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Seul, Florian créera et entretiendra des jardins pour exister, où qu’il soit. Il est un garçon-jardin. Cet ouvrage retrace son périple, lui qui cultive chaque année des légumes, des fleurs et des fruits auxquels il s’identifie. Quand il déménage, son potager fait partie des meubles. En s’immergeant dans les corps des hommes, il trouve l’essence nécessaire pour affirmer sa personnalité et tenter « d’être » hors de ses jardins.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jardin, homme et écriture constituent le triptyque autour duquel s’articule aujourd’hui la vie d’
Imire Ani. Les mots font dorénavant partie de son univers, alors qu’ils lui ont longtemps paru inaccessibles.
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Seitenzahl: 384
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Imire Ani
Le garçon-jardin
Roman
© Lys Bleu Éditions – Imire Ani
ISBN :979-10-377-6579-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Florian est un garçon-jardin.
Florian s’identifie aux jardins qu’il fait. Florian n’a pas, de lui, l’image d’un garçon.
Dans ses dessins, aucun enfant n’est représenté. Dans ses jardins, aucun homme n’est présent.
Il n’y a même pas d’allées pour y déambuler.
Ses dessins et ses jardins sont une représentation du monde que Florian aspire à rejoindre à l’extérieur de sa bulle.
S’il avait aujourd’hui 4 ans, Florian serait diagnostiqué Asperger.
Cependant, Florian fait des études et travaille. Il s’engage dans la lutte contre le Sida.
Seul, il fait un jardin chaque printemps.
Pour tenter d’exister hors de son jardin, Florian (ou plutôt son cerveau) s’immergera dans les corps des hommes.
Il va jusqu’en Mésopotamie, là où le destin de l’homme s’est lié à l’agriculture.
Pourtant, Florian reste un homme-jardin. Quand il déménage et change de ville, il déménage son jardin et ses meubles.
Un de mes plus beaux cadeaux d’enfance aura probablement été un poussin ramené du salon de l’agriculture mais aussi une grande tragédie ! Je n’avais pas 5 ans, je crois.
Le poussin jaune paille de 5 jours a été élevé dans la cuisine dans une caisse en carton. Tout s’est bien passé. Il a grandi, ses plumes ont poussé.
À la fin du printemps, il a été mis dans une cage métallique d’un mètre sur un mètre sur la pelouse. On le déplaçait tous les jours pour que le poussin grandi ait de l’herbe fraîche à manger.
Au début de l’été, l’oiseau n’avait pas encore fait sa mue, donc tout était possible ! Mais pour moi, le poussin allait forcément devenir une poule !
Ce jouet vivant était une émergence dans le monde réel de mon monde intérieur, déjà très agricole, élaboré par mon cerveau.
Ce monde sera celui que j’aspire à vivre quand mon cerveau sera sorti de sa bulle.
Pour cela, ce cerveau s’immergera dans les corps des hommes rencontrés pour sortir de cette bulle.
Mais au retour de vacances de Cabourg, le poussin était devenu un coq.
Il était même devenu agressif selon mes parents. En fait, ils voulaient ni plus ni moins s’en débarrasser.
Il aurait fait le bonheur d’une vieille Paraysienne qui avait encore des poules au fond de son jardin.
En fait, tous les Paraysiens avaient un poulailler dans leur jardin, sauf mes parents !
Mais moi, j’étais inconsolable ! Je ne me souviens pas avoir autant pleuré et crié de chagrin. Et pas de poussin de rechange pour me consoler !
Et puis, je ne comprenais pas pourquoi ce poussin était devenu un coq !
Le volatile m’avait promptement déçu. Il avait perdu une grande partie de sa magie puisqu’il n’allait pas pondre !
Un œuf, c’est en effet de la magie ! Un plat prêt à consommer ! Une rassurance !
En créant les poules, la nature avait ni plus ni moins inventé les fast-foods bien avant l’Homme !
Qui avait un poulailler dans son jardin avait un fast-food à domicile ! C’était déjà du click and collect avant même que le concept n’ait été imaginé !
Dans un jardin, j’adore cette dimension « libre service » et avoir des légumes et des fruits prêts à être cueillis pour être consommés !
Certes, ces fruits et légumes sont ni plus ni moins le résultat d’un nombre d’heures important passées à les cultiver ! Une marque de réussite !
Mais c’est d’abord de la magie.
J’ai appris des mots pour parler, pour faire des mathématiques ou de la biologie.
Mais enfant, il y avait trop de mots à apprendre pour être bon en français à l’école. Je me rappelle faire des dizaines de fautes en cours élémentaires.
En fait, j’ai mis longtemps à comprendre que les phrases, et les mots qui les composent, ont un sens.
Je ne comprends pas les images, je ne comprends pas que tout soit image et surtout je ne conçois pas avoir une image ?
Les images rendent vulnérables, destructibles.
Être rien et sans image de soi rend indestructible puisqu’il n’y a rien à détruire.
***
Je ne comprends pas les concepts auxquels sont associés certains mots
« La reproduction » par exemple.
Je ne conçois pas comment 1 +1 =3 ou 4 ou… 12 !
Je ne conçois pas la filiation.
Le seul mode de reproduction qui va de soi est la génération spontanée, autrement dit l’apparition, sans ascendant, d’êtres vivants à partir de la matière inanimée !
On apparaît. Puis on devient et on est, en faisant. Mais on ne naît pas !
L’adage « je pense donc j’existe » ne va donc pas de soi !
Mais « Je pense donc j’ai un cerveau » va de soi. C’est l’expression appropriée pour définir mon fonctionnement.
***
L’existence, je ne comprends pas exister.
J’ai un cerveau mais mon corps, c’est « l’AUTRE ».
Les mecs qui ont un corps structuré ont les moyens de canaliser leur cerveau.
Rien ne me définit mieux que les jardins que je fais ou encore les maisons et les sites que j’ai habités ou que j’habite.
