Le FN et la société française - André Koulberg - E-Book

Le FN et la société française E-Book

André Koulberg

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Beschreibung

Pourquoi le vote Front national ne révolte-t-il plus ?

On a tous vu ou entendu ces citoyens en colère expliquant qu’ils ont été déçus par la droite et par la gauche et qui disent : « Pourquoi ne pas essayer le Front national » ?

Mais qu’est véritablement le Front national ? Comment les idées de ce parti ont-elles réussi à infiltrer progressivement des esprits qui, pour la plupart, ne se disent pourtant ni d’extrême droite ni fascisants ? Pourquoi depuis plus de quarante ans n’arrive-t-on pas à le contrer efficacement ? Quel est le véritable ADN de ce parti qui se prétend respectable ?

On ne peut pas comprendre les succès du FN sans étudier la société, la culture, l’histoire dont il se nourrit. Notre société, notre culture, notre histoire. Peut-on combattre le FN en parlant comme lui, en posant les mêmes questions que lui, en acceptant les concepts et le champ d’évaluation où il se situe : « identité », « Français de souche », « diabolisation », « communautarisme », « assimilation », « populisme »…? Ce vocabulaire hélas devenu le nôtre.

Il nous faut aussi comprendre comment l’obsession ethnique de ce parti structure, aujourd’hui comme hier, toute sa pensée, son imaginaire, ses pratiques, ses penchants clairement autoritaires et sa volonté d’instituer des discriminations partout.

Une fois élargi le regard et dissipé ce théâtre d’ombres, apparaît une formation politique beaucoup moins anodine qu’on ne le dit, qui n’a pas rompu avec les héritages les plus inquiétants de notre histoire contemporaine.

Ce livre richement documenté et passionnant nous éclaire sur les dangers que représente la tentation du vote frontiste, et nous montre surtout comment l'éviter.

EXTRAIT

Depuis 2012, les scores électoraux du Front national sont impressionnants. C’est probablement le fait politique majeur en France ces dernières années. Marine Le Pen obtient près de 18 % de voix au premier tour des présidentielles en avril 2012. En mars 2014, son mouvement conquiert une dizaine de mairies, dont Hénin-Beaumont au premier tour. Ensuite se produit le « séisme » des européennes où le Front national se retrouve en tête avec presque 25 % des voix et 24 députés élus au Parlement européen (contre 6,34 % de voix et 3 députés en 2009). Puis deux élus entrent au Sénat en septembre 2014. Aux départementales de mars 2015, le parti de Marine Le Pen réalise de nouveau un score d’environ 25 % des voix au premier tour et fait élire au final 62 conseillers départementaux. Il n’obtient pas les présidences de département qu’il espérait et beaucoup, dont le Premier ministre, ont exprimé un certain soulagement (« Battu mais content » titre le journal Libération le lendemain). Mais cela prouve surtout que l’on s’est habitué à ces chiffres extrêmement élevés, au point de considérer comme un quasi-échec l’obtention d’un score qui, il y a quelques années, nous aurait épouvantés.

À PROPOS DE L'AUTEUR

André Koulberg, après avoir consacré de nombreuses années à l'enseignement de la philosophie, est aujourd’hui l’un des animateurs de l’Université populaire du Pays d’Aix. Il est l’auteur en 1989 du livre L'affaire du voile islamique (Ed. Fenêtre sur cour).

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Pour Alice.

Tout le monde a pu lire dans différents journaux et magazines ces interviews presque identiques de citoyens en colère expliquant qu’ils ont été déçus par la droite, que, maintenant, avec le gouvernement socialiste, ils sont déçus par la gauche, alors pourquoi ne pas essayer le Front national ?

Ce livre explique pourquoi il vaut mieux ne pas essayer. Et suggère ce qui pourrait être fait pour l’éviter.

Introduction

Les succès du FN

Depuis 2012, les scores électoraux du Front national sont impressionnants. C’est probablement le fait politique majeur en France ces dernières années. Marine Le Pen obtient près de 18 % de voix au premier tour des présidentielles en avril 2012. En mars 2014, son mouvement conquiert une dizaine de mairies, dont Hénin-Beaumont au premier tour. Ensuite se produit le « séisme » des européennes où le Front national se retrouve en tête avec presque 25 % des voix et 24 députés élus au Parlement européen (contre 6,34 % de voix et 3 députés en 2009). Puis deux élus entrent au Sénat en septembre 2014. Aux départementales de mars 2015, le parti de Marine Le Pen réalise de nouveau un score d’environ 25 % des voix au premier tour et fait élire au final 62 conseillers départementaux. Il n’obtient pas les présidences de département qu’il espérait et beaucoup, dont le Premier ministre, ont exprimé un certain soulagement (« Battu mais content » titre le journal Libération le lendemain1). Mais cela prouve surtout que l’on s’est habitué à ces chiffres extrêmement élevés, au point de considérer comme un quasi-échec l’obtention d’un score qui, il y a quelques années, nous aurait épouvantés. Enfin, aux élections régionales de décembre 2015, même s’il ne parvient pas à remporter de présidences de région, le FN obtient des scores historiques (au 1er tour Marion Maréchal Le Pen obtient 40,55 % en région PACA, Marine Le Pen 40,64 % au Nord-Pas-De-Calais Picardie, devançant largement leurs adversaires).

