Je suis allé à Jersey avec
mon ami Simon. Je l'ai connu bébé, quand je l'étais moi-même, dans
le sable de sa grand'mère, où déjà nous bâtissions des châteaux.
Mais nous ne fûmes intimes qu'à notre majorité. Je me rappelle le
soir où, place de l'Opéra, vers neuf heures, tous deux en frac de
soirée, nous nous trouvâmes: je m'aperçus, avec un frisson de joie
contenue, que nous avions en commun des préjugés, un vocabulaire et
des dédains.
Nous nous sommes inscrits à
l'école de M. Boutmy, rue Saint-Guillaume. Mais voyais-je Simon
trois mois par année? Il était mondain à Londres et à Paris, puis
se refaisait à la campagne. Il passe pour excentrique, parce qu'il
a de l'imprévu dans ses déterminations et des gestes heurtés. C'est
un garçon très nerveux et systématique, d'aspect glacial. «Mérimée,
me disait-il, est estimable à cause des gens qui le détestent, mais
bien haïssable à cause de ceux qu'il satisfait.»
Simon, qui ne tient pas à plaire,
aime toutefois à paraître, et cela blesse généralement. Très jeune,
il était faiseur; aujourd'hui encore, il se met dans des embarras
d'argent. C'est un travers bien profond, puisque moi-même, pour
l'en confesser, je prends des précautions; pourtant notre délice,
le secret de notre liaison, est de nous analyser avec minutie, et
si nous tenons très haut notre intelligence, nous flattons peu
notre caractère.
Sa dépense et son souci de la
bonne tenue le réduisent à de longs séjours dans la propriété de sa
famille sur la Loire. La cuisine y est intelligente, ses parents
l'affectionnent; mais, faute de femmes et de secousses
intellectuelles, il s'y ennuie par les chaudes après-midi. Je note
pourtant qu'il me disait un jour: «J'adore la terre, les vastes
champs d'un seul tenant et dont je serais propriétaire; écraser du
talon une motte en lançant un petit jet de salive, les deux mains à
fond dans les poches, voilà une sensation saine et
orgueilleuse.»
L'observation me parut admirable,
car je ne soupçonnais guère cette sorte de sensibilité. Voilà huit
ans que, pour être moi, j'ai besoin d'une société exceptionnelle,
d'exaltation continue et de mille petites amertumes. Tout ce qui
est facile, les rires, la bonne honorabilité, les conversations
oiseuses me font jaunir et bâiller. Je suis entré dans le monde du
Palais, de la littérature et de la politique sans certitudes, mais
avec des émotions violentes, ayant lu Stendhal et très clairvoyant
de naissance. Je puis dire, qu'en six mois, je fis un long chemin.
J'observais mal l'hygiène, je me dégoûtai, je partis; puis je
revins, ayant bu du quinquina et adorant Renan. Je dus encore
m'absenter; les larmoiements idéalistes cédèrent aux petits faits
de Sainte-Beuve. En 86, je pris du bromure; je ne pensais plus qu'à
moi-même. Dyspepsique, un peu hypocondriaque, j'appris avec plaisir
que Simon souffrait de coliques néphrétiques. De plus, il n'estime
au monde que M. Cokson, qui a trois yachts, et, dans les lettres,
il n'admet que Chateaubriand au congrès de Vérone: ce qui plaît à
mon dégoût universel. Enfin à Paris, quand nous déjeunons ensemble,
il a le courage de me dire vers les deux heures: «Je vous quitte»;
puis, s'il fume immodérément, du moins blâme-t-il les excès de
tabac. Ces deux points m'agréent spécialement, car moi, je demeure
sans défense contre des jeunes gens résolus qui m'accaparent et
m'imposent leur grossière hygiène.
C'est dans quelques promenades de
santé, coupées de fraîches pâtisseries au rond-point de l'Étoile,
que je touchai les pensées intimes de Simon, et que je découvris en
lui cette sensibilité, peu poussée mais très complète, qui me
ravit, bien qu'elle manque d'âpreté.
Nous décidâmes de passer ensemble
les mois d'été à Jersey.
Cette villégiature est
méprisable: mauvais cigares, fadeur des pâturages suisses,
médiocrités du bonheur.
Nous eûmes la faiblesse d'emmener
avec nous nos maîtresses. Et leur vulgarité nous donnait un malaise
dans les petits wagons jersiais bondés de gentilles misses.