J’ai et j’ai eu des jardins mais je n’ai jamais compris avoir un corps.
Sans corps, je suis rien, mais pas moins que rien.
Orphelin de corps, mon cerveau est en permanence en quête d’incarnations pour exister. Ce seront d’abord les jardins créés et cultivés. Et même parfois des jardinières accrochées à une fenêtre ou à une terrasse.
Le JARDIN a souvent été d’un grand secours, un refuge. Mais au fil du temps, il ne suffisait plus.
Depuis mes 14-15 ans, mon cerveau se jette « corps et âme » sur des corps pour s’incarner en homme.
Rencontres après rencontres, il a structuré ses besoins et par conséquent, la voie à suivre pour s’immerger dans un corps. Il choisit les corps à son image.
Sans corps, mon cerveau s’emballe et s’ennuie rapidement.
Un manque de corps lui a souvent fait perdre la tête.
Ce besoin a même manqué de détruire mon cerveau, la substantielle moelle de mon existence (vous comprendrez plus tard ce qui s’est passé).
Aujourd’hui, la douleur s’est atténuée mais l’ennui est toujours à fleur de neurones.
***
Le temps. Je vis sans temps.
Je ne comprends pas la dimension chronologique du temps : les heures, les secondes, les mois, les années.
En fait, mon temps est circulaire, saisonnier. Il est aussi ailleurs et avant.
Les réfugiés viennent à la fois d’un autre pays et d’un autre temps pour immigrer dans un pays sans temps.
À 5-6 ans, j’ai perdu ma médaille de baptême dans le jardin de Gustave en y ramassant des fraises. C’était à Gercourt en Lorraine.
J’ai toujours conservé ce jardin de cocagne en mémoire.
Mais si je ne me rappelle plus y avoir ramassé des fraises, j’ai dû y avoir passé un bon moment.
Distinguer parmi ses souvenirs d’enfance, ceux dont on se souvient réellement de ceux qui vous ont été racontés, et dont vous vous êtes finalement approprié, est un défi.
En attendant, la magie du jardin opérait déjà.
À Gercourt, les fraisiers étaient plantés en rangs sur des dizaines de mètres.
Mes parents étaient venus passer plusieurs jours à Gercourt pour assister aux mariages de deux cousins de mon père.
Instituteur de village, Gustave était la fibre rurale de ma famille paternelle. Il était le frère de mon grand-père.
Durant ce séjour lorrain, j’ai rencontré le premier homme de ma vie. C’était un militaire que mon père avait pris en autostop au bord de la départementale qui relayait Châlons-en-Champagne à Saint Menoult.
Ce militaire s’était installé à côté de mon père, dans la R16 blanche familiale. J’étais assis à l’arrière de la voiture avec ma mère et mon frère.
Avec cet homme en uniforme à ses côtés, mon père nous avait présenté la vie qu’il aurait probablement voulu avoir. Peut-être l’homme qu’il aurait souhaité être ou avec lequel il aurait voulu être.
Être père de famille ne semblait déjà plus l’emballer. Sa fonction l’avait-elle même un jour emballé ?
Ce militaire, j’y reviendrai plus tard.
C’est aussi à 6 ans que j’ai eu un premier carré de jardin. Il faisait un mètre carré.
Ce carré, on me l’a attribué comme si on m’avait offert un jouet. Il était situé le long de l’allée centrale du jardin de mes parents alors qu’il venait d’être planté d’arbres d’ornement.
À cette époque, ils n’étaient pas suffisamment développés pour faire de l’ombre et pour entraver la croissance de mes radis, des fraisiers et des pommes de terre que j’avais plantés. C’étaient mes premiers légumes !
L’hiver précédent, mes parents avaient fait abattre des poiriers en espaliers plantés par les grands-parents de ma mère, avant et après la guerre.
Mais au début des années 1970, l’heure n’était plus à la pénurie. Des fruits en abondance étaient en vente sur les étals des marchés. Et puis mes parents n’avaient ni la main verte ni la fibre horticole !
À 5 ans, je n’avais pas compris que mes parents avaient fait un massacre en arrachant ces poiriers ! Mais ils m’ont toujours manqué ! Au fond du jardin, il restait 2-3 pommiers étouffés par des troènes.
Tout petit, faire un jardin était déjà une question de subsistance. J’avais peur de manquer !
Je n’exprimais pas ce manque mais il m’habitait et je tentais vainement de le compenser.
Cette peur de manquer était déjà ancrée dans mon cerveau !
Pour combler ce manque, aucune solution ne me satisfaisait. Aucune solution n’était la bonne.
Le manque est une boîte de Pandore, sans fond pour le combler !
Mes parents avaient noté ce manque mais ils n’y avaient pas porté d’attention particulière. Ou plutôt ils en plaisantaient. Et surtout ils n’avaient pas cherché à le comprendre. Leur problème était d’abord de savoir si j’allais pouvoir suivre à l’école et y apprendre à lire !
Et puis, ils me donnaient à manger trois-quatre fois par jour, alors pourquoi ce manque ?
En attendant, faire le jardin répondait déjà aux injonctions que mon cerveau me dictait et qu’il me dicte encore.
Si je ne les respecte, je suis alors en manque.
Ça se joue parfois à un paquet de semences prêt ! Au début du printemps 2021, la boîte à graines que j’ai commandée à la Ligue des jardins ouvriers ne contenait pas, cette année-là, un sachet d’œillets « Rose d’Inde ».
Or cette variété de fleurs garantit un jardin fleuri tout l’été, quoi qu’il arrive. Alors je suis allé acheter un paquet de graines pour combler ce manque.
Mon premier jardin d’un mètre carré s’est avéré très vite trop petit ! Il me frustrait. Il ne m’empêchait pas d’avoir peur de manquer.
