Le crépuscule des éléphants - Guillaume Ramezi - E-Book

Le crépuscule des éléphants E-Book

Guillaume Ramezi

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  • Herausgeber: IFS
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2021
Beschreibung

Au Gabon, le danger est omniprésent. Des meurtres atroces ont été commis... Andreas ne se fie pas aux autorités locales corrompues jusqu’à la moelle. Lorsque Camille, capitaine de police à Paris, reçoit son appel de détresse, elle n’hésite pas à se mettre en danger pour le rejoindre. La jeune femme va se retrouver au cœur d’un trafic d’ivoire international qui ne laisse aucune chance aux éléphants et leurs défenseurs. À qui profite réellement ce commerce ? Qui en tire les ficelles ? À qui peut-on réellement se fier ? Guillaume Ramezi met en lumière un commerce illégal et pourtant toujours d’actualité dans un thriller à la fois angoissant et touchant.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après un cursus scientifique et avec un diplôme d’ingénieur en poche, une entrée dans le monde littéraire n’était pas forcément une évidence pour Guillaume Ramezi. Breton de naissance, il a grandi dans le Finistère du côté de Morlaix où il a effectué toute sa scolarité. Cadre dans l’industrie, il malmène aujourd’hui ses personnages depuis sa Vendée d’adoption. Après Derniers jours à Alep, primé à plusieurs reprises, et L’important n’est pas la chute, il nous revient avec son troisième roman, Le crépuscule des éléphants.

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Seitenzahl: 382

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Couverture

Page de titre

À tous ceux qui se battent au quotidienpour changer les choses.

Quand l’éléphant trébuche, ce sont les fourmis qui en pâtissent

PROLOGUE

Esmond Martin n’avait pas bu une goutte depuis des années. Ce soir-là, lorsqu’il rentra à la nuit tombée dans sa modeste demeure des faubourgs de Libreville, il jeta sa sacoche tachée de sang au pied du porte-manteau et, sans même prendre la peine de se laver les mains, sortit l’antique bouteille de Glenmorangie vingt ans d’âge qui croupissait dans le buffet. Il s’en servit une grande rasade et vida le verre d’un seul trait. Le liquide épais et tiède, réchauffé par la moiteur de l’été gabonais, lui brûla à peine la gorge, réveillant vaguement de vieux démons enfouis depuis qu’il s’était épris de ce pays et de ses merveilles. D’une certaine façon, ces dernières avaient été sa bouée de sauvetage, alors il investissait toute son énergie pour les défendre depuis vingt ans. Aujourd’hui pourtant, il avait l’impression que toutes ces années avaient été vaines. Vingt ans qu’il écumait les forêts pour localiser les troupeaux. Vingt ans qu’il fréquentait à longueur d’année les écoles, de la capitale jusqu’aux plus petits villages, pour leur apprendre, leur prouver qu’ils devaient protéger leur faune. Vingt ans qu’il soutenait les ONG désireuses d’informer le grand public occidental. Vingt ans qu’il frappait aux portes des gouvernements successifs pour les convaincre qu’ils auraient plus à gagner, à long terme, dans le développement d’un véritable écotourisme que dans la déforestation massive.

En fin d’après-midi, quand Bonaventure l’avait appelé, c’est un ranger en pleurs qui lui avait demandé de venir le rejoindre. Esmond Martin avait sauté dans sa Jeep et s’était précipité à sa rencontre. Il avait eu l’occasion de voir des horreurs depuis tout ce temps, mais ce qu’il avait découvert en arrivant dépassait l’entendement. Il en avait compté trente-quatre au total. Trente-quatre cadavres à qui il ne manquait que les défenses. Trente-quatre éléphants massacrés pour leur ivoire. Parmi eux, il y avait même des éléphanteaux. Certains si jeunes que le précieux matériau devait à peine poindre au coin de leurs bouches. Ils avaient été exterminés quand même, juste pour le plaisir sans doute. Au moins, les fois précédentes, avaient-ils laissé la vie sauve à ceux ne présentant aucun intérêt et les rangers avaient pu les récupérer pour les confier à la réserve. C’était le quatrième carnage en un mois et cette fois, l’ampleur était phénoménale. Ils étaient face à une attaque d’envergure.

Les brigades d’intervention avaient bien repéré quelques groupes de braconniers qui avaient franchi la frontière récemment, mais sans jamais parvenir à les prendre sur le fait. Sur le chemin du retour, après plusieurs coups de téléphone désespérés, Esmond avait réussi à obtenir un rendez-vous avec le Premier ministre pour le lendemain matin. Il devait absolument le convaincre de déployer l’armée autour des zones d’habitations principales des derniers troupeaux d’éléphants présents dans la région.

Un bruit dans la ruelle à l’arrière de la maison le sortit de ses réflexions. Il tendit l’oreille. Après quelques secondes pendant lesquelles il ne perçut rien de plus, il reporta son attention sur son verre et se resservit. Il n’entendit pas la porte de la cuisine s’ouvrir et, lorsque la machette s’abattit sur sa nuque, il n’eut pas le temps de réagir. Il était déjà trop tard. Une poignée d’autres coups précis et haineux plut sur son crâne et le haut de son corps, le privant même d’une dernière pensée pour ses protégés.

En à peine deux minutes, Esmond Martin, l’ultime rempart préservant les éléphants gabonais de la barbarie venait de céder.

CHAPITRE 1

Pour la première fois depuis près de deux ans, Camille Lambert s’était octroyé une semaine entière de congés. De vrais congés, du genre coupure totale sans consulter son téléphone ni même emmener le moindre dossier en cours. Elle en avait ressenti le besoin impérieux quand ils eurent enfin coffré ce type qui semait la terreur dans les arrondissements de l’Est parisien. Pas les plus riches. Alors l’affaire n’avait pas été suivie tout de suite par les médias. C’était avant que cela prenne de l’ampleur. Car ce monstre n’avait pas grand-chose à envier aux Guy Georges et autre Émile Louis. Seize victimes recensées, la plupart dans des familles défavorisées ou sans-papiers. Toutes des femmes de vingt à trente ans. L’homme était un marchand de sommeil, mais le quasi-esclavage de ses « locataires » ne lui avait plus suffi. Après avoir, dans un premier temps, profité de sa position dominante en abusant de celles qui étaient à son goût pour se faire payer en nature, il avait fini par franchir un cap. L’une d’elles ne s’était pas laissé faire, elle s’était débattue pour lui échapper. Toute sa rage, sa colère et sa folie avaient alors explosé. Les restes du corps de la malheureuse avaient été retrouvés à plusieurs endroits de Paris. D’après les experts psychiatres, ce premier meurtre avait été le déclencheur. La boîte de Pandore avait été ouverte, impossible de refermer les vannes. Il avait pris plaisir à torturer cette jeune femme et avait recommencé, à de nombreuses reprises.

