Le Fils naturel - Denis Diderot - E-Book

Le Fils naturel E-Book

Denis Diderot

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Beschreibung

Extrait : "FLORINDE : Quoi ! je vous ai dérobé quelque chose ? BEATRIX : Vous m'avez volé mon cœur. FLORINDE : Si je l'ai volé, ç'a été sans dessein. BEATRIX : Si vous n'avez pas désiré mon cœur, moi j'ai désiré le vôtre."

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EAN : 9782335001600

©Ligaran 2015

Observations sur le fils naturel

Tirées de l’observateur littéraire

M. Diderot est, de tous les auteurs français, celui qui a le plus contribué à nous faire connaître les comédies de M. Goldoni. Celles, entre autres, qui ont fixé l’attention des gens de lettres, sont le Père de famille et le Véritable Ami ; la première, parce que M. Diderot en faisait une sous le même titre ; la seconde, parce qu’on a prétendu qu’elle lui avait fourni l’idée de son Fils naturel. Pour que nos lecteurs sachent à quoi s’en tenir sur cette dernière accusation, nous croyons devoir exposer ici le sujet du Véritable Ami de M. Goldoni ; ils pourront comparer le fond de la pièce italienne avec celle de l’auteur français.

Un vieux et riche avare, appelé Octave, a une fille unique nommée Rosaure, destinée à être la femme de Lélio, homme sans bien, et qui ne veut l’épouser que parce qu’il en espère une dot considérable. Florinde, ami de Lélio, est venu de Venise à Bologne passer quelque temps avec son ami. Il loge dans sa maison ; et comme il est jeune, riche et aimable, il ne tarde pas à se faire aimer de Béatrix, sœur de Lélio ; mais il n’a pour elle que de l’indifférence. Il a eu souvent occasion de voir Rosaure qui brûle pour lui des mêmes feux que Béatrix ; et le cœur de Florinde n’y est pas insensible. Mais il aime Lélio, et il ne veut pas enlever à son ami une maîtresse qui, par le bien qu’elle lui apportera en mariage, peut réparer le dérangement de ses affaires. Il sent que l’unique parti qu’il a à prendre est de s’en retourner promptement à Venise, dans la crainte que l’amour ne le rende infidèle à l’amitié. Il ordonne donc à son valet de lui amener une chaise de poste, tandis qu’il prendra congé de Lélio, de Rosaure et de Béatrix. Cette dernière veut le retenir, jusqu’à ce qu’il ait rendu ce qu’il lui a volé.

FLORINDE

Quoi ! je vous ai dérobé quelque chose ?

BÉATRIX

Vous m’avez volé mon cœur.

FLORINDE

Si je l’ai volé, ç’a été sans dessein.

BÉATRIX

Si vous n’avez pas désiré mon cœur, moi j’ai désiré le vôtre.

FLORINDE

Croyez-moi, mademoiselle, faisons un arrangement utile à tous deux : reprenez votre cœur, et laissez-moi le mien.

BÉATRIX

Vous êtes obligé de répondre à mon amour.

FLORINDE

C’est ce qui me semble un peu difficile, etc.

Dans cette scène singulière, où tout le reste est dans le goût de ce que vous venez de lire, reconnaissez-vous, monsieur, celle de Dorval et de Constance, qu’on a accusé si faussement et si maladroitement M. Diderot d’avoir copiée, mot pour mot, d’après cette espèce de farce ? Mais ce n’est pas la seule infidélité que vous pourrez remarquer.