Ces résultats confirment les enquêtes d’opinion qui, depuis 2012, s’accumulent et révèlent chaque fois que le « Front national se banalise2 ».

Cette cascade de résultats imposants interpelle. Avec de tels scores, la prise du pouvoir par le Front national fait partie des possibles. Elle n’est aucunement inéluctable, ni probable à court terme, mais envisageable, et c’est déjà énorme.

Ce constat ne peut qu’être renforcé pour peu qu’on prenne en considération le contexte dans lequel il s’inscrit : non seulement une période de chômage de masse, mais aussi un moment où le discrédit de la classe politique s’est élevé à des sommets, comme le démontrent régulièrement les taux élevés de l’abstention.

La crise est là et les équipes dirigeantes (la droite minée par les « affaires » et ses divisions, la gauche au pouvoir, déconsidérée par ses promesses non tenues et ses valeurs socialistes trahies)3, semblent incapables d’y faire face.

L’extrême droite, depuis qu’elle existe, n’a peut-être jamais été à ce point fréquentable et connu une conjoncture aussi favorable pour prendre le pouvoir par les urnes.

Impuissance et sidération

Devant une telle situation, on s’attendrait à ce que les résistances et les initiatives se multiplient. Or, c’est la singularité de cette période, il ne se passe rien, du moins rien à l’échelle des urgences de l’heure. Aux présidentielles de 2002, lorsque Jean-Marie Le Pen s’est qualifié pour le deuxième tour devant Lionel Jospin, la réaction a été à la hauteur de l’événement. Près d’un million de personnes ont défilé dans la rue contre le Front national. Les militants frontistes en ont été profondément et durablement traumatisés4. Aujourd’hui, le Front national culmine à des sommets jamais inégalés sans aucune réaction notable. Comme le dit une militante de gauche : « On dit tous que la catastrophe est là mais on ne fait rien5. » On ne peut mieux dire. On assiste ces dernières années, face au Front national, à une sorte de sidération. Les nouvelles alarmantes s’accumulent et chacun regarde la menace se réaliser comme s’il n’était qu’un spectateur. Un spectateur impuissant.

Des résistances, leurs limites

En fait, malgré ce sentiment d’impuissance généralisée, il ne se passe pas absolument rien.

Des collectifs de vigilance anti-FN se sont constitués dans la plupart des villes (arrondissement à Marseille) conquises en 2014 par le Front national6. Des études et des enquêtes à son sujet se succèdent sans arrêt. Enfin, un nombre non négligeable d’électeurs est encore capable de se mobiliser pour empêcher l’élection de candidats FN. Cela s’est vérifié très clairement au deuxième tour des élections départementales où l’on a assisté à un véritable sursaut7 qui n’a pas permis au Front national de réaliser les scores qu’une projection des résultats des premiers tours lui permettait d’espérer. Sursaut réédité au second tour des régionales en décembre 20158. On a même pu parler d’un « plafond de verre » auquel il se heurterait9.

Tout cela existe, effectivement, et fournit des pistes pour l’avenir, mais dans l’état actuel des choses, ce n’est pas du tout suffisant pour neutraliser la dynamique FN.

L’action des comités de vigilance locaux est certes indispensable pour combattre les mesures attentatoires aux libertés (à l’égalité, la fraternité) prises par les élus FN, mais elle reste souvent cantonnée aux cercles militants et peu médiatisée (ceci contribuant à cela).

Les articles et ouvrages consacrés au Front national se multiplient, mais se limitent le plus souvent à l’aspect le plus factuel et simplement narratif et au plus visible10. Combien de journalistes laissent Marine Le Pen dire des énormités sans réagir, non par sympathie pour elle, mais parce que, visiblement, ils ne connaissent pas grand-chose au problème évoqué et aux positions véritables du Front national.

Enfin, le sursaut des électeurs du second tour est rassurant, mais sera-t-il durable ?

Ceux qui se forcent à voter au second tour pour l’adversaire du Front national alors qu’au premier tour ils ont voulu exprimer tout autre chose (le rejet de la classe politique, le rejet de ce candidat et de son parti) doivent avoir des motivations fortes pour persévérer dans cette attitude. Et cette conviction devient très difficile à tenir si l’image de ce parti se banalise, si s’estompent dans les consciences sa singularité, son extrémisme… les raisons impératives pour lesquelles il faudrait lui barrer la route du pouvoir. Or, tout ceci se passe dans un environnement, un état de la culture française, depuis 2012, étonnamment accueillant aux idées défendues par le FN, acceptant au-delà du raisonnable l’image que Marine Le Pen a construite d’elle-même et de son parti : fréquentable.