L’identité et la situation de ses victimes avaient joué en sa faveur, les disparitions n’avaient pas été signalées tout de suite. Et Camille comprenait l’attitude des familles qui se retrouvaient devant un choix obscène : faire appel aux forces de l’ordre et, par là même, se placer dans le viseur des autorités, ou se résigner en espérant garder un pied dans ce pays qui refusait de leur venir en aide. La décision était vite prise, ils avaient tous perdu tant de proches dans leurs contrées d’origine qu’ils fermaient une nouvelle fois les yeux. Il avait fallu que l’un des cadavres soit celui d’une jeune femme déjà fichée pour prostitution pour qu’enfin la police parvienne à identifier un corps. Ensuite, avait débuté un long chemin de croix, bien aidés par les associations de quartiers et par l’assurance que les services de l’immigration ne s’en mêleraient pas, les limiers avaient petit à petit réussi à constituer la liste des victimes, que Camille savait incomplète. Tout s’était alors accéléré. Les enquêteurs n’avaient pas mis longtemps à découvrir le point commun entre toutes les victimes : leur logeur. Et les preuves accablantes que les experts avaient déterrées chez lui avaient fait le reste. Le meurtrier conservait un morceau de chacune de ses proies. Le découpeur de l’Est parisien, comme l’avait surnommé un torchon en quête de sensationnalisme, allait croupir en prison jusqu’à la fin de ses jours. Il aurait sans doute droit rapidement à une biographie ou un téléfilm cherchant à remonter aux sources de sa monstruosité. Camille, elle, doutait qu’il y ait toujours une origine sensée à une telle folie. Certains humains étaient mauvais, simplement mauvais, quoi qu’on y fasse.

Cette histoire l’avait littéralement épuisée, autant physiquement que mentalement. La pression médiatique, l’horreur des sévices infligés à ces femmes et l’accumulation des nuits sans sommeil l’avaient vidée. Bien plus que d’habitude. Elle n’avait même pas attendu que le commissaire lui ordonne de s’effacer quelques jours. Camille l’avait fait d’elle-même, c’était devenu vital. Elle avait fait sa valise et avait pris la route de la Vanoise. En chemin, elle avait appelé ses parents pour leur dire qu’elle venait passer la semaine chez eux. Les visites de leur fille unique se faisaient rares. Ils étaient toujours enchantés quand elle se décidait enfin à leur consacrer du temps. Après s’être reposée, Camille avait enfilé ses affaires de randonnée. Elle avait emporté sa tente et quelques provisions et s’était éclipsée pendant trois jours sur les coteaux et les sentiers du parc national qu’elle connaissait par cœur. Seule dans ces montagnes, avec juste les bruits de la nature pour compagnon et ses jumelles pour observer la faune, Camille arrivait à oublier sa trépidante vie de capitaine de police parisienne. Sa mère ne s’y trompait pas, et à chaque fois qu’elle voyait sa fille revenir de ses treks solitaires, elle avait toujours l’impression de retrouver un peu la candeur de la jeune adolescente qui avait été exposée bien trop tôt aux actes les plus horribles dont l’espèce humaine était capable.

Le dimanche suivant, alors qu’elle préparait sa valise pour remonter sur la capitale, Camille se décida à rallumer son smartphone. Immédiatement, une litanie de notifications vint l’agresser, lui rappelant tout ce qu’elle avait raté « d’important » depuis son départ en congé. 154 nouveaux courriers dans sa boîte mail. Elle les consulta rapidement et en supprima directement 151. Cinq messages sur son répondeur. Les quatre premiers émanaient de collègues ou du Parquet et concernaient les affaires récentes qu’elle avait traitées, rien d’urgent ou qui ne puisse être réglé par son équipe restée en poste. Le dernier était plus étrange. Un vestige de son passé qui resurgissait à l’improviste…

CHAPITRE 2

Mathias était inquiet. D’ordinaire, Esmond était toujours ponctuel.

Depuis qu’ils s’étaient rencontrés, des mois auparavant lors d’une réception à l’ambassade, ils avaient pris l’habitude de déjeuner ensemble tous les quinze jours. Ils s’étaient immédiatement découvert de nombreux atomes crochus. Esmond Martin avait l’âge d’être son père et il avait vite pris sous son aile ce jeune médecin idéaliste qui s’évertuait à convaincre les riches notables présents à cette soirée qu’ils feraient un acte généreux essentiel en soutenant financièrement le dispensaire dont il s’occupait. Le vieux naturaliste lui aussi était là pour lever des fonds. Ils étaient nécessaires pour aider les rangers dans leur lutte déséquilibrée contre le braconnage. Ils étaient ainsi une poignée d’humanitaires et d’associations à se relayer devant cet auditoire ventripotent, cherchant tous à défendre une cause juste. Comme au champ de foire, les « généreux » donateurs n’avaient plus alors qu’à choisir leur poulain…

Son tour venu, Mathias s’était avancé vers le pupitre. Avant de démarrer sa présentation, il avait observé en détail son public. Un melting-pot impressionnant de ce qu’il détestait le plus. Mélange de diplomates au sourire figé à qui il n’aurait pas confié le moindre centime, de politiciens locaux habitués à détourner les fonds qui lui étaient alloués et de cougars qui le dévoraient d’un regard torve qui n’avait rien à voir avec de la philanthropie. Il avait alors fermé les yeux quelques secondes pour ne pas faire demi-tour. Le visage de la petite Grace lui était apparu instantanément. Elle avait été admise au centre la semaine précédente. Elle n’avait jamais connu son père, parti du village depuis longtemps après avoir abusé de sa mère. Celle-ci venait de périr, victime des coups et tortures infligés par les rebelles arrivant du Nord. Après de longues heures de viols et de souffrance, elle avait fini par succomber. Heureusement pour elle, la fillette était encore trop jeune pour présenter ce genre d’intérêt aux yeux de ces barbares. Et elle était surtout déjà très faible. La malaria. Ils n’avaient pas jugé utile de s’encombrer de ce fardeau. Certaines de ses camarades en meilleure forme n’avaient pas eu cette chance. Elles étaient parties grossir les rangs du cheptel de ces hommes, jusqu’à ce qu’elles soient en âge de leur servir de jouet sexuel et de leur donner une progéniture.

