Le FLE en questions - Jean-Marc Defays - E-Book

Le FLE en questions E-Book

Jean-Marc Defays

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  • Herausgeber: Mardaga
  • Kategorie: Bildung
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2020
Beschreibung

Apprenez à connaître la culture de l'Autre afin de lui enseigner au mieux le français.

À notre époque où règne la mondialisation, nos sociétés sont de plus en plus multiculturelles et plurilingues. Pour communiquer efficacement, il est donc essentiel d’apprendre à connaitre la langue ainsi que la culture de l’Autre. Les professionnels de l’éducation se posent de nombreuses questions sur les meilleures méthodes et stratégies à mettre en place pour l’enseignement d’une langue étrangère telle que le français.

Comment enseigner la langue française à des apprenants allophones aux profils parfois très divers ? Comment articuler connaissance et pratique de la langue lors de l’apprentissage ? Comment motiver les apprenants et prendre en compte leurs spécificités dans l’élaboration des cours ? Comment évalue-t-on la maitrise d’une langue ? Peut-on vraiment enseigner une culture ?

Dans cet ouvrage, des experts du FLE mettent en avant de nombreux enjeux essentiels liés à l’enseignement du français langue étrangère. Ils proposent une approche générale et dynamique du sujet, abordant plus de 50 questions. Leurs réponses, à la fois concises et complètes, s’adressent non seulement aux enseignants, mais également à un public non spécialiste.

Un manuel à destination des enseignants, mais aussi d'un public non spécialiste, dans lequel des experts du FLE vous parlent de l'enseignement du français en abordant une cinquantaine de questions sur le sujet.

À PROPOS DES AUTEURS

Jean-Marc Defays est professeur de didactique du français langue étrangère et seconde à l'Université de Liège où il dirige également le Département de français de l'Institut supérieur des langues vivantes. Il est aussi l'auteur de nombreux ouvrages et articles scientifiques de linguistique et de didactique.

Jean-Claude Beacco est professeur émérite de l’Université Paris III-Sorbonne nouvelle, où il a enseigné au département de didactique du FLE.

Fatima Chnane-Davin est professeure en didactique du français et chercheuse à Aix-Marseille Université.

Jean-Pierre Cuq est professeur émérite à l’Université Côte d’Azur et président honoraire de la Fédération Internationale des Professeurs de Français.

Jean-Marie Klinkenberg est professeur émérite de l’Université de Liège, membre de l’Académie royale de Belgique et président du Conseil supérieur de la langue française et de la politique linguistique.

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Le FLE en questions

Sous la direction de Jean-Marc Defays

Le FLE en questions

Enseigner le français langue étrangère et seconde

Avertissement

Le présent texte fait usage des rectifications de l’orthographe française de 1990, recommandées par toutes les instances francophones compétentes, dont l’Académie française.

Dans cet ouvrage, les formes masculines correspondant à des personnes désignent aussi bien les femmes que les hommes.

Introduction

Jean-Marc Defays

1. Des conditions de l’enseignement des langues étrangères, notamment du français

On apprend et on enseigne les langues étrangères depuis toujours : Claude Germain1 compte jusqu’à 5 000 ans d’histoire de didactique des langues. En effet, depuis toujours, les hommes de contrées différentes, proches ou éloignées, se rencontrent, se côtoient, communiquent, et ont besoin pour cela de comprendre et de parler les langues les uns des autres, comme de connaitre les cultures qu’elles véhiculent pour pouvoir s’entendre au-delà des mots. Les raisons sont d’abord pratiques : entretenir avec ses interlocuteurs étrangers des relations sociales, commerciales, technologiques, diplomatiques, etc. Mais l’apprentissage d’une ou plusieurs autres langues que la sienne ainsi que la découverte de diverses civilisations présentent de nombreux autres intérêts, intellectuels, culturels ou scientifiques, et permettent à chacun de s’ouvrir des horizons, de vivre de nouvelles expériences et de s’enrichir au contact d’autres manières de s’exprimer, de voir le monde et d’y vivre.

L’importance et les modalités de l’enseignement des langues et des cultures étrangères ont connu différentes fluctuations en fonction des circonstances historiques, par exemple des guerres ou des alliances internationales, des économies protectionnistes ou libre-échangistes, des politiques unificatrices ou communautaristes, centralistes ou régionalistes, des idéologies en faveur de l’ouverture et de la diversité, ou de leur contraire. Dans la perspective de la mondialisation qui se diversifie et s’intensifie chaque jour davantage, les langues et les cultures étrangères font l’objet depuis une vingtaine années d’une promotion exceptionnelle dans le monde entier. Que ce soit dans le milieu de l’enseignement, du travail ou des loisirs, on encourage chacun, à commencer par les plus jeunes, à voyager et à apprendre des langues étrangères pour inscrire autant sa vie professionnelle que personnelle dans la grande communauté multilingue et multi­culturelle qui se constitue.