Banalisation

Marine Le Pen a un mot pour désigner cet infléchissement du discours qui prend pour argent comptant ses déclarations de foi républicaines, laïques, etc. Elle nomme cela la « dédiabolisation11 ». Ce terme repris sans malice par de nombreux commentateurs12 n’est pas un terme indifférent choisi par hasard, il correspond parfaitement à l’interprétation que veut donner Marine Le Pen à cet infléchissement. Le Front national a été diabolisé, c’est-à-dire trop critiqué, critiqué indûment. Aujourd’hui, cette critique excessive a cessé en grande partie de s’exercer, il est donc « dédiabolisé », reconnu pour ce qu’il est, « républicain », respectueux des droits de l’homme, etc.

Cette réécriture fort arrangeante de l’histoire inscrite dans la « dédiabolisation », bien dans le style frontiste (l’extrémisme condamnable ne serait pas dans leurs pratiques et leurs discours, mais dans les critiques qui leur sont adressées13), met en lumière le souci majeur de Marine Le Pen et de son équipe : non de changer le fond, sinon ils reconnaîtraient leurs erreurs passées, mais de lisser leur image, la rendre acceptable au plus grand nombre.

Ils y parviennent aujourd’hui dans un environnement qui se prête au jeu avec de moins en moins de réticence.

Si nous n’appelons pas ce phénomène général « dédiabolisation », comment le nommer ? Un mot existe déjà : la banalisation. Mais il faut préciser son sens.

Qu’est-ce que la banalisation ?

Pour le comprendre analysons un exemple historique extrême.

On sait que la première extermination massive à laquelle se livrèrent les nazis ne concernait pas encore les Juifs, mais des malades mentaux (ainsi que des handicapés, des épileptiques, des tuberculeux, des « inaptes au travail », des « asociaux14 »…). Si certains dignitaires religieux, et en tout premier lieu l’évêque de Münster, von Galen, dénoncèrent avec force ces assassinats, ce fut loin d’être le cas d’une grande partie de la population allemande. L’enquête historique de Götz Aly révèle au contraire que « la plupart des familles » elles-mêmes « s’accommodèrent (…) sans poser trop de questions de la mort d’êtres chers qui étaient souvent difficiles et accaparaient énergie et attention15 ».

Comment se fait-il que ce crime de masse (plus de 70 000 personnes assassinées de janvier 1940 à août 1941 ; 200 000 personnes de 1939 à 1945), qui horrifie aujourd’hui, ait pu se commettre sans plus de réactions ? Parmi les éléments de réponse fournis par les historiens, celle-ci, déterminante : l’idée d’euthanasier diverses catégories de la population était devenue banale, elle ne choquait presque plus personne.

Tout un vocabulaire déshumanisant s’était imposé dans le débat public, on parlait d’« existences superflues », d’êtres « semi-humains », d’« êtres avariés », d’« esprits morts », d’« enveloppes humaines vides16 »… En 1920, deux sommités, le psychiatre Alfred Hoche et le juriste Karl Binding publient un livre dont le titre est tout un programme17 : « Libéralisation de la destruction des vies qui ne valent pas d’être vécues : dans quelle mesure et sous quelle forme ? ». La peur de la dégénérescence, le développement des idées eugénistes, le combat démographique, la biologisation des problèmes sociaux depuis la fin du XIXe siècle18… de nombreux facteurs expliquent cette accoutumance à des idées meurtrières. Elles étaient devenues ordinaires. Tout le monde ne les partageait pas, mais elles représentaient des possibles parmi d’autres. Essayer de tuer des catégories entières d’individus n’était plus un interdit majeur dont la transgression serait immédiatement perçue comme un crime, mais une hypothèse dont on pouvait débattre parmi d’autres hypothèses.

Outre le vocabulaire négateur d’humanité employé à propos des « vies indignes de vivre » circulant très largement des nationaux socialistes à certains médecins socialistes19, de nombreux exemples révèlent cette accoutumance incroyable. Attardons-nous sur l’un d’entre eux : la célèbre enquête effectuée par Oswald Meltzer.

Dans cette enquête, le directeur d’asile d’enfants arriérés Meltzer questionnait des parents d’enfants handicapés pour savoir s’ils consentiraient « à un abrègement indolore de la vie de (leur) enfant » dès lors qu’il serait déclaré incurable. Ni lors de l’enquête (en 1920), ni lors de sa publication (en 1925), quelqu’un ne semble avoir été choqué par le fait qu’on pose de telles questions. Envisager l’assassinat de milliers d’enfants, et du sien propre ne suscitait aucun scandale. Cela relevait du débat d’opinion. Certains sont pour, d’autres contre…

Cet exemple extrême met en pleine lumière ce qu’est la banalisation : non pas un consensus au sujet d’une opinion ou d’un acte, mais une habituation, un accommodement qui émousse notre conscience critique et notre capacité d’indignation morale, au point que les dérives les plus graves ne suscitent plus chez nous de sursaut à la mesure du scandale qui explose, pourtant, devant nous. Il n’y a plus de scandale. Nous ne sommes peut-être pas d’accord, mais nous ne sortons pas de notre torpeur éthique. Nous ne percevons plus l’urgence vitale à réagir.