Grace, ils s’étaient contentés de la laisser croupir devant sa case en cendres. Les premiers secours à être arrivés sur les lieux étaient les membres d’une ONG. L’armée régulière beaucoup moins pressée avait mis plus de quatre jours à les rejoindre. Les humanitaires l’avaient trouvée inconsciente et à l’article de la mort. Estimant qu’elle aurait plus de chances dans le dispensaire de Mathias que dans les hôpitaux publics saturés et à la dérive, ils la lui avaient amenée directement. Depuis une semaine, Mathias passait le plus clair de son temps au chevet de la gamine.

Les quarante-huit premières heures avaient été cruciales. Outre la malnutrition chronique dont elle souffrait, la vie de Grace était surtout mise en danger par un très fort accès de malaria. Heureusement, elle avait très bien réagi au traitement. Elle avait fini par rouvrir les yeux et le sourire dont elle l’avait gratifié avait littéralement fait fondre le médecin. Seulement, le médicament qu’il lui avait administré était produit à trop faible échelle et coûtait bien plus cher que les cachets classiques qui auraient été inefficaces dans son cas1. Et ses stocks étaient presque épuisés, comme les comptes du dispensaire. Il avait tout juste de quoi traiter la petite pour les quatre jours suivants, insuffisant pour qu’elle puisse s’en remettre. Sans parler de tous les autres patients qu’il soignait et pour lesquels il n’avait déjà plus les bons composés chimiques.

Mathias avait alors respiré un grand coup. Il avait rouvert les yeux et s’était paré de son plus beau sourire en se lançant dans un exposé plein de verve. Son objectif, convaincre ces généreux mécènes. Et cela avait marché. Il avait encore dû faire des ronds de jambe pendant le cocktail qui avait suivi les présentations, mais il était reparti avec trois solides promesses de dons lui offrant une certaine liberté d’action pour les six mois suivants. Ses obligations accomplies, il avait eu une longue discussion avec Esmond Martin. Il avait été impressionné par la force de conviction qui émanait de ce vieux briscard.

Les deux hommes s’étaient rapidement revus par la suite et étaient devenus de très bons amis. Mathias avait découvert une autre facette de l’aide humanitaire internationale. Martin lui avait fait visiter les réserves naturelles, exsangues pour certaines, qu’il tentait de défendre. Le jeune homme avait rencontré les rangers qui s’évertuaient, sans réels moyens, à protéger la faune convoitée de leur savane. Et de fil en aiguille, Mathias s’était retrouvé à soigner les blessés qu’ils ne manquaient pas d’avoir dans leurs rangs.

Aujourd’hui, Mathias était inquiet. Cela faisait plus de quarante minutes qu’il attendait à la table habituelle et toujours aucun signe d’Esmond. Pas de réponse non plus aux appels qu’il passait sur le téléphone portable de son ami. Ce n’était pas normal. Quelque chose n’allait pas. Ce silence ne ressemblait pas à Esmond. Alors, le médecin se leva, sortit du restaurant et prit la direction des faubourgs où habitait son ami.

Son estomac, déjà tourmenté, se noua davantage lorsqu’il s’avança sur le perron et constata que la porte était entrouverte. D’une main prudente, il poussa sur le battant et héla le vieil homme d’une voix qu’il espérait forte et assurée. Face au silence pesant qui lui répondit, il pénétra à pas de loup dans le vestibule et continua vers le salon.

Une onde électrique parcourut son échine quand il aperçut les talons terreux de chaussures de randonnée dépasser du canapé. Mathias se précipita vers le corps qu’il entrevoyait. Il fut stoppé net dans son élan par la mare de sang qui entourait le cadavre. Fébrile, le jeune médecin s’approcha. En avisant la large entaille qui séparait en partie la tête et le buste de son ami, il sentit les larmes l’envahir. En sanglots, il s’agenouilla et sans conviction, juste par réflexe professionnel, tâta la partie encore accessible du cou d’Esmond. La température de la peau sous ses doigts suffit à lui confirmer que tout était fini depuis longtemps déjà.

1 Depuis quelques années, de nouveaux traitements antipaludéens existent. À base de thérapie combinée de molécules synthétiques et semi-synthétiques, ils sont beaucoup plus efficaces. Produits en faible quantité, ils sont 6 fois plus chers que les traitements standards. Inaccessibles pour la plupart des patients des pays où la maladie est endémique. Source Wikipedia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Paludisme#Traitements

CHAPITRE 3

Camille était restée silencieuse quelques minutes après avoir raccroché son téléphone. La voix qu’elle venait d’entendre sur son répondeur la ramenait plusieurs années en arrière. À un passé qu’elle n’avait nullement renié. Elle l’avait simplement mis de côté en se lançant dans une carrière dans la police.

Andreas.

