Le corbeau muselé - Louise Lerouge - E-Book

Le corbeau muselé E-Book

Louise Lerouge

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Beschreibung

À contrecœur, Aliénor accepte d’organiser un séminaire universitaire à Rennes-le-Château pour rendre service à une « vieille » amie. Cependant, lorsque son collègue excentrique est retrouvé mort dans des circonstances obscures, les soupçons se portent sur elle. Alors que les théories fantasques de la victime émergent, Aliénor se trouve plongée au cœur de mystères ésotériques et d’énigmes historiques. Parviendra-t-elle à démêler le vrai du faux et à éviter de se brûler les ailes dans cette intrigue ?


À PROPOS DE L'AUTRICE


Fascinée par l’histoire et les vestiges du passé, passionnée par les récits d’énigmes depuis son adolescence, Louise Lerouge a opté pour l’Aude et ses secrets comme toile de fond pour "Le corbeau muselé", son premier roman.

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Louise Lerouge

Le corbeau muselé

Roman

© Lys Bleu Éditions – Louise Lerouge

ISBN : 979-10-422-1662-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Certains lieux de cette intrigue existent, d’autres non. Tous les personnages sont imaginaires, et il n’y a pas de section de recherches à Carcassonne. Des choix arbitraires parce qu’il s’agit d’une fiction, car l’auteure voulait un récit – et le lecteur en sera le seul juge – à la fois réaliste et original.

Chapitre un

Carcassonne

Le clocher de la basilique Saint-Nazaire-et-Saint-Celse sonne 17 h. Aliénor soupire, admirative du joyau d’architecture médiévale offert à sa contemplation, depuis la fenêtre de son bureau. On pourrait craindre que cette construction hétéroclite, romane à l’est et gothique à l’ouest, heurte l’œil du puriste. Elle propose, au contraire, une harmonie touchante, tout aussi inspirante que la vie de ses deux saints, Nazaire et Celse. Issus de familles notables, ils ont tout abandonné pour partager le message de la foi chrétienne, sans jamais le renier malgré l’adversité de Rome, jusqu’à leur persécution sous Néron en 64. Une force intérieure qui a profondément touché Aliénor. Ses deux premières semaines dans l’Aude lui auront permis de prendre ses marques et d’organiser ses mois à venir. Fraîchement débarquée d’Abidjan, elle assure à Alet-les-Bains une mission temporaire de house keeping, dans une bastide désertée par sa propriétaire américaine. Elle a rapidement été happée par son amie d’université, Daliane, en charge de l’administration du château comtal et des remparts de la cité médiévale de Carcassonne. À grand renfort de souvenirs de leurs années en histoire de l’art puis en muséologie, son amie a fini par la persuader de revenir à ses premières compétences. Et d’assurer pour elle une vacation de guide-conférencière et d’assistante. « Tu étais la meilleure de la promo ! ». Tel a été l’argument imparable pour la convaincre de travailler pour elle. Il est vrai que sa charge au domaine de l’Éraude ne consiste qu’à garder la maison et à nettoyer ses espaces de vie en échange d’y vivre gratuitement jusqu’à fin décembre. Aliénor disposait donc du temps libre nécessaire pour consacrer une dizaine d’heures par semaine à cette mission culturelle. À juste titre, Daliane craignait que le caractère dynamique de son amie ne souffre d’une vie trop oisive. Redécouvrir l’histoire de Carcassonne et sa région s’est révélé passionnant et elle a renoué aisément avec son ancienne vocation, abandonnée depuis plusieurs années. Et son intégrité intellectuelle la force à admettre que son précédent métier d’enseignante lui manque moins qu’elle ne l’avait imaginé.

Il lui avait fallu s’adapter au rythme étonnant de cette ville, coupée entre le quartier de la Bastide Saint-Louis et la cité médiévale. Cette dernière, désertée par les habitants, est entièrement dévolue aux visiteurs de passage. Les ruelles étroites y sont jonchées de magasins de souvenirs, de boutiques de reproductions médiévales en tous genres et d’échoppes de confiseries. Ainsi, le week-end, les jeunes visiteurs arpentent les remparts parés d’une panoplie historique pour le moins fantaisiste. Gaufre au sucre en main, ils supplient leurs parents de les laisser crapahuter librement sur le chemin de ronde. En cette saison basse, nombre de restaurants et tavernes ont fermé leur enseigne pour l’hiver. Seuls les établissements les plus implantés proposent encore leurs services, arborant fièrement leurs citations dans les guides touristiques et gastronomiques, tels d’anciens combattants leurs médailles militaires chèrement acquises. Ainsi, la place Marcou reste toujours envahie en fin de semaine.

Les habitants ont, de leur côté, préféré se retrancher dans la Bastide Saint-Louis, deuxième cité médiévale de Carcassonne, dite « ville basse », construite à partir de 1247 sur les bords de l’Aude. La préférence d’Aliénor penche pour ce quartier, joyeux et fringant, au patrimoine remarquable. Moins éblouissant que la ville de Florence, bien sûr. Une ville fantastique dans laquelle elle a vécu trois années merveilleuses avant de la quitter, amère, après une rupture amoureuse brutale. À l’issue d’un séjour d’une année en Afrique, elle a finalement atterri ici pour quelques mois. Elle pousse un nouveau soupir, acerbe celui-ci, censé chasser ce passé douloureux de son esprit.

Tout irait pour le mieux si sa « pote de fac » n’accordait pas autant de soin à trouver n’importe quel prétexte pour l’entourer d’hommes séduisants et libres, considérant que son célibat avait assez duré. De préférence les amis de son conjoint, prof d’université. Léandre est un homme charmant avec lequel Aliénor a tout de suite sympathisé. Ce vendredi après-midi touche donc à sa fin. Assise à son bureau, la jeune femme redoute l’annonce imminente d’une énième soirée « entre amis » durant laquelle Daliane la poussera dans les bras de tous les célibataires environnants. Et refusera d’entendre que son amie préfère pour le moment s’épargner le risque d’une nouvelle peine de cœur qui ne s’éteindrait qu’au prix de longues nuits de larmes et de désolation. Certains seront très charmants, comme toujours. Mais même si la solitude lui pèse, tout autant que son lit invariablement vide, Aliénor n’a pas l’intention de mettre le Léandre adoré dans l’embarras en faisant de ses collègues des amants sans lendemain.

Ces pensées frivoles la rendent inattentive aux coups discrets frappés à sa porte. Daliane s’aventure dans le bureau, vêtue comme toujours avec un raffinement accordé à sa délicieuse silhouette de sylphide. Pourtant, son habituelle jovialité a cédé à une expression soucieuse, qui ne présage certainement pas une soirée de débauche.

— Aliénor, je sais que ce n’est pas prévu dans tes missions, mais je souhaiterais que tu coordonnes avec moi l’organisation d’une formation. Une sorte de séminaire pour des guides-conférenciers ainsi que des étudiants en dernière année. Il s’agit d’exposés, échanges et débats sur l’histoire du territoire, agrémentés de visites de sites. Sur trois jours. Qu’en penses-tu ?

