Le football en Russie - Ekaterina Gloriozova - E-Book

Le football en Russie E-Book

Ekaterina Gloriozova

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Beschreibung

Véritable plongée au cœur du monde des supporters de football russes, cet ouvrage explore les dimensions politiques de la passion du football en Russie soviétique et postsoviétique, interrogeant à la fois ses tropismes nationalistes et son rapport au pouvoir.À la suite d'une enquête mêlant entretiens avec des supporters, observations et analyse des réseaux sociaux et sites supportéristes, l’auteure présente une sociohistoire de la passion du football en Russie soviétique et postsoviétique, interrogeant à la fois son caractère subversif, ses tropismes nationalistes et son rapport au pouvoir. À travers une fine analyse des processus de (dé-)politisation au sein du sport, l’ouvrage aborde des questions aussi centrales que la place du racisme dans le football et la société russe, les liens du hooliganisme avec les mouvements nationalistes et le pouvoir ou encore le rôle de l’humour, des réseaux sociaux et de l’esthétique dans la fabrication des représentations et des expressions politiques.Il s’adresse aux sociologues et anthropologues du sport, aux politistes ainsi qu’à toute personne intéressée par les aspects socio-politiques du football et/ou la politique russe.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Ekaterina Gloriozova est docteure en sciences politiques et sociales de l'Université libre de Bruxelles (ULB). Elle est actuellement post-doctorante à l'Institut des sciences sociales du politique (Université Paris Nanterre) et collaboratrice scientifique au Cevipol (ULB).

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À la mémoire de Tatiana Grigorievna Gloriozova, supportrice secrète du Lokomotiv

La collection « Science politique » publie des travaux de science politique interne, de sociologie du politique et de politique comparée. Sans être exclusif, son champ de publication peut être subdivisé en trois grands axes généraux. Il s’agit en fait de porter à la connaissance du public les travaux relatifs à la vie politique et publique sous trois dimensions complémentaires : l’acteur, l’acte et l’action.Les acteurs. Par acteurs, nous entendons les institutions des régimes politiques contemporains et les organisations qui y oeuvrent : partis politiques, syndicats, associations et groupes de pression.L’acte. Cet axe recouvre toutes les études relatives à la participation politique au sens large : phénomène électoral et recomposition des paysages politiques et sociaux. Sont aussi analysées les autres formes de participation politique et sociale : les mobilisations spontanées, la militance organisée, les mouvements sociaux, les formes de l’action, leurs dimensions symboliques, leurs effets et les attitudes qui sont au fondement de ces modes de participation politique et sociale.L’action publique. Ce troisième axe couvre les publications relatives aux processus décisionnels et à la formation des politiques publiques : formation de l’agenda politique, mobilisation des acteurs, processus de négociation et de décision, mise en oeuvre et évaluation. L’ambition est d’approfondir la connaissance sur les acteurs, les représentations et comportements politiques des deux axes précédents avec une analyse des faits institutionnels, de leurs évolutions et de leur influence sur la vie politique.Directeur de collection Pascal Delwit

 

Ekaterina Gloriozova

    Éditions de l’Université de Bruxelles

Dans la même collection

Adhérer à un parti. Aux sources de la participation politique, Emilie van Haute, 2009L’islam à Bruxelles, Corinne Torrekens, 2009Les voix du peuple. Le comportement électoral au scrutin du 10 juin 2009, édité par Kris Deschouwer, Pascal Delwit, Marc Hooghe et Stefaan Walgrave, 2010Ordres et désordres au Caucase, édité par Aude Merlin et Silvia Serrano, 2010La biodiversité sous influence? Les lobbies industriels face aux politiques internationales d’environnement, Amandine Orsini, 2010Revendiquer le « mariage gay ». Belgique, France, Espagne, David Paternotte, 2011Clivages et familles politiques en Europe, Daniel-Louis Seiler, 2011Party Membership in Europe: Exploration into the anthills of party politics, edited by Emilie van Haute, 2011Les partis politiques en Belgique, édité par Pascal Delwit, Jean-Benoit Pilet, Emilie van Haute, 2011Le Front national. Mutations de l’extrême droite française, édité par Pascal Delwit, 2012L’état de la démocratie en Italie, édité par Mario Telò, Giulia Sandri et Luca Tomini, 2013Culture et eurorégions. La coopération culturelle entre régions européennes, Thomas Perrin, 2013Les entités fédérées belges et l’intégration des immigrés. Politiques publiques comparées, Ilke Adam, 2013Le cumul des mandats en France: causes et conséquences, édité par Abel François et Julien Navarro, 2013Les partis politiques en France, édité par Pascal Delwit, 2014L’électeur local. Le comportement électoral au scrutin communal de 2012, édité par Jean-Benoit Pilet, Ruth Dassonneville, Marc Hooghe et Sofie Marien, 2014Nationalisme et pouvoir en République de Moldavie, Julien Danero Iglesias, 2014Qu’est-ce que l’Europe? Essais sur la sociologie historique de Stein Rokkan, Daniel-Louis Seiler, 2014Introduction à la science politique, Pascal Delwit, 2015, 2e éditionPolitical Science in Motion, edited by Ramona Coman and Jean-Frédéric Morin, 2016Soutenir l’équipe nationale de football. Enjeux politiques et identitaires, édité par Jean-Michel De Waele et Frédéric Louault, 2016Les tentatives de banalisation de l’extrême droite en Europe, édité par Nicolas Guillet et Nada Afiouni, 2016Les partis politiques, ateliers de la démocratie, édité par Dominique Andolfatto et Alexandra Goujon, 2016Du parti libéral au MR. 170 ans de libéralisme en Belgique, édité par Pascal Delwit, 2017Introduction à la science politique, 3e édition revue et augmentée, Pascal Delwit, 2018Quand on n’a que l’austérité. Abolition et permanence du politique dans les discours de crise en Italie et en Espagne (2010-2013), Arthur Borriello, 2018Méthodes d’enquêtes de terrain en sciences sociales, édité par Luca Tomini et Sophie Wintgens, 2020Islams de Belgique. Enjeux et perspectives, Corinne Torrekens, 2020La dépendance au parti, Laure Squarcioni, 2020La fabrique de l’OTAN. Contre-terrorisme et organisation transnationale de la violence, Julien Pomarède, 2020

Photo de couverture : Cathédrale Saint-Basile-le-Bienheureux, Moscou. Photo AdobeStock.ISBN 978-2-8004-1759-2eISBN 978-2-8004-1766-0ISSN 1378-6571 D2021/0171/10 © 2021, Éditions de l’Université de Bruxelles Avenue Paul Héger 26 1000 Bruxelles (Belgique)[email protected] Publié avec le soutien de la Faculté de philosophie et sciences sociales de l’Université libre de Bruxelles (ULB)

À propos de l’auteur

Ekaterina Gloriozova est docteure en sciences politiques et sociales de l’Université libre de Bruxelles (ULB). Elle est actuellement postdoctorante à l’Institut des sciences sociales du politique (Université Paris Nanterre) et collaboratrice scientifique au Cevipol (ULB).

À propos du livre

Plongée inédite au coeur du monde des supporters russes, cet ouvrage explore les dimensions politiques de la passion du football en Russie. À la suite d’une enquête mêlant entretiens avec des supporters, observations et analyse des réseaux sociaux et sites supportéristes, l’auteure présente une sociohistoire de la passion du football en Russie soviétique et postsoviétique, interrogeant à la fois son caractère subversif, ses tropismes nationalistes et son rapport au pouvoir. À travers une fine analyse des processus de (dé-)politisation au sein du sport, l’ouvrage aborde des questions aussi centrales que la place du racisme dans le football et la société russe, les liens du hooliganisme avec les mouvements nationalistes et le pouvoir ou encore le rôle de l’humour, des réseaux sociaux et de l’esthétique dans la fabrication des représentations et des expressions politiques. Il s’adresse aux sociologues et anthropologues du sport et des passions, aux politistes ainsi qu’à toute personne intéressée par les aspects sociopolitiques du football et/ou la politique russe.