Sont par ailleurs en train de se généraliser et de s’amplifier les mouvements de populations, et par conséquent les contacts entre elles, soit de manière volontaire, par exemple à la faveur des voyages touristiques qui sont actuellement en pleine expansion, soit à l’occasion de migrations entrainées par de mauvaises conjonctures politiques, sociales, économiques, démographiques ou climatiques. Alors qu’elle était naguère davantage cloisonnée, la diversité linguistique et culturelle représente désormais une dimension déterminante de notre vie quotidienne, dans notre village ou notre quartier, à l’école ou au travail, parmi nos amis, au sein de notre famille. Tout un chacun est donc amené à tout moment à participer à des échanges exolingues (entre personnes parlant des langues différentes) et interculturels ; de nombreuses personnes, professionnelles ou non, sont en outre appelées à en aider d’autres à se familiariser avec la langue et la culture du pays où elles viennent d’arriver.

Même si le plurilinguisme et la multiculturalité font aujourd’hui l’actualité, il faut rappeler que ces cohabitations ou mixités de langues et de cultures, qui se font et se défont au rythme de mouvements centripètes et centrifuges de l’histoire, font partie intégrante de la condition humaine, de son évolution, de sa survie. Une langue et une culture uniques représentent des situations ou des concepts « contre nature », pourrait-on dire – récents dans l’histoire et limités dans l’espace. La plupart des habitants de la planète, sans avoir été à l’école pour cela, pratiquent depuis toujours plusieurs langues et participent à plusieurs cultures. C’est seulement avec la montée des nationalismes et la constitution des États modernes que leurs dirigeants ont estimé qu’il fallait unifier et uniformiser les pratiques linguistiques et culturelles pour régner.

La question de savoir quelle langue apprendre ne se pose guère devant les urgences de la vie quotidienne ou professionnelle ; on parle à ce propos de « langue de survie » quand il faut accueillir des migrants en difficulté ou préparer des professionnels à collaborer dès que possible avec des étrangers. On a davantage le choix en milieu scolaire où l’on peut envisager des objectifs à plus longue échéance, non seulement en termes d’utilité d’une langue, mais aussi de proximité (géographique ou linguistique), de prestige, de rayonnement, sans oublier le plus important : les préférences personnelles. À ce propos, on n’insistera jamais assez sur l’importance de la motivation à apprendre qui vaut à elle seule les méthodes les plus éprouvées ou sophistiquées que l’on mettrait en œuvre pour la satisfaire.

L’enseignement et l’usage des langues étrangères représentent aussi un marché très concurrentiel où se mêlent les intérêts commerciaux, stratégiques, politiques. D’aucuns estiment que l’anglais suffirait aux échanges internationaux, comme c’est déjà largement le cas dans les domaines scientifiques, technologiques, économiques, et même diplomatiques ; seul le choix subsidiaire d’une éventuelle deuxième ou troisième langue étrangère à apprendre se poserait encore. Inutile d’insister sur les risques du recours systématique à une langue unique, généralement pratiquée de manière élémentaire, à fortiori dans des secteurs aussi sensibles pour l’avenir de l’humanité. Si nous encourageons l’enseignement du français dans le monde par un ouvrage tel que celui-ci, il est entendu que nous militons avant tout pour la promotion de la diversité des langues et des cultures en général.

Comme cela avait auparavant été le cas pour le latin, le français a détenu, entre le xviie et le début du xxe siècle, le statut de lingua franca en Europe puis dans le monde en raison de la puissance politique et du prestige culturel de la France qui ont incité les étrangers à apprendre et à utiliser le français comme langue véhiculaire ou intellectuelle. Durant plus ou moins la même période, dans d’autres circonstances, bien entendu, les émigrations et les colonisations ont entrainé une large diffusion à long terme du français sur d’autres continents. À l’heure actuelle, le français a gardé une dimension internationale de premier ordre, pas exactement dans les mêmes conditions que l’anglais, cependant, et elle reste à ce titre la deuxième langue étrangère la plus enseignée dans le monde (entre 50 et 80 millions d’apprenants étrangers).

Le français n’est pas seulement une grande langue internationale, elle est aussi la langue d’une grande communauté interculturelle, la francophonie, et d’une importante entité politique, la Francophonie (avec une majuscule). En font partie tous les pays où le français est la langue maternelle ou une langue habituelle des habitants ; on compte actuellement 300 millions de francophones dans le monde. En dépit de leurs histoires, de leurs situations, de leurs horizons différents, ces francophones ne partagent pas seulement une langue commune, mais aussi le même respect pour la diversité qui les caractérise et qui les enrichit mutuellement, en particulier dans le domaine culturel, éducatif, artistique où se développent de nombreux échanges en son sein. C’est cette francophonie, multiple, ouverte, conviviale, créative en faveur de laquelle nous plaidons et dans laquelle nous souhaitons accueillir les futurs francophones que sont les apprenants du monde entier.

