortune qui vous laissent K.-O., l’oubli fut chez moi de me réfugier dans l’ivresse. Ce n’était pas qu’une ivresse de fuite, de compensation. C’était aussi une ivresse joyeuse. Lorsque le monde de la raison devient insupportable, quand Trop c’est trop, envoyons tout en l’air. Et passons au Jouir, sans but, sans rime ni raison.

Après Dionysos, je découvris Epicure. Avec l’avènement de la fameuse « aurore grecque » du IVe siècle avant J.-C. – le siècle de Périclès – l’on passe enfin des mythes à la philosophie. Au mythe ancien de Dionysos répond en écho Epicure, fondateur de la philosophie hédoniste qui porte son nom, qu’il dispensa à Athènes au début du troisième siècle avant notre ère à ses nombreux disciples réunis dans le célèbre Jardin qui portait son nom.

La postérité nous a légué une image largement biaisée d’Epicure, tel un prophète de la jouissance tous azimuts, grand prêtre des plaisirs sans entraves, sorte de philosophe pour Club Méditerranée à l’antique, du fait qu’il ait, entre autres écrits, professé dans sa fameuse Lettre à Ménécée, qu’il « convient de s’appliquer assidûment à tout ce qui peut nous procurer la félicité », et ait décrété que le plaisir est « le commencement et la fin de la vie heureuse », soit le but de l’existence. Sauf qu’Epicure, à rebours de l’hubris dionysiaque, distingue les désirs nécessaires, les désirs naturels et ceux qui sont vains : gloire, richesse, luxe, pouvoir, immortalité. Loin de lier notre contentement à l’accumulation des biens matériels et à la multiplication des sensations, attaché avant tout à se garder de la multiplication des sensations, attaché avant tout à se garder de la souffrance et la peur, Epicure définit le bonheur non comme béatitude heureuse et licence donnée à nos appétits, mais comme l’absence de douleurs physiques et de troubles de l’âme. C’est ce qu’on appelle l’ataraxie. Quant à la mort et au désir d’immortalité, il faut, de même, s’en délivrer, pour la raison que « tant que nous existons, la mort n’est pas, et que quand la mort est là, nous n’y sommes plus. » La mort n’existant pas dans la vie, elle ne peut donc être ni désirable ni désirée.

Le hasard fait que j’écris ces lignes au sortir d’un déjeuner avec une femme admirable qui, trois ans auparavant avait perdu un fils de dix ans d’une tumeur au cerveau. Sa souffrance me fit jaillir des larmes. Je lui tins à peu près ce propos : « Vous avez vécu avec la mort, vous pleurez l’enfant absent. Vous avez poursuivi coûte que coûte votre vie, de mère de vos trois enfants, de femme et d’amante. La vie l’a emporté. Elle a pour vous tourné la page. »

À ma mère et à Marthe, au bonheur prodigué par ces deux dames aimantes, avaient succédé les jeunes filles en fleur, les jeunes filles de mes îles de Wight. Mon jardin d’Epicure fut mon mariage et ma prompte paternité, qui m’apportèrent une forme d’ataraxie heureuse. Fini le vagabondage des sens.

Pour autant, je ne serai jamais, de près ou de loin, en quoique ce soit stoïcien.

À mon entrée dans l’âge d’homme et ses nécessaires renoncements, Sénèque est d’autant moins devenu un maître à penser par défaut… que j’ignorais jusqu’à son existence.

Né au début du premier siècle de notre ère, lointain disciple du Grec Zenon, Sénèque, précepteur de Néron, est avec Epictète plus tard et l’empereur romain Marc-Aurèle, un philosophe stoïcien. À la différence des épicuriens, la douleur, aux yeux des stoïciens, n’est pas un mal en soi - elle-même sert un bien-, tant l’homme de raison, cultivant sans relâche la vertu, doit s’affranchir, jusqu’à l’insensibilité, des circonstances extérieures, en homme souverainement détaché de l’existence comme de son enveloppe corporelle et des biens terrestres, et demeurer indifférent au cours des événements. Les stoïciens pensaient que les sentiments dépendent absolument de notre volonté et que nous pouvons leur commander absolument, jusqu’à exercer un empire parfait sur nos passions. L’âme devenue bronze, s’abstrait alors de la contingence de notre humaine, trop humaine existence. À cette aune, le suicide constitue la suprême liberté humaine. Sommé par son maître Néron, atteint de démence, qui incendiera Rome deux ans plus tard, Sénèque s’ouvre les veines sans chercher un instant à se soustraire par la fuite à ce diktat fatal. La mort est désirable, car elle grandit la vie. Voici, dans ce passage tiré De la vie heureuse, comment Sénèque conçoit, si l’on peut dire, le bonheur : « Or tu vois quel misérable et funeste esclavage devra subir l’homme que le plaisir et la douleur, les plus capricieux despotes et les plus passionnés, vont se disputer tour à tour. Élançons-nous donc vers la liberté que rien ne donne, hormis l’indifférence pour la Fortune. Alors commencera ce bonheur inappréciable, ce calme d’un esprit retiré en un asile sûr d’où il domine tout. Alors plus de terreurs. La possession du vrai nous remplira d’une joie immense, inaltérable, et de sentiments affectueux et expansifs que nous savourerons moins comme des biens que comme des fruits d’un bien qui est en nous. »

