Le diable au rendez-vous - Alain Bandelier - E-Book

Le diable au rendez-vous E-Book

Alain Bandelier

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Beschreibung

En dehors des temps de prière, d’étude, de réunion, l’agenda d’un prêtre exorciste est rempli d’une suite de rendez-vous, précédés en général d’un premier entretien assuré par un prêtre de paroisse ou un membre du service diocésain. Une vraie rencontre est toujours inédite et imprévisible.
À plus forte raison lorsque la personne, avec une confiance touchante, vous donne accès à son histoire personnelle et à ses combats intimes. Mais parfois l’imprévu prend une autre forme. Quelqu'un qui n’était pas invité est au rendez-vous. Un troisième, un tiers manifeste sa présence et prend la parole (prendre est le mot). Oui, le monde démoniaque est un monde réel. Devant cette réalité, on oscille entre aveuglement et fascination. On devrait plutôt exercer vigilance et résistance. C’est dans cet esprit que ce livre est écrit.
On peut le lire comme un recueil de chroniques, dans les deux sens du terme : à la fois récits et commentaires personnels. Ou comme un témoignage, composé de brefs chapitres, à partir de choses vues et entendues. On trouverait dans l’histoire de l’Église et dans la vie des saints bien d’autres récits, plus impressionnants et plus significatifs. Mais ces exorcismes ordinaires vécus par un exorciste ordinaire peuvent apporter une information, susciter une réflexion, ouvrir des horizons.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Le père Alain Bandelier est prêtre du diocèse de Meaux. Il a été de nombreuses années responsable du Foyer de Charité de Combs-la- Ville. Il a une longue et profonde expérience de l'accompagnement de personnes en difficulté. Il est l'auteur de nombreux ouvrages.

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Couverture

Page de titre

DES PRÉALABLES

D’un rendez-vous à l’autre

En-dehors des temps de prière, d’étude, de réunion, l’agenda d’un prêtre exorciste est rempli d’une suite de rendez-vous, précédés en général d’un premier entretien assuré par un prêtre de paroisse ou un membre du service diocésain. Une vraie rencontre est toujours inédite et imprévisible. À plus forte raison lorsque la personne, avec une confiance touchante, vous donne accès à son histoire personnelle et à ses combats intimes. Mais parfois l’imprévu prend une autre forme. Quelqu’un qui n’était pas invité est au rendez-vous. Un troisième, un tiers manifeste sa présence et prend la parole (prendre est le mot). Oui, le monde démoniaque est un monde réel. Devant cette réalité on oscille entre aveuglement et fascination. On devrait plutôt exercer vigilance et résistance. C’est dans cet esprit que ce livre est écrit. On peut le lire comme un recueil de chroniques, dans les deux sens du terme : à la fois récits et commentaires personnels. Ou comme un témoignage, composé de brefs chapitres, à partir de choses vues et entendues. On trouverait dans l’histoire de l’Église et dans la vie des saints bien d’autres récits, plus impressionnants et plus significatifs. Mais ces exorcismes ordinaires vécus par un exorciste ordinaire peuvent apporter une information, susciter une réflexion, ouvrir des horizons.

Les athées professionnels (dirait Albert Einstein) regarderont cela de haut, du haut de leur imperturbable idéologie, car ils préfèreront toujours dénier la réalité plutôt que renier leurs préjugés. Ils croient encore – sans l’ombre d’un doute ! – que la science explique tout, et qu’elle expliquera un jour ce qu’elle n’explique pas encore. Dieu merci, les vrais savants sont plus modestes. De toute façon la science n’a pour objet que les choses de ce monde empirique, observable et mesurable. Elle ne sait pas – et n’a pas à savoir – qu’il y a peut-être un autre monde. Réel mais invisible. Invisible mais réel.