Cet événement seul ne saurait infliger à Daliane une telle crispation. Son poste d’administratrice lui impose la gestion de dossiers beaucoup plus épineux. Quand Aliénor s’enquiert de ses difficultés, son air préoccupé se double d’une moue franchement renfrognée.

— Le projet en lui-même ne pose pas de problème. C’est juste qu’on l’organise à Rennes-le-Château…

Rennes-le-Château ? Bien sûr. Étudiantes, elles ont allègrement arpenté les routes à la découverte des richesses patrimoniales européennes. Elles avaient alors des tempéraments opposés. Aliénor aimait se laisser séduire par des approches historiques singulières, qu’en bonne repentie, elle qualifie volontiers aujourd’hui de fumeuses. Daliane, quant à elle, était déjà résolument cartésienne, réfractaire aux théories spéculatives et encore plus aux soi-disant mystères. Ce qui est toujours le cas. Rennes-le-Château, commune d’à peine soixante-dix administrés, située à une demi-heure au sud de Carcassonne, affublée par certains du titre de « capitale secrète de l’histoire de France », a la réputation d’un village aux multiples secrets. Trésor caché de l’Abbé Saunière, constructions et ouvrages ésotériques à n’en plus finir, tombeau de Marie-Madelaine, voire de Jésus, trésors des Wisigoths, des Templiers et des Cathares, tous les fantasmes dont la région regorge y sont concentrés. Et ont inspiré de nombreux ouvrages plus ou moins fantaisistes. On devine l’enthousiasme de Daliane à organiser un séminaire universitaire dans un lieu aussi sulfureux. Le sourcil interrogateur d’Aliénor lui arrache d’ailleurs un soupir irrité.

— Oui, je sais ce que tu penses. Mais le Centre des Monuments Nationaux a aussi pour mission de construire des liens territoriaux forts et Rennes-le-Château est l’un des plus jolis villages du département. De toute façon, la décision est déjà prise depuis plusieurs mois. J’organisais cet événement avec l’animatrice du centre d’interprétation de l’architecture et du patrimoine de Narbonne. Mais la pauvre, sa grossesse se complique et elle vient d’être mise en arrêt pour plusieurs semaines. L’organisation est bien avancée. Le séminaire a lieu dans un peu plus de trois semaines, à la mi-novembre.

Même si ces derniers mois, Aliénor a protégé sa nature généreuse, meurtrie par le chagrin, derrière une retenue prudente, il n’est pas toujours dans son tempérament de tourner le dos à une âme dans le besoin.

— Ne t’inquiète pas. Je ne vais pas t’abandonner dans un repaire d’illuminés !

Et comme par miracle, un sourire rassurant rend à son amie son enthousiasme naturel.

— Merci, Didouce, tu me sauves !

Un surnom ridicule et tenace qu’elles portent toutes les deux, conséquence fâcheuse d’une nuit d’ivrognerie universitaire. Soulagée, Daliane emporte Aliénor dans un tourbillon d’affection pour lui annoncer, enfin, la fameuse soirée « entre amis », car même Rennes-le-Château ne saurait freiner ses élans d’entremetteuse…

Chapitre deux

La femme de Ballak

— Professeur Blanchard, un immense merci pour ces précisions. Vous interviendrez donc avec vos deux doctorants, Naël Adnan et Nicolas Moustiers. Au programme : la croisade contre les albigeois, les commanderies templières en Aude et l’Inquisition. Parfait, merci encore.

Amid Blanchard, professeur des universités à Lyon 2 et médiéviste de renom, légèrement pontifiant, mais malgré cela fort sympathique, est l’invité d’honneur du séminaire. Son intervention sera l’occasion de démonter des préjugés tenaces sur l’histoire des hérésies du sud de la France, à commencer par l’usage impropre du terme « cathare ». Son champ d’études est assez large et bien qu’il travaille à Lyon, il séjourne souvent dans la région. Le 15 mars, il a d’ailleurs tenu une conférence à Montpellier sur le procès des Templiers, comme il vient de l’expliquer longuement avant d’apporter quelques détails sur l’intervention de Nicolas Moustiers, son thésard, qui ruinera lui aussi nombre d’idées reçues sur les procédures inquisitoriales.

Une vibration de smartphone alerte Aliénor sur l’imminence de son déjeuner avec Daliane, laquelle risquant de tomber d’inanition au restaurant si elle doit l’attendre plus de cinq minutes. Le comble pour une personne incapable elle-même de ponctualité. En gare de Carcassonne, le jour de son arrivée, elle l’a fait poireauter près d’une demi-heure. Puis elle a finalement déboulé au volant de sa minuscule cabriolet, arguant du nouveau complot fomenté par les astres pour anéantir ses vains efforts pour honorer l’horaire de leur rendez-vous. Aliénor n’a évidemment pas écouté, protégeant ainsi ses précieux neurones de trentenaire d’une logorrhée interminable…

Balayant ces considérations peu constructives et consciente que l’Univers stoppera son expansion le jour où Daliane deviendra ponctuelle, elle file parcourir en vitesse les cent mètres qui lui permettront de la rejoindre, à l’auberge de Dame Carcas.

Aliénor pousse la porte du restaurant et parcourt la salle des yeux. Mais déjà, ses narines sont saisies par des effluves de viandes et d’épices, grillées au beurre dans une symphonie joyeuse de casseroles en cuivre, si caractéristique d’une cuisine du terroir généreuse. Daliane, déjà installée sur un confortable fauteuil de cuir cramoisi, étudie avec une concentration manifeste la carte des menus. Visiblement affamée, elle ne porte aucune attention au charme des voûtes en pierres de taille, aux poutres apparentes et à l’éclairage tamisé qui offrent aux usagers de cette vénérable bâtisse une ambiance de vieille auberge, chaleureuse et familiale. Tout ça pour porter au final leur choix, comme d’habitude, sur un magret de canard au miel. Un premier coup de fourchette salvateur leur permet d’aborder enfin sereinement leur déjeuner. Car, au-delà du plaisir d’un moment partagé, il doit leur permettre de finaliser l’organisation du séminaire.

— Préparer cet événement aura été beaucoup plus plaisant que je ne l’imaginais, sûrement grâce à la qualité du programme.

— Je suis d’accord, Aliénor. Les interventions font largement la part entre réalité historique et fantasme collectif.

Ses notes étalées près de son assiette, Aliénor présente méthodiquement, entre deux bouchées, l’avancement de son travail, relatant, pour conclure, son entretien avec Amid Blanchard et indiquant que son après-midi sera consacrée à des échanges finaux avec deux autres chercheurs, Shabnab Dali et Paulin Vidal. Daliane réagit avec enthousiasme à l’évocation de ce dernier.