Lélio engage son ami à différer son départ jusqu’au lendemain, et le prie de voir Rosaure de sa part, pour savoir enfin s’il peut toujours compter sur elle et sur sa dot ; de lui dire que, si cet hymen lui déplaît, elle est encore libre d’y renoncer ; mais que, si elle consent à l’épouser, il désire que le mariage se fasse au plus tôt. Florinde promet de s’acquitter fidèlement de la commission. Remarquez, monsieur, que tout ceci se dit dans la maison de Lélio, et que la scène suivante se passe dans celle d’Octave. Ce vieil avare, faible copie de notre Harpagon, ramasse toutes les petites choses qu’il trouve par terre, comme chiffons de papier, bouts de ficelle, etc. Il querelle son valet Trappola, de ce qu’il allume le feu de trop bonne heure, de ce qu’il achète quatre œufs de plus qu’il n’en faut pour le dîner, de ce que ces œufs sont trop chers et trop petits, etc., etc. Octave, se trouvant seul, gémit de se voir obligé de tirer de sa cassette six mille écus pour la dot de Rosaure. « Pauvre cassette, dit-il, je te châtrerai ! Je te châtrerai ! Hélas ! si l’on m’avait rendu ce service autrefois, je ne pleurerais pas aujourd’hui pour la dot d’une fille ! » Il a grand soin de laisser ignorer, même à Rosaure, qu’il a de l’argent dans un coffre-fort. Il veut lui persuader que ce ne sont que de vieilles nippes ; et il n’est occupé, devant le monde, qu’à déplorer sa misère.

Cependant Florinde fait connaître à Rosaure les intentions de Lélio, et l’exhorte à ne plus différer son bonheur. Rosaure, accablée et du départ prochain de Florinde, et de la fermeté avec laquelle il prend les intérêts de son ami, lui fait connaître dans une lettre tout son chagrin et tout son amour. Rien n’est plus comique, plus bouffon même, que la façon dont Florinde reçoit et lit cette lettre. C’est un vrai pantomime qui s’attendrit de la manière la plus grotesque. La réponse est un peu plus sérieuse ; mais que de lazzis ne fait-il pas encore avant que de l’écrire ! Il n’a tracé que quelques lignes, lorsqu’on vient l’avertir que son ami Lélio est assailli par deux ennemis contre lesquels il se défend l’épée à la main. Florinde vole à son secours, et laisse sur la table sa lettre à moitié écrite. Béatrix arrive dans ce moment, lit le papier, et prend pour elle ce que Florinde adresse à Rosaure. Figurez-vous, monsieur, ces vieilles amoureuses, à qui une passion extravagante a fait tourner la tête pour un petit-maître qui les méprise, et vous aurez une idée de toutes les folies que l’auteur fait faire à Béatrix, quoiqu’elle ne soit ni d’un âge, ni d’une figure à mériter les mépris d’un jeune amant. Toutes ces scènes sont coupées par les fréquentes apparitions de l’avare Octave, à qui il échappe à chaque instant de nouveaux traits qui peignent son caractère. Il dit à sa fille que c’est lui ôter la vie, que de l’obliger à se défaire de son bien ; qu’il ne peut consentir à son mariage, à moins que celui qui l’épousera ne se détermine à la prendre sans dot. Florinde est riche, ajoute le vieillard : c’est précisément l’homme qu’il faudrait ; car pour Lélio, il ne voudra jamais d’une fille sans bien. Cette idée, qui ne déplaît point à Rosaure, flatte l’avare ; et il n’aura plus de repos qu’elle ne soit exécutée. En attendant, il entre dans sa chambre pour considérer sa chère cassette. Son valet le surprend en extase à la vue de son or, et médite le dessein de le voler. Cette scène est une farce où Trappola contrefait le diable pour faire peur à son maître.

L’insensée Béatrix devient toujours plus folle de son amant. En vain Florinde lui déclare qu’il ne l’aime point, et se donne des défauts qu’il n’a pas, pour la guérir de son amour. « Je suis, lui dit-il, d’un naturel jaloux ; tout me fait ombrage et m’inquiète. Je veux qu’on ne sorte point de la maison ; que personne ne vienne chez moi ; pour moi, j’aime à me divertir et à me promener. Souvent je ne reviens point ; j’aime à courir la nuit ; j’aime le jeu ; je vais au cabaret ; j’aime à me divertir avec les femmes ; je suis très colère, emporté même, et s’il m’échappait quelque soufflet… – Eh bien ! répondit Béatrix, battez-moi, tuez-moi ; je veux être votre femme. » Florinde ne peut résister à tant d’amour, et consent enfin à épouser cette pauvre fille. Mais un autre soin l’occupe plus sérieusement. Il s’agit d’engager Rosaure à épouser Lélio ; et ce n’est pas sans peine qu’il la détermine ; mais enfin il en vient à bout. Il n’y a plus d’embarras pour la dot, car on apprend qu’Octave vient d’être suffoqué, parce que son valet lui a volé son trésor ; le vol est retrouvé, et la pièce finit par un double mariage. Tel est, monsieur, l’extrait fidèle de cette fameuse comédie de M. Goldoni, dont les ennemis de M. Diderot ne vous avaient pas donné une assez juste idée ; et je crois que vous en sentez la raison.