Cet ouvrage risque de déplaire aussi aux chrétiens critiques – je veux dire ceux qui lisent les évangiles mais n’y voient que symboles et paraboles sans consistance historique : non pas ce que nos yeux ont vu, ce que nos oreilles ont entendu (1elettre de Jean, 1, 1), ce que nous ont transmis ceux qui dès l’origine étaient témoins oculaires et sont devenus serviteurs de la Parole (Luc 1, 2) mais ce que les communautés de la fin du premier siècle ont plus ou moins inventé à partir de quelques vagues souvenirs d’un Jésus disparu corps et biens. Cela les dispense de prendre au sérieux plus de 230 mentions du monde maléfique dans le Nouveau Testament, sous ses diverses appellations ou représentations (diable, Satan, Béelzéboul, le Mauvais, l’Accusateur, l’Adversaire et autres démons, esprits mauvais, esprits impurs, la liste est longue), ainsi que les multiples exorcismes pratiqués par Jésus lui-même et par ses disciples. Chassez les démons est en effet un des impératifs indiscutables et répétés de la mission que le Maître confie aux Apôtres (Marc 3,15 ; 6,13 ; 16,17).

Ce témoignage, à l’opposé, a toutes les chances de décevoir les âmes pieuses en quête d’émotions spirituelles. Je pense à ces fidèles trop crédules, toujours en quête des dernières apparitions ou des derniers messages. Ils attendent pour bientôt la fin du monde et aiment beaucoup qu’on leur parle du diable : cela leur fait peur et en même temps cela les rassure, car si le monde va à sa perte eux sont convaincus d’être du bon côté. En réalité le combat avec Bélial1 se déroule dans le secret du cœur de chacun et la victoire n’est jamais assurée. On ne triomphe que par l’humilité et dans l’humilité. Mais qui peut s’enorgueillir d’être suffisamment humble ?

Les « petits » : au fond c’est à eux que je pense en écrivant ces chroniques. Le peuple humble et modeste dont parle le prophète Sophonie (3, 12) et dont saint Paul pourra dire « parmi vous, il n’y a pas beaucoup de sages aux yeux des hommes, ni de gens puissants ou de haute naissance » (1Co 1, 26-29). C’est ce peuple de pauvres que rencontre l’exorciste (la pauvreté n’est pas seulement économique) : des personnes en souffrance, dépassées par les événements, avec leurs questions sans réponse, leurs combats sans fin, leurs appels sans écho, leurs prières sans phrases, leur solitude. C’est peut-être cela qui me touche le plus : beaucoup sont désespérément seuls avec leur problème. Que ce problème vienne du diable ou d’autre chose, qui va les écouter ? On n’aime pas trop parler de ces choses. Si le dialogue se noue, trop souvent il tourne court. La personne est vite renvoyée aux « spécialistes » ; c’est plus rassurant, sinon pour elle du moins pour l’interlocuteur ; et moins fatiguant ! Des gens d’Église conseilleront d’aller voir un « psy ». L’entourage suggèrera d’aller voir Madame X qui a des lumières ou Monsieur Y qui a des pouvoirs… L’exorciste, lui, commence par accueillir et écouter. La première rencontre permet de faire connaissance. Elle dure une heure, avant tout discernement et à plus forte raison avant toute prière solennelle. Cette écoute bienveillante, patiente, encourageante n’est-elle pas le premier exorcisme ? Le baume de la charité et de la miséricorde sur les bleus de l’âme chasse déjà quelques démons. C’est pourquoi les gens vous expriment tant de reconnaissance, alors que vous avez le sentiment de n’avoir rien fait, ou si peu.

Ce qu’il faut redouter

La première chose à dire ? Justement nous ne commencerons pas en parlant de l’exorcisme. Encore moins des possessions, des infestations et de toutes les manifestations démoniaques. Ces choses existent, mais elles ne sont qu’une toute petite part de l’œuvre du Mal en ce monde. C’est évidemment la part la plus spectaculaire. Ce n’est pas la part la plus importante. Et surtout ce n’est ni la plus grave ni la plus redoutable. On peut même se demander si toute cette agitation de la sensibilité, des émotions, des pensées, parfois même des corps que le Mauvais est capable de provoquer n’est pas une « couverture » (comme on dit dans les romans de série noire). Ces manifestations extérieures et perceptibles cacheraient une autre action, souterraine et insidieuse. Le projecteur mis sur des phénomènes extraordinaires et ponctuels aurait entre autres le pouvoir de nous aveugler et de nous rendre moins sensibles à une autre agression, ordinaire et universelle, qui s’appelle ? La tentation !