— Paulin Vidal a une approche un peu austère, mais son intervention sur le patrimoine gallo-romain de la Narbonnaise va être palpitante. Tous les chercheurs de l’Université d’Aix-Marseille sont loin d’être aussi captivants. Il anime de nombreuses conférences dans tout le bassin méditerranéen. C’est un spécialiste du 1er siècle, mais il abordera normalement en fin de conférence la christianisation du sud de la France.

En effet, Aliénor l’a lu dans l’historique des courriels échangés avec l’organisatrice précédente. Il s’agit de faire, là aussi, la part entre l’idée répandue de la venue de Marie-Madeleine à Marseille avant de finir sa vie à la Sainte-Baume, et la réalité archéologique qui, elle, ne parvient pas à l’établir.

— Daliane, je poursuis. Shabnab Dali m’a envoyé un message. Elle nous confirme son thème d’intervention sur le contexte de la séparation de l’Église et de l’État. J’ai parcouru sa biographie : maîtresse de conférences à l’Université Paul Valéry à Montpellier, elle a réalisé une recherche sur l’activisme des cercles catholiques ouvriers, à la fin du 19e siècle, dont celui de Narbonne. Elle en parlera bien sûr.

Quant à l’animation des tables rondes, l’organisation fonctionne comme prévu. Christine Maillard, directrice de la licence professionnelle de guide-conférencier.e de l’Université de Perpignan, animera un atelier sur des questions de médiation culturelle. Le Président de l’association des guides-conférenciers d’Occitanie (AGCO), Paul Morin, ainsi que le conseiller DRAC pour la valorisation du patrimoine, Jérôme Diche, interviendront également. Un riche programme donc et des échanges passionnants en perspective.

Alors qu’elles passent brièvement en revue la liste de la cinquantaine de participants, Daliane tombe dans un mutisme inattendu. Qui dure. Aliénor observe son amie. C’est le genre de silence qui annonce le petit grain de sable qui va perturber un rouage bien huilé, malgré la satisfaction que devraient normalement leur apporter la perspective d’un événement bien organisé ainsi que la savoureuse tarte tatin qui vient de leur être servie.

— Que se passe-t-il, Didouce ? Tout semble s’annoncer sous les meilleurs augures, non ?

— Paul Morin nous demande une petite faveur.

Une « petite faveur » ne saurait justifier une mine si déconfite. Aliénor patiente, sans un mot. Une attitude qui finit par être récompensée.

— Il nous demande d’intégrer le secrétaire adjoint de l’AGCO à notre liste d’invités, bien qu’il ne soit pas intervenant.

Cet homme est un guide-conférencier reconnu pour la qualité exceptionnelle de ses visites. Fort apprécié de ses collègues. Elle-même, Daliane, l’aime beaucoup. Il se révèle malheureusement adepte des théories fantasques sur Rennes-le-Château et ses environs, qu’il partage de manière théâtrale à quiconque croise son chemin. On imagine bien l’ambiance que la présence d’un tempérament difficile à canaliser peut entraîner. Elle finit par avouer, honteuse, avoir d’ores et déjà accordé cette faveur. Une confession qu’Aliénor gratifie d’un sourire bienveillant.

— Daliane, je te donne l’absolution en échange d’un samedi soir sans entremise. Allez, dis-m’en plus sur cet aimable personnage.

Gontran Goulard, c’est son nom, est un jeune homme d’à peine trente ans, très compétent, issu d’une formation universitaire en sciences humaines solide, maîtrisant les arcanes de la recherche archivistique. Un modèle à ce titre pour ses collègues. Il assure en free-lance des vacations dans plusieurs monuments et sites de la région. Il loge à l’année à l’Auberge de Pins, à Rennes-le-Château. Là où seront logés les intervenants du séminaire.

— Il a une autre face, plus extravagante. Il est très attiré par des théories farfelues sur l’histoire de la région, mariant avec une facilité déconcertante contenus scientifiques historiques et évocations ésotériques ou occultes. Il y a quelques années, je suis sûre qu’il t’aurait beaucoup plu.

Aliénor offre à cette remarque une moue réprobatrice. Il y a quelques années, peut-être. Mais une fois que l’on comprend que les théories alternatives rencontrent les plus grandes difficultés à appuyer leurs propos sur des faits concrets et des textes crédibles, il paraît difficile d’y accorder du crédit. Imaginer une source biblique comme unique trace de la réalité d’une origine extra-terrestre de l’humanité lui semble aujourd’hui manquer de la rationalité la plus élémentaire. Même si son tempérament romanesque rêve toujours de LA découverte incontestable qui remettra en cause le savoir établi. Bref, une fois l’écran de fumée dissipé, elle a préféré revenir à une approche moins séduisante, mais plus conforme à une rigueur scientifique qui ne l’avait, au fond, jamais vraiment quittée. Comme le disent beaucoup de chercheurs, la science n’apporte que des savoirs qu’on n’a pas encore pu remettre en cause. Pour autant, cette remise en cause doit reposer sur des fondements éprouvés suivant une méthodologie rigoureuse, et non se baser sur des intuitions qu’on estimerait de même valeur. Sans source, pas de vérité acquise, et on ne peut pas s’appuyer sur des données bancales. Différence entre croyance et science.

Daliane rompt cette petite conférence intérieure et conclut sa présentation du personnage :

— Il a créé une société pseudo-secrète Les chevaliers de Magdala dont je doute qu’il y ait beaucoup de membres. Toujours est-il qu’il sera dans notre sillage pendant tout le séminaire, ce qui t’obligera à une vigilance implacable.

De retour à son ordinateur, Aliénor échange comme prévu quelques courriels avec Paulin Vidal et Shabnab Dali pour finaliser, sans grande difficulté, leurs interventions. Elle vérifie enfin une dernière fois sa liste de tâches. L’aménagement du domaine de l’Abbé Saunière et la transformation de la salle des fêtes en espace de séminaire ont été mis au point au terme de plusieurs échanges téléphoniques fastidieux avec Maurice Fourié, le chef du service technique de la mairie. La jeune femme a bravé avec courage un accent méridional, dont les « R » enroulés à l’excès le rendent à peine compréhensible pour une oreille non exercée. Suivant la pratique de Noël Corbu, ancien propriétaire du domaine Saunière qu’il avait converti en hôtel-restaurant dans les années cinquante, les salles en sous-sol de l’esplanade qui relient la tour Magdala à l’Orangeraie seront utilisées pour les pauses déjeuner. La gérante du restaurant Les jardins de Marie a trouvé la patience de valider et confirmer les innombrables détails inutiles, mais auxquels Aliénor semblait tenir pour l’organisation des repas et du dîner de clôture. Tout comme Géraldine Crival, propriétaire de l’hôtel dans lequel logeront les intervenants, l’Auberge de Pins, du nom d’une vieille famille aristocratique du Languedoc liée par mariage avec les seigneurs de Rennes-le-Château. Les déplacements du jour de leur arrivée jusqu’à leur départ ont été minutieusement vérifiés, voire minutés.