Pour autant, il me faudra attendre d’avoir 11 ans pour avoir un lopin de dix mètres carrés ! Car mes parents n’ont jamais été fans de mon hobby et surtout de mon aspiration à l’agriculture ! Ça les dépassait !
Ce premier carré de jardin d’un mètre carré ne me faisait pas plonger dans « l’existence et dans le temps d’avant », décrits chacune à leur façon par Marie – ma mère nourrice – mais aussi par ma mère, par ma grand-mère ou encore par toute autre personne qui avait vécu dans ce « temps d’avant ». Or chacune de leurs histoires de vie était autant de témoignages rapportés de « ce temps d’avant et d’existence ». Y accéder m’aurait permis d’exister.
À 6 ans, je pensais déjà que le temps était ailleurs et avant. Aussi, j’ai toujours eu le sentiment de vivre sans temps.
Mais j’ai conceptualisé cette notion de « sans temps » bien plus tard, durant mon analyse. Toutefois, le mécanisme était déjà en place.
Le temps d’avant était le seul qui vaille. Et j’étais en permanence à sa recherche.
Mon grand-oncle Gustave perpétuait « ce temps d’avant » dans son jardin en Lorraine.
J’éprouvais aussi « ce temps d’avant » en dévorant des yeux les jardins potagers devant lesquels je passais des heures à Paray-Vieille-Poste, en Normandie ou ailleurs.
Quand je voulais en savoir plus sur la « vie d’avant » de ma grand-mère ou de Marie, ma mère nourrice originaire de Bretagne, je posais toujours mes questions ainsi : « Dans ton temps… ».
Cette expression a toujours troublé ma mère nourrice. Au milieu des années 1950, elle était venue habiter à Paray avec sa famille pour avoir une vie meilleure. Pour autant, elle n’avait pas changé de temps ni d’époque.
Mais pour moi, elle était venue habiter à Paray avec comme bagage, une vie vécue à une autre époque, dans un autre temps.
Du reste, elle faisait revivre ce temps breton en y cultivant dans son jardin des légumes et des fleurs.
Ceci dit, la maison et le jardin de ma mère nourrice n’étaient pas une réplique de la ferme bretonne où elle avait travaillé adolescente ! Il n’y avait pas de vache bretonne pie noir, ni même de poules !
Dans mon jardin d’un mètre carré, j’avais planté à 5-6 ans mes premières tulipes un mois de septembre.
Mes parents et moi revenions alors de vacances de Cabourg, où on avait acheté les bulbes chez les Bienheureux, un pépiniériste sur la route de Caen. Il y a 50 ans, Cabourg était une petite station balnéaire.
Petit enfant, ce pépiniériste m’avait déjà marqué car il me vendait ce que je lui demandais. Et à cette époque, les adultes qui répondaient à mes demandes étaient rares !
Mais surtout, mes goûts ne lui paraissaient pas saugrenus !
Je suis devenu très vite un bon client des Bienheureux puis de l’ensemble des pépiniéristes que j’ai été amené à fréquenter !
Pour planter mes premières tulipes, j’avais instinctivement compris qu’il fallait les poser au fond des trous, les pointes des bulbes vers le haut. Le printemps suivant, elles ont évidemment fleuri.
Aujourd’hui, les tulipes font partie des fleurs cultes. J’en ai planté des centaines. Les bulbes de tulipes ont été de tous les déménagements !
Et plus les variétés sont ordinaires plus, plus les fleurs sont belles ! Les tulipes sophistiquées n’ont pas d’âme !
Lorsque les bulbes ne sont pas arrachés, les tulipes se moulent dans le paysage. Elles repoussent en faisant oublier qu’elles ont été plantées alignées ou en massif ! Elles refont vivre la vie. Elles structurent elles-mêmes l’espace où elles se développent, souvent mêlées à des myosotis ou d’autres fleurs qui se sont spontanément semées.
À cinq-six ans, à la fin de ma dernière année d’école maternelle, j’avais aussi découvert les pétunias. Ils deviendront aussi des fleurs incontournables.
J’en avais planté sur des parterres dessinés par des employés de la Mairie de Paray dans la cour de l’école. Il devait faire frais ce jour-là car j’avais encore mon Lauden ! Ou pour être plus exact, j’avais déjà un Lauden car j’en porterai un jusqu’à mes 21 ans !
Mais sur ces parterres, une petite fille mal attentionnée m’a poussé si bien que je me suis étalé sur une caisse entière de 50 pieds de pétunias.
Évidemment, les fleurs n’ont pas résisté au Lauden qui s’était abattu sur elles ! Cette fille s’appelait Céline. Elle me tirait souvent le pompon qui pendait de mon bonnet.
Je la retrouverai en classe en sixième puis en terminale.
À six – sept ans, je passais plus de temps à regarder, à travers des clôtures, les jardins potagers des voisins de mes parents qu’à faire le mien. Mais il était si petit !
Dans ces jardins, je m’y immergeais et j’y puisais les éléments nécessaires pour élaborer mon monde intérieur dans lequel je m’enfermais en attendant de le vivre dans la vie réelle.
À Paray, le jardin des Rebier aura été une grande source d’inspiration. Ils étaient de la génération de mes grands-parents maternels décédés.
Dans leur jardin, les Rebier y cultivaient de tout. Il y avait même des vignes pour fabriquer du vin avec les raisins récoltés chaque fin d’été.
Certains après-midi passés dans la cuisine avec leur fille Charlotte, lorsque ma mère lui avait demandé de me garder, je l’observais faire des confitures et des conserves.
C’est avec Charlotte que j’ai appris les premières recettes de confitures et de conserves.
Ma frustration dans le jardin des Rebier : le poulailler vide (là encore) !
À Paray, de nombreux jardiniers avaient renoncé dans les années 1960 à élever des poules. Mais dans ces poulaillers vides, j’imaginais ces poules, du temps d’avant, picorer. Il y avait encore au fond des nichoirs de la paille.