Cette pièce, comme vous voyez, est composée de deux intrigues liées, qui se passent en différents lieux ; l’une dans la maison de Lélio, l’autre dans celle de l’avare ; car les Italiens ne se soucient guère de s’assujettir à l’unité du lieu. Ces deux intrigues occupent à peu près la même étendue dans la pièce. Le rôle de l’avare s’y remarque même plus encore que celui de l’ami vrai ; car l’ami vrai n’aurait aucun sacrifice à faire, si Octave pouvait se déterminer à donner une dot à sa fille ; en sorte qu’on pourrait aussi bien appeler cette comédie l’Avare, que le Véritable Ami.

L’intrigue de l’ami vrai est de M. Goldoni ; mais il a pris à Molière celle de l’avare ; et cela, sans que personne s’en soit formalisé.

C’est en partie de là que M. Diderot a tiré le sujet de la comédie intitulée le Fils naturel. Il a laissé de côté l’intrigue de l’avare, et il s’est emparé de celle de l’ami vrai ; mais, comme dans le poète italien c’est une de ces intrigues qui dénoue l’autre, il a fallu que M. Diderot songeât à trouver un dénouement à ce qu’il empruntait de M. Goldoni, pour composer une comédie en cinq actes.

Je ne peux rien dire de plus simple et de plus raisonnable pour la justification de M. Diderot, que ce qu’il en a écrit lui-même dans la poétique qu’il a mise à la suite du Père de famille, que cet auteur vient de publier. Quelles sont les principales parties d’un drame ? L’intrigue, les caractères et les détails.

La naissance illégitime de Dorval, qui est dans le Fils naturel ce que Florinde est dans le Véritable Ami, est la base du Fils naturel. Sans cette circonstance, la fuite de son père aux îles reste sans fondement. Dorval ne peut ignorer qu’il a une sœur, et qu’il vit à côté de cette sœur. Il ne deviendra plus amoureux ; il ne sera plus le rival de son ami. Il faut que Dorval soit riche, afin de réparer le renversement de la fortune de Rosalie. Mais d’où lui viendra cette richesse, si la nécessité de lui faire un sort n’a déterminé son père à l’enrichir de son vivant ? Mais s’il n’aime plus Rosalie, quelle raison peut-il avoir, ou de sortir de la maison de son ami, ou de dérober sa passion ou son indifférence à Constance ? La scène d’André, cette scène si pathétique, n’a plus lieu ; il n’y a plus de père, plus de rivaux, plus d’intrigue, plus de pièce. Voilà les principaux incidents du Fils naturel. Or il n’y en a aucun de ceux-là dans le Véritable Ami de M. Goldoni, quoiqu’il y ait des incidents communs entre ces deux pièces. On ne peut donc pas dire que la conduite de l’une soit la conduite de l’autre.

Avant que de passer aux caractères, je remarque, monsieur, l’art avec lequel M. Diderot sait rappeler dans ses ouvrages les traits qui, dans les circonstances présentes, font le plus de honte à nos ennemis, et ceux qui honorent le plus notre nation. On voit dans son Fils naturel la perfidie des Anglais dans le commencement de cette guerre, peinte des couleurs les plus fortes et les plus naturelles. Le père de Dorval, pris dans la traversée et jeté dans les prisons d’Angleterre, est secouru par un Anglais même qui déteste ses compatriotes ; ce qui est bien plus adroit qu’un reproche mis dans la bouche d’un Français : il y a d’ailleurs dans cela de la justice à reconnaître de la probité, même dans quelques particuliers d’une nation ennemie.

C’est avec le même art qu’il a fait entrer dans son Père de famille l’évènement de cette guerre le plus important, la prise de Mahon. Cela est d’un homme qui n’est pas moins attentif à se montrer honnête homme et bon citoyen, que grand auteur et grand poète.