Une lourde erreur, hélas fréquente, entretenue peut-être par l’Adversaire lui-même, est de penser que son désir et son plaisir consistent à troubler les gens, à provoquer toutes sortes de perturbations, à manifester son emprise. Tout cela peut faire partie de ses moyens, mais ce n’est pas son but. C’est peut-être une tactique, mais sa stratégie est bien au-delà de ces « détails ». Son idée fixe, sa volonté acharnée, est de faire échec au règne de Dieu en séparant l’humanité de sa Source et de sa Fin. Le péché initial, pour l’ange comme pour l’homme, est précisément la séparation, la désunité, la dé-communion. La tentation originelle est « d’être comme Dieu2 « sans Dieu, d’être sa propre source et sa propre fin. C’est la négation de l’adoration, de la toute première adoration exprimée par les êtres angéliques, plongés ensemble de tout leur être dans la réalité divine : Qui comme Dieu ?3– autrement dit : Dieu seul est Dieu. Par son nom même l’archange Michaël le proclame. Au contraire, l’ange porteur de lumière (Lucifer), par son refus de recevoir d’un autre la vraie lumière, la lumière de l’amour, devient l’ange des ténèbres. Quand il tente l’homme et la femme dans le jardin, il ne fait que partager avec eux sa propre tentation, en espérant les entraîner dans sa révolte, c’est-à-dire dans sa chute. J’entendrai un jour cet aveu : « Nous sommes là pour perdre les âmes4. »

Quand l’Esprit du Mal agit de façon directe et perceptible (de façon « spécifique » pour reprendre le vocabulaire de saint Jean Paul II), il y a toujours un arrière-plan qu’il faut discerner. Cela peut être la conséquence d’une emprise morale et spirituelle déjà établie, comme cela peut être un combat pour établir cette emprise intérieure ou à défaut pour gêner et empêcher la communion de l’âme avec Dieu. Un jour nous entourions dans la prière une jeune fille sympathique, hélas sous emprise, mais limpide, priante, ouverte aux autres. Comme souvent il revendiquait son pouvoir : « Je vais la prendre avec moi. – Comment ? – Facile ! Il suffit de l’éloigner de la prière. – Mais c’est une belle âme. – (un rugissement) Quelle horreur ! – Quoi ? – Elle ! » Il était horrifié par la foi de cette jeune fille et par l’œuvre en elle de la grâce. Voilà ce qu’il ne peut pas supporter, ce qu’il veut détruire. Là est le cœur de son combat. Je ne dis pas que le reste est anecdotique. Mais il ne faut pas se tromper de champ de bataille. La prière de l’exorcisme a pour finalité la croissance de la foi, de l’espérance, de la charité, c’est-à-dire de la vie divine dans la personne, et donc dans l’Église, et donc dans le monde. Sans quoi nous ne sommes que des clowns.

Sainte Thérèse d’Avila fait cette remarque qui donne à réfléchir : « Plaise à sa majesté que nous ne redoutions que ce qu’il convient de redouter, en nous persuadant qu’un seul péché véniel peut engendrer plus de mal que l’enfer tout entier, ce qui est la pure vérité5. » En ajoutant c’est la pure vérité, elle reconnait que ce qu’elle dit est loin d’être évident ; elle est consciente de notre résistance intellectuelle à une affirmation qui n’est pas politiquement correcte, et peut-être pas non plus ecclésiastiquement correcte ! Pourtant elle a raison. Malgré sa puissance, l’enfer est sans force devant une âme donnée à Dieu, un cœur épris du Christ. Il peut attaquer de mille manières, et en général il ne s’en prive pas, mais il ne peut vaincre. En revanche le péché, y compris « le petit péché », est toujours une porte qui se ferme à la grâce. De proche en proche, qui sait les conséquences de cette lumière éteinte, de cet amour perdu, de ce rendez-vous manqué ?