Elle ne l’avait plus revu depuis qu’ils avaient failli périr ensemble en mer du Nord avec quelques autres militants. C’est lui qui l’avait convaincue de participer à cette mission pour bloquer les baleiniers norvégiens. Ils s’étaient rencontrés quelque temps auparavant lors d’un colloque de leur ONG à Paris. Andreas était le fils aîné d’un politicien norvégien membre du gouvernement en place. Camille et lui avaient trempé dans quelques actions coup de poing un peu partout en Europe et lorsque son père avait été nommé au puissant ministère de la Pêche, cela avait été la goutte d’eau. Le jeune homme avait alors décidé de s’attaquer aux énormes bateaux traqueurs de cétacés qui, pour lui, étaient une honte pour son pays. Camille n’avait pas hésité longtemps avant de lui prêter main-forte dans cette entreprise, le maintien de cette chasse en dépit des traités internationaux l’avait toujours révulsée. Tout ne s’était pas déroulé comme prévu. L’affrontement avait été violent et ils en avaient tous les deux subi les conséquences. Outre les blessures sérieuses subies, la balafre qui barrait le flan de la jeune femme en témoignait, ils avaient dû faire des choix. Camille avait pris la décision de se consacrer à sa formation de police. Quant à Andreas, le procès qui avait suivi leur coup d’éclat, et la pression de son père surtout, l’avaient obligé à se faire plus discret. Il n’avait pas cessé pour autant ses activités militantes. Préférant une voie plus éloignée des implications familiales, il s’était exilé en Afrique pour soutenir les associations qui y œuvraient pour la protection de la faune sauvage.

Dans un premier temps, il avait commencé par disparaître purement et simplement pendant quelques années. Puis, même s’ils ne s’étaient plus croisés, Camille et lui avaient repris contact. Les mois passant, leurs échanges avaient pourtant fini par s’espacer. La jeune femme était d’autant plus surprise par cet appel. Et plus que l’identité de son interlocuteur, c’était le ton de sa voix qui l’avait étonnée. Il semblait paniqué, presque terrorisé, et lui demandait de le recontacter de toute urgence. Il avait ajouté que c’était très urgent et avait précisé à plusieurs reprises qu’elle était la seule en qui il pouvait avoir confiance. La jeune femme réécouta une troisième fois le message, comme pour s’assurer de sa véracité et fut soudain prise d’une certaine angoisse. L’appel datait du vendredi. Deux jours complets que son ami espérait qu’elle lui fasse signe…

Sans attendre, elle composa le numéro d’Andreas. Elle patienta, quelque peu stressée par les tonalités qui résonnaient dans son oreille.

Enfin, son interlocuteur décrocha.

— Bonjour, Camille !

— Ah ! Andreas. Je viens d’écouter ton message. Que se passe-t-il ?

— Je suis content que tu me rappelles enfin ! J’ai vraiment besoin de toi.

— J’en suis flattée. Dommage qu’il faille que tu sois dans le besoin pour prendre de mes nouvelles, ne put-elle s’empêcher de glisser.

— Écoute, c’est… compliqué… je ne crois pas que ce soit le moment de parler de ça.

La policière laissa un léger blanc s’installer. À une époque, elle lui en avait voulu de disparaître ainsi. Ses messages s’étaient espacés avec le temps. Et il avait fini par ne plus du tout donner signe de vie. Tout cela était loin maintenant… Il devait avoir ses raisons.

— OK, qu’est-ce qu’il t’arrive ? Tu avais l’air, disons… soucieux… quand tu m’as appelé.

— Oui, j’ai un problème ici, Camille. Il y a eu un meurtre. Un ami britannique très proche, Esmond Martin, un homme formidable qui protégeait les éléphants depuis plus de vingt ans a été lâchement assassiné à son domicile.

— Je suis désolée pour toi, Andreas, dit-elle avec sincérité. Ce n’est malheureusement pas le premier défenseur de la nature qui meurt pour ses idées en Afrique.

— Cette fois, c’est différent… C’est la quatrième personne au Gabon qui subit un tel sort en quelques semaines, répondit-il une pointe de nervosité dans la voix.

— Tu penses que tu es menacé ? C’est pour cela que tu m’appelles ? Tu veux que je te fasse rapatrier ?

— Non. Enfin si, je suis peut-être en danger, mais ce n’est pas important. Non, je voudrais que tu viennes me rejoindre ici pour élucider ce meurtre.

De l’autre côté du téléphone, Camille en resta bouche bée. Elle finit néanmoins par se reprendre :

— Enfin Andreas, il y a bien des enquêteurs dans ton pays ?

— Tu plaisantes j’espère ! réagit l’activiste. Tu sais aussi bien que moi que les moyens locaux n’ont rien à voir avec ceux de la France. Et surtout, je pense qu’ils ont beaucoup plus d’intérêt à étouffer l’affaire qu’à trouver et arrêter le coupable. La situation s’est considérablement tendue depuis quelques mois entre les forces de l’ordre et les défenseurs de la nature, ici. Des sommes colossales sont en jeu, avec le trafic d’ivoire notamment, et certains membres haut placés auraient beaucoup à perdre à ce qu’il soit enrayé. Je peux déjà te dire ce qu’il va se passer. Les flics locaux à qui l’enquête va être confiée vont se faire graisser la patte par quelques huiles, eux-mêmes soudoyés par les trafiquants et, au mieux, l’affaire sera classée sans suite. Les connaissant, ils iront sans doute jusqu’à salir la mémoire d’Esmond en prétextant un crime crapuleux lié à des activités douteuses.

— Je sais tout ça… Malheureusement, je ne vois pas bien ce que je peux y changer…

— Tout ! Avec des investigations dignes de ce nom, non seulement le coupable serait puni, mais en plus nous aurions enfin une chance de découvrir qui tire les ficelles !

— C’est totalement hors de ma juridiction Andreas… En plus, ce type n’est pas un ressortissant français. Je n’obtiendrais jamais les autorisations nécessaires.

— Tu as besoin d’une quelconque permission pour faire ce que tu veux, maintenant, toi ? Beaucoup de choses ont changé durant toutes ces années…

La dernière remarque de son ami, assénée avec beaucoup d’ironie, installa un malaise certain entre eux. Le silence qui s’ensuivit dura de longues secondes. Secondes pendant lesquelles Camille songea, dubitative, à cette étrange requête qui la ramenait si loin en arrière. Si elle avait toujours les mêmes convictions chevillées au corps, tout était tellement différent aujourd’hui. Avant, elle s’autorisait des écarts avec les lois pour mettre en lumière ce qu’elle considérait comme les horreurs de l’espèce humaine. Avant, elle n’aurait pas hésité une seule seconde. Mais avant, elle n’avait pas les mêmes responsabilités. Elle savait ce qu’il pouvait lui en coûter de bosser en sous-marin en court-circuitant des services étrangers, même corrompus jusqu’à la moelle. Si la victime avait eu un passeport français, il y aurait sûrement eu une attention particulière apportée par les autorités à la bonne marche de l’enquête. Elles se seraient assurées à tout le moins que des coupables soient identifiés. C’était le boulot du Quai D’Orsay de surveiller tout ça, pas celui d’une capitaine de police parisienne.