À la même époque, en face des Rebier, les Michel aussi faisaient aussi un jardin potager. La grand-mère de la famille mettait des plumes dans les trous qu’elle faisait dans la terre avant d’y enfouir des plants de pommes de terre !
Qu’y avait-il dans mon premier jardin ?
Planter des plants fraisiers a été une de mes premières préoccupations.
Mais avec dix plants, la récolte a toujours été décevante ! Il n’y avait même pas de quoi remplir une barquette de 250 grammes !
J’avais aussi semé des radis et de la salade. Un paquet de chaque variété sur moins d’un mètre carré !
Alors comme j’avais aligné les graines sans laisser suffisamment de place pour les laisser pousser et se développer, les radis montaient tous en graines sans comprendre le pourquoi du comment.
Longtemps, j’ai cru être victime de malédiction car je voyais des radis poussés dans tous les jardins, mais pas dans le mien !
Aujourd’hui, les radis font toujours partie des premiers légumes semés chaque début de printemps, sous voile le plus souvent. Et j’en récolte sans aucun souci.
Mais je les sème toujours avec la hantise qu’ils montent à graines.
Par ailleurs, cultiver des radis est plus compliqué qu’il n’y paraît. Je redoute toujours qu’ils piquent quand ils sont portés à la bouche. Et s’ils poussent trop lentement, ils deviennent aussi durs que des morceaux de bois.
Ma première récolte réussie était des pommes de terre. Elles avaient été semées au printemps et récoltées au retour de vacances. Il n’y avait peut-être que trois-quatre pieds mais en tout cas suffisamment pour m’émerveiller.
Mon père les avait déterrées avec une bêche. Et mon panier en main, je les avais alors rangées avec précaution.
La magie avait opéré pendant que les pieds de pommes de terre se développaient. Les 3-4 plants semés étaient devenus de très beaux tubercules.
C’est à partir de cette première plantation que j’ai commencé à conceptualiser mon mode de reproduction des êtres vivants : la génération spontanée !
Pas besoin de papa ni de maman. La nature produit tout à partir de rien.
Mais surtout, 30 ans plus tard, qui aurait pensé que cette première récolte m’aurait conduit à collaborer à la rédaction d’un ouvrage d’Économie des marchés de plus de 1 000 pages coordonné par un éminent professeur. En 2002, j’y avais écrit le premier chapitre consacré à la production mondiale de pommes de terre !
Lorsque j’ai eu ma première parcelle de 10 m2 près de la petite maison en bois, construite au fond du jardin, j’ai enfin récolté mes premiers radis ! Clairsemés, ils avaient suffisamment de place pour se développer.
Au-dessus de mon bureau, un dessin entouré d’une frise verte et encadré dans un sous-verre est accroché au mur.
Je l’ai réalisé lorsque j’avais peut-être 8-9 ans et depuis il a été de tous les déménagements, de Cabourg à Moirac en passant par Chalons, Rennes, Locminé, Hazebrouck et Zeercle.
Ce dessin légendé « L’orchestre des fleurs – Alice aux pays des merveilles » est une des premières représentations du monde intérieur auquel mon cerveau aspire à vivre à l’extérieur de la bulle dans laquelle il est enfermé.
Mais pour sortir de cette bulle, le dessin n’indique pas la voie à suivre.
En écrivant mon prénom en grand au centre du dessin, j’affirme m’identifier totalement à ce dessin-jardin puis, par la suite, à tous les jardins que je serai amené à faire.
Dans ce jardin en dessin, il y fait toujours beau. Le soleil rit aux éclats. Le temps est figé. L’arc-en-ciel est éternel.
C’est ma grand-mère qui a fait encadrer ce dessin réalisé après avoir vu le film d’Alice au pays des merveilles au cinéma avec ma mère. J’ai dû en sortir enchanté.
En l’encadrant, ma grand-mère a donné tout son sens à ce dessin. Mais je ne pense pas qu’elle avait compris la portée de
ce dessin et la solennité qu’elle lui avait donnée en le mettant sous verre.
Pour elle, ce dessin est d’abord le dessin de son petit-fils. Et l’avoir fait encadrer n’avait rien en soi d’extraordinaire puisque ma grand-mère était encadreuse avec sa sœur rue Saint-Dominique à Paris.
Elle tenait un magasin qui existe toujours, repris aujourd’hui par des passionnés de l’encadrement. On y reviendra plus tard.
« L’orchestre des fleurs » déborde de vitalité, de joies, de gaieté et de couleurs où pas une seule adventice n’aurait eu l’idée de pousser.
Les plantes représentées s’orchestrent elles-mêmes. Il n’y a aucun chef d’orchestre car l’Homme n’y a pas sa place.
Dans ce dessin, il n’y a en fait ni homme ni femme.
Aucun corps n’y est représenté.
Les tulipes et les marguerites dessinées, aux couleurs les plus improbables, donnent une dimension imaginaire à ce dessin. Elles sont heureuses de figurer dans ce jardin. Elles expriment leur joie en dansant et en se courbant dans des positions impossibles à imaginer.
Car dans les vrais jardins, les tiges seraient brisées en moins de deux !
Plus tard, mes vrais jardins seront toujours opulents et il manquera toujours des allées.
Il n’y a pratiquement pas d’allées car les hommes n’y ont jamais vraiment eu leur place.
Du semis à la récolte, mes jardins sont faits pour créer de l’existence et pour me noyer dans la vie qui en émerge.
On jardine donc on existe !
Mes jardins seront longtemps mes uniques relais d’existence. Ce sont les seuls miroirs dans lesquels mon cerveau s’identifie car ils sont faits à son image.
Un rendez-vous raté avant même ma conception. Ma venue sur Terre pourrait être résumée ainsi.
Un rendez-vous raté suivi de plein d’autres si bien que mon cerveau s’est cloîtré dans une bulle. Il s’est retiré de tout corps et d’existence. Et ça a marché du tonnerre !