Reste la présence de la presse. La chargée de communication du château de Carcassonne s’est montrée d’une efficacité redoutable. Outre les médias locaux et régionaux, plusieurs influenceurs couvriront l’événement. Elle a par ailleurs organisé la présence d’une radio spécialisée, la webradio Ondes Médiévales, qui réalisera une couverture et une diffusion audio grâce à la présence de son journaliste phare, Julien Crétois. Enfin, un dispositif technique a été prévu pour assurer l’enregistrement des interventions pour une diffusion en direct sur la chaîne YouTube du château de Carcassonne. Bien. Tout à l’air en ordre. Après avoir confirmé la bonne gestion de l’événement auprès des institutions devant en être informées – pompiers, gendarmerie, préfecture –, ne reste à Aliénor qu’à rédiger un courriel récapitulatif à Daliane. Laquelle sera parfois absente pour répondre à d’autres obligations de sa fonction. Le séminaire a lieu la semaine prochaine et les quelques bricoles à fignoler, tels les badges des intervenants et participants, l’impression des programmes et le discours d’ouverture seront bouclés en un clin d’œil.

— Annette, je ne te remercierai jamais assez !

Sous le soleil d’automne, Aliénor sirote un café en compagnie de sa boulangère préférée, à vrai dire, l’unique du village d’Alet-les-Bains. Au fil des semaines, et d’une consommation indécente de pain bio aux noix, les deux trentenaires ont noué des liens de sympathie, renforcés par la gourmandise et le besoin de motivation pour s’astreindre à deux séances de footing hebdomadaires. Pas un marathon, bien sûr ! Juste quelques kilomètres à trottiner dans les vignes.

Le séminaire requiert la présence permanente d’Aliénor à Rennes-le-Château. Ce n’est qu’à 12 km de l’Éraude, mais son arrangement stipule qu’elle ne doit pas s’absenter la nuit. Madame Goldsmith, la propriétaire, présentement dans sa résidence new-yorkaise jusqu’à Noël, a été très compréhensive et conciliante, acceptant qu’Annette passe tous les jours jeter un œil en son absence. L’Américaine est certainement, elle aussi, sous le charme de la pétulante boulangère… On est lundi, Aliénor sera à Rennes-le-Château dès le lendemain après-midi pour accueillir les intervenants et procéder aux ultimes préparatifs. Et elle ne rentrera que samedi matin après le départ de tout le monde. Elle profite donc de cette journée au soleil, sur la terrasse de la bastide.

C’est le grand jour. L’activation de l’alarme de la maison contrôlée trois fois, l’application du télésurveilleur installée sur son smartphone et Annette assommée d’instructions jusqu’à saturation, Aliénor roule enfin, dans la voiture de madame Goldsmith mise à sa disposition avec la maison, sur la D118 qui la mène à Rennes-le-Château. Suivant les directives de la haute saison durant laquelle le village est interdit à la circulation, bien qu’en hiver cette prescription soit levée, elle se gare sur le parking en contrebas. Les services municipaux ont en effet jugé plus pertinent d’éviter un flux de véhicules en maintenant la circulation piétonnière exclusive. Elle s’engage donc à pied dans la Grand-Rue, artère principale qui irrigue la bourgade. Son itinéraire passe par la salle des fêtes, puis par le domaine de l’Abbé Saunière pour un énième rendez-vous inutile avec les techniciens de la mairie, car tout est prêt, bien sûr. Mais il aura été l’occasion de rencontrer le fameux Maurice dont la stature de colosse, relevée par une moustache conquérante s’accorde à merveille avec son accent occitan. Puis elle envoie un dernier message, inutile, lui aussi, au traiteur. Tout est prêt, doublement, triplement prêt. Devenue au fil des semaines la bête noire de tous ses partenaires et prestataires, Aliénor a imposé à tous et sans relâche le principe « ceinture et bretelles ». Elle se dirige, enfin, bagages en mains, vers l’Auberge de Pins. Cette bâtisse massive, dont les premières pierres datent probablement du 13e siècle, est posée dans un écrin verdoyant bordé au nord par un minuscule ruisseau qui plonge quasiment dans la falaise et magnifié par les premières couleurs d’automne. La gérante de l’établissement, Géraldine Crival, une quinquagénaire flamboyante, l’attend sur le perron. Aliénor lui tend une boîte de chocolats en signe d’armistice. Ce geste peu commun est très apprécié. Après une ultime vérification de l’organisation de cette première soirée, la gérante la conduit dans sa chambre, au premier étage, une pièce de beau volume à l’harmonieuse décoration dans les tons pourpres et Naples : un grand lit, confortable, surmonté de rideaux et un élégant mobilier en bois, dont une méridienne en velours écru. Les murs en pierres, les poutres apparentes ainsi que la mise en valeur de l’imposante cheminée offrent une ambiance néo-médiévale. Bien que le goût d’Aliénor penche pour les intérieurs contemporains dépouillés, il faut admettre que le rendu est coquet et soigné.

Affalée sans la moindre retenue sur son lit moelleux, elle survole ses notes. Il est 15 h 30. Le premier intervenant, Amid Blanchard, arrive avec ses deux doctorants à 17 h. Cela lui laisse largement le temps de s’installer, de prendre une douche et de se préparer. Elle a opté pour une tenue sobre, dont elle a réussi à se convaincre qu’elle mettait en valeur les formes généreuses de sa silhouette plantureuse.

À 16 h 45, elle descend donc l’élégant escalier qui mène dans le hall d’accueil, son badge d’organisatrice accroché sur sa poitrine. Elle répète mentalement les phrases de bienvenue choisies pour accueillir chaque invité de manière personnalisée quand elle est interpellée par une voix d’homme déclamant dans son dos.

— Gente dame, vous devez être la belle Aliénor ! Bienvenue dans l’antre du mystère !

Pas besoin de connaître l’homme pour deviner son identité. Se retournant, elle se trouve face à Gontran Goulard.

Elle le dévisage, non sans surprise.

Chapitre trois

Soirée à pins

L’ambiance est médiévale dans la salle à manger de l’Auberge de Pins. Un feu crépite dans l’imposante cheminée de pierres. Depuis l’âtre, la danse des flammes projette une lumière douce sur les meubles de bois massif et les tentures murales. L’atmosphère chaleureuse qui s’en dégage se marie à merveille avec le climat humide et frais d’automne. Daliane, en parfaite organisatrice, officie avec grâce. Le plan de table, favorable à Aliénor, lui rend le dîner d’autant plus agréable. Shabnab Dali, belle femme d’une jeune quarantaine d’années dont l’ondoyante chevelure brune sublime la finesse de son visage, est assise à sa gauche. En historienne passionnée, elle ne résiste pas à l’envie d’aborder ses recherches relatives au contexte politique de la séparation de l’Église et de l’État en France. Aliénor l’écoute, fascinée tout autant par l’intelligence de ses propos que par le charme magnétique qui se dégage de son regard. Naël Adnan, qui lui fait face, est tout aussi intéressant. Il s’exprime avec un délicieux accent oriental, même si son attitude stricte et sérieuse laisse entrevoir un tempérament forgé au gré d’épreuves d’une dureté incontestable. D’origine syrienne, il a fui au Liban pour poursuivre ses études à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth. Son sujet de master portait sur le Krak des chevaliers, situé à 50 km à l’ouest de Homs, site qui a fasciné en 1909 le célèbre Lawrence d’Arabie. Il a rencontré le professeur Blanchard, lors d’un colloque à l’Université de Tripoli. Ce dernier lui a alors offert l’opportunité de rejoindre son équipe pour mener, sous sa direction, une thèse de doctorat sur les sites templiers orientaux.