Andreas ne surenchérit pas. Il se rappelait assez le caractère de son amie pour savoir qu’il valait mieux attendre plutôt que d’en rajouter une couche et risquer de la braquer. Il venait de blesser l’orgueil de Camille et espérait que cela suffise à la décider.

Elle rompit le silence interminable :

— Je ne suis pas à Paris pour l’instant, je rentre dans la nuit. J’ai des choses à régler, je te recontacte demain dans la journée, promit-elle en coupant court à la conversation.

À l’autre bout du fil, à 10 000 km de là, Andreas souriait.

Il avait touché la corde sensible, il le savait.

CHAPITRE 4

Mathias, sous le choc, était resté de longues minutes à genoux devant le cadavre de son ami. Reprenant petit à petit ses esprits, il s’était relevé et était allé rincer ses mains ensanglantées avant de sortir son téléphone et d’appeler les secours. Il s’était évertué à ne plus rien toucher d’autre pour ne pas compromettre d’éventuels indices. Il ne s’était plus approché du corps du vieil homme, pas même pour lui baisser les paupières.

Alors qu’il annonçait d’une voix atone au fonctionnaire de garde qui avait décroché qu’un assassinat venait d’être commis, Mathias regardait ces yeux sans âme le fixer. En énonçant l’adresse et en répondant machinalement aux questions qu’on lui posait, il ne parvint pas à se détacher de ces yeux vides. Des yeux qui resteraient gravés dans sa mémoire et qui accompagneraient dans ses cauchemars ses pires souvenirs, déjà trop nombreux.

On lui demanda de ne toucher à rien et d’attendre sur les lieux l’arrivée « imminente » des forces de l’ordre. À l’échelle locale, cela signifiait pas avant plusieurs heures. Des affaires de ce genre, la police gabonaise en avait des pelletées quotidiennes. Parfois, elle ne se déplaçait même pas. Cette fois, compte tenu de l’identité de la victime, le nécessaire serait fait. Sans se presser outre mesure… les fonctionnaires du coin n’étaient pas fans des histoires trop exposées.

Mathias aurait pu sortir sur le perron, s’éloigner de ce cadavre aux prunelles figées et fuir l’odeur de mort de plus en plus envahissante. Il ne put s’y résoudre. Il se refusait à abandonner son ami. Il ne s’écarta qu’une poignée de minutes pour appeler Andreas. C’était un étrange personnage, plein de convictions et de contradictions, qu’Esmond lui avait présenté. Il coordonnait plusieurs associations, dont celle du vieux militant, mais était plutôt spécialisé dans les opérations coup de poing qui leur donnaient une visibilité médiatique. Méfiant au début, Mathias s’était demandé si le moteur de ce type descendu du Nord était la défense de ses opinions ou sa propension à s’admirer à la Une des journaux. Mais ses interventions étaient toujours justifiées et le médecin devait reconnaître qu’en général cela portait ses fruits. Grâce à lui, le médecin avait pu obtenir l’appui d’une entreprise norvégienne pour la construction d’un bloc opératoire entièrement autonome au sein du dispensaire. Et comme il ne connaissait pas au vieil homme de famille à prévenir, il avait appelé Andreas. Le Norvégien était arrivé une demi-heure plus tard et ils étaient restés là tous les deux. Ils avaient veillé en silence sur le corps de leur ami, manière aussi pour eux de lui témoigner un dernier hommage et de s’assurer qu’aucun pilleur à l’affût ne surgisse pour souiller sa mémoire, pas déjà…

La police n’avait fait son apparition qu’à la tombée de la nuit. Et elle n’avait pas paru particulièrement impliquée dans ses constatations. Un véhicule avait été diligenté pour enlever le cadavre. Les officiers s’étaient contentés d’un tour express de la petite villa et avaient posé deux ou trois questions de routine à Mathias, pour la forme, avant de repartir illico. Tout juste lui avait-on demandé de passer au poste le lendemain pour compléter et signer ses déclarations. Andreas s’était énervé en constatant, si ce n’est leur incompétence, tout au moins leur évident manque de volonté pour traiter le meurtre d’Esmond. Le policier responsable de l’enquête l’avait rembarré en le menaçant de l’embarquer et de faire de lui son principal suspect, alors le militant avait claqué la porte en ruminant des paroles inaudibles. Avant de partir, il avait juste certifié à Mathias qu’il trouverait un autre moyen d’identifier les coupables.

À l’heure du dîner, le médecin s’était donc retrouvé seul, debout dans le salon de cette maison désormais vide où une mare de sang séché était l’unique témoignage du drame qui venait de s’y jouer. Aucun scellé n’avait été posé. Quelques heures suffiraient pour que la rumeur se répande et, dans deux jours, le peu de richesse que possédait le vieil homme serait pillé. Machinalement, Mathias entreprit de faire un tour rapide du propriétaire avant d’abandonner l’endroit à la meute qui attendait dehors, tapie dans l’ombre. Il se rendit dans la chambre à coucher et ouvrit méthodiquement tous les placards, tira chaque tiroir. Dans la table de chevet, il dénicha une photo jaunie d’Esmond, tout sourire, en compagnie d’une magnifique Africaine, un bébé dans les bras. Sa femme et son fils.

Il les avait évoqués une seule et unique fois. Un soir où, après un dîner passé ensemble au consulat, ils avaient fini dans un rade miteux. Un peu trop imbibé, Mathias lui avait parlé de Marie et du drame qui l’avait frappée1. Le vieux briscard, lui, tournait à la limonade, mais il s’était senti redevable devant la confession de son ami et s’était livré à son tour. Il avait un temps été marié. Ici, en Afrique, dans un pays voisin. Il avait été sincèrement heureux pendant quelques années. Jusqu’à ce qu’on les lui prenne.