Quand un tel engourdissement éthique s’installe, les valeurs elles-mêmes vacillent. L’enquête de Meltzer révèle que 73 % des parents interrogés répondent qu’ils consentiraient à ce qu’on « abrège la vie » de leur enfant20.

Toutes proportions gardées (il n’est pas question de meurtres de masse au FN), ne nous trouvons-nous pas aujourd’hui aussi dans une atmosphère inhibante du point de vue éthique, découvrant mois après mois, années après années, des propos et des projets (sur les « assistés », les « immigrés », les Roms…) moralement inacceptables qui s’installent dans le paysage. On en débat comme d’idées ordinaires, on compte les pour et les contre. Pendant ce temps, des milliers de réfugiés se noient en Méditerranée sans susciter non plus de réactions sortant du débat politique ordinaire.

Le Front national, lui-même, bien au-delà de son électorat et de ses adhérents, s’est banalisé dans le paysage politique et a considérablement élargi le pourcentage de personnes qui, sans être forcément d’accord avec lui, le trouve aujourd’hui fréquentable. C’est exactement ce que disent les sondages du Monde que nous avons cité ci-dessus. C’est exactement ce contre quoi ont réagi, Edwy Plenel dans son ouvrage Pour les Musulmans21 répondant à la banalisation des discours antimusulmans, et, sur une thématique plus large, le célèbre Indignez-vous de Stéphane Hessel. De grandes voix qui ont eu une forte résonance, certainement parce qu’elles réagissaient à cette acceptation généralisée de l’inacceptable. Une évolution générale dont on trouve à peu près partout des traces.

Un parti devenu (presque) respectable

Le premier axe concerne Marine Le Pen et son parti. Depuis 2011, celle-ci s’efforce à tout prix de changer l’image négative de son mouvement héritée de son père. Ses odes à la république, à la laïcité, son style différent (proscrivant, sauf exceptions, les outrances verbales), etc. ont très vite convaincu la plupart des commentateurs qui se sont mis aussitôt à parler de la transformation du Front national comme d’un fait avéré. À l’exemple de Daniel Cohn-Bendit, affirmant dès le lendemain du congrès où Marine Le Pen a été élue présidente : « Elle est donc plus dans le populisme que dans le fascisme de son père. C’est une autre génération22. » C’est le même genre d’évidences que les journalistes Pascale Krémer et Catherine Rollot recueillent auprès de jeunes en terminale professionnelle à Reims. Marine Le Pen serait « un peu plus soft » que son père, certains se mettant à dire que « ce parti a peut-être plus d’idées que les autres pour sortir la France de la merde23 ». L’évidence d’une rupture entre le père et la fille Le Pen pénètre même dans le domaine littéraire. « Le père, Jean-Marie Le Pen, faisait encore le lien avec la tradition d’extrême droite française », Drumont et Maurras faisaient « partie de son horizon mental. Pour la fille, évidemment, ça ne veut plus rien dire du tout24 ». Évidemment…

Daniel Schneidermann a analysé ce même mode de pensée dans les milieux médiatiques25. D’autres, plus prudents, comme le philosophe Jacob Rogozinski, considèrent qu’« il est sans doute trop tôt pour savoir s’il s’agit simplement d’une référence superficielle ou bien d’une mutation qui pourrait transformer (le Front national) en profondeur » à la façon de l’Alliance nationale en Italie, « un parti de gouvernement inséré dans le jeu démocratique26 ». En fait, l’auteur s’est déjà beaucoup avancé sans, semble-t-il, s’en rendre compte. Marine Le Pen, contrairement à son père, n’aurait donc encore rien dit, rien fait, qui la distingue d’un parti démocratique ! Notre philosophe n’aurait qu’à lire son programme pour avoir quelques éléments de réponse. En attendant, par la position attentiste de celui qui n’a encore rien vu, il conforte l’image démocratique du parti frontiste, image que celui-ci cherche à instaurer. Bien imprudemment.

Cécile Alduy et Stéphane Wahnich ont démontré, par une étude serrée à base linguistique, que derrière la façade du nouveau style et du nouveau langage, le fond radical et fort peu démocratique du Front national traditionnel, celui du père, subsiste chez sa fille27. Cette mutation est, pour l’essentiel, un miroir aux alouettes construit avec tous les artifices qu’offre la propagande. Une propagande qui a étonnamment réussi. « Cette bataille culturelle », commentent Caroline Monnot et Abel Mestre qui ne sont pas dupes28, « est en passe d’être gagnée par la présidente du FN29».