Quant aux caractères du Fils naturel, M. Diderot demande à ses critiques s’il y a dans la pièce de M. Goldoni un amant violent tel que Clairville ? et l’on ne peut se dispenser de lui répondre que non. Une fille ingénieuse telle que Rosalie ? et il faut lui répondre encore que non. Une femme qui ait l’âme et l’élévation de sentiments de Constance ; un homme du caractère sombre et farouche de Dorval ? et il faut encore lui faire la même réponse. Il est donc en droit de conclure que tous ces caractères lui appartiennent.

Pour ce qui est des détails, il a trop beau jeu avec ses adversaires. Lorsqu’il prétend qu’il n’y en a pas un seul qui lui soit commun avec son Italien, on n’aura pas de peine à le croire. Son dialogue est dicté par le sentiment et par la délicatesse. M. Diderot est un auteur tendre, intéressant et passionné, qui a su arracher des larmes à tous les honnêtes gens, avec quelques circonstances qui ne font ni rire, ni pleurer dans M. Goldoni. Il a donc eu raison de donner quatre démentis formels à ses adversaires et de dire :

« Que celui qui dit que le genre dans lequel il a écrit le Fils naturel est le même que le genre dans lequel M. Goldoni a écrit l’Ami vrai, dit un mensonge.

« Que celui qui dit que ses caractères et ceux de M. Goldoni ont la moindre ressemblance, dit un mensonge.

« Que celui qui dit qu’il y ait un mot important qu’on ait transporté de l’Ami vrai dans le Fils naturel, dit un mensonge.

« Que celui, enfin, qui dit que la conduite du Fils naturel ne diffère point de celle de l’Ami vrai, dit un mensonge. »

Si ces adversaires ont mérité ces quatre reproches si désagréables à faire, et si durs à entendre, et s’il n’est plus possible de douter qu’ils ne les méritent, à présent que le Véritable Ami est traduit en notre langue et imprimé, qu’on en peut faire la comparaison avec le Fils naturel, et qu’il n’y a plus moyen d’abuser le public, toujours porté à croire le mal, de quelle confusion ces hommes ne seront-ils pas couverts, si l’on se donne la peine de comparer les deux pièces ?

Mais quand M. Diderot aurait à M. Goldoni quelque obligation réelle, que s’ensuivrait-il de là ? Y a-t-il pour lui d’autres lois que pour tous les auteurs qui ont écrit avant lui ? Plaute n’avait-il pas imité les poètes grecs et latins qui l’avaient précédé ? Que faisait Térence ? De deux comédies presque fondues ensemble, il composait une comédie latine, qu’il appelait, par cet endroit même, une comédie nouvelle ; et de quel mépris ne sont pas demeurés accablés ceux qui osèrent, de son temps, crier au voleur ? Y a-t-il dans Molière une seule pièce, sans en excepter ni le Tartuffe, ni le Misanthrope, dont on ne trouvât l’idée dans quelque auteur italien ? Qu’est-ce qui ignore les obligations continues qu’a Corneille au théâtre espagnol, et à tous les auteurs anciens et modernes en général ? Racine nous a-t-il donné une seule pièce dont le sujet, la conduite et les plus beaux détails ne soient tirés ou de Sophocle, ou d’Euripide, ou d’Homère ? À qui appartient la scène incomparable du délire de Phèdre ? N’est-elle pas dans Euripide et dans Sénèque ? Ce dernier poète ne nous offre-t-il pas, presque mot à mot, la déclaration si délicate et si difficile de Phèdre à Hippolyte ? Et M. de Voltaire n’a-t-il pas mis à contribution tous les auteurs connus, grecs, latins, italiens, français, espagnols et anglais ? Qui est-ce qui l’a trouvé mauvais ? Personne s’est-il avisé de faire un crime de plagiat à M. de la Touche de son imitation continuelle de l’Iphigénie d’Euripide ? etc., etc., etc.