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Table des matières

Translittération

Préface

Introduction

Hooligans, fans, passionnés ? Pour une définition élargie du supportérisme

Les dimensions politiques du supportérisme en terrain russe et étranger

Rencontrer, enquêter, restituer : ou comment gérer ses propres passions en déplacement et à domicile

Plan de jeu

Chapitre I Le football en URSS : une passion subversive ?

Émergence et résistance d’une passion populaire

Le football russe prérévolutionnaire : vecteur d’identités nouvelles et catalyseur de tensions

Le socialisme réel à l’épreuve du football

La passion du football pendant la période stalinienne : un espace de liberté ?

Les supporters dans la société des loisirs soviétique : l’indiscipline comme forme de subversion ?

Le supportérisme à la fin de l’URSS : une subculture entre contestation et conformisme

Les fanaty ou l’émergence d’une subculture

« Îlot de liberté » et supportérisme patriotique : les rapports différenciés à l’État soviétique

Chapitre II Les tropismes nationalistes dans la structuration de la subculture supportériste russe

Le supportérisme comme miroir et catalyseur de tensions nationales à la fin de l’URSS

Une appropriation singulière du modèle hooligan anglais : l’importation d’un nationalisme radical

Un contexte politique et social propice au développement d’une subculture centrée sur le nationalisme

Chapitre III Des marges au mainstream

Les dimensions nationalistes et contestataires du supportérisme organisé en Russie après 2000

Les fanaty au sein du consensus nationaliste (2000-2010) : élargissement du spectre politique et radicalisation des marges

Les premières revendications supportéristes : un miroir du champ nationaliste extraparlementaire

La « sportification » du hooliganisme russe : l’affirmation d’un modèle national

Les relations des fanaty avec le pouvoir (2000-2010) : les enjeux d’un supportérisme contrôlé

La place du Manège ou les contours du supportérisme contemporain

Les autorités face au supportérisme organisé après 2010 : de la complaisance à la mise au pas

Chapitre IV Formes, registres et esthétiques supportéristes comme vecteurs de politisation

De l’effervescence collective aux pratiques routinières

Le stade, un lieu de revendications ponctuelles

Le stade et les outils supportéristes comme ressources politiques

Le racisme dans les stades russes : revendication ou attirail supportériste parmi d’autres ?

La politisation au sein des pratiques supportéristes routinières : une banalisation du nationalisme radical

Le style, un moyen de se dire

Le registre humoristique et les réseaux sociaux supportéristes comme supports du discours xénophobe

Chapitre V Soutenir, contester, disqualifier

Passion du football et fabrique du raisonnement politique

Du soutien à la critique : sentiments patriotiques et représentations politiques autour de l’équipe nationale

Du football à la nation : le soutien à l’équipe nationale comme support de sentiments patriotiques

De la Sbornaïa à la « Sbrodnaïa » : le rapport à l’équipe nationale comme support d’un discours critique

Thèmes, expériences et identifications supportéristes comme ressources de politisation

Les expériences supportéristes comme cadre du jugement politique

Les identifications supportéristes comme ressources de politisation

Apolitisme, politisation et dépolitisation : les paradoxes de la passion footballistique

Conclusion

Bibliographie

Table des figures

Table des encadrés

Table des tableaux

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Translittération

La translittération ISO 9 est utilisée pour les références bibliographiques et pour les mots ou expressions en russe dans le texte. En dehors de ces cas, nous recourons à la translittération française courante.

Tableau des conventions de translittération

Lettre russe

Translittération française courante

Translittération ISO 9

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Préface

« Ah, ici à Bruxelles, vous avez même des chercheurs qui travaillent là-dessus ? ». C’est avec un air incrédule qu’un collègue de Grozny, invité dans notre Université au milieu des années 2000 pour parler de la situation en Tchétchénie, me posa cette question lorsque je lui présentais mon collègue de bureau à l’ULB. Le présenter consistait bien sûr à dire en deux mots sur quel sujet ce dernier travaillait : les supporters de football britanniques. L’utilisation de l’adverbe « même », et de l’expression « là-dessus », sans nommer l’objet, revenait sans doute à pointer le luxe que pouvaient se payer les universités occidentales de pays démocratiques, riches et en paix : l’argent dévolu à la recherche était donc si abondant qu’on pouvait se permettre de financer des études sur d’étranges énergumènes se déplaçant en meutes pour aller crier dans les stades durant leurs moments de loisirs ?

L’étonnement de mon collègue tchétchène, abîmé par deux guerres d’une violence inouïe, contraint de survivre au travers des destructions humaines et matérielles, dans un contexte de terreur, mu par la vocation du travail de recherche comme par le souci d’accompagner au mieux des étudiants tout aussi laminés par les deux guerres, témoignait d’une forme de scepticisme à l’heure où dans son pays, les urgences étaient saillantes.

Lui et moi ne savions pas à ce momentlà, que quelques années plus tard, nous nous retrouverions directement aux prises avec la question du football et de sa politisation en Tchétchénie-même : lors d’un séjour sur place, je fus témoin des injonctions que recevaient les étudiants, sommés d’assister à un match de football pour remplir le stade Akhmat-Arena à Grozny et, ainsi, soutenir ostensiblement l’équipe tchétchène à domicile, contre l’Anji-Makhatchkala. Dans le contexte d’un régime ultra-autoritaire en Tchétchénie, les moyens de contrôle mis en œuvre, les pressions en amont et sanctions en aval ne laissaient que peu de marge de manœuvre auxdits étudiants. La « bagatelle la plus sérieuse du monde », pour reprendre les mots de Christian Bromberger, fournissait là un théâtre supplémentaire à la violence d’État, physique, poli-tique et symbolique de ce régime, prompt à pénétrer toutes les sphères de la vie quotidienne jusqu’à enfermer chaque individu dans des injonctions oppressantes et incontournables. Rétrospectivement, ce sinistre épisode mettait en relief la nécessité de s’intéresser à la question du supportérisme en sciences sociales, à différents niveaux : macro, méso, micro.

Si l’exemple décrit ici évoque l’instrumentalisation du sport par les régimes politiques, on ne sau-rait faire abstraction de ses autres facettes politiques, notamment aux niveaux micro et méso. C’est ce qu’aborde la recherche minutieuse d’Ekaterina Gloriozova sur les supporters de football à Moscou en mettant le curseur sur le potentiel de politisation que peut receler la passion du foot-ball en Russie soviétique et postsoviétique. Se situant principalement dans le champ de la sociologie politique ← 9 | 10 → tout en convoquant l’histoire et l’anthropologie, elle a mené un impressionnant travail d’enquête à Moscou, centré sur les supporters des différents clubs de la capitale. C’est au fil des entretiens et observa-tions menés auprès de ces derniers qu’elle a pu faire émerger un tableau singulier, interrogeant notamment la façon dont une subculture, en l’occurrence la subculture sup-portériste, pouvait devenir un vecteur de politisation. Dans son travail, Ekate-rina Gloriozova va au plus près de ce que des individus peuvent vivre, et s’intéresse à la façon dont, à leur corps défendant, pourrait-on dire, une forme de politisation s’élabore à travers leur passion. Avec beaucoup de délicatesse, elle laisse ses interlocuteurs exprimer des tropismes politiques, et, peu à peu, révéler des processus d’élaboration d’un rapport au politique. En dépliant patiemment la façon dont des pratiques supportéristes s’articulent à une forme de participation politique, elle montre la centralité de la question identitaire dans l’espace russe postso-viétique et la manière dont cette question se renégocie à l’épreuve des bouleversements liés à l’effondrement de l’URSS. Face au processus de « désunion postsoviétique », elle réinterroge a posteriori la politique soviétique des nationa-lités ayant produit des identités en miroir (dissymétrique) entre Russes et non Russes, et de fait, explore à un niveau micro, à l’échelle de ce segment particulier de la société que représentent les supporters, la fabrique de cette identité russe qui peine tant à se trouver. Elle montre le rôle de l’altérité dans ce processus, selon différents cercles concentriques : tantôt l’altérité ukrainienne ou balte renvoie donc, après la chute de l’Union soviétique, à de nouveaux États indépendants ; tantôt les altérités tchétchène, daghestanaise, ou encore tatare, dressent un miroir à l’intérieur du nouvel État russe – russien, devrait-on dire -, en mettant en exergue la complexité du vivre-ensemble et l’enjeu de l’intégration de territoires historiquement colonisés au sein d’un État moderne. Ces altérités à différents degrés rappellent l’héritage impérial de la Russie et le défi que représente le passé colonial dans ce travail d’identification à l’œuvre.