Le plaisir-esclavage ? Un despote ? Je ne saurais imaginer l’homme et la femme sans la puissance de l’orgasme, et, en regard, la douleur des corps est d’autant plus inhumaine, que rien, aucune fatalité, aucune acceptation, ne saurait nous la faire accueillir avec je ne sais quelle indifférence. Un sage impassible devant la douleur me semblera toujours moins vivant qu’un homme qui souffre, qui hurle et se rebelle. La grande preuve de la vie, c’est de refuser la souffrance et glorifier les plaisirs.

Acceptation de la nécessité, impassibilité devant le sort, austérité des mœurs, rigueur extrême de la vertu : fait tout entier de renoncement, le bonheur chez les stoïciens est une potion orgueilleuse trop impérieuse et amère à mon goût. Elle choque mon amour de l’existence, forclot mon goût d’entreprendre et d’améliorer le monde, décourage de se battre pour son bien et celui d’autrui, et fait injure à notre souci légitime des plaisirs et des jours.

À l’exception des suicides héroïques – Pierre Brossolette se jetant par la fenêtre du siège de la Gestapo avenue Foch pour ne pas parler, le suicide ne sera jamais à mes yeux qu’une démission face à l’instant, serait-il mûri et préparé de longue date.

Revenons à mon cher Montaigne, dont le stoïcisme tempéré n’est pas sans séduction. Franchissons les siècles où l’idée de bonheur n’était pas de mise ou si peu, pour aller rendre visite, au soir de la Renaissance, reclus dans sa tour du château d’Yquem en Bordelais, au sieur de Montaigne, polissant ses Essais dans la chère librairie. Je lui pose d’emblée la question du bonheur. Rire de Montaigne, ce maître en scepticisme, naturaliste de l’humaine condition, ami des hommes autant que sans illusion sur eux, pointant sans relâche leurs peurs, leurs petitesses et autres tares, dont il ne s’exemptait nullement lui-même. Ah ! Le fameux rire de Montaigne ! Son rire dure longtemps, s’arrête enfin. Voici sa réponse. Je la rapporte fidèlement : « Parmi les fêtes et la joie, ayons toujours ce refrain de la souvenance de notre condition, et ne nous laissons pas si fort emporter au plaisir, que parfois il ne nous repasse en la mémoire combien de sortes notre allégresse est en butte à la mort, et de combien de prises elle la menace. Ainsi faisaient les Égyptiens, qui, au milieu de leurs festins et parmi leur meilleure chaire, faisaient apporter l’anatomie sèche d’un corps d’homme mort, pour servir d’avertissement aux conviés. »

À l’appui de ses Égyptiens si pleins de philosophie, je lui narre à mon tour l’histoire suivante.

J’ai seize ans, nous dînons, mes parents et mon oncle accompagné de sa petite amie de quarante ans de moins que lui, un mois d’août à l’hôtel des Palmiers, à Saint-Raphaël. L’heure est aux plaisirs de la table et de la famille ; nous avons commandé une somptueuse bouillabaisse. La conversation s’échauffe, le serveur apporte les assiettes de soupe dans lesquelles il s’apprête à mettre le poisson. Mon oncle, Maurice, ce géant, dont les papilles déjà se réjouissent, soudain s’effondre dans l’assiette, éclaboussant le garçon en train de le servir. Nous le voyons tous mort. Terreur de sa jeune compagne. Dieu merci, il ne l’est pas. Il se réveille et part d’un éclat de rire tonitruant « Ah ah ! Je vous ai vraiment fait peur, hein ? ». On lui ressert derechef sa bouillabaisse. Il avait fait un énorme malaise.

Montaigne opine d’un sourire entendu, et reprend, pour parfaire son propos : « Les choses nous paraissent souvent plus grandes de loin que de près. J’ai trouvé que sain j’avais eu les maladies beaucoup plus en horreur que lorsque je les ai senties ; l’allégresse où je suis, le plaisir et la force me font paraître l’autre état si disproportionné à celui-là, que par imagination je grossis ces incommodités de moitié, et les conçois plus pesantes que je ne les trouve quand je les ai sur les épaules. »

Rien n’y fait : je suis terrifié, chaque automne, par la piqûre du vaccin contre la grippe. Qui s’avère parfaitement indolore. Ne parlons pas des prises de sang. Nous sommes si épouvantés par l’inéluctabilité de notre néant, que le moindre avatar nous semble en être le signe avant-coureur, porter en lui une petite mort et nous procure absurdement un supposé avant-goût de la vraie.