Un poète aura emprunté d’un auteur italien quelques incidents que ses ennemis conviennent eux-mêmes qu’on trouve dispersés partout ; il nous en aura fait un ouvrage éloquent, pathétique, touchant, et l’on se soulèvera contre lui, tandis qu’on se tait sur tant d’autres qui ne sont vraiment que d’assez médiocres traducteurs. Quelle injustice ! Mais d’où naît cette différence ? C’est que M. Diderot est à la tête de l’Encyclopédie ; ouvrage qui a excité la haine de la plupart de ceux qui n’ont pas eu assez de mérite pour y faire recevoir un article ; c’est que M. Diderot s’est fait connaître par des ouvrages de philosophie, et qu’on ne peut souffrir qu’il se montre encore comme poète ; c’est que M. Diderot entre dans une carrière nouvelle, et que son début excite la jalousie de ceux qui s’y sont consacrés, et qu’il laisse, du premier pas, fort loin en arrière ; c’est que le théâtre est un petit canton, dont ceux qui s’en sont emparés ne permettent pas qu’on approche ; il semble qu’on mette la faucille dans leurs moissons : c’est qu’en persécutant M. Diderot, on sert bassement la haine de quelques gens qu’il n’a peut-être pas assez ménagés. Que sais-je encore ? C’est qu’on lui suppose des desseins, des vues qu’il n’a point, et qui n’entrèrent jamais dans l’esprit d’un homme sans prétention, et qui, comme lui, s’est renfermé dans son cabinet ; qui ne court ni après la gloire, ni après la richesse, et qui a trouvé son bonheur dans un petit espace tapissé de livres ; c’est qu’en faisant des ouvrages de mœurs, il se fait à lui-même une existence honorable et inattaquable, et qu’il élève autour de lui un rempart contre lequel les efforts de ses ennemis se briseront ; et ces cruels ennemis ne le sentent que trop.

Croit-on que si l’auteur du Fils naturel eût publié un ouvrage philosophique, quelque sublime et profond qu’il eût été, il eût excité la même jalousie ? Non, sans doute ; mais une pièce de théâtre est tout autre chose. M. Diderot me semble donc avoir contre ses adversaires une ressource bien assurée, et que je crois fondée sur son goût ; c’est de multiplier les volumes de l’Encyclopédie, et de nous donner une comédie entre chaque volume ; bientôt ses ennemis seront réduits au silence. Je me rappelle à ce sujet ce que me dit un jour le célèbre abbé Desfontaines, à qui M. Diderot, fort jeune encore, avait présenté un dialogue en vers. « Ce jeune homme, me dit-il, étudie les mathématiques, et je ne doute pas qu’il n’y fasse de grands progrès, car il a beaucoup d’esprit ; mais sur la lecture d’une pièce en vers qu’il m’a apportée autrefois, je lui ai conseillé de laisser là ces études sérieuses, et de se livrer au théâtre, pour lequel je lui crois un vrai talent. » Il est fâcheux pour le public que M. Diderot ait différé si longtemps à suivre un conseil qui nous eût procuré des chefs-d’œuvre. Mais travailler pour le théâtre, dans le sens que l’entendait l’abbé Desfontaines, c’est donner ses pièces aux comédiens, et ne pas écrire uniquement pour le cabinet. Pourquoi les priver du prestige de la scène, le public d’un de ses plus grands plaisirs, et soi-même des applaudissements les plus flatteurs et les plus glorieux ? M. Diderot avait d’autant moins de raison de suivre une route écartée, que le Fils naturel a été joué plusieurs fois à Saint-Germain avec succès, quoique l’actrice qui faisait le rôle de Constance l’ait mal rendu. Qu’aurait-ce donc été, si cette pièce eût été représentée aux Français, et le rôle de Constance fait par Mlle Clairon ? La nouveauté de ce spectacle attira beaucoup de personnes à Saint-Germain ; ceux qui en jugèrent impartialement convinrent qu’elles avaient éprouvé une sorte de pathétique qu’elles ne connaissaient pas, et que cet ouvrage avait surtout le mérite de faire oublier la scène. C’est ce que les ennemis de M. Diderot n’auraient pas pu se dissimuler, si la pièce avait paru sur un plus grand théâtre ; et je ne doute point qu’ils n’eussent cessé leurs persécutions : elles étaient de nature à rebuter tout autre qu’un homme de génie, et même à empêcher l’auteur d’achever le Père de famille. Quelle contradiction, monsieur, dans la conduite des hommes qui jugent les auteurs ! On aime leurs productions ; c’est un amusement dont on ne peut se passer ; on convient qu’il n’est pas sans utilité, et l’on décourage, par la persécution, ceux qui peuvent nous le procurer.