Se pose, à travers cette photographie dont les contours se dessinent peu à peu comme sous l’effet d’un révélateur sensible, la question de la place des Russes, de leurs perceptions, et de l’élaboration d’un imaginaire face au processus de décolonisation partiel, engagé durant la perestroïka, puis durant les premières années de la période postso-viétique. Cette photographie nous donne à voir la prégnance de l’héritage impérial tsariste, conjuguée à celle de l’héritage soviétique qui, s’il a conduit à une reformulation du lien entre Russes et non Russes, sous couvert d’un discours sur l’amitié entre les peuples, a néanmoins réactualisé des formes de domination impériale. Ce faisant, Ekaterina Gloriozova apporte de façon très incarnée une contribution majeure à la compréhension du nationalisme russe, et de ses différentes formes. Elle nous éclaire également sur le rapport du pouvoir à ce nationalisme et à ses différentes déclinaisons. Si ce sujet a fait l’objet de nombreuses publications notamment en histoire des idées, il n’existait pas de recherche minutieuse sur sa dimension empirique au sein d’un tel groupe social.

À l’heure où l’on observe des formes de divorce de plus en plus marquées entre différents segments de la société et les autorités russes, ce travail met en lumière la nécessité criante de recherches fines sur cette société dans sa diversité. Celle-ci mérite d’être étudiée de la façon la plus approfondie possible, à la fois de manière décloisonnée par rapport à d’autres sociétés contemporaines, et dans sa singularité au regard des ← 10 | 11 → héritages historiques qu’elle transporte. La chercheuse Ekaterina Gloriozova, téméraire, clairvoyante, et d’une rigueur exemplaire, apporte à la recherche en sciences sociales sur la Russie un talent époustouflant, dont les fruits nous sont précieux pour tenter de comprendre cette Russie contemporaine dans sa complexité.

Aude Merlin, Chargée de cours en science politique, spécialiste de la Russie et du Caucase, Université libre de Bruxelles ← 11 | 12 →

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Introduction

En juin 2018, la Russie accueille la Coupe du monde de football pour la première fois de son histoire. Parmi les images marquantes qui accompagnent tout grand événement sportif, on retiendra sans doute les scènes de liesse populaire qui bigarrent les rues de Moscou, Saint-Pétersbourg, Kazan, Samara, Volgograd ou encore Sotchi : des supporters du monde entier dansent et chantent bras dessus, bras dessous avec leurs rivaux, rappelant davantage le Carnaval de Rio qu’une compétition sportive. Ces scènes d’amitié et de célébration commune contrastent en tous points avec les souvenirs de l’Euro 2016 organisé par la France, où les hooligans russes font la une de l’actualité en prenant part à une série d’affrontements avec des supporters anglais en marge du match Angleterre-Russie qui se tient à Marseille le 11 juin 2016. Si les médias occidentaux dénoncent unanimement la violence de ces rixes faisant 35 blessés (essentiellement parmi les Britanniques), les réactions en Russie sont plus mitigées. Igor Lebedev, chef de la fraction du parti LDPR1 à la Douma d’État (chambre basse du Parlement) et membre du comité exécutif de l’Union russe du football, félicite les supporters russes d’avoir pris l’ascendant dans ces affrontements2, tandis que les commentaires de soutien à leur encontre se multiplient sur les réseaux sociaux. Les principales chaînes de télévision russes présentent les actions des supporters russes comme une réponse aux provocations des Anglais, mettant systématiquement en avant l’avantage numérique de ces derniers (200 supporters russes contre des milliers d’Anglais). Lorsqu’un commentateur sportif russe émet des doutes sur cet éclairage des faits dans une émission en direct, il est violemment pris à partie et accusé de ne pas soutenir l’équipe nationale3. Vladimir Poutine condamne quant à lui ces violences tout en précisant ne pas comprendre « comment 200 supporters russes ont pu passer à tabac plusieurs milliers d’Anglais »4.

En décembre 2017, Iouri Doud, ayant fait carrière dans le journalisme sportif avant de devenir une star du YouTube russe5, déclare dans une émission de la chaîne ← 13 | 14 → de télévision indépendante Dojd que son métier de journaliste sportif consistait à « démontrer à travers les failles du football russe les problèmes du système politique dans son ensemble »6.

En mai 2016, après la relégation du Dinamo Moscou à la fin de la saison 2015-2016, un supporter du club exprime ainsi son désespoir lors d’un entretien :

Tout le monde est contre nous, c’est une conspiration. Ils ont voulu désintégrer le club, ils l’ont fait. […] De toute façon, je me dis que ce pays ne mérite pas notre équipe. Si ce pays va si mal, eh bien c’est peut-être logique que notre équipe ne puisse pas survivre dans un pays pareil, c’est bon signe, en fait ! Les autres [supporters], ils disent que c’est parce qu’on n’a pas de hozâin [leader]7 dans notre club, mais je leur dis qu’ils n’ont rien compris ! Ils sont tous obsédés par le leader, le leader ! Poutine, putain ! Comme le Zénit, cette ordure poutinienne [Putinskaâ mraz’] ! Ça n’a rien à voir, ils ne regardent pas dans la bonne direction. Ce pays ne mérite pas de nous avoir, c’est peut-être pour le mieux. […] Je préférerais être mort que de vivre ça [la relégation de son équipe]. C’est comme dans la Bible, l’Apocalypse, quand les vivants envieront les morts8…

Ces différents épisodes et déclarations permettent d’attirer l’attention sur certains enjeux au départ de notre questionnement9. Ils indiquent avant tout l’importance de l’engouement pour le football dans la société russe. Depuis son apparition en Russie à la fin du XIXe siècle, et ce, malgré les réticences initiales du pouvoir bolchevique à son encontre (sur lesquelles nous reviendrons) et le climat peu adapté à ce sport dans la majeure partie du pays10, le football demeure le sport favori des Russes.

Les réactions suscitées par les événements de Marseille illustrent également à quel point cet engouement est mêlé aux sentiments de fierté nationale, qui dépassent le cadre du soutien sportif et vont jusqu’à cautionner des actes de violence. Non seulement le soutien pour l’équipe nationale russe semble incontestable, mais il s’accompagne également d’un réflexe de défense des « nôtres », fussent-ils hooligans. Ces réactions sont d’autant plus surprenantes que ces derniers, tout comme leurs homologues d’Europe occidentale, sont loin de jouir d’une bonne image au sein de la société russe, en particulier après les émeutes à caractère xénophobe perpétrées par des supporters de football place du Manège à Moscou en décembre 2010. Ces événements, sur lesquels nous reviendrons, marquent en effet profondément la société russe et placent les supporters de football au centre de l’attention médiatique et politique, en questionnant à la fois leur potentiel mobilisateur et leurs liens avec le nationalisme radical. Aux yeux des médias et d’une partie de l’opinion, les supporters de football semblent ainsi être passés de dangereux chantres du nationalisme radical à de valeureux guerriers défendant l’honneur de la patrie. Si ce changement de perspective questionne les ← 14 | 15 → différentes facettes du supportérisme organisé en Russie et son potentiel politisant, il interroge aussi inévitablement les évolutions du contexte politique et social du pays.

Les deux dernières déclarations révèlent quant à elles la présence du politique à un autre niveau, celui des représentations individuelles des passionnés de football. Pour Iouri Doud, le football semble ainsi fonctionner en tant que « savoir pratique »11, permettant de relier des problèmes sensibles et facilement identifiables pour les supporters à des dysfonctionnements plus larges du système politique. Le discours de notre malheureux supporter du Dinamo illustre lui aussi l’entrecroisement entre représentations footballistiques et politiques, cristallisé par l’expression « le Zénit, cette ordure poutinienne » qui fonctionne presque comme une tautologie, où l’on ne sait finalement pas quel terme disqualifie l’autre. Exemple pratique, illustration ou métaphore : quelle que ce soit sa fonction précise, le football semble bien influer sur les représentations de ses passionnés.