Son fils n’avait même pas deux ans quand il avait été lâchement assassiné avec sa mère par des pillards qui avaient mis à sac le quartier résidentiel d’expatriés où ils avaient élu domicile. Esmond était absent, parti en Europe pour un colloque. Inquiet de l’absence de nouvelles de sa femme, il était rentré plus tôt que prévu. C’est lui qui avait découvert leurs cadavres mutilés. Lui qui avait dû les évacuer. Lui qui avait dû ramasser le petit corps sans vie… Anesthésié par la douleur, il avait confectionné un bûcher mortuaire dans son jardin et les avait incinérés lui-même. Le pays était à la dérive et les différentes ethnies le composant avaient commencé à s’entretuer.

L’homme meurtri n’avait pas jugé utile de contacter une police complètement dépassée qui ne se serait même pas déplacée, de toute façon. Il était resté devant le brasier jusqu’à la dernière flamme, secoué par des sanglots silencieux. Puis il avait mis le feu à la villa et était parti sans se retourner.

Après ce drame, il avait erré quelque temps, traversant régulièrement les frontières sans but précis et noyant son chagrin dans le whisky bon marché. Un jour, il avait atterri dans un coin reculé du Gabon où il avait fait connaissance d’un vieux chef de village qui lui avait transmis tout son savoir sur les éléphants. Esmond était tombé amoureux des pachydermes et s’était alors lancé à corps perdu dans leur protection. Après ce soir-là, il n’avait plus jamais parlé de ses proches.

Maintenant, c’était son tour songea tristement Mathias en enfournant la photo dans son sac. C’était le dernier vestige d’une famille décimée par la violence. Il retourna ensuite dans le salon où il évita soigneusement la flaque pourpre et se dirigea vers le bureau de son ami. Il était parfaitement rangé. Sur les étagères au-dessus, des boîtes d’archives retraçant plusieurs années de comptabilité de son association. Tout cela allait disparaître également. Au milieu du sous-main en cuir posé sur le meuble se trouvait un ordinateur portable récent. Il l’alluma. Sur l’écran s’afficha une fenêtre invitant l’utilisateur à introduire son mot de passe. Mathias fit la moue. Il ne le connaissait pas. Il referma donc aussitôt l’ordinateur et le mit dans sa sacoche. Ensuite, il ouvrit les deux tiroirs. Dans le premier, il n’y avait quasiment rien, juste quelques crayons et un bloc-notes vierge. Dans le second, par contre, il trouva une épaisse chemise rouge, sans aucune annotation. Suffisant pour piquer sa curiosité. Mathias écarta l’élastique et jeta un œil sur la liasse de documents qu’elle renfermait. Il découvrit alors des rapports relativement opaques sur lesquels apparaissaient d’innombrables lignes et chiffres associés. Cela ressemblait presque à des bordereaux de livraison. Tout était codifié et Mathias n’en possédait pas la clé, cela restait de l’hébreu pour lui. Sous ces feuillets, dans une grande enveloppe kraft, il trouva également plusieurs agrandissements photo. À première vue, des clichés pris à la dérobée de personnes dont il ignorait l’identité. Un des visages apparaissant plusieurs fois lui rappelait toutefois quelqu’un. Malgré la mauvaise qualité de l’image qui rendait ses traits imprécis, cet homme noir lui semblait familier. Il devait par ailleurs avoir une certaine importance, car outre sa mise qui ne ressemblait pas vraiment à une tenue de brousse, il était accompagné de deux molosses. Une autre personne apparaissait à plusieurs reprises, sa silhouette était toujours identique. Systématiquement prise de dos, son visage n’apparaissait jamais. Une dernière volée de clichés montrait des cadavres d’éléphants mutilés. Assassinés à l’arme lourde, il ne restait que deux trous béants et sanguinolents à l’emplacement où auraient dû se trouver leurs fières défenses.

Mathias referma la pochette et la glissa avec les autres éléments déjà récupérés. Il se retourna vers le salon et embrassa les lieux du regard. Il n’y avait plus rien ici qui rappelait l’existence du vieux militant. La décoration était aseptisée et Esmond ne possédait que très peu d’effets personnels. La mort dans l’âme, Mathias s’obligea à une dernière halte devant la tache de sang, ultime au revoir à son ami disparu, et quitta la villa. Dans la rue, un groupe de pillards attendait déjà dans l’ombre que les lieux se vident et que les lumières s’éteignent pour venir prendre leur tour. L’heure des lions était passée, la place était maintenant aux charognards.

2 Voir Derniers jours à Alep du même auteur.

CHAPITRE 5

Camille débarqua tôt au bureau le lundi matin. Suite à sa conversation avec Andreas, elle voulait vérifier certains éléments avant l’arrivée de son équipe. Elle essayait de se convaincre de l’importance de le faire avant de prendre sa décision, même si, au fond, elle savait qu’elle l’avait déjà arrêtée. Assise devant son PC, la jeune capitaine lança plusieurs recherches en parallèle.

Sur Andreas en premier lieu. Elle ne l’avait jamais vraiment perdu de vue, sans toutefois s’intéresser en détail à ses activités. Il était en Afrique depuis plusieurs années maintenant. Il était d’abord passé par la République centrafricaine, puis le Bénin, pour finir au Gabon où il résidait depuis trois ans. À chacune de ses étapes, il s’était démarqué par son activisme, parfois à la limite de la légalité, et il avait posé des problèmes aux pouvoirs en place. À Bangui, il avait tout bonnement été expulsé par un gouvernement qui voyait d’un très mauvais œil la mise sur le devant de la scène de ses accointances avec certains trafiquants. Idem dans le deuxième pays qu’il avait traversé. Aujourd’hui, le jeune Norvégien semblait avoir tiré des enseignements de ses expériences et tentait une approche différente. À Libreville, il avait commencé par s’acoquiner avec des diplomates européens au bras long et à l’oreille attentive des ministres importants. Petit à petit, il essayait de les convaincre que leur nation avait bien plus à gagner à protéger sa faune qu’à l’exterminer. Cela avait marché, le braconnage avait reculé, un temps seulement… Les derniers rapports se montraient bien plus alarmistes. Les massacres avaient repris de plus belle et les autorités avaient maintenant plus de mal à remonter les filières de ce commerce illégal aujourd’hui considéré comme le troisième plus gros trafic international après les armes et la drogue. Les débouchés s’étaient multipliés et diversifiés. L’apparition des groupes terroristes sur ce marché compliquait beaucoup le travail des associations.