Pour finir, Montaigne assène avec une égale douceur dans la voix : « Je crois des hommes plus malaisément la constance que tout autre chose, et rien plus aisément que l’inconstance. Notre façon ordinaire, c’est d’aller après les inclinaisons de notre appétit, à gauche, à dextre, contremont, contrebas, selon que le vent des occasions nous emporte. Nous ne pensons ce que nous voulons qu’à l’instant même que nous le voulions, et changeons comme cet animal qui prend la couleur du lieu où l’on couche. Ce que nous avons à cette heure proposé, nous le changeons tantôt, et tantôt encore retournons sur nos pas. Ce n’est que branle et inconstance. Chaque jour, nouvelle fantaisie, et se meuvent nos humeurs avec les mouvements du temps. »

Qu’est-ce que l’inconstance ? J’ai toujours été fort mal disposé à l’endroit des opportunistes, ces individus étranges conformant leurs opinions et leurs actes au public auquel ils les destinent. Pour autant, j’admire l’intelligence extrême d’un Edgar Faure, qui, de sa voix à la coquetterie zézayante, se défendait avec humour : « Ce n’est pas la girouette qui tourne. C’est le vent. » Alors, s’élever contre l’inconstance, rester ferme sur ces principes, ses convictions, ses positions, ignorer la contingence ? Il est aisé de critiquer l’inconstance d’un conjoint quand on connaît les couples amis. Mais que sait-on vraiment des causes privées de l’infidélité des uns ou des autres ?

Le mot bonheur n’a pas été prononcé une seule fois par ce maître en stoïcisme mâtiné d’Epicure. Nous n’en saurons pas plus. Mais nous voilà prévenus. Nous quittons Yquem un peu plus sages que nous n’étions venus. Bien décidés cependant à conduire notre enquête sur le bonheur dans un sens plus ouvert, si possible, aux promesses que ce beau mot contient.

Dans cet esprit, transportons-nous un siècle plus tard dans la libre Amsterdam auprès de Baruch Spinoza (1632-1677), premier juif athée de l’histoire des idées, devenu philosophe métaphysicien dans la Hollande orangiste, havre de tolérance religieuse et politique au sein d’une Europe partout soumise à l’absolutisme royal et aux Églises d’État. Mis au ban de sa communauté pour avoir proclamé le fameux « Dieu, c’est-à-dire la Nature », formidable coup de force panthéiste qui nie toute transcendance divine, ce polisseur de verres ne traite pas directement du bonheur – le mot est quasiment absent de son œuvre – lui préférant les mots de béatitude, de quiétude et de joie. Mais tout le reste, pour la première fois, y est, où les philosophes de l’avenir, les vitalistes, les matérialistes, les libres penseurs, les athées, les amis du genre humain, puiseront à profusion concepts et certitudes.

Pour Spinoza, à l’encontre de l’idéalisme platonicien et du rationalisme de son contemporain Descartes, le désir, qu’il appelle en latin conatus, est l’essence même de l’homme. Il est l’expression de la puissance vers ce qui nous paraît bon. « Ce qui fonde l’effort, le vouloir, l’appétit, le désir, nous dit Spinoza, n’est pas qu’on ait jugé qu’une chose est bonne ; mais, au contraire, on juge qu’une chose est bonne par cela même qu’on y tend par l’effort, le vouloir, l’appétit, le désir. » (L’Éthique, III). L’essence de l’homme n’est pas d’être voué à l’Idée et au Bien (Platon), d’être un être conscient ou pensant (Descartes) mais d’être un être de désir (ce que Freud, plus tard, mettra au cœur de la psychanalyse). L’essence de l’homme est sa puissance, puissance du corps (étendue), puissance de l’esprit (pensée), toutes choses que reprendra Nietzsche presque à la lettre dans la Volonté de puissance. Selon que son effort vers la puissance et son appétit de vivre seront favorisés ou empêchés, l’homme passera à un plus grand ou moindre degré de puissance et de perfection, et sera affecté d’un sentiment de joie ou de tristesse.

Le conatus est-ce par quoi chaque chose, tout être, s’efforce de « persévérer dans son être » selon un déterminisme intangible qui, loin du libre arbitre chrétien et des supposés pouvoirs de l’âme sur nos actions, est la loi universelle de la nature, nature dont les lois sont partout et toujours les mêmes, l’humanité comprise. Lois qui poussent les gros poissons à manger les petits en vertu d’un droit naturel souverain ; mêmes lois de nature exactement qui gouvernent nos affections, haine, colère, envie. Le droit naturel est l’exercice réglé de ces lois. La découverte de leur mécanisme, la science de nos affections, constitue le socle nécessaire d’un comportement moral en accord avec le Grand Tout. Le droit naturel n’interdit rien de ce que la Nature rend possible, ne prohibe rien, passions comprises, ni les conflits, ni les haines, ni la colère, ni l’aversion.