— Ne sont-ils pas captivants ?

Cette question, Julien Crétois la souffle à l’oreille d’Aliénor au moment où le café leur est servi. Si bien sûr, ils le sont. Ce journaliste d’une trentaine d’années, jovial, à l’allure d’un Robin des Bois de cinéma, en moins séduisant qu’Errol Flynn, porte fièrement les attributs archétypaux du Moyen-Âge anglais : petite moustache fine et bouc en pointe. Spécialiste de la vulgarisation du monde médiéval, il semble effectivement subjugué par tout ce petit monde. Particulièrement par Amid Blanchard, qu’il observe avec vénération.

À l’issue du dîner, Daliane attire son amie un peu en retrait dans le hall de l’auberge.

— Je vais y aller, Aliénor (pas de petit surnom ridicule en public). Je te remercie beaucoup pour cette organisation sans faille. Pour rappel, je serai là demain toute la journée, mais pas jeudi. Ensuite, je reviendrai vendredi dans la matinée. Je suis sûre que tout se passera à merveille, grâce à toi.

Le sourire qui vient ponctuer ce compliment traduit une reconnaissance sincère. Son regard prend alors une expression conspiratrice, connue et redoutée. Elle lui souffle :

— Le professeur Blanchard est diablement attirant, non ?
— Tu es mariée.

La respectable administratrice étouffe une exclamation de douairière offensée.

— Pas pour moi, voyons ! Tu n’as pas remarqué qu’il t’a dévoré des yeux durant tout le dîner ?!

De l’avis d’Aliénor, il a juste essayé de répondre poliment aux regards d’adoration lancés par Julien Crétois. Mais le sort a voulu qu’il fût assis à sa droite. Ce qui aura eu pour conséquence fâcheuse de nourrir le délire de Daliane qui fantasme l’attirance des hommes pour son amie tout autant que Gontran Goulard la mythologie des lieux.

— Tu dois partir. Léandre t’attend et notre journée de demain sera très chargée. Bonne nuit.

Sur cette remarque incisive, Aliénor tourne les talons et s’éloigne sans lui laisser le temps de réagir. La porte d’entrée claque vertement dans son dos et, avant même qu’elle n’ait quitté le hall, son téléphone vibre. Didouce, va prendre un verre au lounge, c’est un ordre. Et envoie-moi un selfie pour que je m’assure que tu y es. Un coup d’œil sur l’heure indique qu’il est 22 h 45. Effectivement, un dernier verre avant d’aller dormir sera le bienvenu.

Dans le lounge, espace lui aussi chaleureux aux murs de pierres décorés de reproductions de gravures médiévales et meublé de fauteuils en cuir confortables, tous les clients sont soit les invités, soit les participants au séminaire. À peine Aliénor a-t-elle fait quelques pas que le professeur Blanchard vient à sa rencontre.

— Ma chère, nous feriez-vous le plaisir de vous joindre à nous ?

Il lui désigne avec un sourire encourageant le petit salon où Paulin Vidal et Christine Maillard sont installés. Flattée, elle accepte d’un sourire aimable. Il la dirige vers le groupe, par une main posée sur le bas de son dos. Ce geste inattendu, lointain souvenir d’une vie conjugale révolue, lui procure une sensation confuse, un écho sournois de la récente remarque de Daliane. Amid Blanchard lui indique un fauteuil club moelleux et prend place à ses côtés.

— L’organisation se passe-t-elle comme vous le souhaitez ? Nous profitons de l’événement, mais c’est vous qui en assumez toute la pression.

— Je crois, professeur Blanchard, avoir fait vivre un enfer pendant trois semaines à tous ceux qui ont eu le malheur de participer à la préparation. Mais j’espère pouvoir assister aux interventions. J’ai hâte de vous entendre sur la question cathare. Je vous ai écouté lors d’une émission radio à ce sujet. J’ai trouvé vos propos édifiants.

Poli, il lui sourit en retour. Sans que cela ne le rende antipathique, son regard brille de cette satisfaction blasée de l’érudit habitué de se voir complimenté par des néophytes qui n’y connaissent rien.

— Je vous remercie, ma chère. Effectivement, nous sommes dans une région remplie de tous les fantasmes possibles qui ont la vie dure. C’est vrai pour les « Cathares », les trésors des Wisigoths, ou des Templiers. Dans son champ de recherche, Paulin lutte contre les affirmations spéculatives concernant la présence de Marie-Madeleine à Marseille ou en Narbonnaise au premier siècle. Plus près de nous, la fortune soi-disant mystérieuse de l’abbé Saunière continue de faire couler de l’encre.

Christine Maillard intervient.

— Alors que Dali ferait voler en éclat ces élucubrations au profit de la réalité économique des relations entre le cercle de Narbonne et l’Église catholique pour expliquer en partie le mode de vie dispendieux de Saunière. Sans avoir besoin d’invoquer la Rose-Croix ou je ne sais quelle autre société occulte. Je pense qu’elle en parlera demain.

La jeune cinquantaine, un physique dynamique, une allure un peu sèche renforcée par une chevelure grisonnante coupée court, Christine Maillard cultive un style dans lequel, indiscutablement, le confort l’emporte sur l’élégance. Du genre sympathique, mais qui va droit au but sans perdre son temps en civilités excessives. Sa remarque incisive a provoqué un froncement de sourcils chez Paulin Vidal. Daliane l’a présenté comme un universitaire émérite, au tempérament monacal. Il est en effet difficile à cerner. En observateur omnipotent, il reste en retrait, silencieux, les lèvres pincées.

Cette conversation aimable sur des sujets relatifs à l’histoire et au patrimoine local est un avant-goût bien plaisant du programme des jours à venir. Aliénor interroge l’éminent médiéviste sur la réforme grégorienne et la répression des hérésies, sujets majeurs de ses recherches. Il semble apprécier cet intérêt pour ses travaux, sur lesquels il se montre intarissable et dont il parle avec passion.

— Ma chère, si le sujet vous intéresse, j’ai tenu une conférence l’année dernière à l’Université de Narbonne. Je n’ai plus la date en tête, c’était en hiver. Mais elle a été filmée et doit être visible sur la chaîne YouTube de la Faculté.