Ces liens entre passion du football et politique dans le contexte russe constituent ainsi le point de départ de notre recherche, qui vise à répondre à la question suivante : comment et dans quelle mesure le supportérisme footballistique est-il susceptible de produire des effets politiques ? En d’autres termes, en quoi et comment la passion du football peut-elle s’avérer politisante dans le contexte russe ?

Hooligans, fans, passionnés ? Pour une définition élargie du supportérisme

Les sociologues du sport francophones ont forgé le terme spécifique de « supportérisme » qui, compte tenu de la forte focalisation de leurs travaux sur ce phénomène particulier, a tendance à désigner les activités de supporters organisés, c’est-à-dire faisant partie d’un groupe. On distingue globalement deux grands modèles de supportérisme organisé : les hooligans et les ultras. Le hooliganisme, sur lequel nous reviendrons, correspond à la forme qui s’est développée en Angleterre dans les années 1960, où les jeunes supporters se regroupent au sein de bandes informelles. Leurs pratiques se centrent principalement autour de la violence, le but principal étant de défendre les couleurs du club en affrontant les supporters des équipes adverses12. Le modèle « ultra » représente quant à lui la forme prise par le supportérisme italien à la même période, s’organisant avant tout autour du soutien visuel et sonore de l’équipe à l’intérieur du stade mais n’excluant pas la violence13. Ces deux modalités du ← 15 | 16 → supportérisme ont été reprises dans des contextes nationaux très différents14. Le plus souvent, les deux formes coexistent dans un même pays (comme en France). Parfois, un seul modèle prédomine (les ultras en Égypte). Il arrive aussi que les deux formes se superposent, les groupes de supporters assurant à la fois le soutien de l’équipe au stade et les arrières de leurs compagnons batailleurs (Europe de l’Est). Nous aurons l’occasion de revenir sur les différentes phases de structuration du supportérisme organisé en Russie, au sein duquel le modèle hooligan tient une place particulièrement importante.

Cependant, le cas russe montre que le supportérisme organisé, bien qu’il soit particulièrement démonstratif, n’est pas la modalité d’attachement la plus intense au club. La forme contemporaine du hooliganisme russe s’apparente en effet à une compétition sportive, dont les membres sont avant tout recrutés pour leurs aptitudes en sports de combat et qui, parfois, s’intéressent très peu au football. Inversement, certains supporters que nous avons rencontrés n’ont jamais fait partie d’un groupe, ce qui ne les empêche pas d’être extrêmement investis, à la fois en termes de temps et d’engagement affectif. La fréquentation des stades n’est pas non plus toujours un critère pertinent pour évaluer l’intensité de l’attachement au club. Si les conditions climatiques et logistiques15 des matchs moscovites ne sont pas des plus clémentes, ce sont également les distances16 et les horaires des rencontres (parfois prévues en semaine) qui rendent difficile une fréquentation assidue. Nous avons ainsi rencontré des supporters qui, sans pouvoir se rendre au stade de manière régulière, organisent largement leur vie autour du football (regardent les matchs à la télévision, sur Internet ou dans les bars, fréquentent assidûment les réseaux sociaux, se rendent en déplacement, etc.).

Nous avons donc souhaité dépasser le cadre d’analyse habituellement apporté au supportérisme par la sociologie du sport, en considérant celui-ci non pas uniquement comme le fait de supporters organisés, mais comme comprenant l’ensemble des activités, expériences et modes de communication particuliers relatifs à la passion et au soutien portés à une équipe de football.

On retrouve dans la littérature scientifique d’autres manières de qualifier la passion pour un objet et les individus qui s’y adonnent. Nous avons préféré les termes français de « passion » et de « passionnés » à l’anglicisme « fan » et au néologisme « fandomisme »17 . Par ailleurs, malgré l’existence du même mot en russe (fanatizm), nous ne parlerons pas non plus de « fanatisme » qui, en plus de ses connotations négatives, renvoie au champ religieux18. ← 16 | 17 →

Les dimensions politiques du supportérisme en terrain russe et étranger

Bien qu’il s’agisse d’une préoccupation médiatique et politique, la question de la politisation des supporters de football russes a été très peu explorée par la littérature scientifique. Les rares travaux sur les supporters de football en Russie postsoviétique se concentrent sur les spécificités de la « sous-culture » supportériste19 ou sur les phénomènes de violence qui y sont associés20. Certaines études sur l’extrémisme politique de droite en Russie décrivent les milieux supportéristes comme étant particulièrement acquis aux idéologies d’extrême droite. Dans ces travaux, la politisation des supporters ne sert toutefois qu’à illustrer une tendance générale d’augmentation du nombre de groupes proches de l’extrême droite en Russie et de leur radicalisation21.

La littérature en sociologie du sport, qui se concentre en particulier sur les supporters d’Europe occidentale (et qui sera discutée tout au long de l’ouvrage), montre toutefois que le supportérisme est bien susceptible d’intervenir dans les processus de politisation. En premier lieu, les travaux des sociologues du sport se sont focalisés sur les idées ou idéologies politiques s’exprimant au sein du supportérisme22. Ce dernier est tout d’abord décrit comme propice à l’émergence de revendications d’une tendance politique radicale (de droite ou de gauche). Les raisons invoquées tiennent, d’une part, à l’attirance des supporters de football pour les revendications, les modèles d’organisation ou les méthodes d’action des groupuscules extrémistes23. D’autre part, les groupes de supporters peuvent constituer un enjeu pour certains courants ou partis politiques radicaux qui, recherchant dans les stades la visibilité qu’ils peinent à acquérir dans le débat public, cherchent à politiser les milieux supportéristes en les « noyautant »24. Certains auteurs relativisent toutefois la perméabilité réelle des supporters aux idées politiques exprimées, montrant que les expressions politiques remplissent avant tout ← 17 | 18 → des fonctions de provocation, de disqualification de l’adversaire25, de distinction par rapport aux autres groupes et/ou de construction identitaire26. Par ailleurs, la forte charge symbolique et identitaire de la compétition sportive fait du supportérisme un catalyseur de tensions présentes au sein de la société. À cet égard, il est souvent décrit comme un terreau idéal pour la construction et le renforcement des identités nationales, les enjeux sportifs se superposant dans certains cas aux tensions ethniques27.

Une autre piste de recherche, notamment explorée par L. Lestrelin et J.-C. Basson, consiste à s’intéresser aux ressources politiques développées par les supporters de football dans le cadre de leurs activités de soutien à l’équipe, susceptibles de déboucher sur des formes d’action collective28. Les associations de supporters ont été décrites comme des espaces de socialisation politique29, permettant à leurs membres d’intégrer les principes de la vie collective organisée et d’étendre leur participation au-delà de la sphère sportive30. Des auteurs vont ainsi montrer la capacité des supporters à se mobiliser pour des causes à portée générale incluant la résistance aux dérives de la marchandisation du football et de sa transformation en un « sport-spectacle » ou la défense des libertés individuelles31. Ce champ de recherche a également été enrichi ces dernières années par les travaux sur le rôle des supporters de football dans les mobilisations en régimes autoritaires, apparus dans le sillage des révolutions arabes32 et ukrainienne33 et du mouvement protestataire de Gezi en Turquie34.

Contrairement à leurs homologues d’Europe occidentale, d’Ukraine ou de Turquie, les supporters russes ne se mobilisent que très peu en dehors du stade (à l’exception notable de la place du Manège à Moscou en décembre 2010). Si cette incapacité à se mobiliser est bien sûr tributaire des nombreuses contraintes qui pèsent plus globalement sur l’action collective en Russie35, elle s’explique aussi par des limites internes au supportérisme russe, notamment dues aux phénomènes de cooptation des leaders supportéristes et de collusion avec le pouvoir. Notre recherche se centre donc ← 18 | 19 → davantage sur la dimension idéelle de la politisation, avec une focalisation importante sur sa part la plus visible au sein du supportérisme russe, à savoir les expressions d’un nationalisme radical.