Menteur et père du mensonge

« Qu’est-ce que tu fais ? » – « Je prends des notes. » – « Qu’est-ce que tu vas en faire ? » Je me suis gardé de répondre. L’interlocuteur mystérieux venait de me donner une confirmation. Il préfère rester dans l’ombre. Celui qui fait le mal déteste la lumière : il ne vient pas à la lumière, de peur que ses œuvres ne soient dénoncées ; mais celui qui fait la vérité vient à la lumière (Jn 3, 20). À l’époque, je ne pensais pas écrire un livre, un livre de plus. En effet, les livres ne manquent pas : récits de prêtres exorcistes, enquêtes de journalistes, recueils de prière pour demander une délivrance, plus rarement témoignages de personnes « possédées » et délivrées, quelques ouvrages de théologie spirituelle6. J’avais simplement le souci de garder quelques traces des rencontres que je pouvais vivre dans le cadre du service diocésain de l’exorcisme. Rencontres toujours étonnantes, parfois bouleversantes, avec des personnes en souffrance, en attente, entre espoir et désespoir. C’était une façon de garder ces gens dans ma prière. Cela me servait aussi d’aide-mémoire. C’était enfin un exercice de vigilance, un apprentissage des usages et des langages de l’Adversaire. L’Autre, comme je dis volontiers.

À force d’entendre ses gémissements, ses hurlements, ses ricanements, ses chuchotements, à force d’être confronté à son arrogance, à sa froide intelligence, à son ironie, à sa volonté de puissance, de manipulation, d’emprise, de destruction, je me familiarisais avec cette présence certes invisible mais non pas imperceptible. D’exorcisme en exorcisme, une sorte de dialogue informel, imprévisible, parfois décoiffant se nouait entre nous. Qu’on me comprenne. Aucun exorciste catholique mandaté ne se risque à engager une conversation avec cette présence à la fois fuyante et obsédante. On pourrait y perdre son âme. En toute hypothèse ce serait s’abandonner à une curiosité malsaine ou à un subreptice orgueil. Mais lui, il parle beaucoup. Si l’on a l’oreille attentive, avec un minimum de connaissance de la doctrine chrétienne et un peu d’expérience spirituelle, en risquant quelques questions ou quelques affirmations incisives, des choses peuvent venir à la lumière. Ce ne sont pas des révélations extraordinaires mais parfois des éclairages qui ne sont ni sans intérêt ni sans utilité. C’est pourquoi j’ai pris l’habitude de noter quelques moments significatifs de ces rencontres, pour en garder mémoire. Et pourquoi pas, après réflexion, les partager ?

À vrai dire, pendant que se déroule la prière, l’exorciste a bien autre chose à faire que prendre des notes. Je l’ai fait occasionnellement, profitant d’un instant de répit, parce que l’Autre se fait subitement discret, ou parce qu’une pause paraît nécessaire, pour se donner le temps d’un discernement ou tout simplement pour reprendre souffle ; il arrive en effet que la prière se prolonge et que le combat soit quelque peu épuisant. Une fois ou l’autre, une personne qui m’assistait a griffonné quelques lignes pour me signaler quelque chose que je n’avais pas perçu. Mais le plus souvent c’est après coup que j’ai pu transcrire telle expression ou telle réaction, avec le souci de reprendre le plus fidèlement possible le vocabulaire de l’Adversaire. J’ai appris en effet qu’il ne dit pas n’importe quoi et qu’il ne dédaigne pas les effets de langage.