Les commentateurs non spécialistes de ces questions ont malgré tout quelques excuses de s’être fait piéger par les artifices lepénistes et d’accorder foi à leurs bonnes manières, car l’exemple vient de haut. Pierre-André Taguieff, l’expert certainement le plus reconnu en France de ces questions, ne fait pas mieux. « Le discours du Front national, sous l’impulsion de Marine Le Pen, s’est donc à la fois républicanisé, en intégrant la défense de la laïcité et du service public, et gauchisé, voire discrètement “marxisé” par des emprunts à l’anticapitalisme révolutionnaire et à la tradition ouvriériste, même si dans sa rhétorique, le “peuple” a remplacé le “prolétariat”. » Et, citant Marine Le Pen, « Je ne suis ni de droite ni de gauche, je suis de France. » Taguieff ajoute « La formule n’est pas neuve. Mais sa référence historique est désormais le gaullisme plutôt que le maurrassisme30. » Ce qui gêne dans cette interprétation, c’est qu’elle se contente de répéter ce que Marine Le Pen et son équipe disent d’eux-mêmes. Nous apprenons que Marine Le Pen défend « avec véhémence le principe de laïcité31 » mais s’agit-il de la laïcité au sens où nous l’entendons depuis un siècle ou son contraire ? « Marine Le Pen se présente en garante de la pérennité des “valeurs” de notre République32 », mais défend-elle ces valeurs réellement ? Et si « À prendre à la lettre certains de ses discours de l’année 2011 » où « elle prêche pour plus d’égalité et de justice », on peut la rapprocher des altermondialistes (dont l’argumentaire aurait été nationalisé33…), qu’en est-il si on ne prend pas ce discours à la lettre, qu’on le met en rapport avec d’autres affirmations, contradictoires, qu’on trouve aussi dans ses dits et écrits34 ? Quelle que soit la réponse à ces questions, il faut reconnaître que le travail critique n’a pas été effectué. Étonnamment, Taguieff, qui sait très bien faire la critique d’un discours, même l’hypercritique, ne la fait pas ici. Le théâtre séduisant de la présidente du Front national n’est pas questionné, mais reproduit.

Et c’est devenu une veine inépuisable. « Là se rencontre la véritable métamorphose du Front national » affirme Alain Duhamel, « xénophobe, nationaliste comme toujours, mais subitement gauchiste en matière économique. D’où, d’ailleurs, l’enthousiasme exubérant avec lequel Marine Le Pen a salué la victoire de Syriza en Grèce, et la sympathie avec laquelle elle regarde Podemos en Espagne35 ».

Marine Le Pen ne cesse de répéter, aussi, qu’elle n’est pas raciste. Elle n’aura bientôt plus besoin de le faire. S’est-on rendu compte qu’il n’est quasiment plus jamais question de racisme à propos d’un parti qui attribue aux « immigrés » (ou « issus de ») la plupart des problèmes de la France, les couvre constamment d’opprobre et poursuit cette vindicte sur des générations ? Il est question à la rigueur de « nativisme » ou de xénophobie, mais de racisme, non point.

Dans ces conditions, on imagine aisément qu’associer en quoi que ce soit ce parti au fascisme revient quasiment à dire un gros mot. Ceux qui savent, les spécialistes, balaient généralement ce naïf archaïsme d’un revers de plume36.

Et c’est loin d’être le seul péché dont Marine Le Pen est proprement lavée à partir de 2011-2012. Jean-Luc Bennahmias, tout en accusant Marine Le Pen d’un double discours, est catégorique : « Il est impossible de la coincer sur le racisme, l’antisémitisme, la xénophobie. Il n’y a rien37. » N’est-ce pas prendre un peu vite pour argent comptant le discours de légitimation de la présidente frontiste ?

Ainsi, non seulement celle-ci, omniprésente sur les ondes, a tout loisir de policer son image de républicaine laïque plus du tout raciste et avant tout soucieuse du petit peuple, mais elle est aidée dans cette tâche par la majorité des journalistes, des hommes politiques, essayistes et commentateurs divers qui n’ont fait que décrire ce qui est le plus visible et se sont laissés prendre à son jeu. Évidemment, ce n’est pas le cas de tous, mais que pèse par exemple le petit livre suggestif de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Vers l’extrême extension des domaines de la droite38, opérant une analyse des termes qui circulent dans ces débats : « peuple », « identité », « bobos », ou l’analyse approfondie de Cécile Alduy et Stéphane Wahnich, déjà citée39, face au tintamarre des commentaires peu ou pas critiques40 ?

Des idées devenues banales

Ce n’est pas seulement le Front national en tant que parti qui est banalisé, mais tout autant ses idées.

Avant chaque élection, on sait maintenant qu’on assistera à des débordements d’un certain nombre de leaders politiques contre les musulmans, les « immigrés », surtout à droite mais pas exclusivement. En 2015, cela n’a pas manqué. Juste avant les départementales de mars 2015, Nicolas Sarkozy, récidiviste obstiné en la matière, a commencé par informer tous les médias que, désormais, il prônait « l’assimilation » et non « l’intégration », puis un peu plus tard, il a affirmé son opposition au repas de substitution dans les cantines scolaires. D’où lui viennent ces idées ? Du Front national.