Enfin, pour compléter cet aperçu des travaux explorant les dimensions politiques de la passion footballistique, il convient de mentionner les approches critiques du sport défendues notamment par Jean-Marie Brohm, Michel Caillat ou Patrick Vassort36. D’inspiration marxiste, ces approches reprennent en grande partie les critiques formulées par les théoriciens de l’école de Francfort à l’encontre de la société de consommation et des loisirs au sein du capitalisme avancé (création de faux besoins37, détournement de la lutte des classes38, abrutissement et aliénation des individus à travers des biens culturels dont la standardisation appauvrit le contenu39). Loin de générer l’autonomie et l’enrichissement individuel, la « société des loisirs » marquerait en réalité une nouvelle étape dans le processus de marchandisation et d’assujettissement des individus aux exigences de la production capitaliste. C’est désormais le loisir en tant qu’expérience qui remplace la consommation des biens (ou qui s’impose comme objet de consommation ultime), devenant le lieu privilégié de la domination symbolique au sein du « nouveau » capitalisme40. Dans le prolongement de ces perspectives, le sport – et le football en particulier – est dépeint non seulement comme un reflet mais aussi comme une matrice de la domination capitaliste et des formes de violences qui l’accompagnent, participant à l’intériorisation des valeurs de compétition et de productivisme. Cette aliénation se manifeste aussi bien dans la pratique du sport – usage instrumental et masochiste du corps41 – que dans sa transformation en sport-spectacle, où l’agressivité et l’esprit de compétition intrinsèques au sport contaminent les consommateurs-spectateurs « au profit de divers avatars » comme le « chauvinisme »42. À cette sombre vision du football, nous pouvons opposer les mêmes objections que celles qui ont été adressées aux théoriciens de l’école de Francfort43. Nous nous contenterons d’en rappeler trois critiques centrales, applicables également aux approches critiques du sport. Les deux premiers reproches ont trait à leur conception du sujet, pensé comme foncièrement aliéné et dépossédé de toute compétence critique. Ce postulat conduit tout d’abord à exagérer le pouvoir des « industries culturelles » ou « sportives »44 dont les messages se répercuteraient tels quels sur les représentations et expériences des individus. Préoccupées qu’elles sont par le dévoilement des rapports de domination à un niveau macro, ces approches ← 19 | 20 → d’inspiration marxiste conduisent à occulter le contexte social et culturel propre à la réception, plaçant le chercheur dans une position d’extériorité par rapport au point de vue des acteurs, incapables de prendre conscience de leurs conditions de domination. Cette posture « misérabiliste »45 s’accompagne par ailleurs d’une absence de clarification concernant le point de vue selon lequel s’énonce la critique46. Enfin, un reproche méthodologique important, lié aux deux premiers, concerne le caractère spéculatif de ces travaux qui se situent le plus souvent à un niveau philosophique faisant l’impasse sur tout ancrage empirique47.

S’intéressant à la construction et à l’expression des idées, notre recherche se propose quant à elle d’intégrer plusieurs niveaux d’analyse, suivant les préceptes classiques de la sociologie de la connaissance de Berger et Luckmann, pour qui « l’analyse micro-sociologique ou socio-psychologique des phénomènes d’intériorisation doit toujours s’accompagner en arrière-plan d’une compréhension macro-sociologique de leurs aspects structurels »48. Ainsi, à un niveau micro, notre attention portera sur la manière dont le supportérisme est susceptible d’intervenir dans la politisation individuelle. À un niveau méso, nous nous intéresserons aux liens des supporters avec les différents mouvements nationalistes russes. Ces niveaux seront par ailleurs rattachés aux effets de structure, liés au contexte politique et social russe (niveau macro).

Nous avons également souhaité inscrire notre objet dans un temps plus long, en interrogeant les dimensions politiques de la passion du football à l’époque soviétique. Plusieurs raisons ont présidé à ce choix. Tout d’abord, les supporters soviétiques, tout comme ceux des années 1990, demeurent une référence importante dans le supportérisme russe contemporain. L’histoire du supportérisme russe, reconstruite et mythifiée, est ainsi non seulement valorisée et investie de significations particulières, mais participe également des identifications supportéristes actuelles. Par ailleurs, comme nous le verrons, les phases de structuration de la subculture supportériste russe, qui commence à prendre forme dans les années 1980 et se structure de manière beaucoup plus forte dans les années 1990, sont essentielles pour comprendre les significations politiques dont cette subculture sera porteuse. ← 20 | 21 →

Rencontrer, enquêter, restituer : ou comment gérer ses propres passions en déplacement et à domicile

Cette recherche, qui s’inscrit dans une approche qualitative, s’appuie sur plusieurs types de données empiriques. En premier lieu, j’ai mené des entretiens approfondis avec des supporters moscovites, interrogés lors de mes séjours à Moscou entre avril 2013 et juillet 2016 (près de quarante entretiens au total). Je me suis entretenue avec des supporters des différents grands clubs moscovites (Spartak, Dinamo, CSKA, Lokomotiv et Torpedo), de statuts sociaux et d’âges différents (de 19 à 56 ans). Parmi les personnes interrogées, on retrouve des supporters qui n’ont jamais fait partie d’un groupe organisé, ceux qui en font ou en ont fait partie ainsi que des personnalités connues au sein du milieu supportériste, vues comme d’anciens ou actuels « leaders »49.

Le terrain moscovite a été privilégié pour plusieurs raisons. Tout d’abord, s’il est assez contraignant (longues distances à parcourir d’un bout à l’autre de la ville, coût de la vie assez élevé), il présente l’énorme avantage de concentrer plusieurs grands clubs historiques dans une même ville, dont quatre évoluent en première division – CSKA, Spartak, Lokomotiv, Dinamo (relégué en 2e division le temps d’une saison50) – et un club, le Torpedo, qui se maintient en divisions inférieures (2e et 3e divisions) depuis plusieurs années51. Moscou est en ce sens assez unique dans le paysage des grandes villes footballistiques, qui le plus souvent se partagent entre deux ou parfois trois grands clubs de première division (à l’exception notable de Londres). Ensuite, le terrain moscovite a été essentiel pour explorer le supportérisme à l’époque soviétique. En effet, si Saint-Pétersbourg abrite elle aussi différentes subcultures jeunes qui se développent à la fin de l’Union soviétique, les supporters de football organisés en URSS sont avant tout une spécificité moscovite. Leur statut en tant que « représentants de la capitale » a par ailleurs été particulièrement utile pour explorer les tensions centre/périphérie qui s’expriment en URSS dans les années 1980 et qui se reflètent dans les rivalités supportéristes.

Parallèlement, lors de mes séjours de terrain, j’ai essayé de m’immerger dans l’univers supportériste. Cette immersion a consisté tout d’abord à fréquenter des matchs des grandes équipes moscovites. Les observations effectuées dans les tribunes des supporters (situées à l’arrière des buts ou dans les « virages ») et aux alentours du stade m’ont non seulement permis de m’imprégner de l’ambiance qui règne les jours de matchs, mais aussi de voir la manière dont se construisent et s’expriment les revendications supportéristes à l’intérieur du stade. Si, au départ, j’avais prévu de mener ← 21 | 22 → une enquête de type ethnographique, consistant à allier entretiens et observations auprès de groupes de supporters, j’ai dû rapidement revoir mon dispositif d’enquête : les supporters contactés se montraient assez disponibles pour des entretiens, mais tous ont refusé que je prenne part à leurs activités52. Une solution de repli a alors été d’investir de manière plus systématique l’univers supportériste virtuel sur le réseau social Vkontakte (l’équivalent du Facebook russe) dont j’avais constaté l’importance en m’entretenant avec certains supporters. Cette immersion virtuelle a consisté à me créer un profil Vkontakte, à m’abonner aux différentes « pages » supportéristes ou groupes virtuels ouverts les plus populaires (en nombre de « fans » ou de « likes ») et à devenir « amie » avec les supporters interviewés (m’abonnant aussi à leurs pages et groupes virtuels). Tout comme dans les observations réelles, où le cours des événements amène le chercheur à fixer son attention sur tel ou tel phénomène, mes observations se sont faites au gré des clics, renvois et suggestions de pages et de sites proposés par les groupes virtuels ou l’algorithme de Vkontakte. Cette déambulation au sein du monde virtuel supportériste a été complétée par une analyse plus systématique du contenu de certains groupes virtuels, que je fréquentais sur une base quasi quotidienne pendant toute la durée de mes séjours. Cette observation virtuelle m’a été très précieuse, attirant mon attention sur certains phénomènes que j’ai ensuite pu explorer en entretien. Par ailleurs, alors que ce dernier produit des informations destinées au seul enquêteur, l’analyse des réseaux sociaux donne accès à des contenus postés au jour le jour s’inscrivant dans une logique de visibilité et de partage, ou parfois d’anonymat, permettant des prises de parole plus débridées.