Les hommes « péchant par une nécessité de nature » seraient-ils alors irresponsables et leurs actes éternellement excusables ? « Dieu ne s’irrite pas, répond Spinoza. Tout arrive selon son décret. » Mais il ajoute, limitant le droit de la nature en vertu des lois utiles à la nature humaine : « Qui devient enragé par la morsure d’un chien, doit être excusé à la vérité et cependant on a le droit de l’étrangler. Et qui, enfin, ne peut gouverner ses désirs ni les contenir par la crainte des lois, bien qu’il doive être excusé en raison de sa faiblesse […] périt nécessairement. »

Spinoza représente une étape fondamentale en faveur du droit des hommes au bonheur. Pas de bonheur, dit-il, sans droit à la connaissance et au libre examen, à commencer par les textes de la Bible. Spinoza remet en cause l’origine divine des récits testamentaires, leur chronologie fictive et leurs inexactitudes, tous textes, dit-il, qui ne peuvent avoir été écrits sous la dictée de Dieu et à l’époque alléguée, mais bel et bien par des hommes. Il n’y a aucune raison de penser que Dieu nous ait faits à son image, et que nos actes le satisfont. Ce fut la première raison de son excommunication. La seconde raison est que le message transmis, la transmission de la Loi par la Torah et la Kabbale, ne véhicule que des superstitions dans l’intérêt premier de leurs desservants, afin d’asseoir leur pouvoir théologique. Ce qui revient à nier la religion en tant que système institué. Ajoutons que Spinoza est l’ancêtre de la pensée marxiste : tout effet, dit-il, a une cause, et les choses sont la résultante de la réunion de leurs causes. La causalité est historique, elle ne doit rien à un supposé déterminisme téléologique, Dieu n’est pas la source de l’histoire des hommes ni du mouvement du monde. Le déterminisme est historique. Seuls les hommes font l’Histoire. De même, seule la connaissance des phénomènes de la nature, nature humaine comprise, est vraie.

Est-ce à dire que Dieu n’a pas sa place dans l’édification et l’architecture du monde ? Dieu pour moi est à l’origine de tout, du Grand Tout. Il a créé le monde, c’est-à-dire le cadre, et la mécanique terrestre et ses mouvements, laissant aux hommes le soin d’habiter ce cadre, de le meubler à leur guise, de le faire vivre et d’user le Tout, les mécanismes. Sa tâche accomplie, Dieu ne s’implique en rien dans la trame quotidienne de nos vies et dans notre destin, dont nous sommes les seuls et libres acteurs.

Il n’y a pas de ce fait de limites à la Connaissance. Notre pouvoir sur la vie est potentiellement infini. À nous le privilège de régler les affaires du monde.

Spinoza m’a enseigné que l’amour de la liberté peut et doit aller jusqu’au choix d’être excommunié par sa communauté, si elle est vécue, avec ses règles et ses interdits, comme une prison pour l’Être et pour l’esprit. Par les temps qui courent, l’exemple de Spinoza a valeur de rappel et résonne comme un cri : plutôt se faire apatride que vivre dans un pays où régnerait l’ordre moral et où l’ordre républicain serait bafoué.

Comme tant d’autres avant moi, je m’incline devant la force et la modernité de la pensée de Spinoza. Vais-je m’incliner devant Pascal, génie littéraire, mathématique et religieux à la fois ? Face aux deux premiers Pascal, notre admiration est sans borne. Le troisième, le Pascal janséniste devenu mystique sur le tard non sans avoir fréquenté les milieux libertins au milieu du siècle de Louis XIV, a écrit dans les Pensées cette condamnation qu’il entendait définitive, du bonheur : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre. » Le même homme recourra in fine à des pratiques de mortification, en haine de sa propre chair. Jouissant partout du commerce de mes semblables, je m’honore de partager avec eux ces « divertissements » que l’austère moraliste condamnait. Tant – au choix – la vie, la Providence, Dieu, ou encore la nature, veulent le bien des hommes et non leur malheur. Tant reposent notre vivre ensemble et une bonne part de notre bonheur individuel sur les liens – amitié, compétition, rivalité, citoyenneté – que les hommes tissent entre eux au sortir, chaque jour, de leur chambre forteresse pour vaquer à leurs occupations dans la Cité humaine. Voir ainsi crevées les bulles de l’égoïsme et de la vie privée, se double d’un spectacle dont je ne me suis jamais lassé. Le bonheur est chose sociale autant qu’individuelle.