L’assimilation et non l’intégration est un des chevaux de bataille du FN et c’est un maire FN (Simonpieri à Marignane), qui le premier, en 1995, a décidé de supprimer les menus spéciaux dans les cantines. Par son suivisme, reprenant constamment les idées et le vocabulaire FN, Nicolas Sarkozy est devenu un des principaux propagandistes de leur langage et de leur mode de pensée.

On remarquera que ce suivisme ne l’a aucunement disqualifié pour diriger le principal parti de droite et se destiner, à nouveau, à occuper les plus hautes fonctions de l’État. Ce seul exemple suffirait à suggérer que la connivence idéologique avec le Front national n’a plus rien d’un tabou. Nicolas Sarkozy n’est que la partie la plus visible de l’iceberg. D’innombrables petits Sarkozy récupèrent le vocabulaire et les thèmes du Front national. Savent-ils ce qu’ils font ?

Fort heureusement, des journalistes, des intellectuels, des militants dénoncent ces procédés41. C’est le premier niveau de la critique. Mais le premier seulement, car, par exemple, le terme d’« assimilation » n’a pas été déconstruit, explicité. Il a gardé toute sa charge destructrice des altérités, du pluralisme, de la tolérance… comme une grenade (sémantique) dégoupillée qu’on aurait introduite dans l’espace public sans la désamorcer.

Désamorcer, ici, c’est déjà comprendre tout ce qu’implique cette notion. Elle a une longue histoire juridique et administrative42, mais c’est aussi (non sans lien avec cette dernière) un concept clé de l’extrême droite, depuis Maurras. C’est ce concept que Sarkozy a importé, le liant à la question identitaire. L’assimilation associée aux préoccupations identitaires n’est pas juste une version exigeante de l’intégration ; nous étudierons (chapitre 2) la façon dont elle organise toute une conception des relations humaines dévastatrices du point de vue des valeurs démocratiques.

La banalisation ne concerne pas seulement l’emprunt, par de nombreux acteurs, de termes frontistes, les transformant en notions ordinaires du débat politique, mais aussi et plus profondément l’incapacité à évaluer ce que signifient plus précisément ces emprunts. Ils ne sont pas transparents, ils demandent à être analysés, restitués dans leur contexte et leur histoire pour rendre intelligible le complexe de sens dont ils sont investis. C’est seulement par cette exigence d’analyse en profondeur que l’on parviendra à déconstruire la mythologie séduisante que Marine Le Pen, et ses nombreux imitateurs, ne cessent d’activer.

Donnons-en un exemple avec « le Français de souche ».

Les vrais Français et les autres. Trois livres à succès en parlent.

La connivence avec les thèses ou la vision du monde FN est loin de se limiter au monde politique. S’il est fait le tour des livres dont on a le plus parlé ces dernières années, les ouvrages qui ont été au centre des débats, l’objet de très nombreux articles et commentaires, on trouve, mis à part Le capital au XXIe siècle de Thomas Piketty, Le suicide français d’Eric Zemmour43, L’identité malheureuse d’Alain Finkielkraut44 et Soumission de Michel Houellebecq déjà cité : deux essais politiques et un roman. Les deux essais sont des sortes de concentrés des thématiques les plus classiques (les plus éculées) de l’extrême droite, de l’obsession identitaire à la déploration d’une fatale décadence ; le roman de Houellebecq, mettant en scène des musulmans prenant le pouvoir en France et imposant leurs coutumes étrangères, n’échappe pas, lui non plus à cette fantasmagorie45.

Tous ces ouvrages prennent pour cible la même population : « les populations arabo-africaines » (p. 453), « les immigrés » (p. 454), « les jeunes banlieusards issus de l’immigration » (p. 469), « les jeunes “rebeus” à l’identité musulmane farouche » (p. 496), « des hordes de garçons venus de banlieues » (p. 498), « les banlieues françaises » (« désormais homogènes ethniquement et religieusement », p. 501)… pour Zemmour ; « l’immigration », p. 115, « l’élève d’un lycée professionnel » dans un « quartier sensible » (p. 117), les « élèves issus de l’immigration » (p. 118), les « nouveaux arrivants » (p. 134), « un islamiste » (p. 190)… pour Finkielkraut ; « trois types d’une vingtaine d’années, deux Arabes et un Noir » (p. 32), « deux filles d’origine maghrébine (…) vêtues d’une burqa noire » (p. 33), « les immigrés musulmans » (p. 55), les « musulmans » « salafistes » ou « modérés » (p. 142 et 154), des « Arabes » (p. 235), « l’Islam » (p. 271)… pour Houellebecq. Sous ces divers noms c’est le même personnage (« arabo-africain », pour reprendre la première caractérisation de Zemmour) que le lecteur d’aujourd’hui, constamment confronté à ces qualificatifs, sait reconnaître immédiatement. Il représente l’autre, l’étranger. Il est l’opposé des divers « nous ». Aux « banlieues françaises » s’opposent « les classes populaires » blanches (Zemmour, p. 501) ; aux « immigrés », « les valeurs de la France » (« qu’ils rejettent », Zemmour p. 454) ; aux « nouveaux arrivants », les « autochtones » (Finkielkraut, p. 135) ; aux « immigrés musulmans », « les populations autochtones d’Europe occidentale » (Houellebecq, p. 55).