2. Des méthodes d’enseignement des langues étrangères, notamment du français

Au cours de la longue histoire de la didactique des langues, il n’a pas manqué de pédagogues ni de philologues pour se montrer singulièrement précurseurs en la matière. Mais c’est surtout au cours des cinquante dernières années que l’enseignement des langues et des cultures étrangères s’est transformé, souvent de manière radicale, dans le monde scolaire. En quête de nouvelles stratégies, les méthodes se sont succédé rapidement en contestant les précédentes. La grammaire, la littérature, la traduction, la culture, la prononciation, la mémorisation, par exemple, que certaines méthodes con­si­déraient comme essentielles à l’apprentissage d’une langue, ont ainsi été négligées ou rejetées par les méthodes suivantes, avant d’être réhabilitées plus tard. Les ressources, les outils (technologiques), les objectifs des cours de langue ont également provoqué de nombreux et profonds changements dans l’enseignement des langues, à la mesure de ceux qu’a connus la société en général.

Pour résumer en quelques mots cette succession de méthodes de langues lors du demi-siècle écoulé, on peut dire qu’elle s’est articulée autour de trois axes qui représentent toujours actuellement les moteurs fondamentaux de l’apprentissage des langues : tout d’abord, l’explication a constitué la base de l’enseignement dit « traditionnel », d’orientation grammaticale et civilisationnelle ; ensuite, les méthodes audio-orales et audiovisuelles, d’orientation structuraliste et béhavioriste, se sont appuyées sur la répétition qui déclenche le conditionnement ; enfin, c’est la communication qui est devenue à la fois la finalité ultime de l’apprentissage des langues, son principe essentiel sinon exclusif, ainsi que le point de convergence des compétences linguistiques, culturelles, cognitives, sociales, émotionnelles et autres que cette communication requiert.

Comme on l’a dit plus haut, les enjeux de l’enseignement des langues sont désormais en lien direct avec les besoins de la communauté et de chacun de ses membres. Alors que la connaissance d’une langue étrangère était naguère considérée comme un avantage secondaire – surtout d’ordre personnel et culturel – par rapport aux compétences disciplinaires, on estime actuellement que les langues étrangères sont indispensables non seulement à la carrière d’un individu, quelle que soit sa spécialité, mais aussi à l’avenir du projet, de l’entreprise, du pays pour lesquels il travaille. L’émigration exerce une pression aussi forte sur la didactique des langues qui doit impérativement se montrer pertinente et efficace pour permettre à ses bénéficiaires de communiquer, de travailler, de vivre le plus vite et le mieux possible dans une communauté ou avec des interlocuteurs de langues et de cultures différentes.

Un tournant essentiel a donc été pris quand les langues et les cultures étrangères n’ont plus été enseignées et apprises pour elles-mêmes en tant qu’elles-mêmes, pour l’exercice intellectuel que représente l’analyse de leurs règles, pour l’intérêt linguistique que suscite la traduction des textes littéraires, pour l’enrichissement que procure l’étude des civilisations, mais avant tout pour les services pratiques que ces langues rendent en tant qu’instruments de communication. Ce changement de perspective a été un puissant stimulant à la recherche scientifique et à l’innovation pédagogique en vue de renforcer et de contrôler l’utilité des cours de langues et de chaque activité qu’on peut y mener.

Par ailleurs, depuis qu’il est devenu communicatif, l’enseignement des langues s’est démarqué non seulement des pratiques précédentes, mais aussi de l’enseignement des autres matières scolaires. En effet, les langues doivent être mises en pratique dès les premiers cours, et leur enseignement doit permettre aux apprenants d’y recourir dès possible dans la vie réelle. La nature des activités scolaires ainsi que les rapports et les interactions des apprenants entre eux et avec l’enseignant en ont été profondément modifiés. Même si les enseignements des différentes matières sont entretemps devenus tous plus participatifs, les relations pédagogiques dans un cours de langue restent plus collaboratives, plus personnelles, parfois plus critiques.

Peut-être faut-il insister sur le fait que les langues et les cultures ne relèvent plus d’une discipline scolaire comme les autres dans la mesure où leur apprentissage engage des processus cognitifs d’acquisition et requiert des investis­sements socioaffectifs complexes, subtils, exigeants, et que leurs enjeux et implications peuvent être déterminants eu égard à la personnalité de l’apprenant. Étrangère ou maternelle, la langue que nous utilisons donne de nous une image qui ne peut nous laisser indifférents, surtout lorsqu’elle risque de nous dévaloriser. Ceci explique que l’apprentissage d’une langue étrangère, qui peut provoquer des inconforts, des inhibitions, voire des blocages, représente un défi psychologique dont toute démarche pédagogique doit tenir compte.

Même si le principe de l’enseignement des langues par et pour la communication fait actuellement l’unanimité, on a pu reprocher à certaines approches qui s’en réclament de tomber dans le travers inverse des méthodes précédentes en réduisant l’apprentissage et la maitrise des langues à leur seule utilité pratique au détriment de leurs autres bénéfices personnels, intellectuels, culturels, et en se focalisant sur des progrès observables à court terme, mais pas toujours essentiels ni pérennes. Ces méthodes, et surtout les évaluations qui les conditionnent, sont parfois très contraignantes pour les apprenants comme pour leurs enseignants, qui sont pressés d’obtenir les résultats prévus par les référentiels ou les tests standardisés.