Introduction

Le sixième volume de l’Encyclopédie venait de paraître ; et j’étais allé chercher à la campagne du repos et de la santé, lorsqu’un évènement, non moins intéressant par les circonstances que par les personnes, devint l’étonnement et l’entretien du canton. On n’y parlait que de l’homme rare qui avait eu, dans un même jour, le bonheur d’exposer sa vie pour son ami, et le courage de lui sacrifier sa passion, sa fortune et sa liberté.

Je voulus connaître cet homme. Je le connus, et je le trouvai tel qu’on me l’avait peint, sombre et mélancolique. Le chagrin et la douleur, en sortant d’une âme où ils avaient habité trop longtemps, y avaient laissé la tristesse. Il était triste dans sa conversation et dans son maintien, à moins qu’il ne parlât de la vertu, ou qu’il n’éprouvât les transports qu’elle cause à ceux qui en sont fortement épris. Alors vous eussiez dit qu’il se transfigurait. La sérénité se déployait sur son visage. Ses yeux prenaient de l’éclat et de la douceur. Sa voix avait un charme inexprimable. Son discours devenait pathétique. C’était un enchaînement d’idées austères et d’images touchantes, qui tenaient l’attention suspendue et l’âme ravie. Mais, comme on voit, le soir en automne, dans un temps nébuleux et couvert, la lumière s’échapper d’un nuage, briller un moment, et se perdre en un ciel obscur, bientôt sa gaieté s’éclipsait, et il retombait tout à coup dans le silence et la mélancolie.

Tel était Dorval. Soit qu’on l’eût prévenu favorablement, soit qu’il y ait, comme on le dit, des hommes faits pour s’aimer sitôt qu’ils se rencontreront, il m’accueillit d’une manière ouverte, qui surprit tout le monde, excepté moi ; et dès la seconde fois que je le vis, je crus pouvoir, sans être indiscret, lui parler de sa famille, et de ce qui venait de s’y passer. Il satisfit à mes questions. Il me raconta son histoire. Je tremblai avec lui des épreuves auxquelles l’homme de bien est quelquefois exposé ; et je lui dis qu’un ouvrage dramatique, dont ces épreuves seraient le sujet, ferait impression sur tous ceux qui ont de la sensibilité, de la vertu, et quelque idée de la faiblesse humaine.

Hélas ! me répondit-il en soupirant, vous avez eu la même pensée que mon père. Quelque temps après son arrivée, lorsqu’une joie plus tranquille et plus douce commençait à succéder à nos transports, et que nous goûtions le plaisir d’être assis les uns à côté des autres, il me dit :

« Dorval, tous les jours je parle au ciel de Rosalie et de toi. Je lui rends grâces de vous avoir conservés jusqu’à mon retour ; mais surtout de vous avoir conservés innocents. Ah ! mon fils, je ne jette point les yeux sur Rosalie sans frémir du danger que tu as couru. Plus je la vois, plus je la trouve honnête et belle, plus ce danger me paraît grand. Mais le ciel, qui veille aujourd’hui sur nous, peut nous abandonner demain ; nul de nous ne connaît son sort. Tout ce que nous savons, c’est qu’à mesure que la vie s’avance, nous échappons à la méchanceté qui nous suit. Voilà les réflexions que je fais toutes les fois que je me rappelle ton histoire. Elles me consolent du peu de temps qui me reste à vivre ; et, si tu voulais, ce serait la morale d’une pièce dont une partie de notre vie serait le sujet, et que nous représenterions entre nous.

– Une pièce, mon père !…

– Oui, mon enfant. Il ne s’agit point d’élever ici des tréteaux, mais de conserver la mémoire d’un évènement qui nous touche, et de le rendre comme il s’est passé… Nous le renouvellerions nous-mêmes tous les ans, dans cette maison, dans ce salon. Les choses que nous avons dites, nous les redirions. Tes enfants en feraient autant, et les leurs et leurs descendants. Et je me survivrais à moi-même ; et j’irais converser ainsi, d’âge en âge, avec tous mes neveux… Dorval, penses-tu qu’un ouvrage qui leur transmettrait nos propres idées, nos vrais sentiments, les discours que nous avons tenus dans une des circonstances les plus importantes de notre vie, ne valût pas mieux que des portraits de famille, qui ne montrent de nous qu’un moment de notre visage ?