Enfin, j’ai complété mon étude empirique par une analyse d’articles de presse et de médias d’information supportéristes (sites spécialisés et émissions retransmises sur YouTube). Ces sources m’ont notamment permis d’étudier un discours plus officiel, comportant des enjeux d’autodéfinition et de légitimation. Ainsi, si les entretiens et observations ont révélé des mécanismes spontanés de politisation de la parole, les discours médiatiques supportéristes ont été analysés en tant qu’instruments servant à politiser.

Mon regard initial ne m’a pas vraiment prédisposée à prêter une attention systématique à mon rapport personnel à l’objet de recherche. Lors de mes séjours de terrain, j’ai abordé cette question de manière très sporadique au sein de mon carnet de terrain, lors de moments où je ressentais le besoin d’exprimer par écrit quelque chose qui m’interpellait ou me perturbait. La confrontation avec la littérature sociologique m’a toutefois permis de réaliser que « l’analyse des relations entre l’enquêteur et les enquêtés et leur interprétation ne répondent pas seulement à un souci de rigueur méthodologique, mais participent aussi pleinement à la mise à jour des résultats du travail de recherche »53. Ainsi, même si je n’ai pas mené d’enquête de type ethnographique au sens strict, il me semble que l’explicitation de mes caractéristiques sociales, prénotions face à l’objet investigué et difficultés rencontrées lors de mon terrain est susceptible de renseigner sur la portée et les limites de ma recherche. ← 22 | 23 →

Au moment de commencer ma recherche, le monde du football ne m’était pas totalement étranger. Mon père, russe, est un virulent supporter du Dinamo Moscou. J’ai grandi en côtoyant sa passion, en me constituant sans le savoir en observatrice privilégiée de la manière dont ce genre d’engouement pouvait influencer (parfois de façon démesurée) la vie d’un individu. Cette situation particulière m’a donc été d’une grande aide dans la mesure où elle me permettait de sauter certaines étapes fastidieuses de la familiarisation avec un terrain « lointain », tout en conservant une distance minimale parfois difficile à atteindre dans le cadre d’un terrain « proche »54 (n’étant moi-même pas une supportrice). Ce que j’ai toujours considéré comme la « folie » de mon père constituait à la fois un mystère et une source d’amusement. Au fond, je n’ai jamais su s’il était sérieux ou s’il plaisantait, s’il en rajoutait pour nous faire rire. Son rapport à la fois dramatique et ironique au football a notamment permis d’attirer mon attention sur le mélange de registres au sein du supportérisme et à questionner leurs effets, ainsi qu’à prendre garde aux différentes « postures » ou « rôles » adoptés par les supporters en fonction des circonstances.

Mes origines russes ont été d’une très grande aide dans la récolte et l’analyse de données. Ma maîtrise de la langue et ma proximité avec la culture russe m’ont non seulement été indispensables pour communiquer avec les enquêtés et comprendre le contenu des réseaux sociaux, mais m’ont également permis de saisir les différents registres langagiers et thématiques (références à la culture populaire), dont le mélange a constitué un objet à part entière de la recherche. En même temps, j’ai pu bénéficier de ma double appartenance, en tant que Russe mais aussi « étrangère », venant de Bruxelles, en privilégiant certains aspects de ma biographie ou de mon identité et en en laissant d’autres de côté en fonction des circonstances55. Par exemple, le fait que je sois née à Moscou et y aie habité une partie de mon enfance (jusqu’à l’âge de sept ans) amenait plutôt une bonne disposition à mon égard compte tenu de l’attachement particulier que certains supporters portent à la ville. Il m’arrivait également de mettre en avant la passion de mon père et le fait d’avoir grandi à proximité du stade pour gagner la sympathie des supporters du Dinamo ; a contrario, j’avais tendance à dissimuler ce genre d’informations avec les partisans d’autres équipes. Mon statut d’« étrangère » n’amenait en général aucune hostilité (je précisais que j’étais partie avec mes parents quand j’étais petite et n’avais donc pas choisi de quitter la Russie). Tout comme pour d’autres chercheurs étrangers, ce statut augmentait l’intérêt des enquêtés à mon égard, leur permettant de se confronter à une vision du monde « européenne ». Cette volonté de débattre ou de m’imposer un point de vue a ainsi été particulièrement précieuse pour étudier les mécanismes de politisation des discours.

Lorsque j’étais confrontée à des opinions politiques contraires aux miennes, j’adoptais une attitude assez passive, ne rentrant jamais en contradiction avec mes interlocuteurs et me limitant à poser des questions. Je me rendais toutefois compte que ← 23 | 24 → certains d’entre eux dialoguaient moins avec moi qu’avec ce qu’ils se représentaient comme étant « le point de vue européen ». J’ai en effet souvent entendu des phrases du type : « En Europe, vous ne pensez pas comme nous, n’est-ce pas ? », « Vous n’allez certainement pas comprendre mais… », « Chez vous, c’est différent ». Ces remarques alimentaient ma peur initiale d’apparaître différente et d’être jugée, ressentie surtout lors de mon premier séjour. J’avais donc tendance, le plus souvent inconsciemment, à essayer de montrer à mes interlocuteurs que j’étais « comme eux » et donc susceptible de les comprendre. La crainte de ne pas « être acceptée » s’accompagnait parfois d’une angoisse de perdre le contrôle lors de mes entretiens. Ces inquiétudes et la manière dont j’essayais de les gérer se reflètent par exemple dans cet extrait de mes notes de terrain :

Dimanche, 16 h. Après avoir changé plusieurs fois le lieu du rendez-vous, Pacha arrive avec un ami, Vassia. Tous les deux ont l’air soûls. Ils me disent qu’ils ont déjà beaucoup bu. Pacha précise que c’est occasionnel, qu’il mène un mode de vie sain mais qu’aujourd’hui, c’est une journée « anti-santé ». On s’installe en terrasse, ils commandent deux grandes bières, j’en prends une petite. Cette situation me met mal à l’aise, je sens que l’interview va être difficile, je me sens en décalage par rapport à leur état. Je me dis qu’il faut vite que je les rattrape pour me détendre un peu. L’entretien est très décousu, ils parlent en même temps et sautent d’un sujet à l’autre, j’ai du mal à suivre un fil conducteur. Je suis déçue, je stresse car je sens que le contrôle de l’entretien m’échappe et que je n’arriverai pas à poser toutes les questions que j’avais préparées. Je n’avais pas prévu qu’ils seraient deux, je me sens en minorité, coincée, j’ai parfois l’impression qu’ils se moquent de moi, je me demande ce que je fais là. Je bois très vite ma bière, ça va mieux. Je me dis qu’il est préférable de les laisser parler, quitte à sortir un peu du format habituel. Plein de choses me passent par la tête pendant qu’ils parlent, j’essaie de relativiser, de repenser à tous les entretiens qui se sont bien passés : « C’est pas grave si celui-là se passe un peu moins bien ; on est dimanche, on n’est pas censé travailler le dimanche de toute façon ; la France joue ce soir, j’espère qu’ils vont perdre mais je peux pas dire ça aux potes français, je crois qu’ils le savent ; je serai bientôt en Belgique, c’est pas grave, il fait beau, je bois un verre en terrasse, c’est quand même cool, j’aime ce que je fais. » […] j’oublie un peu l’entretien, je passe sur le registre de la conversation, je me mets à les tutoyer, ils sont sympas, complètement bourrés mais sympas. Ils me racontent plein de trucs intéressants, sans aucun effort de ma part, ça va tout seul, je continue à les laisser parler, ça fonctionne56.