Ça a même si bien fonctionné que mon cerveau n’a jamais trouvé la porte de sortie de cette bulle pour tenter d’exister à l’extérieur dans le corps de l’homme qui le porte.
Pourtant, je m’étais persuadé qu’il allait pouvoir sortir un jour de cette bulle ! Initialement, elle avait été édifiée pour être éphémère.
Autrement dit, je ne pensais pas qu’en édifiant cette bulle, mon cerveau s’embarquait pour un aller sans retour !
***
Dans cette bulle, mon cerveau a bâti un monde sans temps, sans hommes et sans images, avec ses propres règles de fonctionnement.
À l’extérieur, mon cerveau s’identifie aux jardins que je fais à son image et sur lesquels il peut compter pour se nourrir. Plus tard, il s’immergera dans les corps d’hommes taillés pour lui.
Dans sa bulle, mon cerveau a dépensé beaucoup d’énergies pour créer tout ce dont il avait besoin pour fonctionner alors que tout existait déjà en dehors. Autrement dit, il réinventait !
J’ai ainsi créé des mots pour parler alors que le Français en comporte des dizaines de milliers !
Ma bulle ne s’est pas construite en un claquement de doigts.
À ma naissance, certaines briques de verre étaient déjà assemblées. Ensuite, les travaux de construction se sont poursuivis au gré du temps, sans limites.
Les événements de ma toute petite enfance m’ont incité à poursuivre ce chantier afin de protéger le peu que j’étais.
En fait, ce chantier était déjà bien avancé quand j’ai eu 18 mois à la naissance de mon frère. Ensuite, de nouveaux événements ont consolidé l’édifice pour mieux protéger mon cerveau.
Matériellement, cette bulle est un objet non identifié pourtant elle existe et entoure mon cerveau. Elle est dotée de parois érigées pour séparer mon monde intérieur du monde extérieur.
Mes yeux sont les seuls moyens de connexion entre ces deux mondes.
En fait, j’aurais toujours l’impression que la vie et l’existence sont séparées par un plafond de verre.
En entamant mon analyse, je pensais être aidé pour briser ce plafond de verre.
J’assimilais l’analyse à une mue, à un rite, avec une phase de dépose puis de réassemblage pour exister de l’autre côté de la bulle.
Et le chef de ce chantier ne pouvait être que l’analyste.
Mais ça ne s’est pas passé comme ça.
Aucun plafond de verre n’a été brisé.
Défiant toutes les lois de la physique, la bulle de verre est devenue peu à peu poreuse, percée de trous reliant le monde intérieur du monde extérieur. Mais même si sa structure s’est allégée avec le temps, cette bulle est restée une bulle.
Pour la représenter, il faut imaginer une boule à thé en verre. Ou plutôt à une cage de Faraday, susceptible de se refermer pour se protéger des mauvaises ondes.
À ses débuts, l’analyse avait été abordée de façon très cartésienne avec une liste de sujets à traiter dans l’espoir d’obtenir des réponses à chaque séance. Et puis j’avais tant de sujets à traiter, que mon cerveau n’avait pas une minute à perdre !
Quant à l’analyste, j’avais assimilé sa fonction à celle d’un sage, d’un faiseur de miracles, doté de pouvoirs extraordinaires pour me permettre de m’immerger dans le monde réel, hors de ma bulle.
Dans le mois qui avait suivi les épreuves de mes concours de l’agro en 1987, j’avais dévoré un tas de « Contes et légendes ». Leur récit m’avait persuadé que les psys étaient des réincarnations des héros de ces contes.
Les séances de mon analyse, débutée à 21 ans, ont été les premiers moments de ma vie pendant lesquels je pouvais parler sans avoir à me taire.
J’ai aussi commencé à comprendre que ma parole avait un sens.
Je n’avais pas éprouvé ce sentiment d’écoute depuis plus de quatorze ans.
À sept ans, j’avais un rendez-vous chez un pédopsychiatre pour apprécier mes progrès en orthophonie.
J’achevais alors 18 mois de séances pendant lesquelles je me souvenais très bien m’y être ennuyé.
Et quand ce pédopsychiatre m’a demandé si je voulais arrêter ou poursuivre ces séances, mon vœu a été exaucé.
Sitôt avais-je répondu que je voulais en effet y mettre fin, plus une seule séance n’a alors été programmée !
Je n’ai pas gardé un bon souvenir de ces séances d’orthophonie. J’étais entouré d’enfants pas très intelligents.
Je me rappelais aussi jouer à la balle sans enthousiasme et pour cause, puisque je venais pour apprendre à parler !
Enfin, le centre d’orthophonie construit en béton était inhospitalier. Sa conception était moderne pour l’époque mais vraiment pas glamour. Aucun brin d’herbe pour l’agrémenter !
Deux ans auparavant, c’était le branle-bas de combat.
J’avais alors 5-6 ans.
Il fallait absolument que j’intègre le cours préparatoire !
Or je ne parlais toujours pas. Je criais, je couinais, je balbutiais des mots inventés mais je ne parlais pas.
Mais quand mademoiselle Delage, mon institutrice de l’école maternelle a vu que je m’étais mis à chanter, elle a immédiatement pensé que mon cas était récupérable.
La directrice de l’école aurait même appelé ma mère pour lui annoncer la nouvelle et pour lui dire : « Si votre fils chante, alors il peut parler ! ».
Alors pour stimuler la parole, cours de solfège chaque jeudi après-midi après les vacances de Pâques !
Puisque j’aimais écouter et voir ma mère jouer du piano, alors pourquoi pas des cours de solfège puis de piano !
Mais c’était sans compter madame Dorémi ! Une terreur !
Elle est morte de la maladie d’Alzheimer 25 ans après mais je n’ai jamais éprouvé la moindre pitié pour elle.
Si des Paraysiens ont aujourd’hui des oreilles décollées, qu’ils se souviennent des cours de maltraitance qu’ils ont endurés !