Mais, dira-t-on, quel crédit accorder à celui que Jésus lui-même dénonce comme le Menteur et le père du mensonge ? L’accusation est directe et précise : il ne s’est pas tenu dans la vérité, parce que la vérité n’est pas en lui ; quand il dit le mensonge, il dit ce qui sort de lui (Jean 8, 44). Il y a dans ce jugement quelque chose de vertigineux. Le vertige est de règle quand on s’approche de la réalité infernale. Dans la vie courante, il nous arrive de mentir. Ce n’est pas très glorieux. Cependant nos mensonges qui blessent la vérité ou nient l’évidence, aussi énormes qu’ils soient, demeurent sous le jugement intérieur de la vérité. Même niée et reniée, la vérité demeure en nous. Pour l’Ange des ténèbres c’est tout à fait différent. Il s’est établi dans la négation absolue, en particulier la négation de la vérité. En lui le mensonge n’est pas quelque chose d’accidentel, et donc de réparable. C’est son être même qui est construit (déconstruit plutôt) sur le mensonge et dans le mensonge. Son mensonge fondamental est de prétendre exister sans Dieu et contre Dieu. Cette contradiction est comme une fuite éperdue et désespérée vers le néant, mais le néant n’existe justement pas. Et c’est l’enfer. Le père du mensonge rêve d’entrainer dans sa chute toutes les créatures. On voit bien que là où s’éteignent les lumières de la foi l’idolâtrie étend son règne. Les idéologies les plus folles, cruelles, mensongères peuvent se répandre, contaminer les esprits, prendre le pouvoir. Dans sa première lettre, l’apôtre saint Jean met en garde les fidèles contre l’Antichrist. Moins contre des mensonges particuliers que contre ce mensonge fondamental, celui des menteurs qui nient le Père et le Fils (1Jn 2, 22), l’esprit d’erreur qui habite les faux prophètes (4, 1-6). Ce sera le dernier mot de sa lettre (5, 20-21) : Jésus Christ est le Dieu vrai et la vie éternelle. Petits enfants, gardez-vous des idoles !

Le Menteur dit parfois la vérité

Jésus le Christ peut donc affirmer, non comme une revendication ou comme une prétention délirante, mais comme une sorte d’évidence : Je suis la vérité (Jn 14, 6), je suis la lumière du monde (Jn 8, 12). C’est son nom : le Véridique ou le Véritable (Ap 3, 7 ; 11, 2). En face, « le Menteur » cherche à étendre le pouvoir des ténèbres (Lc 22, 53). Mais la lumière brille dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas arrêtée7(Jn 1, 5). Cette lumière du Christ rayonne dans les récits des saints évangiles : ses enseignements, ses miracles, ses gestes de miséricorde, son amour fou, incandescent, qui le consume jusqu’à la mort et au-delà de la mort. Ce qu’il fait, ce qu’il dit, ce qu’il vit est l’expression de ce qu’il est : le Verbe divin, le Cri d’amour par qui, en qui et pour qui tout est venu à l’existence (Jn 1, 3 ; cf. Col 1, 16). Saint Jean de la Croix invite à entrer dans cette écoute plus profonde, qui devient contemplation : Le Père n’a dit qu’une parole : ce fut son Fils, et dans un silence éternel il la dit toujours, et c’est dans ce silence que l’âme doit l’écouter8. Cette parole sans paroles, cette lumière silencieuse rayonnent dans la vie des saints. Que dis-je ? Elle rayonne dans le moindre de ses disciples. Il suffit d’aimer. De l’aimer.

À l’opposé, Satan s’agite beaucoup, il aime le bruit et la fureur. Il parle beaucoup, alors qu’il n’a pas grand-chose à dire. Il est bien évident qu’il ne faut pas croire tout ce qu’il dit. Mais ce n’est pas si simple. Le mensonge, pour fonctionner, doit être vraisemblable, c’est-à-dire contenir quelques bribes de vérité. Le Menteur est aussi le Malin. Le mélange du vrai et du faux est bien plus troublant que le mensonge pur et dur. La confusion soft est plus dangereuse que la contradiction brutale. Nous le constatons tous les jours, dans les rumeurs du quotidien, dans les messages dont nous inondent les réseaux sociaux, mais aussi dans nos « informations » qui n’échappent pas toujours à la désinformation. Cette ambiguïté permet à l’ennemi de la vérité de gagner sur les deux tableaux : non seulement il nous fait croire des choses mensongères, mais nous finissons aussi par ne plus croire des choses véridiques.