Andreas figurait dans l’organigramme de bon nombre d’ONG présentes sur le continent africain. Actives et reconnues en Europe, elles menaient de nombreuses actions de sensibilisation du grand public et autres levées de fonds. Certaines allaient même au-delà des limites de la légalité en embauchant des mercenaires et en finançant de véritables milices armées pour contrer les trafiquants. Méthode musclée qui ne plaisait guère aux autorités locales, car cela ne faisait que mettre en lumière, si ce n’est leur incompétence, au moins leur manque criant de moyens, d’organisation, voire de volonté.

De toutes les informations que Camille recueillit sur son ancien compagnon, aucune ne la surprit vraiment. Elle l’avait toujours perçu comme un idéaliste capable de transgresser sans problème certaines règles déontologiques pour parvenir à ses fins. C’était d’ailleurs ce comportement qui les avait opposés à maintes reprises par le passé. Visiblement, à ce sujet, rien n’avait changé.

Les autres recherches qu’elle avait lancées concernaient la victime, Esmond Martin. À son propos, elle ne découvrit rien qui puisse faire de l’ombre à sa mémoire. Ce type semblait faire partie de ces rares personnes méritant d’être sanctifiées sans délai au panthéon de l’espèce humaine. Une vie entière tournée vers les autres. Il en avait payé le prix fort, constata-t-elle, en lisant un très court article résumant le meurtre de sa femme et de son fils.

Songeuse, Camille se balança en arrière sur sa chaise. Les mains jointes derrière la tête, elle fixait un portrait affiché en pleine page sur son écran. Elle était toujours dans cette position lorsque deux hommes poussèrent la porte du bureau en discutant. Lucas Romans et Alexandre-Benoit Bourdieu, deux de ses adjoints. Ils s’avancèrent pour la saluer. Le second se pencha et regarda l’ordinateur par-dessus son épaule.

— Salut, Wilson. C’est ton nouveau Jules ? Tu fais dans la gériatrie maintenant, tu te contentes plus de brouter ?

Toujours aussi délicat, le vieux brigadier s’esclaffa de sa plaisanterie douteuse qui n’arracha qu’un sourire de dépit à son jeune collègue. Camille, elle, avait l’habitude de ses remarques borderline et ne s’en offusquait plus depuis longtemps. Elle se leva néanmoins et se dirigea vers la porte.

— Salut, les gars, je reviens dans quelques minutes, j’ai un truc à faire à l’étage.

Elle sortit en les laissant comme deux ronds de flan et monta vers le bureau du commissaire divisionnaire qui devait maintenant être arrivé. Elle n’avait délibérément pas verrouillé son poste et ses recherches du jour étaient bien visibles. Nul doute que lorsqu’elle redescendrait, ses adjoints auraient pris connaissance de ces dossiers.

Camille réapparut moins d’un quart d’heure plus tard. Les deux hommes avaient été rejoints par une jeune femme : Malika Legrand, le dernier membre de l’équipe. Les trois officiers dévisagèrent leur cheffe de groupe en silence, attendant qu’elle leur dise ce qu’il se passait.

— Bon écoutez, je sais que je viens juste de rentrer, mais il va falloir vous débrouiller encore un peu sans moi. Je descends de chez le patron et j’ai rallongé de deux semaines supplémentaires. Cette petite escapade savoyarde m’a fait du bien et j’ai besoin de couper plus que ça…

Ses trois collègues se regardèrent. Lucas, un sourire en coin répondit pour le groupe.

— Bon OK, ça c’est la salade que t’as servie au boss pour être sûre qu’il valide. Par les temps qui courent, ils ont tellement peur du burn-out qu’il suffit de dire qu’on est cuit pour avoir nos semaines de congés direct ! Par contre, tu ne crois quand même pas que tu vas nous faire gober ça ! Alors c’est quoi le truc ? Qu’est-ce qui fait que tu dois passer en sous-marin ?

Camille s’appuya à son bureau et se lança sans hésiter dans les explications qu’ils attendaient. Elle n’avait effectivement pas prévu du tout de leur mentir, et elle comptait aussi un peu sur leur coopération.

— Quand j’ai rebranché mon téléphone en redescendant dans la vallée, j’ai découvert un étrange message. Un vieil ami me demandait de l’aide au sujet d’un meurtre, expliqua-t-elle.

Malika désigna l’écran resté allumé et visible de tous.

— C’est ce type-là ?

— Non, lui c’est la victime. Un certain Esmond Martin. Jusqu’à hier, je n’avais encore jamais entendu parler de lui. Non, si comme je m’en doute, vous avez regardé ce que je faisais sur ce PC, vous avez aussi vu l’autre recherche. Andreas est un militant que j’ai rencontré il y a plusieurs années et avec qui j’ai mené quelques actions dans ma jeunesse. Je ne l’ai pas croisé depuis cette époque et cela faisait même très longtemps que je n’avais plus de nouvelles. Je l’ai rappelé tout de suite après avoir écouté son message, il disait avoir besoin d’aide.

Camille raconta ensuite dans le détail à son équipe son échange avec le Norvégien. Elle n’omit rien de ses doutes sur la volonté locale de résoudre ce crime et sur les risques qui émaillaient sa situation. Lorsqu’elle eut terminé, il n’y eut aucune interrogation sur le bien-fondé de sa décision. Lucas se projetait déjà dans la suite :

— Bon si je comprends bien, tu pars pour l’Afrique ? Tu sais quand tu décolles ?

— Non j’ai juste regardé vite fait, il y a un vol demain matin, mais il me faut un visa. Je vais arriver là-bas en touriste.

— Je m’occupe de ça, je te le fais faire en urgence.

— Super, merci. Je vais profiter de la journée pour creuser un peu le profil de la victime, j’ai besoin de plus de renseignements.