Avec le recul, il me semble que cette attitude, liée à une certaine faiblesse de ma part, s’est plutôt révélée avantageuse. Ma timidité et mon manque de confiance en moi faisaient sans doute en sorte que je n’étais pas vue comme une menace, ce qui autorisait plus facilement l’expression d’opinions personnelles57. Cette tendance était sans doute renforcée par le fait d’être une femme, ce qui me permettait par ailleurs d’adopter une ← 24 | 25 → certaine posture « naïve » vis-à-vis du monde du football58, incitant mes interlocuteurs à « m’expliquer » les choses en développant des argumentaires particulièrement heuristiques pour l’analyse.

Par ailleurs, j’ai été à plusieurs reprises renvoyée à mes origines caucasiennes, ma mère étant géorgienne. Certains de mes interlocuteurs ont exprimé leur surprise face à mon apparence « non slave » en me voyant arriver aux rendez-vous, me questionnant sur mes origines59. Au-delà de l’inconfort suscité par ce genre de réflexions, ces dernières m’ont permis de mesurer rapidement à quel point les représentations ethnicisées constituaient une préoccupation importante, m’incitant à y prêter une attention accrue et en faire un objet central de l’analyse.

La question du positionnement du chercheur face à des manifestations de racisme ou des idéologies politiques à l’opposé de ses convictions morales a trouvé différents types de réponses. Magali Boumaza, qui a enquêté sur les sympathisants du Front national français, confesse qu’il lui a été impossible de ne pas réagir à « certains propos d’une rare violence »60. Sortir d’une position de neutralité a dès lors constitué pour elle un moyen de défense nécessaire lors de l’enquête61. En côtoyant les militants de la Ligue du Nord italienne, Martina Avanza a quant à elle adopté une stratégie opposée, laissant parfois croire à sa sympathie pour leur cause62. Sur le terrain russe, dans son étude sur les militants du Parti national-bolchevique et de l’Union de la jeunesse eurasiste, Véra Nikolski a également été confrontée à de « nombreuses manifestations de nationalisme extrême, de xénophobie et de racisme, ainsi que d’exaltations de la violence »63, face auxquelles elle a adopté, contrairement à M. Boumaza, une attitude assez « conciliante » : « [N]e me sentant pas menacée dans mon intégrité psychologique par les propos des enquêtés, je n’ai jamais cherché à les contredire. »64 Cette formulation montre à quel point il s’agit d’une question individuelle, engageant les limites psychologiques de chacun et qu’il n’y a en la matière ni de bonne ni de mauvaise attitude à adopter. De mon côté, face aux situations « problématiques » où mon avis était engagé, j’essayais le plus souvent d’adopter une position d’esquive, qui consistait à ne pas montrer ma désapprobation, sans toutefois avoir l’impression intime de me compromettre. Lors de la retranscription d’un entretien collectif, j’exprime ainsi mes sentiments face à une question de mes interlocuteurs portant sur la présence de personnes d’origine étrangère en Belgique et en France : ← 25 | 26 →

– En Belgique, c’est pas mieux en réalité, pas vrai ? – La France, ça fait longtemps que ce n’est plus la France, pas vrai ? [Je réponds par un petit sourire triste, qu’ils ont peut-être interprété comme de la connivence mais qui intérieurement signifiait « je n’ai pas envie de rentrer dans ce débat avec vous parce que je suis au-dessus de tout ça, je suis triste pour vous les gars ».]65

En réalité, l’antipathie que m’inspiraient certains propos était moins difficile à gérer que le sentiment inverse, c’est-à-dire une forme d’empathie que j’ai pu ressentir à l’égard de certains de mes interlocuteurs. Véra Nikolski aborde en particulier ce point, constatant que « les auteurs travaillant sur des objets politiquement “détestables” (pour leur propre milieu) commentent abondamment le malaise qu’ils peuvent ressentir au contact avec le terrain ; en revanche, ils ne disent quasiment jamais avoir éprouvé des sentiments moins négatifs à l’égard de leurs enquêtés, sinon sur un mode allusif et avec une gêne manifeste »66. Or, précise-t-elle, aucun objet n’est « intégralement détestable » : les relations de confiance que l’enquêteur instaure avec les enquêtés donnent ainsi parfois naissance à des « empathies humaines »67. Ce genre de sentiment était pour moi assez inattendu et perturbant, comme l’attestent mes notes de terrain :

Je sors de mon entretien avec Stas. Je marche dans la rue Avtozavodskaïa68, j’ai l’impression d’être un robot. L’air est électrique, la chaleur préorageuse m’étouffe. Je me sens complètement perdue. Je ne sais pas où je vais, je ne sais pas ce qui vient de se passer. Je suis émue mais je n’arrive pas à l’accepter. Je m’étais préparée à affronter le dégoût, la colère, l’indignation mais pas à ressentir de la sympathie. L’histoire de Stas n’a rien d’exceptionnel : un gars attaché à son quartier, à ses amis. Rien qui pourrait atténuer à mes yeux le caractère abject de son racisme, aucune souffrance ni traumatisme apparent, a priori aucune raison de m’identifier. Ses mots, dans d’autres circonstances, dans la bouche d’une autre personne, auraient provoqué en moi une rage interne, une envie de débattre, de raisonner. Pourtant, en l’écoutant, je me disais seulement : « C’est comme ça, c’est tout. » Je crois que j’ai adopté une sorte d’écoute bienveillante, comme disent les psys. Je crois même que j’ai ressenti de l’empathie. Ça y est, je l’ai écrit, de l’empathie. J’ai honte. […] J’ai l’impression de trahir mais je ne sais pas bien qui ou quoi69.

Malgré le sentiment de gêne qui l’accompagne, Véra Nikolski explique que l’empathie peut avoir une valeur heuristique particulièrement précieuse pour l’analyse. Lors de son enquête, celle-ci s’est ainsi avérée primordiale pour comprendre la place centrale des émotions dans le militantisme de ses enquêtés : ← 26 | 27 →

L’empathie m’a sortie de l’impasse cognitive où je me trouvais, incapable de comprendre de l’extérieur le sens dont les enquêtés investissaient leurs actions. Leur engagement particulièrement intense apparaissait, en effet, inexplicable dans le cadre des modèles sociologiques classiques […]. Ce n’est qu’en acceptant de « ressentir avec » les militants le type d’exaltation que leur procurent leurs pratiques que j’ai pu comprendre le sens qu’elles revêtent à leurs yeux70.

De mon côté, je pense qu’un certain degré d’empathie (somme toute limité) m’a également été utile pour identifier certaines émotions, liées au plaisir de provocation ou au caractère ludique et humoristique de certaines expressions, me poussant à les « prendre au sérieux » et à les inclure dans l’analyse71.