– C’est-à-dire que vous m’ordonnez de peindre votre âme, la mienne, celle de Constance, de Clairville et de Rosalie. Ah ! mon père, c’est une tâche au-dessus de mes forces, et vous le savez bien !

– Écoute ; je prétends y faire mon rôle une fois avant que de mourir ; et, pour cet effet, j’ai dit à André de serrer dans un coffre les habits que nous avons apportés de prison.

– Mon père…

– Mes enfants ne m’ont jamais opposé de refus ; ils ne voudront pas commencer si tard. »

En cet endroit, Dorval détournant son visage et cachant ses larmes, me dit du ton d’un homme qui contraignait sa douleur… « La pièce est faite… mais celui qui l’a commandée n’est plus… » Après un moment de silence, il ajouta… : « Elle était restée là, cette pièce, et je l’avais presque oubliée ; mais ils m’ont répété si souvent que c’était manquer à la volonté de mon père, qu’ils m’ont persuadé ; et dimanche prochain nous nous acquittons pour la première fois d’une chose qu’ils s’accordent tous à regarder comme un devoir.

– Ah ! Dorval, lui dis-je, si j’osais…

– Je vous entends, me répondit-il ; mais croyez-vous que ce soit une proposition à faire à Constance, à Clairville et à Rosalie ? Le sujet de la pièce vous est connu, et vous n’aurez pas de peine à croire qu’il y a quelques scènes où la présence d’un étranger gênerait beaucoup. Cependant c’est moi qui fais ranger le salon. Je ne vous promets point. Je ne vous refuse pas. Je verrai. »

Nous nous séparâmes, Dorval et moi. C’était le lundi. Il ne me fit rien dire de toute la semaine. Mais le dimanche matin, il m’écrivit… « Aujourd’hui, à trois heures précises, à la porte du jardin… » Je m’y rendis. J’entrai dans le salon par la fenêtre ; et Dorval, qui avait écarté tout le monde, me plaça dans un coin, d’où, sans être vu, je vis et j’entendis ce qu’on va lire, excepté la dernière scène. Une autre fois, je dirai pourquoi je n’entendis pas la dernière scène.

Voici les noms des personnages réels de la Pièce avec ceux des acteurs qui pourraient les remplacer.

 

LYSIMOND, père de Dorval et de Rosalie : M. Sarrazin.

DORVAL, fils naturel de Lysimond, et ami de Clairville : M. Granval.

ROSALIE, fille de Lysimond : Mlle Gaussin.

JUSTINE, suivante de Rosalie : Mlle Dangeville.

ANDRÉ, domestique de Lysimond : M. Le Grand.

CHARLES, valet de Dorval : M. Armand.

CLAIRVILLE, ami de Dorval, et amant de Rosalie : M. Lekain.

CONSTANCE, jeune veuve, sœur de Clairville : Mlle Clairon.

SYLVESTRE, valet de Clairville.

Autres DOMESTIQUES de la maison de Clairville.

 

(La scène est à Saint-Germain-en-Laye. L’action commence avec le jour, et se passe dans un salon de la maison de Clairville.)

Acte premier

La scène est dans un salon. On y voit un clavecin, des chaises, des tables de jeu ; sur une de ces tables un trictrac ; sur une autre quelques brochures ; d’un côté, un métier à tapisserie, etc… ; dans le fond un canapé, etc.

Scène première
DORVAL, seul.

(Il est en habit de campagne, en cheveux négligés, assis dans un fauteuil, à côté d’une table sur laquelle il y a des brochures. Il paraît agité. Après quelques mouvements violents, il s’appuie sur un des bras de son fauteuil, comme pour dormir. Il quitte bientôt cette situation. Il tire sa montre, et dit :) À peine est-il six heures. (Il se jette sur l’autre bras de son fauteuil ; mais il n’y est pas plus tôt, qu’il se relève et dit :)