Bourdieu intervint sèchement :

— Et les affaires courantes, ça t’intéresse pas ?

— Le patron m’a fait un topo. Vous vous débrouillerez très bien. Je lui ai aussi fait passer quelques dossiers aux collègues de l’étage du dessus.

Le vieux brigadier faillit s’étrangler. Camille poursuivit ses explications avant qu’il ne monte dans les tours.

— Pas de panique, rien à voir avec vos capacités. C’est surtout parce que je vais avoir besoin d’un petit coup de main à distance. Je n’ai pas dit au patron pourquoi je prenais deux semaines. J’ai juste demandé qu’en mon absence vous soyez un peu soulagés. Honnêtement, je suis convaincue qu’il n’a pas cru un traître mot de ce que je lui ai raconté. Le regard qu’il m’a jeté était suffisamment clair. Parce qu’il a une bonne estime de moi et du boulot qu’on fait ici, il n’a pas donné le fond de sa pensée. Il m’a juste conseillé d’être prudente dans ce que j’allais entreprendre. Tu ne dis pas ça à quelqu’un qui part en congé… En tout cas, je prends ça comme une autorisation tacite.

Ses trois adjoints se regardèrent à nouveau. Peu importait tout cela, ils avaient déjà traversé suffisamment de galères ensemble pour faire confiance à leur patronne sur un coup pareil. Pour eux, que la hiérarchie soit d’accord ou non, si c’était Camille qui le demandait, c’est que c’était justifié. Si elle avait l’aval des grands pontes, c’était un plus…

— On va d’ailleurs démarrer sans attendre. Lucas, tu continues sur la logistique : visa et billets d’avion, s’il te plaît. Tiens ma carte bleue. Je vais avoir du mal à faire passer ça en note de frais, ajouta la capitaine avec un clin d’œil. Malika, de ton côté, tu creuses sur la victime. Pour ce soir, je veux tout connaître de ce gars : son histoire, son passé, ses relations sur place, ses fréquentations. Tout ce que t’arriveras à trouver depuis Paris. Bourdieu, vu que tu es incapable de taper sur un clavier, tu viens avec moi, on va aller se promener. J’ai noté qu’il bossait principalement pour une ONG qui a son siège dans le 12e, on va aller fureter un peu.

Le brigadier n’émit aucune protestation. Il préférait cent fois les enquêtes de terrain et Camille avait raison, son inaptitude technologique était notoire. Ils sortirent sans attendre alors que leurs deux collègues étaient déjà au travail devant leur ordinateur.

CHAPITRE 6

En quittant la villa d’Esmond, Mathias s’était rendu directement au dispensaire. Il était dévasté par ce nouveau coup dur que la vie lui infligeait, mais il n’en oubliait pas moins ses obligations et ses patients. En fait, il estimait surtout que se plonger dans les soins et les diagnostics allait une fois de plus lui permettre de faire le vide. Penser à autre chose avant d’affronter la réalité. Il serait bien temps le lendemain de gérer les détails. Son ami avait le droit à une cérémonie. Et si Andreas et lui ne s’occupaient pas de l’organiser, qui le ferait ?

Une autre raison, plus profonde, le poussait aussi à rentrer tard ce soir. Il préférait que Grace soit endormie lorsqu’il franchirait la porte de sa modeste demeure, au sein même du dispensaire. La fillette adorait Esmond. Elle considérait le vieil homme comme le grand-père qu’elle n’avait jamais eu. Mathias avait décidé de la recueillir chez lui après qu’elle fut à nouveau en pleine santé. Une guérison express à mettre dans les annales, il devait bien le reconnaître. Cette gamine était dotée d’une nature particulièrement résistante. Elle n’avait alors plus personne vers qui se tourner. Le médecin avait donc fait le choix le plus évident. Et depuis plusieurs mois, ils vivaient presque comme une vraie famille. Il l’avait inscrite à l’école française et elle avait rapidement fait des merveilles. Au début, Esmond avait mis son ami en garde. Ce pays, à l’instar de ses voisins, était prompt à reprendre ce qu’il offrait. L’humanitaire estimait dangereux pour le médecin de s’attacher à la petite orpheline. Un jour viendrait où il rentrerait en France. Que ferait-il d’elle alors ? Cette proximité pouvait même lui être reprochée. Ses ennemis, car il finirait bien par en avoir, se serviraient de cela pour le salir. Mathias n’en avait eu cure et, aussi vite qu’il l’avait blâmé, le vieux militant s’était mis à le féliciter d’avoir pris la petite sous son aile. Il était également tombé sous son charme. Mathias avait même parfois surpris dans le regard d’Esmond, lorsque ce dernier observait la fillette, un éclat qu’il ne lui avait jamais vu. Celui de l’affection pure et désintéressée. Celle d’un père pour son fils disparu qui découvrait, sous les traits d’une gamine africaine revenue des enfers, que certains se voyaient offrir une seconde chance.

Et maintenant, il allait devoir annoncer à Grace que tonton Esmond, comme elle l’appelait avec tendresse, s’en était allé lui aussi. Emporté par la violence d’un pays à qui il avait tout donné.

Le médecin passa en revue méthodiquement tous ses patients, prenant souvent plus de temps que nécessaire, si bien que la nuit était tombée depuis des lustres quand il pénétra dans son salon. Jeannice, la jeune femme qui veillait sur la petite en son absence, lui confirma qu’elle dormait profondément. Mathias posa machinalement les questions d’usage. Oui, elle avait fait ses devoirs. Oui, elle avait bien mangé. Et oui, elle s’était bien brossé les dents avant d’aller se coucher. Comme tous les soirs. Il remercia la nounou et, en passant devant la chambre, poussa un peu plus la porte déjà entrebâillée. À la lumière de la petite veilleuse, il admira le visage apaisé de la fillette pendant de longues secondes. Il avait fallu beaucoup de nuits d’angoisse avant qu’elle ne parvienne à chasser, petit à petit, les fantômes qui la hantaient. Ils revenaient encore bien sûr, sous la forme d’un simple cri nocturne ou d’un réveil paniqué. Pourtant, leurs visites s’espaçaient et se faisaient de plus en plus rares. Mathias sourit et referma la porte.