CONVERSATION
QU'EURENT MM. RENAN ET
CHINCHOLLE
SUR LE GÉNÉRAL BOULANGER, EN
FÉVRIER 89,
DEVANT PHILIPPE.
Il est en nous des puissances qui
ne se traduisent pas en actes; elles sont invisibles à nos amis les
plus attentifs, et de nous-mêmes mal connues. Elles font sur notre
âme de petites tâches, cachées dans une ombre presque absolue, mais
insensiblement autour de ce noyau viennent se cristalliser tout ce
que la vie nous fournit de sentiments analogues. Ce sont des
passions qui se préparent; elles éclateront au moindre choc d'une
occasion.
Une force s'était ainsi amassée
en moi, dont je ne connaissais que le malaise qu'elle y mettait. Où
la dépenserais-je?... C'est toute la narration qui va suivre.
Mais avant que je l'entame, je
désire relater une conversation où j'assistai et qui, sans se
confondre dans la trame de ce petit récit, aidera à en démêler le
fil.
En m'attardant ainsi, je ne crois
pas céder à un souci trop minutieux: les considérations qu'on va
entendre de deux personnes fort autorisées et qui jugent la vie
avec deux éthiques différentes, m'ont suggéré l'occupation que je
me suis choisie pour cette période. Elles ont incliné mon âme de
telle sorte que mes passions dormantes ont pu prendre leur cours.
N'est-ce pas en quelque manière M. Chincholle qui proposa un but à
mon activité sans emploi, et n'est-ce pas de la philosophie de M.
Renan que je suis arrivé au point de vue qu'on trouve à la dernière
page de cette monographie?
Cette soirée, c'est le pont par
où je pénétrai dans le jardin de Bérénice.
C'était peu de jours après la
fameuse élection du général Boulanger à Paris, dont chacun
s'entretenait. M. Chincholle dînait en ville avec M. Renan et,
comme il fait le plus grand cas du jugement de cet éminent
professeur, il saisit l'occasion où celui-ci était embarrassé de sa
tasse de café pour l'interroger sur le nouvel élu.
—Monsieur, répondit M. Renan,
éludant avec une certaine adresse la question, mon regrettable ami,
que vous eussiez certainement aimé, le très distingué Blaze de
Bury, avait une idée particulière de ce qu'on nomme le génie. Il
l'exposa un jour dans la Revue: «Certains hommes, écrivit-il, ont
du génie comme les éléphants ont une trompe.» Cela est possible,
mais au moins une trompe est-elle, dans une physionomie, bien plus
facile à saisir que le signe du génie, et quoique j'aie eu
l'honneur de dîner en face du général Boulanger, je ne peux me
prononcer sur sa génialité.
—Mon cher maître, j'ai lieu de
vous croire antiboulangiste.
—Que je sois boulangiste ou
antiboulangiste! Les étranges hypothèses! Croyez-vous que je puisse
aussi hâtivement me faire des certitudes sur des passions qui sont
en somme du domaine de l'histoire! Avez-vous feuilleté Sorel,
Thureau-Dangin, mon éminent ami M. Taine? Au bas de chacune de
leurs pages, il y a mille petites notes. Ah! l'histoire selon les
méthodes récentes, que de sources à consulter, que de documents
contradictoires! Il faut rassembler tous les témoignages, puis en
faire la critique. Cette besogne considérable, je ne l'ai pas
entreprise; je ne me suis pas fait une idée claire et documentée du
parti révisionniste.... Les juifs, mon cher Monsieur, n'avaient pas
le suffrage universel, qui donne à chacun une opinion, ni
l'imprimerie, qui les recueille toutes. Et pourtant j'ai
grand'peine à débrouiller leurs querelles que j'étudie chaque
matin, depuis dix ans. M. Reinach lui-même voudrait-il me détourner
du monument que j'élève à ses aïeux, et où je suis à peu près
compétent, pour que je collabore à sa politique, où j'apporterais
des scrupules dont il n'a cure?
Et puis, aurais-je assez de
mérite pour y convenir, je ne me sens pas l'abnégation d'être
boulangiste ou antiboulangiste. C'est la foi qui me manquerait.
Qu'un vénérable prêtre se fasse empaler pour prouver aux Chinois,
qui l'épient, la vérité du rudiment catholique, il ne m'étonne qu'à
demi; il est soutenu par sa grande connaissance du martyrologe
romain: «Tant de pieux confesseurs, se dit-il, depuis l'an 33 de
J.-C., n'ont pu souffrir des tourments si variés pour une cause
vaine.» Je fais mes réserves sur la logique de ce saint homme (et
volontiers, cher Monsieur, j'en discuterai avec vous un de ces
matins), mais enfin elle est humaine. Je comprends le martyr
d'aujourd'hui; l'étonnant, c'est qu'il y ait eu un premier martyr.