L’altérité radicale de ces « autres » est donc établie par leur opposition à une population autochtone totalement distincte et totalement opposée, incarnant la vraie France. Mais cette distinction et cette opposition se heurtent à une difficulté : elles subsistent malgré l’acquisition de la nationalité française et la vie en France sur une longue durée (ceux que l’on continue à qualifier « d’issus de l’immigration »). Qu’est-ce qui permet de distinguer ces Français les uns des autres ?

C’est là qu’intervient le concept miraculeux qui règle la question : le Français de souche, associé à un héritage que Zemmour aime à imaginer millénaire (« un héritage que nous avons bazardé en quarante ans », p. 526), et issu de la France profonde (Aimé Jacquet et Didier Deschamps, deux « Français de souche », sont de « purs produits de cette France rurale et ouvrière, qui agirent comme l’avaient fait leurs ancêtres ouvriers et paysans… », p. 427). Associé au fait d’être issu d’une « vieille famille française » par Finkielkraut (p. 134 ; 125) et opposé aux « jeunes Français issus de l’immigration musulmane » chez Houellebecq (p. 273), ce terme très prisé permet de tracer une séparation évidente entre les Français de toujours incarnant l’essence française et les « issus de l’immigration » qui ne peuvent se prévaloir de cette francité séculaire et même millénaire.

Le Français de souche

Zemmour nous sommant de revenir à notre héritage véritablement français, celui notamment de Descartes, au lieu de nous égarer en direction de cultures étrangères (p. 482), nous allons sans tarder obéir à l’injonction et suivre l’exemple de l’illustre philosophe qui, plutôt que croire, aimait à questionner les miracles46.

Questionnons ce miracle du Français de souche. Pour cela, il nous faut revenir non à l’évidence dont partent nos trois auteurs mais à l’extrême droite, car le Français de souche en est directement issu. L’évidence a été forgée.

On trouve ce concept déjà chez Drumont. Celui-ci veut justement conférer un statut d’évidence à l’opposition d’essence qui existerait entre (vrais) Français et Juifs, même lorsque ceux-ci ont la nationalité française depuis longtemps. Les stéréotypes négatifs attribués constamment aux Juifs n’y suffisent pas. Pour exhiber la différence juive, il faut camper en face une image incontestable de Français totalement indemne de toute caractérisation ou origine étrangère. « Prenez un grand seigneur, un paysan, un ouvrier de souche vraiment française, vous trouverez chez tous, dans des conditions diverses, cette distinction de sentiments, ce don inné de la sociabilité qui caractérise l’Aryen, cette préoccupation de se faire respecter mais de ne pas choquer son prochain. Rien de semblable chez le Juif47… »

La souche se révèle ici un concept particulièrement efficace. Elle fait apparaître la différence entre Français et Juif comme une différence d’origine48.

Une souche est ce qui reste d’un arbre coupé, mais désigne aussi la racine et le pied d’une plante. Dès le départ, elle est donc vouée à réaliser une essence d’arbre particulière (une souche de vigne ne deviendra pas un peuplier), elle est ancrée dans un sol particulier auquel elle reste nécessairement attachée, elle restera aussi séparée des autres arbres, et même s’il y a un contact avec d’autres plantes, celles-ci n’altéreront pas son identité… Tous ces éléments permettent de penser une population française homogène (provenant toute de la même souche), formée à l’origine par un sol français et conservant de génération en génération jusqu’à aujourd’hui la même essence originelle, totalement séparée de celle des autres. La métaphore de la souche donne une assise à l’imaginaire du vrai Français tel que Drumont le conçoit.

C’est déjà beaucoup, mais pour comprendre complètement le rôle de cette métaphore dans les doctrines d’extrême droite, il faut aussi écouter ce qu’en dit Maurras.