Les approches pédagogiques actuellement les plus appréciées sont celles qui profitent de l’expérience des méthodes précédentes en évitant leurs excès et leurs exclusives, et qui combinent leurs ressources pour des projets d’enseignement-apprentissage de langue et de culture étrangères adaptés au public concerné et au contexte donné. Il n’y a pas de méthode universelle ; la démarche la plus efficace reste la plus flexible, la plus nuancée, la plus disponible devant la variété et la complexité des situations pédagogiques. Il est évident que l’on ne peut pas enseigner le français de la même manière à de jeunes ingénieurs chinois, à des mères de famille magrébines peu scolarisées, à des lycéens italiens, à des traducteurs finlandais, à des écoliers louisianais, à des universitaires africains, à des réfugiés tchétchènes, à des retraités hollandais, ni de la même manière dans un pays francophone ou dans le pays des apprenants étrangers, dans une école officielle ou dans un organisme de promotion sociale, d’entraide ou de loisirs.

Outre l’aspect pratique de la communication, l’apprentissage d’une langue et d’une culture étrangères nécessite de la personne qui l’entreprend qu’elle puisse se libérer du cadre de sa propre langue et de sa propre culture, afin de pouvoir se mettre en rapport avec d’autres personnes, de pouvoir regarder le monde et d’y vivre d’une autre manière, en s’adaptant, en se remettant en question, en se renouvelant personnellement. Même s’il est possible d’apprendre rapidement différentes notions et d’acquérir quelques réflexes utiles pour communiquer, une appropriation linguistique et culturelle approfondie, et l’expérience humaine qu’elle représente, demande du temps, de la patience, de la persévérance, et surtout un investissement personnel important, comme pour l’apprentissage assidu d’un sport et d’un instrument de musique.

3. Des enseignants de langues étrangères, notamment du français

Le statut et les activités du professeur de langue ont évidemment évolué en fonction des changements survenus dans les méthodes comme dans les conditions et les finalités de son enseignement. Ce professeur a vécu de tels avatars que l’on peut résumer en disant que le métier qu’il exerçait il y a une cinquantaine d’années n’a plus beaucoup de points communs avec ce qu’on attend d’un professeur de langue aujourd’hui. Ceci ne signifie pas que les diverses fonctions que l’enseignant de langue a assumées au cours du temps ne sont plus d’actualité, mais au contraire qu’il y a plusieurs manières d’enseigner, toutes avec leurs avantages et leurs inconvénients, parmi lesquelles le professeur peut choisir en fonction des situations et des projets pédagogiques, mais aussi des activités qu’il organise et des compétences qu’il vise au cours d’une leçon.

Aussi est-il utile de présenter rapidement les postures enseignantes induites par les méthodes envisagées ci-dessus, en précisant auparavant qu’à l’instar de la langue maternelle, l’apprentissage d’une langue étrangère peut avoir lieu sans professeur attitré, comme c’est probablement le cas chez la majorité des plurilingues dans le monde qui n’ont pas l’occasion d’aller à l’école. Il ne faut cependant pas en conclure que l’on n’a besoin de rien ni de personne pour apprendre une langue, mais bien que, lorsqu’il est motivé, un apprenant peut profiter de toutes les rencontres et de toutes les circonstances pour apprendre. Certaines méthodes ont d’ailleurs prôné un apprentissage « naturel » des langues et des cultures dans le cadre duquel le rôle du professeur se réduit à celui d’un simple animateur dont la principale occupation est d’encourager ses apprenants à s’exprimer, sans instructions, sans corrections, sans aucune contrainte qui risquerait de contrarier leur spontanéité.

Auparavant, les méthodes traditionnelles confiaient au contraire toutes les responsabilités et toutes les initiatives à l’enseignant. Les élèves suivaient les explications et les consignes de leur maitre, ou du manuel que celui-ci utilisait, généralement chapitre après chapitre. C’est donc le maitre qui décidait de la matière et des conditions de son apprentissage, et qui en évaluait finalement le bon résultat. Les interventions des élèves restaient donc très limitées et formelles, tout autant que le recours à des ressources ou à des interactions extérieures au cadre scolaire. Ainsi centré sur l’enseignant omniprésent, sinon omniscient, l’enseignement dépendait essentiellement des compétences linguistiques, culturelles, pédagogiques du maitre, et des capacités des apprenants à se conformer à ses exigences.

La révolution structuro-béhavioriste a créé une rupture radicale avec ce dispositif pédagogique en restreignant le rôle de l’ancien maitre à celui d’un répétiteur et d’un technicien. Les méthodes audiovisuelles, qui ont envahi les classes de langue pour les transformer en laboratoires, ont effectivement interdit aux enseignants la moindre explication grammaticale, culturelle, ou autre initiative pédagogique non prévue dans les programmes mis au point dans les universités ou chez les éditeurs. La situation sera comparable au moment où les ordinateurs susciteront le même engouement que les enregistreurs, et que l’on demandera de nouveau aux enseignants de céder leur place à la technologie dont ils deviennent les servants. On a même envisagé de se passer complètement d’eux dans le cadre de l’autoapprentissage, une option qui a cependant rapidement montré ses limites.