En voilà un qui a dû acquérir cette gloire bon gré mal gré! Si vous
l'aviez interviewé à l'avance sur ses intentions, nul doute que
vous n'eussiez démêlé en lui de graves hésitations.
—Je vous entends, dit Chincholle
après quelques secondes, vous refusez une part active dans la
lutte; mais ne pourriez-vous, mon cher maître, me préciser
davantage le sentiment que vous avez de l'agitation dont le général
Boulanger est le centre?
M. Renan leva les yeux et
considéra Chincholle, puis lisant avec aisance jusqu'au fond de
cette âme:
—Le sentiment que j'ai du
Boulangisme, dit-il, c'est précisément, Monsieur, celui que vous en
avez. En moi, comme en vous, Monsieur, il chatouille le sens
précieux de la curiosité. La curiosité! c'est la source du monde,
elle le crée continuellement; par elle naissent la science et
l'amour.... J'ai vu avec chagrin un petit livre pour les enfants où
la curiosité était blâmée; peut-être connaissez-vous cet opuscule
embelli de chromos: cela s'appelle Les Mésaventures de Touchatout
... c'est le plus dangereux des libelles, véritable pamphlet contre
l'humanité supérieure. Mais telle est la force d'une idée vraie que
l'auteur de ce coupable récit nous fait voir, à la dernière page,
Touchatout qui goûte du levain et s'envole par la fenêtre
paternelle! Laissons rire le vulgaire. Image exagérée, mais
saisissante: Touchatout plane par-dessus le monde. Touchatout,
c'est Goethe, c'est Léonard de Vinci: c'est vous aussi, Monsieur!
Avec quel intérêt je m'attache à chacun de vos beaux articles! Le
général et ses amis vous ont distrait, ils ont éveillé dans votre
esprit quatre ou cinq grands problèmes de sociologie (comment naît
une légende, comment se cristallise une nouvelle âme populaire),
vous vous êtes demandé, avec Hegel, si les balanciers de l'histoire
ne ramenaient pas périodiquement les nations d'un point à un
autre.
Et ces hautes questions, avec un
art qui vous est naturel, vous les rendez faciles, piquantes,
accessibles à des cochers de fiacre. C'est, dans une certaine
mesure, la méthode que j'ai tenté d'appliquer pour propager en
France les idées de l'école de Tubingue.
Chincholle rougit légèrement et
répondit en s'inclinant:
—Je suis heureux des éloges d'un
homme comme vous, mon cher maître.
Il est vrai, j'ai été curieux
jusqu'à l'indiscrétion des moindres détails de ce tournoi, et je
n'ai reculé de satisfaire aucune des curiosités que soulevait le
principal champion, à qui sont acquises, on le sait, toutes mes
sympathies. Mais il est un point où je me sépare, croyez-le, de mes
amis. J'aime la modération, je réprouve les injures: la violence
des polémiques parfois m'attrista.
—Je vous coupe, s'écria Renan;
c'est les injures que je préfère dans le mouvement boulangiste et
je veux vous en dire les raisons.
Oui, cher Monsieur, je pense peu
de bien des jeunes gens qui n'entrent pas dans la vie l'injure à là
bouche. Beaucoup nier a vingt ans, c'est signe de fécondité. Si la
jeunesse approuvait intégralement ce que ses aînés ont constitué,
ne reconnaîtrait-elle pas d'une façon implicite que sa venue en ce
monde fut inutile? Pourquoi vivre, s'il nous est interdit de
composer des républiques idéales? Et quand nous avons celles-ci
dans la tête, comment nous satisfaire de celle où nous vivons? Rien
de plus mauvais pour la patrie que l'accord unanime sur ces
questions essentielles du gouvernement. C'est s'interdire les
améliorations, c'est ruiner l'avenir.
Sans doute il est difficile de
comprendre, sans y avoir sérieusement réfléchi, toute l'utilité des
injures. Mais prenons un exemple: nul doute que M. Ferry ne soit
enchanté qu'on le traîne dans la boue. Ça l'éclaire sur lui-même.
En effet, il est bien évident qu'entre les louanges de ses
partisans et les épithètes des boulangistes, la vérité est cernée.
Peut-être, après les renseignements que publient ses journaux sur
le Tonkin, était-il disposé à s'estimer trop haut, mais quand il
lit les articles de Rochefort, nul doute qu'il ne s'écrie:
«L'excellent penseur! Si je me trompe sur moi-même, il est dans le
vrai. Les intérêts de la vérité sont gardés à pique et à carreau!
Grande satisfaction pour un patriote!
J'ajoute que le lettré se
consolerait malaisément d'être privé de nos polémiques actuelles,
où la logique est fortifiée d'une savate très particulière.
Ayant ainsi parlé, M. Renan se
mit à tourner ses pouces en regardant Chincholle avec un profond
intérêt.
Celui-ci, renversé en arrière,
riait tout à son aise, et je vis bien qu'il se retenait avec peine
de devenir familier.