La jeune femme retient l’information pour un visionnage ultérieur. Paulin Vidal et lui conversent ensuite sur leurs recherches respectives au Liban et en Syrie, l’un travaillant sur les sites antiques de Oea et Leptis Magna en actuelle Lybie, l’autre sur les sites templiers et hospitaliers. Le professeur Blanchard indique à son confrère, non sans amusement, qu’il interviendra avec sa cousine Martine Nortier-Vidal lors d’un symposium au Caire au printemps prochain. Elle présentera ses derniers travaux sur l’art copte durant le califat Fatimide. Amusant que des chercheurs français se croisent davantage au Proche-Orient qu’à Paris. Martine Nortier-Vidal. Aliénor connaît ce nom. Il s’agit d’une des plus grandes sommités françaises en art et civilisation musulmane. Elle a d’ailleurs une chaire au prestigieux Collège de France, une gageure pour une femme. Elle a commencé son parcours de recherche par une thèse de doctorat sur les châteaux du désert en Jordanie, et dont le chapitre dédié au site de Qasr el-Heir el-Gharbi avait été particulièrement remarqué. Pour ne pas rester en reste face à son homologue médiéviste, ou simplement pour atteindre un quota syndical de mots prononcés tout haut, le professeur Vidal indique qu’il a tenu une conférence sur le site de Sbeitla (Tunisie) au mois de mars, disponible sur la chaîne de l’Université d’Aix-Marseille. Dans leur champ de vision, les deux doctorants, Naël Adnan et Nicolas Moustiers, semblent en grande discussion avec Gontran Goulard. On ne saurait dire s’ils le prennent au sérieux ou s’ils se jouent de lui, mais il semble plongé dans une palabre exaltée et soliloque de manière théâtrale.

Amid Blanchard se penche vers Aliénor, amusé.

— Alors, que pensez-vous de notre excentrique du séminaire ?

Gontran les fixe un instant. Elle préfère reporter rapidement son attention vers le médiéviste.

— Je vous avoue que je suis mitigée. Il parle avec beaucoup d’emphase de théories qui me semblent invraisemblables. Mais Paul Morin, le Président de l’AGCO, et Daliane Ravinel m’assurent qu’il est un guide-conférencier de qualité, proposant des visites guidées d’une rigueur historique inattaquable. Il a peut-être un tempérament clivé.

À vrai dire, « mitigée » est un euphémisme. Elle avait imaginé Gontran en post soixante-huitard ou néo baba cool, du genre à porter des cheveux longs mal entretenus, une barbe hirsute et une tenue débraillée. Elle s’est au contraire, en fin d’après-midi, retrouvée face à un jeune homme distingué évoquant plutôt un étudiant sorti d’une prépa versaillaise. Il était vêtu d’un pantalon en toile impeccablement repassé et d’un pull bleu marine à col rond qui recouvrait une chemise à petits carreaux. Il porte la même tenue ce soir. Sa physionomie est filiforme, presque fluette. Son visage rasé, aussi soigné que sa coupe de cheveux courte, a quelque chose de très juvénile. Bien que honteuse de ses propres préjugés, elle a alors fui sa conversation hâbleuse, se réfugiant derrière ses devoirs d’hôtesse. S’assurer qu’il ne crée pas de remous inutiles durant le séminaire ne l’empêche pas de conserver avec lui une distance respectueuse et prudente.

— Vous devez avoir raison, ma chère. Mais ce genre de tempérament peut s’avérer perturbant.

Observant l’illustre professeur, Aliénor ne peut que reconnaître le bon goût de Daliane. Blanchard est un homme séduisant entre deux âges. Son regard sombre et profond déstabilise autant qu’il envoûte. Il est vêtu avec une élégance incontestable, mais surtout il dégage un charme indéniable dont il ne peut qu’avoir conscience.

Le lounge se vide, progressivement. La gérante vient poliment inviter chacun à finir son verre et tout le monde se dirige, peu à peu, vers sa propre chambre.

Amid Blanchard prend lui aussi congé.

— Bonne nuit, ma chère. Et bon courage, vous serez sur le pont avant nous demain matin.

Sur une ultime formule de courtoise, il se dirige vers le grand escalier tandis qu’elle l’observe s’éloigner, intriguée.

— Alors, dame d’Aquitaine, que pensez-vous de notre contrée ?

Aliénor sursaute, tirée de sa rêverie par ce verbiage théâtral désagréable. Elle reprend rapidement une posture professionnelle.

— Magnifique, Gontran. Mais moins mystérieuse qu’il n’y paraît.

— Comment ? Vous ne connaissez rien du trésor caché de l’Abbé Saunière ni des dossiers secrets d’Henry Lobineau ?

Elle se rend compte trop tard qu’elle n’a pas adopté la bonne stratégie. Impossible, maintenant, d’échapper à un échange scabreux.

— Gontran. Nous savons tous que l’Abbé Saunière tirait ses subsides de trafics en tous genres : messes et ventes de savon. Et qu’il bénéficiait de fonds obtenus auprès du cercle de Narbonne par son frère Alfred. Quant aux dossiers secrets d’Henry Lobineau, ils ont été écrits par Pierre Plantard et Philippe de Chérisey dans les années soixante.

Son interlocuteur semble galvanisé par ce sens de la réplique.

— Eh ! Dame Aliénor (quel surnom grotesque !), vous êtes bien renseignée. Je n’imaginais pas votre intérêt pour l’histoire castel-rennaise. Mais peut-être existe-t-il des dossiers plus anciens, inconnus du plus grand nombre et réservés uniquement aux initiés.

Il ponctue ce propos d’un clin d’œil évocateur ridicule, en tapotant le bout de son nez avec son index. Dans un haussement d’épaules, Aliénor décide de mettre fin au plus vite à cette logorrhée stérile.

— Aucune idée, je ne suis pas une initiée.

En toute honnêteté, elle s’est de nouveau intéressée à l’histoire de la région pour préparer ses visites du château de Carcassonne et des remparts. En effet, de nombreux événements intrigants ont attiré son attention. Et comme toujours, il reste des zones d’ombres résultant de l’aspect lacunaire des sources d’archives. Un terrain propice aux imaginations fertiles. Mais ces quelques curiosités, si fascinantes soient-elles, n’ont pas de quoi déconstruire toute l’histoire de l’humanité. Alors qu’elle se dirige vers le grand escalier, Gontran la retient par le coude.

— Venez dans mon studio, j’ai des choses qui pourraient vous intéresser.

— Non, merci. Il est tard et…

Il l’interrompt :

— Dans ce cas, l’interrompit-il, prenons le petit-déjeuner ensemble demain matin. J’aimerais connaître l’étendue de vos connaissances et vos idées sur nos mystères locaux.

Elle a fini par accepter, de guerre lasse, espérant que cette concession lui garantira sa tranquillité pour tout le reste du séminaire. Ils ont donc rendez-vous à 7 h 30 le lendemain matin.