Nouveau virage à 180 degrés avec l’avènement des approches communicatives où l’enseignement reprend non pas le devant de la scène comme le maitre de naguère, mais plutôt le centre de la classe que l’on conçoit maintenant comme un groupe dynamique et interactif. Le professeur devient alors un coordinateur qui doit non seulement susciter et gérer de bonnes relations entre les membres de ce groupe, mais aussi des relations systémiques – réelles ou virtuelles – avec le monde extérieur et des interlocuteurs authentiques. L’enseignant devient en quelque sorte un chef d’orchestre qui fixe les objectifs, guide les projets, distribue les rôles, indique les ressources disponibles, intervient en cas de difficultés, mais il n’assume plus tout le travail de l’enseignement-apprentissage dont il partage la responsabilité avec les apprenants eux-mêmes.

Avec le développement de la société de consommation, l’enseignant de langue devient progressivement un expert prestataire de services pour des apprenants-clients au profil, aux projets et aux besoins desquels il doit s’adapter pour leur permettre d’atteindre des objectifs spécifiques. Toujours dans la perspective de rentabiliser son travail et celui de ses apprenants, on organise des formations en ingénierie pédagogique, et pour en contrôler les résultats, on établit des grilles de références et des tests internationaux qui deviendront de plus en plus astreignants, au point de supplanter les autres types de finalités. Le statut du professeur est une nouvelle fois dévalorisé et ses activités limitées par l’évaluation qui subordonne et conditionne l’enseignement.

C’est sur le plan culturel que l’enseignant de langue va récupérer de son importance dans la mesure où on lui confie de plus en plus souvent des responsabilités de médiateur interculturel. En plus de son travail d’instructeur linguistique auprès des allophones, qui peut en partie être pris en charge par les nouvelles technologies, bientôt par l’intelligence artificielle, il se voit désormais investi de la mission de sensibiliser et de préparer ses apprenants au vivre-ensemble qu’entraine la multiplication des contacts multiculturels. L’accueil de populations migrantes dans les pays francophones montre combien est essentiel ce rôle d’intermédiaire du professeur de langue, une des premières personnes-ressources que rencontre le primoarrivant démuni et désorienté. En même temps qu’il lui enseigne à communiquer au plus vite, il doit l’aider à s’adapter à son nouveau contexte et à de nouveaux interlocuteurs, souvent même à surmonter l’expérience traumatisante qu’il est en train de vivre.

Devant toutes ces tâches qu’on leur a demandé ou qu’on leur demande d’assumer, toutes ces théories, ces ressources, ces équipements, ces référentiels qu’on met à leur disposition, quand on ne les leur impose pas, peut-être faudrait-il concevoir le statut de ces enseignants à partir d’un nouveau modèle : celui de l’artisan. Ce qui distingue l’artisan de l’ouvrier et le rapproche de l’artiste est – quelles que soient les exigences du métier et du marché – qu’il reste responsable de son travail, comme de ses objectifs, de ses méthodes, de ses résultats. C’est à lui que revient de gérer ses instruments, son emploi du temps et ses rapports avec les personnes pour qui ou avec qui il œuvre, en se fiant surtout à ses propres compétences et expériences. Les bons enseignants sont avant tout des expérimentateurs, toujours en train d’essayer autre chose, de s’y prendre autrement, de sortir des cadres pour les renouveler, bref de créer. Pour cela, il faut qu’ils se sentent aussi libres que responsables pour accomplir leurs différentes missions, sans s’en remettre aveuglément ou servilement à des méthodes, à des référentiels, à des logiciels. C’est cet enseignant-artisan que nous souhaiterions promouvoir en rédigeant cet ouvrage.

4. Les objectifs, l’économie et l’esprit de cet ouvrage

Comme son titre l’indique, l’objectif de cet ouvrage est non seulement de répondre aux questions que l’on se pose le plus fréquemment concernant l’enseignement du français langue étrangère, mais aussi de s’interroger sur les réponses que l’on donne généralement à ces questions. La perspective de notre propos est évidemment panoramique : de savantes recherches et de nombreuses publications ont été consacrées à chacun des points qui seront abordés. Le principal souci des auteurs – qui ont participé à plusieurs de ces recherches et publications – ne sera pas d’en rendre compte de manière exhaustive, mais d’en tirer l’essentiel dans une perspective critique et pratique à l’intention des non-spécialistes.

Cinq grands questionnements composent la structure générale de l’ouvrage, chacun décliné en une dizaine de questions précises et concrètes. Les auteurs se sont réparti ces chapitres ainsi constitués en fonction de leurs spécialités respectives. Le parcours qu’ils proposent de chapitre en chapitre suit la logique d’une découverte du foisonnant domaine de la didactique du français langue étrangère pour permettre au lecteur de commencer par les perspectives plus générales et les notions plus théoriques avant d’entrer dans la dynamique et dans les détails de l’intervention pédagogique. Il est entendu que, grâce à cette présentation sous forme de larges problématiques et de courtes questions, il est tout autant possible d’utiliser l’ouvrage d’une manière plus libre, de composer son propre itinéraire ou d’y glaner les informations ou les suggestions en fonction de ses besoins ou de ses intérêts.