Au-delà de sa valeur heuristique, l’empathie peut aussi être envisagée comme une forme de compensation vis-à-vis du caractère toujours plus ou moins instrumental de l’entretien, et de la gêne qu’il inspire, ainsi exprimée dans mes notes :

Je ressens en permanence une gêne terrible à l’idée de soustraire quelque chose de mes interviewés (je ne sais d’ailleurs jamais quel mot utiliser pour les qualifier). J’ai constamment l’impression de les utiliser, les tromper, les trahir par mes traductions, mes interprétations ou mes choix d’inclure tel ou tel profil. Je n’arrive pas à me faire à l’idée que nos conversations, le peu qu’on a partagé ne servira que pour la thèse et que le reste se dissipera avec le temps, qu’ils ne deviendront que des alias, des numéros d’entretiens. Je ne fais pourtant pas […] d’enquête avec immersion longue qui engage mille fois plus affectivement ; et pourtant, cette sensation de gêne ne me quitte pas. Justement, j’ai le sentiment de faire l’entretien et puis partir : « Vous vous êtes livrés, merci au revoir ! Voici des chocolats belges en souvenir ! »72

Au final, quels que soient le terrain et la nature des sentiments qu’il inspire, cette confrontation est toujours en un sens problématique, puisqu’il s’agit précisément de transformer des êtres humains en « objet » de recherche. Si ce naïf constat n’a sans doute rien d’original pour les anthropologues, mieux préparés et outillés pour appréhender les complexités et contradictions humaines, il est toutefois susceptible de bousculer le/la politiste, dont les manuels de méthodes, s’ils regorgent de conseils avisés sur les précautions à prendre face aux terrains « dangereux », « lointains », « détestables », ou au contraire « trop proches », ne disent finalement que très peu sur la difficulté qu’il y a à…

[r]encontrer quelqu’un et écrire « scientifiquement » sur lui, le prendre comme objet d’étude, le révéler à l’œil nu, au regard qui se veut sans jugement aucun, c’est-à-dire sans compassion, aveugle à la fragilité de sa voix et de ses gestes, à l’humidité de ses yeux et à toutes ces choses dont je serais bien incapable de parler. Je ne suis ni écrivain ni anthropologue : je suis condamnée à mutiler, trancher à la hache théorique les êtres que je rencontre, ceux-là mêmes qui me font confiance, sans toujours réaliser ce qu’ils font et pourquoi ils le font, qui m’offrent leur temps, leurs rires, leur confusion, leurs silences. Et ne me dites pas qu’ils en retirent quelque chose en échange ou qu’ils aiment se sentir ← 27 | 28 → écoutés ! Ce qu’ils me donnent n’a aucune commune mesure et je ne pourrai jamais leur rendre hommage73.

Ces limites et questionnements ont ainsi accompagné toutes les étapes de la recherche, dont nous pouvons à présent donner un aperçu.

Plan de jeu

L’ouvrage se structure en cinq chapitres : trois chapitres privilégiant une approche plus macro, attentive aux effets du contexte sociopolitique russe, et deux chapitres évaluant l’influence du supportérisme en tant que tel sur les processus de politisation à un niveau plus micro.

Le premier chapitre interroge la dimension subversive de la passion pour le football en URSS. Nous y retraçons tout d’abord les diverses significations politiques de la passion du football, depuis son apparition en Russie à la fin du XIXe siècle jusqu’à la fin des années 1960, en prêtant notamment attention aux écarts entre, d’une part, les valeurs officielles assignées au sport par le pouvoir soviétique et, d’autre part, les pratiques des passionnés de football. Ensuite, nous nous intéressons plus spécifiquement à la période allant du début des années 1970 jusqu’à la fin de l’URSS, qui correspond à l’émergence de groupes de supporters organisés en tant que subculture spécifique. Nous montrons en particulier l’ambiguïté du supportérisme de cette époque, qui se présente tantôt comme une forme de résistance symbolique ou violente au régime soviétique, tantôt comme un exemple d’adaptation négociée avec le pouvoir en période de changements politiques majeurs.

Le deuxième chapitre se centre quant à lui sur la place du nationalisme au sein du supportérisme russe à la fin de l’URSS et dans les années 1990, ces dernières correspondant à la phase de structuration de la subculture supportériste russe. Il interroge tout d’abord le supportérisme en tant que reflet et catalyseur de tensions entre certaines républiques socialistes soviétiques. Nous nous penchons ensuite sur l’influence du modèle hooligan britannique et son rôle dans la pénétration et la banalisation du nationalisme radical au sein du supportérisme russe. Enfin, nous montrons en quoi le contexte politique et social de cette période se présente comme particulièrement propice au développement d’une subculture centrée sur un nationalisme ethnique.

Le troisième chapitre se propose d’explorer les liens du supportérisme organisé avec le pouvoir politique et d’interroger plus globalement la place du nationalisme dans le système politique russe contemporain. Dans une première partie, nous présentons la manière dont l’instauration d’un large consensus autour de thèmes nationalistes et la mise en place, par le pouvoir, d’une stratégie de contrôle du milieu nationaliste extraparlementaire influe sur la proximité des supporters avec ce dernier et sur leurs positionnements idéologiques. Ensuite, nous nous focalisons plus spécifiquement sur ← 28 | 29 → les premières revendications des supporters organisés en Russie, en montrant qu’elles constituent un miroir du nationalisme extraparlementaire. Dans un troisième temps, nous présentons les transformations subies par le hooliganisme russe, en les replaçant dans le cadre du consensus nationaliste soutenu par un discours de valorisation du sport. Enfin, la dernière partie du chapitre est consacrée à l’évolution des relations entre le pouvoir politique et les supporters organisés de 2000 à 2016.

Dans le quatrième chapitre, nous analysons la fonction expressive du supportérisme en Russie contemporaine. Nous nous penchons tout d’abord sur le rôle spécifique du stade et des outils supportéristes dans la structuration des messages et revendications supportéristes. Ensuite, nous interrogeons la spécificité des expressions racistes dans les stades russes en essayant de répondre à la question suivante : signalent-elles une politisation du supportérisme, ou s’inscrivent-elles dans un mouvement inverse, où le politique se met au service d’enjeux sportifs ? La deuxième partie du chapitre est quant à elle consacrée plus largement à la manière dont les éléments constitutifs de la subculture supportériste sont susceptibles d’agir comme des supports du nationalisme radical. Nous y étudions en particulier le rôle joué par le style vestimentaire ou encore les tatouages dans la production d’un nationalisme ordinaire. Enfin, nous analysons la construction de ce dernier au sein des modes de communication supportéristes, caractérisés par l’utilisation de réseaux sociaux et le recours à un registre humoristique.

Dans le cinquième et dernier chapitre, nous continuons à explorer les processus de politisation routiniers en nous intéressant cette fois-ci aux discours supportéristes. Il s’agit d’étudier la façon dont les supporters mobilisent le football (expériences, pratiques, représentations qui y sont liées) pour construire leur raisonnement sur des sujets politiques plus globaux. Dans ce chapitre, la politisation autour des thèmes supportéristes est explorée au sein de deux parties : la première est consacrée à la construction de sentiments patriotiques et de représentations politiques autour du thème spécifique de l’équipe nationale de football russe ; la deuxième partie du chapitre est quant à elle dédiée à une analyse plus systématique et détaillée des différentes ressources susceptibles d’intervenir dans les mécanismes de politisation au sein des discours supportéristes. ← 29 | 30 →

1« Parti libéral-démocrate de Russie », dirigé par Vladimir Jirinovski. Malgré son nom, le LDPR est le plus souvent classé comme un parti d’extrême droite selon les catégories politiques occidentales (voir L. BRENEZ et A. MERLIN, « Le système partisan en Russie, la dissymétrie à l’œuvre : Idéologies, organisations, stratégies d’acteurs », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 42, no 1, 2011, p. 5-16).

2Lebedev les enjoint par ailleurs de « continuer comme ça ! » (« tak deržat’! »). Vladimir Markine, porte-parole du Comité d’enquête, qualifie quant à lui les hooligans russes de « vrais gars » (« normal’nye mužiki »).

3Il se fait interrompre dans son émission par la femme d’un footballeur de l’équipe nationale russe qui lui lance : « Est-ce que vous soutenez seulement la Russie !? Ce n’est pas une façon de soutenir l’équipe nationale ! » (émission Prâmoj Èfir (« En direct »), 15 juin 2016, Rossiâ 1).

4Vladimir Poutine, Forum économique international de Saint-Pétersbourg, 17 juin 2016.

5Iouri Doud est le directeur général adjoint du portail Sports.ru. En février 2017, il lance son émission VDud’ sur YouTube dans laquelle il réalise des interviews avec des célébrités mais aussi avec des hommes politiques ou journalistes (parmi lesquels l’opposant Alexeï Navalny ou Alexeï Venediktov, rédacteur en chef de la célèbre station de radio indépendante Echo Moskvy).

6Émission Sindeeva, Dojd, 31 décembre 2017.

7Le terme hozâin désigne aussi le maître, le propriétaire ou l’homme fort.

8Entretien avec un supporter du Dinamo Moscou, 23 mai 2016.

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