Oui, ce fieffé Menteur dit parfois vrai, pour au moins trois raisons. La première raison, c’est qu’il se vante. Il fait part volontiers de ses méfaits et de ses intentions – diaboliques, c’est le cas de le dire ! N’oublions pas que pour lui comme pour nous, le péché capital par excellence est l’orgueil. Quand on lit le récit des tentations de Jésus au désert, on constate que le diable est capable de citer la Bible comme un théologien, ce qui est assez inattendu, et qu’il se prend pour le maître du monde : Tout ce pouvoir et la gloire de ces royaumes, cela m’a été remis et je le donne à qui je veux (Lc 4, 6). Même s’il prend souvent ses désirs pour la réalité, tout n’est pas faux, hélas, dans ce qu’il dit de lui-même, de ses pompes et de ses œuvres, de ses combats passés et à venir.

Ensuite il avoue beaucoup de choses au cours de l’exorcisme lui-même, fût-ce indirectement et même involontairement. Confronté à la prière de l’Église et à la grâce du Christ, il est poussé dans ses retranchements et mis en face de la vérité. Cela met une limite à ses mensonges et à ses dénégations. Son rejet du sacré en est la paradoxale attestation : les textes bibliques, les prières liturgiques, les gestes et les signes du Rituel, le crucifix et les images saintes provoquent sa rage. Ses réactions peuvent être violentes, mais elles sont une sorte de confirmation de la foi catholique, comme le négatif d’une profession de foi. Sa contestation, qu’il le veuille ou non, est l’envers d’une attestation. On en a un exemple étonnant dans les Actes des Apôtres. À Philippe, une servante possédée par un esprit de divination poursuit Paul et ses compagnons : Ces hommes sont des serviteurs du Dieu très haut ; ils vous annoncent le chemin du salut (Ac 16, 17). Excédé, Paul l’exorcise en deux mots : Sors d’elle !

Enfin – et cela est plus mystérieux – l’Ange des ténèbres est parfois contraint de dire la vérité, de passer aux aveux en quelque sorte. Il peut être obligé de répondre aux objurgations de l’exorciste, par exemple. Il ne faut pas abuser de telles pratiques, mais elles sont mentionnées dans l’ancienne version du Rituel. Dans sa pratique pastorale, en effet, l’Église a toujours jugé qu’il pouvait être opportun de contraindre les présences maléfiques à dire leur nom, leur nombre, et à donner des informations sur ce qui les a fait entrer ou les fera partir. Plus étrange encore, il y a des cas où cette contrainte est exercée par la Vierge Marie et les habitants du Ciel, l’Église de la terre les appelant à l’aide dans des combats qui dépassent ses forces. Par exemple à propos du jeûne : « Estime-toi heureux. C’est Elle qui me force à parler. » Cela est peu connu et peu commenté, mais il y a des moments où le dialogue n’est plus à deux voix, mais à trois voix ; l’exorciste ne perçoit pas la voix du Ciel, bien entendu, mais il en perçoit l’écho dans les réactions ou les propos de l’Ennemi. Cela ne doit pas nous étonner : le Rituel de l’exorcisme commence par la grande litanie des saints ; il fait explicitement appel à leur participation.

Le diable théologien ?

Dans les ténèbres sataniques, y aurait-il donc quelques rayons de lumière ? Je suis porté à le croire. L’expérience l’atteste. La métaphysique, logique de l’être, l’exige – car le mal n’a pas d’existence en soi, il n’y a pas un Mal absolu en face du Bien absolu, le mal est foncièrement un manque, une absence, une négation. Il présuppose toujours le bien qu’il nie ou détruit mais qu’il ne peut jamais effacer totalement9. Enfin le Nouveau Testament l’affirme, en particulier la lettre de saint Jacques qui dit sans ambages : Toi, tu crois qu’il y a un seul Dieu. Fort bien ! mais les démons, eux aussi, le croient et ils tremblent10. Le Menteur en sait davantage que bien des théologiens. Il est plus catholique que nombre de paroissiens. Il sait très bien ce qu’il refuse alors que le chrétien moyen ignore parfois assez largement ce qu’il croit. Le mystère de la présence réelle du Christ ressuscité dans le sacrement de l’Eucharistie, par exemple, est un domaine où la lucidité satanique est particulièrement impressionnante. Il sait la différence entre une hostie consacrée et un simple pain d’autel. Et les satanistes paient au prix fort de quoi alimenter leurs messes noires.