Premièrement, on commencera par s’interroger sur les raisons pour lesquelles on peut ou doit enseigner et apprendre les langues et les cultures étrangères, et le français en particulier. Bien que cela semble une évidence que l’on assène actuellement à toutes les occasions, ce sont des questions auxquelles chacun doit pouvoir répondre personnellement, car en dépend sa motivation, facteur essentiel de réussite.

C’est le travail de l’apprentissage mené par les élèves et les étudiants que l’on envisagera dans le deuxième chapitre. Les meilleurs apprenants étant ceux qui prennent la responsabilité de leur apprentissage, on analysera les conditions et les stratégies cognitives qui en déterminent la réussite, ainsi que les moyens à mettre en œuvre pour renforcer la motivation et surmonter les difficultés les plus habituelles.

Troisièmement, on se demandera ce qu’il est important de savoir avant de commencer ce travail d’enseignement ou d’apprentissage d’une langue et d’une culture étrangères, entreprises qui ne s’improvisent effectivement pas et qui ont fait l’objet d’études et d’expériences essentielles. On s’en tiendra cependant aux concepts théoriques fondamentaux qui seront présentés avec la principale perspective de pouvoir en tirer parti dans la pratique pédagogique.

Comme un enseignement n’est pertinent et efficace que lorsqu’il est adapté aux apprenants, à leur vécu et à leur environnement, le quatrième chapitre portera sur toutes les questions qu’il importe de se poser à ce propos au moment de préparer une intervention pédagogique, et sur les facteurs personnels et contextuels à prendre en considération tout le long de son déroulement.

La cinquième problématique est celle de l’enseignement à proprement parler, c’est-à-dire ces actions et inter­actions que l’enseignant va mener avec ses apprenants, en classe principalement, pour les aider à développer leurs compétences linguistiques, communicatives, culturelles. La série de questions de ce chapitre permettra de dresser l’état des lieux des principales thématiques de cet enseignement.

1. Germain, C. (1993). Évolution de l’enseignement des langues : 5000 ans d’histoire. Paris : CLE International.

CHAPITRE 1 Pourquoi enseigner et apprendre les langues et les cultures étrangères en général, la langue française et les cultures francophones en particulier ?

Jean-Marie Klinkenberg

1. Pourquoi apprendre une ou plusieurs langues étran­gères ?

Réponse brève :

Il y a de multiples raisons d’apprendre une ou plusieurs langues étrangères. Certaines sont désintéressées : quête d’un assouplissement intellectuel, d’un enrichissement culturel, désir de développement personnel ou d’ouverture à l’Autre. D’autres sont plus directement utilitaires, mais non moins pressantes. De nos jours, dans un univers où la mondialisation a multiplié les occasions de contacts entre personnes, entreprises ou organisations, la connaissance de diverses langues (et non du seul anglais) est un facteur essentiel de la promotion économique et sociale.

Apprendre une langue étrangère, quelle qu’elle soit, représente un cout considérable, en termes d’énergie, de temps et d’argent. Il faut donc, pour consentir à ce cout, espérer en retirer un sérieux profit. Ces motivations peuvent être très diverses. Cela va du souhait de séduire tel touriste rencontré en vacances jusqu’à l’exigence de survie sociale et économique qui s’impose à celui ou celle que les aléas de l’existence ont amené à fuir son pays et sa culture.

Certaines de ces motivations ont un caractère de gratuité qui en fait la rareté. Les gains escomptés – qu’il faudrait détailler et auxquels on reviendra – sont ici l’assouplissement intellectuel, l’enrichissement culturel, le développement personnel, l’ouverture à l’Autre, la fraternité entre les peuples, la culture du sens du relatif et donc l’apprentissage de la tolérance, etc. De telles motivations ont un caractère universel : elles sont indépendantes de la langue maternelle ou d’usage de l’apprenant, et indépendantes de la langue apprise.

Mais il y a des raisons plus pressantes pour consentir à la dépense que représente l’acquisition des langues, et celles-là sont fondées sur une représentation plus ou moins objective du marché linguistique.

Aucune époque n’a autant que la nôtre favorisé à une si large échelle la circulation des personnes et des biens, matériels comme symboliques. Commerce international, médias, Internet, tourisme, production scientifique ou encore migrations multiplient les contacts entre individus parlant des langues différentes et, de ce fait, stimulent à la fois l’offre et la demande en matière de langues. Ce foisonnement, nous ne le percevons guère, car la mondialisation a suscité une sorte de paradoxe. D’un côté, elle accentue sans cesse le plurilinguisme de nos sociétés, ce qui affecte spectaculairement l’espace public. Mais de l’autre, cette même mondialisation a bouleversé le marché linguistique : elle a pour effet que ce marché s’unifie jusqu’au monopole, une langue le dominant par sa puissance et son apparente rentabilité. Et cette unification masque le plurilinguisme de plus en plus accentué de nos sociétés, et empêche d’entendre le son de toutes les autres langues qui s’y font entendre.