Installée confortablement dans son lit, Aliénor cherche sur sa tablette la fameuse conférence de Blanchard, qu’elle trouve en effet sans difficulté, tenue le 13 février de l’année dernière. Elle en profite pour parcourir la longue liste des conférences et tables rondes auxquelles ses divers doctorants et lui ont participé depuis trois ans. En directeur de thèse rigoureux et attentif, il les a impliqués dans plusieurs séminaires et publications. Il a d’ailleurs animé une autre conférence au mois de mars, à l’université de Perpignan, sur Bernard Gui, présentant ses fonctions d’Inquisiteur de Toulouse, puis d’évêque de Lodève. Un autre personnage intéressant. À l’opposé de l’image barbare construite par le film de Jean-Jacques Annaud, l’ecclésiastique réfutait l’usage de la torture, argumentant du peu de fiabilité des confessions obtenues. On le croit sans peine… Le professeur a publié un ouvrage sur le livre des sentences. Par politesse, et pour éviter un impair si la question lui était posée, elle jette ensuite un œil sur la conférence indiquée par Vidal, présentée le 13 mars de cette année, parmi une longue série d’autres interventions, dont plusieurs dans la région. À croire qu’ils ont tous des dons d’ubiquité ! Tout cela est passionnant, mais pour l’heure, son choix se porte sur la réforme grégorienne. Elle ne tarde pas à sombrer, bercée par la voix à l’intonation distinguée du professeur Blanchard…

Chapitre quatre

Dérapage

Gontran est déjà là, attablé en retrait, lorsque Aliénor franchit le seuil de la salle à manger à 7 h 25 pour honorer le petit déjeuner qu’elle a accepté, la veille. Sans surprise, à une heure aussi indue pour un séminaire qui ne démarre qu’à 10 h, ils sont seuls dans la vaste pièce. Après quelques échanges de civilités, elle boit en silence une gorgée de café noir, dans l’attente qu’il prenne l’initiative de la conversation. Elle a mal dormi et elle s’est levée grognon. Elle a fait un rêve étrange dans lequel elle entendait des bruits de pas, et avait la sensation que quelqu’un entrait dans sa chambre. Ce qui l’a réveillé en sursaut au milieu de la nuit. Prise d’un sentiment de malaise, elle a eu toutes les peines du monde à se rendormir. Elle n’aura pu replonger que dans un demi-sommeil, brisé définitivement par une personne marchant dans le couloir à 6 h du matin. Au diable les insomniaques.

— Alors, dame Aliénor, que savez-vous exactement des mystères de notre petite région ?

Cette emphase matinale lui semble tout aussi ridicule que ce sobriquet stupide dont il a décidé de l’affubler. Malgré cela et son humeur massacrante, elle lui expose succinctement ce qu’elle connaît de Rennes-le-Château. Il fut un temps où toute histoire mystérieuse l’avait fascinée, imaginant des ressorts occultes, des sociétés secrètes et des savoirs mystérieux à tous les coins de rue. Mais il lui avait fallu se résigner à ouvrir les yeux, à s’attacher aux sources concrètes, non aux chimères, et à abandonner le caractère romantique de ce folklore. Bref, elle lui explique que le mystère initial a débuté par un jeune prêtre ambitieux, Béranger Saunière, qui fit des travaux de restauration dans son église, à l’état de quasi-ruine, à partir des années 1896. Des rumeurs avaient couru qu’il eût trouvé un trésor durant le chantier. Sauf qu’en termes de trésor, il avait surtout obtenu des financements par l’intermédiaire de l’œuvre catholique locale, le cercle de Narbonne, grâce à son frère Alfred, lui aussi ecclésiastique. Il s’est ensuite avéré que ses autres sources de revenus provenaient tout autant de sa pratique peu glorieuse de trafic de messes que de sa fonction, tout aussi discutable, de représentant de commerce en tous genres. Grâce à ces subsides d’origines douteuses, il avait fait construire un domaine fastueux composé d’une maison – la villa Béthanie –, de la tour Magdala et d’une structure de verre, au nom pompeux d’Orangeraie, le tout dans un magnifique parc, dont la vue panoramique est, soit dit en passant, à couper le souffle. Cette propriété était tout à fait incongrue pour un modeste prêtre de campagne dans un village pauvre de l’Aude de la fin du 19e siècle. Son mode de vie sulfureux avait fini par attirer l’attention de son évêque, sûrement avide de mettre la main sur tout le foncier.

Dans les années cinquante, soit quarante ans après la mort de l’excentrique abbé, le repreneur du lieu, Noël Corbu avait transformé le domaine en hôtel-restaurant, plutôt en maison d’hôte, car il n’y louait que deux chambres, et avait créé un mythe trésoraire pour attirer une clientèle abondante dans cette campagne retirée. Après quelques articles de presse et la publication de l’ouvrage l’Or de Rennes de Gérard de Sède en 1967, Rennes-le-Château était devenue l’objet d’une chasse au trésor frénétique, les aventuriers de tous bords et de toutes origines trouvant intelligent d’attaquer le village à coups de dynamite malgré un arrêté d’interdiction de fouilles dès 1965.

Aliénor achève son exposé par le personnage intrigant de Pierre Plantard qui, accompagné de Philippe de Chérisey, aurait guidé l’écriture du texte de Gérard de Sède. Il aurait également orienté l’écriture de L’énigme sacrée d’Henri Lincoln, qui pose l’idée fantaisiste, reprise dans le Da Vinci Code de Dan Brown vingt ans plus tard, d’une énigme spirituelle en la tombe de Marie-Madeleine et en la descendance du Christ protégée par le Prieuré de Sion, organisation occulte dont les origines remonteraient au 11e siècle.

Elle s’étonne d’en avoir retenu autant sur ce sujet dont elle avait déjà entendu parler, mais auquel elle ne s’est de nouveau intéressée que depuis peu. Ses longues soirées solitaires lui ayant laissé le loisir de la lecture et de la documentation sur le web, elle a insidieusement glissé de ses recherches pour ses visites à Carcassonne vers l’histoire du Razès, se remémorant le mystère de l’abbé Saunière. Sans pour autant y accorder aujourd’hui le moindre crédit. Son interlocuteur, lui, semble impressionné.

— Oui, sauf que tout ça, Gontran, on sait bien que ça ne tient pas. Tout a été monté par Pierre Plantard dans les années soixante, pour des motifs pour le moins obscurs. La majorité des documents utilisés par de Sède sont des faux fabriqués par Plantard et Chérisey, de l’aveu même de ce dernier. En fait d’organisation occulte, le Prieuré de Sion était une association de locataires créée à Annemasse par Plantard en 1956. Alors, si on fait le tri des diverses fables successives, que reste-t-il ? À mon avis, pas grand-chose. Et ne me parlez pas de l’influence ésotérique de Plantard ni de ses soi-disant liens avec les spirites de son époque, Geneviève Zaepfel, Paul le Cour ou autre. Rien ne l’atteste à part ses propres écrits. Tout comme ses supposés liens avec une quelconque organisation Rose-Croix. Et ne me parlez pas non plus de l’Atlantide, de savoirs secrets supérieurs ou d’origine extra-terrestre de l’humanité.