Car si on ne suivait pas les cours de madame Dorémi, madame Dorémi nous tirait les oreilles avec vigueur !
En attendant, je savais lire à six ans les notes de musique avant de lire le français
Pour autant, je n’étais pas sortie d’affaires avec madame Dorémi et ses collègues professeurs de musique.
Mes cours de piano n’ont servi à rien pendant douze ans. J’étais en fait trop renfermé pour comprendre la musique, pour avoir une oreille. Mon monde intérieur sans paroles était aussi sans musique.
Et puis durant les cours de musique, j’étais entouré d’élèves, tous des premiers de la classe, aussi bien à l’école qu’au collège ! Alors à leur côté, je paraissais bien nul !
Très longtemps, je ne comprenais pas la théorie enseignée pendant les cours de musique car je ne comprenais pas les mots et les concepts enseignés !
Mais au collège, en 4e, j’ai soudainement compris que les maths, l’allemand, le latin et la théorie, allaient de pairs ! Ç’a été alors le déclic.
Je ne suis jamais devenu un premier de la classe mais au fil des années, à partir de la 4e, ces « premiers de la classe » de la petite école et du collège n’étaient plus les premiers ! Pendant leur scolarité, ils ont été progressivement détrônés.
En fait, je me posais trop de questions pour être un « premier de la classe » ! Et puis mon cerveau refusait de comprendre, si ce qu’il avait perçu, n’était pas en phase avec sa façon de concevoir les choses.
Rien n’allait de soi. Tout ce que mon cerveau entendait était retraduit. Alors pour bien comprendre ce qui m’était enseigné, je posais un flot de questions à chaque cours. Elles commençaient toutes par : « Mais pourquoi madame… ? » et elles soulaient les professeurs !
Dans « L’orchestre des fleurs », est écrit « Florian », mon prénom, au milieu des fleurs.
« L’orchestre des fleurs » était une des premières représentations que j’avais de moi lorsque j’étais enfant.
Ce dessin était aussi une des premières représentations du monde intérieur dans lequel mon cerveau baigne depuis toujours. Il est à l’image du monde dans lequel mon cerveau aspire à vivre à l’extérieur de la bulle, dans laquelle il est enfermé. À condition qu’il puisse un jour en sortir !
Ce dessin est tout-en-un !
Ce dessin n’est ni plus ni moins qu’une esquisse d’un monde sans Hommes !
Quand « L’orchestre des fleurs » a été dessiné, mon cerveau avait fui l’humanité dont il en avait été exclu ! Il avait fui un monde où il n’était pas en sécurité. Il avait fui le cercle familial pour s’isoler dans une bulle où il se sentait protégé. Avec l’idée qu’il trouverait un jour la porte de sortie pour exister par lui-même, ce qui se sera avéré être grave erreur !
Car l’entrée dans cette nouvelle bulle a été un aller simple !
En attendant, mon cerveau a toujours été « jardin » avant de comprendre plus tard qu’il pouvait devenir « Homme » en s’immergeant dans un corps, hors de sa bulle.
Avant de comprendre qu’il y a tout simplement des Hommes à l’extérieur de cette bulle.
Mes jardins sont des miroirs, dans lesquels mon cerveau se projette et s’identifie pour exister à défaut de s’immerger dans le corps d’un homme.
Mes jardins sont des puits d’existence et de vie inépuisables, transmis à mon cerveau d’un simple regard.
Dans mes jardins, j’oublie toujours d’y tracer des allées car ce sont des jardins sans hommes, où l’Homme n’existe pas.
Et lorsqu’il y a des allées pour se déplacer, elles sont réduites à portion congrue, conquises par les légumes au fil de la saison !
Les légumes ont horreur du vide. Ils se développent là où il y a de place, là où il n’y a pas d’homme pour entraver leur croissance.
À Paris, ma terrasse n’est pas un espace de détente. C’est un espace connecté à « mes jardins » !
Ma terrasse est le cordon ombilical qui relie mon cerveau aux jardins cultivés à Hazebrouck, puis à Zeercle ou encore à Moirac.
C’est un jardin en miniature.
Autrement dit, ma terrasse est aussi un monde sans hommes comme le sont mes jardins ou « L’orchestre des fleurs ». Elle déborde de vie et elle est aménagée pour qu’il n’y ait pas de vide.
Entre les pots de fleurs, il n’y a jamais assez de place pour circuler et pour arroser les plantes sans se prendre les pieds dedans.
En fait, la terrasse est aménagée pour combler à Paris ma soif d’existence d’un simple regard.
Elle est à la disposition de mon cerveau lorsqu’il est assoiffé d’existence.
Quand mon cerveau ne peut pas être homme, ni jardin, il est terrasse !
D’un simple regard sur mes pots de fleurs, mon cerveau est transporté vers les jardins « grandeur nature » auxquels ma terrasse est reliée.
Avant d’acquérir un logement à Paris, lorsque je demeurais à Rennes, à Locminé, à Hazebrouck où à Châlons-en-Champagne, le moindre bord de fenêtre, le moindre espace disponible à côté de mon logement était investi de pots de fleurs et/ou de parterres de fleurs.
J’ai toujours détesté la pelouse, fatigante à tondre et monotone à regarder. C’est un espace sans vie, terne.
À Chalons, j’avais créé un jardin d’hiver sous la véranda de l’immeuble. Tous les occupants s’étaient inscrits dans cette démarche. Janine, une voisine, me piquait même des pots de fleurs pour les accrocher à son balcon deux étages en dessous !
De jardin en jardin, j’étais toujours seul. Je ne m’en rendais pas compte car je n’avais pas l’expérience de la compagnie de l’Autre ! Et surtout, je n’en avais pas conscience.
J’étais aussi seul par incompréhension, par désintérêt, par mépris. Seul parce que personne ne partageait l’intérêt (et mon obsession, il faut l’avouer) de faire un jardin.