Le diable théologien ! Pourquoi pas ? À condition de prendre ce qu’il dit avec des pincettes – ou avec une longue cuiller. Et sans oublier que la vraie connaissance est celle qui se convertit en amour, sans quoi elle se réduit à une lucidité luciférienne, froide, calculatrice, implacable, Je te bénis, Père, Créateur du ciel et de la terre. Ce que tu as caché à des sages et à des savants tu l’as révélé à des tout petits (Mt 11,25). Ce qui sauve les hommes de bonne volonté et de bonne foi, bien qu’ils ne soient ni des saints ni des lumières, c’est le cœur qu’ils y mettent. L’Autre n’a pas de cœur. Il y a donc des choses qu’il ne comprendra jamais.

En tout cas il a de la présence. À ceux qui doutent de son existence, je serais tenté de dire : Venez et voyez. Il n’y a pas de fumée sans feu. Or les fumées de Satan11 ne manquent pas, dans la vie du monde, dans la vie de l’Église, dans la vie de chaque être humain. Certains voudraient n’y voir qu’un symbole. Satan et ses anges ne seraient que la personnification du mal. Cela relèverait de représentations naïves et même folkloriques aujourd’hui dépassées. Mais un symbole n’agit pas et ne parle pas. Il n’a pas d’autre pouvoir que celui que l’homme lui confère, pouvoir d’évocation et de motivation. Or lorsqu’une personne est sous emprise satanique directe (qui peut aller jusqu’à la possession proprement dite) c’est exactement le contraire. Quelque chose parle et agit en elle malgré elle.

Pour d’autres, tous ces phénomènes qu’on dit diaboliques seraient en réalité l’expression de troubles de la personnalité, voire de maladies psychiques. C’est une explication possible : les délires mystiques existent, ils ont toujours existé. Consciemment ou inconsciemment, en accusant un Ennemi invisible, on se décharge à bon compte de ses responsabilités, et cela dispense de se soigner, de se bagarrer ou de se convertir. Mais cela n’explique pas tout dans tous les cas. Des personnes qui ont un vrai équilibre mental et spirituel peuvent être sous une emprise objective qui ne relève pas de causes naturelles. Un critère fondamental permet de faire la part des choses : en cas de maladie, on peut multiplier les prières de délivrance, elles resteront sans effet (sans effet direct sur la maladie ; en revanche elles peuvent aider à vivre l’épreuve) ; inversement, en cas d’infestation démoniaque, on peut administrer tous les remèdes du monde, on ne fera pas disparaître le trouble. Maladie et possession sont deux réalités différentes. Dans un vocabulaire devenu familier, on distinguera ce qui relève du « psy » et ce qui relève du « spi ». Bien sûr il peut y avoir des interférences entre les deux. Mais le trouble n’est pas du même ordre et n’appelle pas la même réponse. D’ailleurs il arrive qu’un psychiatre conseille a son patient de prendre rendez-vous avec un prêtre. Inversement des prêtres exorcistes peuvent suggérer à telle personne troublée de consulter un médecin.

Quelqu’un de pas très fréquentable

Satan n’est pas n’importe qui, encore moins n’importe quoi. Le père Jean-Édouard Lamy12, qui avait le don de voir les anges et la Vierge, voyait aussi l’ange damné : « Il souffre en silence et ne crie pas. Cela n’entrave pas ses mouvements. Quand je le vois entouré de flammes, ou, plutôt, quand la Sainte Vierge a la bonté de me laisser voir sa figure entourée de flammes… je juge des souffrances terribles, terribles de Lucifer… Dieu lui a laissé l’extraordinaire puissance d’un archange, en y mettant cependant quelques limites ; sinon il pulvériserait, dans le moment, le monde entier. » Si l’on en reste à un niveau émotionnel, qui est le niveau habituel du cinéma et des médias chaque fois qu’ils mettent en scène le démon, on crée et on entretient la peur. Mais si l’on prend la chose au bon niveau, c’est-à-dire au niveau spirituel, on ne sera pas dans la peur. On sera prudent et vigilant, car le monde des ténèbres est dangereux, mais on restera dans la paix. Saint Jean-Marie Vianney, le curé d’Ars, ne se laissait pas impressionner, malgré de multiples attaques : « Le démon est bien fin, mais il n’est pas fort : un signe de croix le met en fuite. » « Nous trouverons le démon partout, et partout il cherchera à nous ravir le ciel. Mais partout et toujours nous pouvons être vainqueurs. » À un journaliste qui lui demande s’il a peur du diable, don Gabriele Amorth13 répond : « Moi, peur de cette bête ? C’est lui qui doit avoir peur de moi : moi j’agis au nom du Seigneur du monde. Et lui, il n’est que le singe de Dieu14. »