Elle empêche aussi de voir que la connaissance de diverses langues est aujourd’hui une des conditions essentielles de la promotion économique et sociale. Cela a toujours été le cas, mais au fur et à mesure que l’on est entré dans une société de l’information et de la connaissance, les besoins en compétences linguistiques sont allés croissant. C’est l’argument qu’avançait le Roumain Leonard Orban, le premier commissaire européen au multilinguisme, lors de sa prise de fonction. Et son premier argument pour cela était d’abord économique : « Le multilinguisme est bon pour les affaires » et « peut donner à une industrie un avantage compétitif ». Ce qu’on sait du régime des langues dans les pays européens montre qu’en cas de compression du personnel dans les entreprises, les multilingues sont beaucoup moins susceptibles de perdre leur emploi que les unilingues. Cette différence a même pu être chiffrée dans le cas de la Suisse : selon l’économiste François Grin (1999), un bilingue y est en moyenne 2,35 fois moins exposé à perdre son emploi qu’un monoglotte.

Cette motivation économique, sans doute beaucoup plus répandue que les autres motifs, a un caractère nettement moins universel. En effet, les avantages qu’il y a ici à acquérir une langue donnée varient en fonction de trois paramètres : la langue qu’on pratique déjà (son statut, son rendement, le pouvoir qu’elle confère, l’image dont elle bénéficie, etc.), les nécessités techniques du moment, et les langues offertes à l’apprentissage (leur statut, leur rendement, le pouvoir qu’elles offrent, l’image qu’elles renvoient, etc.).

2. La variété des motivations peut-elle avoir un impact sur les différentes modalités d’acquisition des langues ?

Réponse brève :

L’idée est courante qu’apprendre une langue, c’est nécessairement tendre à en avoir une maitrise intégrale, à l’émission comme à la réception, à l’oral comme à l’écrit. Cet idéal est souvent hors d’atteinte. Or, la variété des besoins que doit rencontrer l’apprentissage des langues est telle qu’on peut parfois se satisfaire d’un bilinguisme partiel, tantôt écrit tantôt oral, tantôt actif tantôt passif. On doit évidemment tenir compte de ces diverses modalités de plurilinguisme dans la mise au point des formations aux langues, et dans le choix des terrains où cette formation se donne. Mais en veillant à ce que cette diversification ne constitue pas un facteur d’exclusion.

On vit volontiers dans l’idée qu’apprendre une langue, c’est nécessairement tendre à en avoir une maitrise intégrale, à l’émission comme à la réception, à l’oral comme à l’écrit. Or cet idéal d’une maitrise totale est une chimère, après laquelle il faut cesser de courir. Une chimère dangereuse, car cet idéal, comme celui d’une compétence intégrale en langue maternelle, place les objectifs hors d’atteinte. Formuler cet idéal est à coup sûr vouer à l’échec ceux à qui on le propose. Et donc prononcer à leur encontre un verdict d’exclusion.

La variété des besoins humains que doit rencontrer l’apprentissage des langues est telle qu’on peut souvent se satisfaire d’un bilinguisme partiel, tantôt écrit tantôt oral, tantôt actif tantôt passif. Si l’on accepte cette idée d’une variabilité des objectifs, on pourra mettre sur pied des méthodes d’acquisition ciblée des langues, qui pourraient être rapides et peu couteuses. Par exemple, de véritables kits de survie linguistique, visant à fournir des compétences exclusivement réceptives. De telles compétences permettent, par exemple, la communication interlinguistique dans des réunions internationales grâce au bilinguisme symétrique (que l’on opposera au bilinguisme asymétrique, où l’un des deux partenaires adopte la langue de l’autre) : dans ce bilinguisme symétrique, chaque partenaire de la communication continue à parler sa propre langue, mais écoute ce que l’autre dit dans la sienne. Beaucoup de discussions, dans des groupes de travail internationaux, commencent par des efforts de bilinguisme asymétrique, mais se terminent par une pratique générale du bilinguisme symétrique.

Il est évident que l’on doit tenir compte de ces diverses modalités de plurilinguisme dans la mise au point des for­mations aux langues, et dans le choix des terrains où cette formation se donne. L’école est évidemment le lieu où, par facilité, on a tendance à concentrer toutes les interventions en matière linguistique. Mais peut-on lui confier toute l’action en matière d’apprentissage des langues ? On en doute quand on constate que l’enseignement public est décrié auprès des consommateurs de compétences linguistiques, et combien cet effet idéologique est difficile à combattre. Il faudra donc penser également à d’autres cadres, comme les médias et l’entreprise.

Mais il faut ici faire preuve de prudence. Des objectifs restreints, peut-être, mais restreints à quoi ? Et restreints pour qui ?

Le risque est en effet que l’on n’assure des compétences qu’en fonction d’objectifs très circonscrits. Et l’exclusion pointealors à nouveau :si connaitre le français, c’est seulement savoir déchiffrer des modes d’emploi et comprendre les instructions venant du pouvoir, mais ne pas savoir se défendre contre l’injustice et contre ce même pouvoir, on voit mal où est le gain. Une méthode d’enseignement et d’acquisition des langues ne peut donc faire l’impasse sur la définition de ses objectifs. Une question axiologique primordiale, et qui l’est d’autant plus qu’elle est souvent masquée par l’idéologie du discours techniciste (celui qui nous parle de« bonne gouvernance »et de« bonnes pratiques », comme si cette qualité se mesurait par rapport à des critères absolus, alors qu’une gouvernance n’est bonne ou mauvaise qu’en fonction des objectifs que l’on s’assigne). Il faut se prémunir contre une diversification des itinéraires linguistique qui créerait de nouveaux fossés sociaux :la mise au point de programmes forts et de programmes faibles ne doit pas servir à créer des castes spécialisées de citoyens Alpha et de sujets Epsilon.