Dans un passage caractéristique de Quand les Français ne s’aimaient pas49, Maurras raconte comment le livre de son ami Paul Bourget, Outre-mer, l’a mis mal à l’aise, décrivant une société multiraciale aux identités multiples et dépourvue de traditions. Pour dissiper le malaise, le leader de L’Action française se retrempe dans son sentiment d’appartenance à une identité française « séculaire » : « Et je sentais en moi, vivace, ce qui d’après Bourget, manque aux Américains : une essence, une nature, un ensemble de goûts, de quoi me définir et de quoi m’affirmer. Je me réjouissais de ne point me sentir astreint à faire aucun effort pour tracer la frontière de ce qui me distingue : des milliers d’ascendants, placés dans des conditions peu différentes de celle où me voici placé, se sont chargés de faire en mon nom cet effort. »

L’identité de Maurras n’est donc pas sujette à caution. Elle a été établie de « génération en génération » par des « milliers d’ascendants » et a acquis l’évidence des traditions millénaires. La frontière qui le distingue des autres peuples se creuse depuis des temps immémoriaux. Cette identité et ces traditions sont françaises, c’est-à-dire qu’elles ne concernent pas seulement Maurras mais tout un peuple. C’est tout un peuple qui, depuis la nuit des temps, persévère dans son identité. Maurras sort dans la rue et expérimente cette appartenance à ce peuple de Français évidents, Français de toujours. « Les gens qui passent dans la rue ont eu cette même fortune. C’est l’une de ces anciennes rues de Paris, près des quais glorieux où roule notre Seine antique et, sauf quelques brocanteurs juifs ou marchands de vin allemands, la population y est de pure souche française. »

À part quelques étrangers repérés comme tels, tous les passants sont donc d’office assimilés à ces Français de toujours descendant de ces « milliers d’ascendants ». C’est cela le mythe du Français de souche. Tous ceux qui ne sont pas répertoriés comme étrangers, a priori, en sont.

En fait, Maurras ne connaît pas ces gens, il est probable que parmi ces passants, nous sommes à Paris, beaucoup ne soient pas Français, ou qu’ils ne le soient que depuis peu. Ce peuple de Français venus du fond des âges, sans apports étrangers, sans métissage, sans renouvellement humain et culturel est un mythe. Mais ce mythe est indispensable parce que c’est seulement parce qu’est fantasmée cette population de Français de souche, cette sorte de grande famille homogène qui se perpétue depuis l’origine, accumulant des traditions reflétant toujours le même génie français, que les autres apparaissent par contrecoup comme très différents, totalement étrangers. S’il apparaissait que beaucoup de ces Français ont immigré, eux aussi, quelquefois récemment, que les métissages biologiques et culturels ont été toujours nombreux, etc., les « immigrés », depuis plusieurs générations ne paraîtraient pas très différents des autres. Par contre, si tous les passants, tous les Français non répertoriés comme étrangers, sont ces Français de souche, représentants d’une communauté française millénaire, les personnes « issues de l’immigration », contrairement à tous les autres, deviennent une anomalie, d’étranges étrangers.

C’est cette vision du monde qui est clairement exprimée dans la célèbre lettre de Maurras au ministre de l’intérieur Abraham Schrameck, lettre qui lui vaudra une condamnation, car il menace le ministre de mort. « Il est vrai que par votre personne, vous n’êtes rien. Personne ne sait, nul ne saurait dire d’où vous sortez. Pas un Français sur 50 000 ne serait capable de renseigner là-dessus ceux qui sont de chez nous et dont on connaît les pères et les mères. (…) De vous rien n’est connu. Mais vous êtes le Juif. Vous êtes l’Étranger50. »

Le terme Français de souche n’apparaît pas dans le texte, mais l’idée est bien là. Les reproches délirants adressés à Schrameck de ne pas être connu par des Français pris au hasard (même pas sur 50 000…), ni lui, ni ses parents, dessinent en contrepoint l’image que Maurras se fait de la France : un village où tout le monde se connaît, où toutes les familles vivent et se fréquentent depuis des siècles, où n’existent que des figures familières et rien d’étranger. Si la communauté française est ainsi faite, un Français venu d’ailleurs paraîtra nécessairement suspect, excessivement autre. Il est d’une autre souche, juive ici, incapable de penser comme « nous ». Schrameck est « peu sensible aux schémas abstraits de l’esprit helléno-latin51 ».

Là se trouve l’essentiel. Cette mythologie d’une population française immuable, totalement contraire à toutes les données historiques52, produit avant tout de l’altérité. C’est à cela qu’aboutit chaque fois l’argument du Français de souche, chez Drumont et Maurras, et, de nos jours, chez Zemmour, Finkielkraut, Houellebecq et bien d’autres. Comparés à ces Français mythiques qui seraient là depuis des temps immémoriaux et jamais affectés du moindre soupçon d’étrangeté, même des Schrameck ou des Dreyfus, brillants spécimens de Français de haute culture française deviennent « L’Étranger ».

De l’extrême droite à nous

Cette mythologie a été élaborée par des penseurs d’extrême droite et correspond parfaitement à la vision du monde de ce courant politique (cf. chapitres 2 et 3). Que le terme de Français de souche soit employé ou pas, elle lui a toujours été indispensable. Le terme n’est d’ailleurs pas oublié. Lorsque Darquier de Pellepoix, le futur commissaire aux questions juives, crée en 1938 une organisation politique dont le but était de « rassembler les Français de race blanche, non métissée de sang juif » et de s’en prendre à ces derniers, il nomme son association « Les vieilles souches53 ».