Sainte Thérèse d’Avila était prête à affronter tout l’enfer avec comme arme la croix du Christ ! « Je ne comprends pas la peur ce ceux qui crient “Satan ! Satan ! ” alors qu’ils pourraient crier : “Dieu ! Dieu ! ” et remplir ainsi l’enfer de frayeur. Ne savons-nous pas que les démons ne peuvent agir sans l’accord de Dieu ? Que ces terreurs sont donc vaines ! En ce qui me concerne, les individus effrayés par le diable me font davantage peur que le diable lui-même, car ce dernier ne peut rien me faire alors que les premiers, surtout s’il s’agit de confesseurs, remplissent l’âme d’inquiétude15. » Un texte chrétien du IIe siècle, Le Pasteur d’Hermas, disait déjà : « Ne craignez pas le diable. En craignant le Seigneur, tu domineras le diable parce qu’il n’a pas de force. » Et aussi : « Le diable peut combattre mais ne peut pas triompher. Si vous le contrariez, vaincu et tout penaud, il fuira loin de vous. » En résumé : « Soumettez-vous donc à Dieu, et résistez au diable : il s’éloignera loin de vous » (Jc 4, 7).

Mais il ne faut pas tomber dans l’erreur inverse, une dangereuse familiarité ou une orgueilleuse supériorité. Le père Lamy l’a appris à ses dépens : « Il ne faut pas irriter même un archange mauvais. Il faut avoir le respect de l’œuvre de Dieu. Avant que le saint archange me prévînt, je ne me rendais pas compte de ce que je faisais en insultant Lucifer, je ne voyais pas la disproportion qu’il y a entre l’homme et l’ange… Il était à la sacristie et il m’embêtait. Je lui dis : « Ah ! La sale bête ! » Saint Gabriel me dit : « N’oubliez pas que c’est un archange ! Ne discutez pas. Respect à Lucifer : c’est l’archange déchu »… On respecte le chef-d’œuvre du Créateur, même détruit. C’est d’ailleurs une meilleure méthode pour faire rentrer Satan en lui-même… Si on se met à lui répondre injure pour injure, c’est alors une vraie bataille de chiffonniers. Quand on respecte son caractère angélique, on le contriste bien davantage. » Je ne me souviens plus des circonstances précises, mais au cours d’une prière de délivrance je m’étais permis d’ironiser avec une certaine arrogance. Les yeux dans les yeux, il m’a repris à voix basse : « Tu m’humilies. »

Entre la peur et la présomption, il y a place pour quelque chose d’étrange, une sorte de reconnaissance mutuelle, comme celle qui peut exister entre deux ennemis, au sein même d’une guerre qu’ils savent implacable. À la base il y a une vérité fondamentale, métaphysique : nous avons en commun d’être créatures de Dieu, hommes et anges, y compris les mauvais anges. Notre choix et notre destinée sont diamétralement opposés, mais nous avons une unique origine. À cela il faut ajouter les rendez-vous répétés qu’exige souvent le ministère de délivrance. Ils renforcent ce qui ressemblerait presque à un compagnonnage : peu à peu l’Autre n’est plus tout à fait un inconnu. Le curé d’Ars ose dire à ses paroissiens : « Je sais que ce n’est que le grappin, ça me suffit. Depuis le temps que nous avons affaire ensemble, nous sommes quasi-camarades. »