Toute mesure de diversification dans les méthodes et les objectifs devra donc naviguer entre ces deux écueils :le pseudoégalitarisme mensonger et la ségrégation injuste.

3. Pourquoi et comment la variété des langues et des cultures est-elle un remède contre l’uniformisation, l’aliénation et les hégémonies culturelles ?

Réponse brève :

La mondialisation des échanges a pour effet qu’une langue supercentrale domine aujourd’hui toutes les autres et les menace. Or, les langues déterminent en partie nos conceptions du monde et l’expérience que nous en avons. Conserver la variété des langues (et des cultures auxquelles elles donnent accès) en les apprenant est un antidote à l’uniformisation du monde.

Jamais dans l’histoire de l’humanité les échanges de tous genres n’ont eu la fréquence et l’intensité qu’ils ont atteintes en ce début de millénaire, et dès lors jamais la compétition entre langues n’a été si vive. Si vive et si inégale, une seule langue s’arrogeant toutes les fonctions de prestige et de pouvoir, et tendant à confiner toutes les autres dans un statut second, quand elle ne les menace pas d’anéantissement. Cette marche vers l’uniformité, à peine freinée par le dynamisme démographique de certaines collectivités comme l’hispanophone ou la chinoise, est sans nul doute une catastrophe. Car si, du point de vue biologique, la diversité est synonyme de vie, la chose est peut-être plus vraie encore pour ce qui est de la sémiosphère, l’univers culturel. Et si la disparition d’une espèce animale est vécue comme une perte irrémédiable, l’humanité déplorera plus encore la perte d’une langue.

En effet, comme on va le voir, chaque langue est à elle seule une connaissance globale et une appropriation du monde. Conserver la variété des langues (et des cultures auxquelles elles donnent accès) en les apprenant est un antidote à l’uniformisation du monde.

Mais que veut-on dire quand on énonce que chaque langue est une appropriation du monde ?

Au xxe siècle, les sciences du langage ont reformulé en termes neufs une question ancienne, qui a été au cœur de toute la tradition philosophique occidentale : comment décrire le mécanisme de la pensée ? La nouveauté n’était pas dans la question, mais dans la réponse : plus radicalement que jamais, on a insisté sur l’importance des langages dans l’élaboration de cette pensée, et sur les rapports dialectiques entre les deux instances. Ce que le psychologue Henri Delacroix (1924) exprimait dans une phrase célèbre (mais discutable) : « La pensée fait le langage en se faisant par le langage ». De Paul Ricœur à Algirdas Julien Greimas et de Charles Sanders Peirce à Michel Foucault, en passant par Ernst Cassirer et Émile Benveniste, court ainsi un solide fil rouge : toute compréhension de l’homme passe par une mise en évidence des structures de ses langages, langages qui sont non seulement ses principaux instruments d’appréhension du monde, mais qui sont aussi les meilleurs outils qu’il ait pour agir sur ce dernier.

Tout linguiste, même débutant, connait la loi de Sapir-Whorf, selon laquelle ce sont les structures des langues qui influenceraient les structures de notre pensée, et donc la structure du réel. Mais ce qu’il ne sait peut-être pas, c’est que Benjamin Lee Whorf avait commencé sa carrière comme inspecteur dans une compagnie d’assurances. Observateur, ce dernier avait remarqué que nombre d’accidents dans les chantiers se produisaient à proximité de citernes d’essence vides. La conclusion lui sauta aux yeux : c’était le mot « vide » lui-même qui était responsable des accidents. Le terme peut en effet tantôt renvoyer à l’absence dans un récipient de tout liquide ou de tout solide, ce qui était bien sûr le cas avec ces fameuses citernes, ou au vide au sens physique du terme. Or, des citernes vides au premier sens ne le sont pas au second : remplies de gaz explosifs, elles sont même bien plus dangereuses que des citernes pleines. Mais, au nom du second sens, on ne se méfie pas d’un récipient déclaré « vide ». Une lecture simplifiante de la thèse de Sapir-Whorf aboutit au déter­minisme : la langue nous imposerait son carcan. Parce qu’ils nous contraignent, les mots peuvent couter cher et même tuer, comme le montre l’exemple mobilisé par Whorf.

Ce déterminisme est une thèse qui est parfois discrètement présente dans le propos de ceux qui s’inquiètent de la domination de l’anglais dans le monde. L’idée qui les meut est que la langue anglaise imprimerait sa marque sur toutes les productions langagières. Or, comme elle exerce une sorte de monopole, elle interdirait la mobilisation d’autres structures mentales. Le résultat ne pourrait donc être qu’une pensée appauvrie, car unidimensionnelle. Comme on va le voir, il y a là un topos qui mérite d’être interrogé.