Seul aussi parce qu’un temps, je déménageais tous les ans lorsque j’eus achevé mes études.
En fait, je me faisais renvoyer de mon boulot tous les ans, à la fin des contrats à durée déterminée et des périodes d’essai.
Soit parce qu’on ne me cernait pas, soit parce que l’on ne voulait pas d’un gay, mais on ne me le disait pas ! Soit pour n’importe quoi !
En fait, c’était un tout !
Un mec qui pense différemment désarçonne !
J’étais seul aussi parce que je n’avais personne pour partager mes appréhensions et pour les soulager.
L’intuition rend seul car personne ne voit ce que l’on voit. Et en plus, on n’a personne avec qui partager ce que l’on voit.
Mais de solitude en solitude, il n’y a pas de place pour autrui lorsqu’il arrivait qu’on s’intéressât à ce que je faisais.
Si bien que toute forme d’intérêt manifesté par un tiers était finalement une intrusion « dans mon jardin privé ». Parfois même, une forme de menace.
Alors je me renfermais encore plus dans la solitude.
En fait, je ne connaissais pas d’autre alternative à cette solitude.
Je n’aurais pas été seul si ma famille n’avait pas démissionné.
Lorsque j’avais dessiné « L’orchestre des fleurs » à 8-9 ans, elle ne fondait plus d’espoir en moi depuis bien des années. Même si elle ne l’avouait pas. Ou alors à demi-mots !
Ma mère était à part. Mais, très vite, elle a été envahie par sa maladie et par son passé.
En fait, en n’ayant parlé qu’à 6 ans, les dés étaient jetés.
Toutes les conditions étaient réunies pour affirmer qu’on ne ferait rien de moi !
Ce retard a été un boulet. Je l’ai traîné dans l’inconscient des membres de la famille qui m’ont connu !
Et puis avec le temps, c’est difficile de se dédire ! C’est confortable de persister dans ces certitudes.
Aussi, faire un jardin, et même un grand jardin dès 12 ans, était devenu par la suite un danger !
Comme si j’avais trouvé, à travers ce jardin, la faille pour ne pas être acculé définitivement à l’échec, puisque je montrais que je pouvais réaliser quelque chose de cohérent !
Si bien que ce jardin suscitait encore plus d’hostilité !
Parfois, je me demande si mon père n’a pas souhaité m’interdire de faire mon jardin, souhaité m’interdire que j’y consacre mon temps libre, et surtout le temps que je me libérais pour faire un jardin à tout prix !
Faire un jardin dérangeait aussi ma grand-mère puisque cette activité me détournait d’elle et de la maison de Cabourg où elle avait toujours souhaité me séquestrer pour ne pas être trop seule ! On y reviendra !
En fait, faire un jardin menaçait ceux qui cherchaient à m’anéantir car un jardin est une source de résistance et de résilience. Faire un jardin rend indestructible !
Mais pour moi, faire un jardin n’a jamais été en soi une passion mais un besoin.
Ma famille était complètement déconnectée du milieu agricole depuis au moins six, sept voire huit générations selon les branches. Il y avait eu de très vagues cousins agriculteurs au début du siècle dernier mais l’essentiel des membres de ma famille était artisan. Il y avait aussi un mineur et une filiation d’instituteurs dont l’un d’eux était devenu par la suite cafetier.
Avant de gagner Paris, les origines très anciennes de ma famille étaient wallonne, ardennaise, lorraine, auvergnate (Cantal) et normande.
Du côté de ma mère, on habitait au début du 20e siècle Ménilmontant avant d’avoir déménagé progressivement à Paray Vielle Poste à partir des années 1923.
Du côté de mon père, sa famille a été logée, dans le 7e arrondissement au-dessus du magasin familial, dans des casernes de pompiers et plus tard à Choisy le Roy.
Mon grand-père paternel était fils d’un mineur wallon.
C’est cet arrière-grand-père qui est le plus étroitement lié dans l’arbre généalogique, au monde agricole car son propre père était cultivateur à Fallaen.
Récemment j’ai appris qu’il était issu d’une famille de cultivateurs en fermage ou en métayage qui avait migré de village en village en Wallonie. Et un de ses neveux aurait géré dans les années 1950-60 un thé dansant gay !
Sur mes quatre grands-parents, trois avaient au moins un brevet. Ma grand-mère maternelle avait décroché un brevet supérieur. L’éducation était importante dans la famille.
Mais il y a 50-60 ans, les Français fuyaient le monde rural ! Nombreux d’entre eux cherchaient à couper tout ce qui pouvait l’y relier.
Alors un fils d’intello, qui aspire au jardinage avant de devenir paysan, ne pouvait que déconcerter ! Et les occasions ne manquaient pas !
Je n’oublierai jamais la colère que mon père avait piquée – une parmi tant d’autres – après avoir ramené les trois poules que j’avais gagnées à la Kermesse de Cabourg !
Il refusait que j’apporte un peu de vie dans une famille bien triste où personne ne se supportait et ne supportait pas l’autre tel qu’il l’était.
Résultat, ces poules ont été rendues dans l’heure !
Souhaiter avoir des poules, c’était impossible !
Mais avec ces poules, j’avais voulu, un tant soit peu, me transporter dans le temps d’avant vécu par ma mère nourrice ou ma grand-mère.
Elles ne comprenaient pas que leur vie et leurs vacances passées à la campagne m’étaient vitales.
Car le temps était « avant » et réconfortant alors qu’enfant, je vivais déjà sans temps et dans l’inconfort.
Quand j’interpellais ma mère nourrice pour me raconter certains de ses souvenirs de campagne, j’évoquais alors une époque finie.
J’évoquais le temps passé à la campagne, avant qu’elle ne quitte son village des Côtes-d’Armor et qu’elle ne rejoigne le temps de maintenant, que j’ai fui, en me réfugiant dans ma bulle.