Cette remarque semble particulièrement amuser son interlocuteur.

— Vous ne portez aucune crédibilité aux théories néo-évhéméristes ?

— Non. Vous venez peut-être des étoiles, mais moi je pense plutôt descendre de l’Homo Erectus. Quelles traces avons-nous d’une descendance extra-terrestre ? Certainement pas le livre d’Enoch.

Assez bizarrement, on arrive tous à accepter que la Genèse ne donne pas une réalité scientifique et que la Terre n’a pas été créée en sept jours. Par contre, sous prétexte que le livre d’Enoch est un texte apocryphe, donc non reconnu par l’Église, on imagine que l’on peut prendre son contenu au pied de la lettre.

— Croyez-vous qu’on puisse s’entendre sur la réalité du cryptage du domaine de Saunière et de l’église ?

— Sincèrement, des cryptages, on en trouve quand on en cherche. Pendant longtemps on a considéré que la formule inscrite au-dessus du fronton de l’église de Rennes-le-Château « In hoc signe vinces » en français Par ce signe tu vaincras, était un message crypté. Avant de finalement comprendre qu’il s’agissait de la signature des donateurs, car cette phrase était la devise du cercle catholique de Narbonne. Comme quoi, une recherche archivistique sérieuse fait des miracles. Quant à l’église, elle est d’un style sulpicien classique, sauf erreur de ma part. J’ai plutôt tendance à penser qu’on essaie de donner à tout cela un sens caché.

— D’accord. Alors, donnez-moi votre avis La Langue Celtique ?

— L’ouvrage de l’Abbé Boudet de Rennes-les-Bains ? Je suis d’accord que le texte est bizarre et a certainement différents degrés de lecture. Je suis bien incapable d’en proposer la moindre interprétation. Mais que ça ne veut pas dire que le texte à quelque rapport que ce soit avec un prétendu mystère.

La tête penchée sur le côté, il scrute la jeune femme.

— Qu’est-ce qui vous rend si réfractaire à l’idée de sortir un peu des sentiers battus ? Nos sources documentaires et archéologiques, si fascinantes soient-elles, sont lacunaires, vous le savez. On peut spéculer sur les vides.

— Vous savez, je me méfie des vérités qui sont tellement rabâchées qu’on finit par y croire. Non pas parce qu’elles peuvent être attestées, mais parce qu’elles sont affirmées par des voix convaincues, auxquelles on porte crédit par croyance. Je trouve cela dangereux. Ce n’est pas parce qu’un ex-président va ressasser pendant des mois qu’il n’a pas été réélu, car les élections ont été truquées qu’elles l’ont été effectivement. On peut préférer croire au « grand remplacement » que rien ne vient étayer et repousser les rapports que le GIEC produit depuis des décennies sur la base de recherches universitaires. Le simple déclaratif ne crée pas une vérité.

— Je suis d’accord. Les mouvements Rose-Croix tentent depuis des siècles de faire remonter leurs origines traditionnelles à l’Égypte antique, alors que leur source historique avérée est un courant utopiste luthérien. L’idée est séduisante, mais peu crédible. Quand on est bien renseigné, je veux dire…

Ils s’observent un instant en silence, chacun curieux de l’autre. Lui semble jauger l’effet que cette dernière phrase, prononcée avec un accent de mystère, a pu produire. Pour sa part, Aliénor se demande ce qu’elle fait là. Certainement par nostalgie pour ces thèmes et théories qui l’attiraient quand elle était étudiante, mais dont elle s’est détachée depuis, faute d’éléments concrets, selon elle, pour les étayer. Elle a bien conscience de rejeter systématiquement l’ensemble des propositions de son interlocuteur, qui semble ne pas s’en offusquer, préférant l’écouter avec une attention cordiale.

— Les écrits de Plantard sont intéressants, même si vous n’y adhérez pas.

— Gontran, jamais Pierre Plantard n’a exposé clairement ses théories. Ce que l’on en dit aujourd’hui est le résultat de travaux d’analyse de ses textes, lesquels ont été pour la plupart publiés sous des noms d’emprunt. Pour moi, cela relève tout au mieux d’une construction intellectuelle, pas d’un travail historique. Il n’y a aucun élément tangible.

Pierre Plantard, personnage aux intentions énigmatiques, aurait caché une vérité secrète, qui relèverait de la gnose et de la tradition de la Rose-Croix, derrière ses écrits falsifiés. Cette idée ne repose sur aucune donnée concrète. Et pour finir, on en arrive à la conclusion qu’une partie de l’humanité, ou une part de notre ADN, aurait une origine extra-terrestre… Rien que ça ! Cela, Plantard ne l’a jamais écrit comme tel.

— Il faut savoir décrypter le sens caché. Mais vous avez raison, la Rose-Croix n’a rien à y voir. Aliénor, il ne vous est jamais venu à l’idée que c’était Philippe de Chérisey qui tirait les ficelles et non Plantard ?

Pour le coup, Aliénor ne sait pas quoi dire. Et Gontran tire une grande satisfaction de ce silence prolongé.

— Non. Le litige des droits d’auteur a eu lieu entre Plantard et de Sède, pas avec Chérisey. Pourquoi émettez-vous cette supposition ? Il me semble que vous êtes le seul à le penser.

Elle résiste pour ne pas mordre à cet hameçon douteux. En effet, aucun des nombreux articles qu’elle a parcourus ces dernières semaines n’a évoqué cette idée.

— Ah ?! Et s’il y avait des documents pour l’attester ?

Elle ne se l’avouera pas, mais elle est intriguée. Juste un peu.

— Y en a-t-il, Gontran ? Je veux dire des documents historiques, attestés, traçables.

— Peut-être sont-ils trop sensibles pour être rendus publics.

Elle lève sans retenue les yeux au ciel, excédée, bien naïve d’avoir attendu une réponse rationnelle. C’est toujours la même histoire. Il y a des éléments, mais on ne peut pas les montrer, ou ils sont expliqués sous un mille-feuille indéchiffrable. Gontran a suivi des études universitaires, il sait parfaitement que la recherche procède d’une méthodologie rigoureuse basée sur des sources. On ne travaille pas sur l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours. Il est impossible d’accorder du crédit à la personne qui vous dit : « je ne peux pas vous montrer, mais je vous assure, c’est vrai, vous devez me croire. ».

— Gontran, qu’est-ce qui peut être « sensible » à ce point-là ? C’est comme l’idée que le « grand secret » de Rennes-le-Château, ou de Rennes-les-Bains ou, peu importe, est crypté et à l’attention des gens qui mènent une démarche initiatique suffisante pour le comprendre. Sauf qu’à la fin du jeu, il n’y a personne pour vous dire si vous avez compris ou pas.

— C’est vrai. Mais ces théories, dont nous acceptons tous qu’elles portent une part d’interprétation, me semblent passionnantes.