—Mon cher maître, disait-il, cher
maître, vous êtes un philosophe, un poète, oui, vraiment un
poète.
—Me prendre pour un rêveur, mon
cher monsieur Chincholle, pour un idéaliste emporté par la chimère!
ce serait mal me connaître. Ce ne sont pas seulement les intérêts
supérieurs des groupes humains qui me convainquent de l'utilité des
injures, j'ai pesé aussi le bonheur de l'individu, et je déclare
que, pour un homme dans la force de l'âge, c'est un grand malheur
de ne pas trouver un plus petit que soi à injurier.
Il est nécessaire qu'à mi-chemin
de son développement le littérateur ou le politicien cesse de
pourchasser son prédécesseur afin d'assommer le plus possible de
ses successeurs. C'est ce qu'on appelle devenir un modéré, et cela
convient tout à fait au midi de la vie. Cette transformation est
indispensable dans la carrière d'un homme qui a le désir bien
légitime de réussir. Le secret de ce continuel insuccès que nous
voyons à beaucoup de politiciens et d'artistes éminents, c'est
qu'ils n'ont pas compris cette nécessité. Ils ne furent jamais les
réactionnaires de personne; toute leur vie, ils s'obstinèrent à
marcher à l'avant-garde, comme ils le faisaient à vingt ans. C'est
une grande folie qu'un enthousiasme aussi prolongé. Pour
l'ordinaire un fou trouve à quarante ans un plus fou, grâce à qui
il paraît raisonnable. C'est l'heureux cas où nos boulangistes
mettent les révolutionnaires de la veille.
—Oui, soupira Chincholle, je vois
bien les avantages pour le pays et même pour certains
antiboulangistes, mais ... voilà! le général réussira-t-il?
—Je vous surprends dans des
préoccupations un peu mesquines. Mais j'entre dans votre souci,
après tout explicable et très humain. Et je vous dis: Si vous
marchez avec la partie forte, avec l'instinct du peuple,
qu'avez-vous à craindre? Vous n'avez qu'à suivre les secousses de
l'opinion; toujours la vérité en sort et le succès. Les mouvements
que fait instinctivement la femme qui enfante sont précisément les
mouvements les plus sages et qui peuvent le mieux l'aider. Que vous
inquiétiez-vous tout à l'heure de savoir si le général Boulanger a
du génie! L'essentiel, c'est de ne pas contrarier l'enfantement et
de laisser faire l'instinct populaire.
Dans les loteries, on prend la
main d'un enfant pour proclamer le hasard. Il n'y a pas de hasard,
mais un ensemble de causes infiniment nombreuses qui nous échappent
et qui amènent ces numéros variés qui sont les événements
historiques. Le long des siècles, les plus graves événements sont
présentés à l'historien par des mains qui vous feraient sourire,
Chincholle.
Mais, tenez, pour achever de vous
rassurer, je vais vous dire un rêve que j'ai fait.
Par quelles circonstances
avais-je été amené à me rendre sur un hippodrome, cela est inutile
à vous raconter. Cette foule, cette passion me fatiguèrent; je
dormis d'un sommeil un peu fiévreux, j'eus des rêves et entre
autres celui-ci:
J'étais cheval, un bon cheval de
courses, mais rien de plus; je n'arrivais jamais le premier.
Cependant je me résignais, et pour me consoler je me disais: Tout
de même, je ferai un bon étalon!
C'est un rêve qui s'applique
excellemment au général Boulanger.
—Mais, dit Chincholle un peu
déçu, le général est vieux.
—Chincholle, vous prenez les
choses trop à la lettre; j'ai déjà remarqué cette tendance de votre
esprit. Je veux dire qu'à Boulanger, non vainqueur en dépit de ses
excellentes performances, succédera Boulanger II; je veux dire que
jamais une force ne se perd, simplement elle se transforme.
Réfléchissez un peu là-dessus, ça
vous épargnera dans la suite de trop violentes désillusions.
—Si je vous ai bien suivi, résuma
Chincholle qui avait pris des notes, vous refusez de prendre
position dans l'un ou l'autre parti, mais vous estimez que, pour le
pays, et même pour ceux qui se mêlent à la lutte, il y a tout
avantage dans ces recherches contradictoires, fussent-elles les
plus violentes du monde.
Vous croyez aussi qu'aucune force
ne se perd, et que l'effort du peuple, quoique sa direction soit
assez incertaine, aboutira. A qui sera-t-il donné de représenter
ces aspirations? voilà tout le problème tel que vous le
limitez.
Eh bien! mon cher maître,
pourquoi, vous-même ne collaborez-vous pas à cette tâche de donner
un sens au mouvement populaire, de l'interpréter comme vous dites,
ou encore de lui donner les formes qu'il vivifierait? Pourquoi à
des ambitieux inférieurs laisser d'aussi nobles soins?