Et ce temps fini était son temps (pas le mien !). Aussi, commençais-je mes questions en leur disant : « En ton temps… ».
Mais pour ma mère nourrice, ce temps d’avant faisait partie du temps présent. Alors mes questions étaient déjà suspicieuses et inquisitrices avant même d’avoir été posées.
Or en interpellant ma mère nourrice, j’évoquais une autre époque et un autre espace porteurs de vie avec des personnages qui savaient produire leur nourriture !
Mais comment expliquer, à huit ans, que l’on concevait ainsi le temps ? Je n’avais même pas imaginé pouvoir le conceptualiser un jour avec des mots. Il aura fallu attendre plus de trente pour y parvenir.
En attendant, de mes questions émergeaient deux conceptions du temps.
Dans sa bulle, mon cerveau retranché du temps présent vivait sans temps. Il avait réorganisé l’espace et le temps pour s’abstraire d’un présent où je n’avais pas de place.
Dans sa bulle, le temps « normal » était avant et ailleurs.
En dehors de cette bulle, le temps était celui du commun des mortels, linéaire, celui que j’ai fui et qui conduit à la mort !
« L’orchestre des fleurs » est un dessin joyeux. Chaque fleur porte le bonheur.
Elles ont toutes un visage, avec des yeux et une bouche. À travers leurs sourires, elles vous communiquent leur joie de vie et de vivre… leur bien-être.
Ces fleurs grandes, fines et volubiles exhibent leur santé.
Sur le dessin, elles poussent dans un jardin de cocagne où le bien-être végétal est légion. Le soleil communique aussi du bonheur en brillant. Les plantes ne souffrent pas de manque d’eau.
Hormis les tulipes dessinées et quelques pseudos tournesols, les autres fleurs représentées sont indéfinissables. Pour autant, elles nous paraissent familières.
À travers « L’orchestre des fleurs », je n’ai pas cherché à dessiner un jardin botanique mais à ébaucher le monde intérieur plein de bonheur auquel mon cerveau aspirait à vivre.
« L’orchestre des fleurs » est aussi un monde sans mots. Mais les fleurs chantent.
Chanter, c’est justement par ce moyen que j’ai commencé à parler juste avant d’avoir 6 ans !
Dans chacun des jardins cultivés « en vrai », un nouvel orchestre des fleurs surgit chaque année, au fil des plantations, des semis et de la croissance des légumes et des fleurs repiqués.
Ces jardins sont orchestrés pour donner à chaque plante la chance de s’épanouir.
Au fil des années, des déménagements et des tragédies, j’ai toujours pu compter sur chacun des jardins que j’entreprenais pour être accompagné et pour alléger ma solitude. Ils étaient ma seule compagnie.
Dans un jardin, je ne suis plus seul. Le temps passé à le faire, je suis jardin.
Quel que soit l’endroit où j’emménageais, mes jardins ont été, chacun d’eux, le lien qui reliait mon cerveau et son monde intérieur au monde réel. Mais qui l’avait compris ?
Sans jardin, mon cerveau serait parti en vrilles.
Mes outils, mes plantes, mes glaïeuls et mes dahlias ont toujours fait partie de mes déménagements car je voulais poursuivre ailleurs le jardin que je laissais.
Je bâtissais dès que possible, une réplique de « L’orchestre des fleurs ».
Ce dessin aura été ma bible avec comme premier commandement : créer un espace de vie là où tu arrives.
En fait, mes jardins dessinés ou cultivés sont des jardins à la vindicte de mon cerveau. Y sont dessinés et y sont cultivés ce qu’il commande de faire pour être apaisé.
Tout petit, je m’étais persuadé que la joie de vivre et l’existence ne pouvaient émerger des Hommes !
Mais je n’avais pas encore saisi, lorsque j’avais huit-neuf ans, que mes géniteurs n’étaient pas les Hommes.
Je n’avais pas saisi que la planète est d’abord peuplée d’hommes et de femmes, et pas seulement de ma famille et de leur entourage, en mesure de m’apporter des doses d’existence et de vie !
Ces hommes sont même parfois de belles plantes !
***
« L’orchestre des fleurs » est l’expression d’une grande solitude et d’une grande beauté.
Pour autant, on ne se sent pas seul quand on se laisse immerger par le jardin que l’on fait.
Car ce jardin dessiné, comme tous les jardins cultivés « en vrai » qui suivront, est une échappatoire à cette solitude, à la portée du cerveau, disponible 24 heures sur 24 !
Et aussi paradoxal que cela puisse paraître, sans cette solitude, il n’y aurait eu aucun jardin ! Ni dessiné ni cultivé.
C’est la solitude qui cultive le besoin de faire des jardins.
Mais qu’est-ce la solitude ?
Les individus les plus seuls sont ceux qui en parlent le moins. Ils sont si seuls qu’ils ne parviennent pas à mettre des mots pour la désigner, pour définir leur état. Ces individus sont si seuls qu’ils ne peuvent pas se comparer à d’autres personnes.
Les gens seuls ne parlent pas plus de solitude que les gens décédés de la mort, car les uns comme les autres n’ont pas les mots pour exprimer leur état puisqu’ils sont seuls ou morts.
Commencer à parler de solitude, c’est commencé à en sortir.
Quoi qu’il en soit, j’ai été plus seul que je ne le pensais. J’ai commencé à en prendre conscience quand des psychiatres m’ont justement posé la question de savoir si je me sentais seul !
J’avais alors répondu : « probablement plus que je ne le ressentais » et j’avais 42 ans.
C’était durant mon séjour dans le service de neuropsychologie au Kremlin-Bicêtre, où je me remettais de mon encéphalite. Les médecins tentaient alors de cerner les dégâts irréversibles qu’elle avait causés.
Pour en finir, il n’y en a eu aucun. Un scanner de cerveau passé cinq ans après ma sortie d’hôpital ne permettait pas d’entrevoir la moindre séquelle !