A Paris, nos amies faisaient un
appareillage très distingué: belles femmes, jolis teints; ici,
rapidement engraissées, elles se congestionnèrent. Elles riaient
avec bruit et marchaient sottement, ayant les pieds meurtris. Dans
notre monotone chalet, au bord de la grève, le soir, elles
protestaient avec une sorte de pitié contre nos analyses et
déductions, qu'elles déclaraient des niaiseries (à cause que nous
avons l'habitude de remonter jusqu'à un principe évident) et
inconvenantes (parce que nous rivalisons de sincérité
froide).
Ah! ces homards de digestion si
lente, dont nous souffrîmes, Simon et moi, durant les longues
après-midi de soleil, en face de l'Océan qui fait mal aux yeux! Ah!
ce thé dont nous abusâmes par engouement!
Un soir, au casino, nous
rencontrâmes cinq camarades qui avaient bien dîné et qui riaient
comme de grossiers enfants. Ils se réjouissaient à citer le nom
familial de tel commerçant de la localité, et patoisaient à la
jersiaise. Ils invitèrent le capitaine du bâtiment de
Granville-Jersey à boire de l'alcool, puis ils parlèrent de la
territoriale.
Ils furent cordiaux; nos femmes
leur plurent; Simon n'ouvrit pas la bouche. Moi, par urbanité, je
tâchais de rire à chaque fois qu'ils riaient.
Avant de nous coucher, mon ami et
moi, seuls sur le petit chemin, près de la plage où se reflétait
l'immense fenêtre brutalement éclairée de notre salon, dans la
vaste rumeur des flots noirs, nous goûtâmes une réelle satisfaction
à épiloguer sur la vulgarité des gens, ou du moins sur notre
impuissance à les supporter.
«O moi, disions-nous l'un et
l'autre, Moi, cher enfant que je crée chaque jour, pardonne-nous
ces fréquentations misérables dont nous ne savons t'épargner
l'énervement.»
A déjeuner, le lendemain, Simon,
qui est très dépensier, mais que les gaspillages d'autrui
désobligent, fit remarquer à son amie qu'elle mangeait
gloutonnement. Déjà le même défaut de tenue m'avait choqué chez ma
maîtresse, et je pris texte de l'occasion pour faire une courte
morale. Elles s'emportèrent, et tous deux, par des clignements
d'yeux, nous nous signalions leur grossièreté.
Vers deux heures, tandis qu'elles
allaient dans les magasins, une voiture nous conduisit jusqu'à la
baie de Saint-Ouen.
Nous eûmes d'abord la sensation
joyeuse de voir, pour la première fois, cette plage étroite et
furieuse, et nous nous assîmes auprès de l'écume des lames brisées.
Puis une tasse de thé nous raffermit l'estomac. Nous étions bien
servis, par un temps tiède, sur la façade nette d'un hôtel très
neuf, parmi cinq ou six groupes élégants et modérés. Je surveillais
le visage de Simon; à la troisième gorgée je vis sa gravité se
détendre. Moi-même je me sentais dispos.
—N'est-ce pas, lui dis-je, la
première minute agréable que nous trouvons à Jersey? Il n'était
pourtant pas difficile de nous organiser ainsi. Quoi en effet? un
joli temps (c'est la saison), de l'inconnu (le monde en est plein),
une tasse de thé qui encourage notre cerveau (1 fr. 50).
—Tu oublies, me dit-il, deux
autres plaisirs: l'analyse que nous fîmes, hier soir, de notre
ennui, et l'éclair de ce matin, à table, quand nous nous sommes
surpris à souffrir, l'un et l'autre, de l'impudeur de leurs
appétits.
—Arrête! m'écriai-je, car
j'entrevois une piste de pensée.
Et, riant de la joie d'avoir un
thème à méditer, nous courûmes nous installer sur un rocher en face
de l'Océan salé. Au bout d'une heure, nous avions abouti aux
principes suivants, que je copiai le soir même avant de
m'endormir:
PREMIER PRINCIPE: Nous ne sommes
jamais si heureux que dans l'exaltation.
DEUXIÈME PRINCIPE: Ce qui
augmente beaucoup le plaisir de l'exaltation, c'est de
l'analyser.
La plus faible sensation atteint
à nous fournir une joie considérable, si nous en exposons le détail
à quelqu'un qui nous comprend à demi-mot. Et les émotions
humiliantes elles-mêmes, ainsi transformées en matière de pensée,
peuvent devenir voluptueuses.
CONSÉQUENCE: Il faut sentir le
plus possible en analysant le plus possible.
Je remarque que, pour analyser
avec conscience et avec joie mes sensations, il me faut à
l'ordinaire un compagnon.
Je me rappelle les détails et
toute la physionomie de cette longue séance que nous fîmes, couchés
dans la brise purifiante et virile de l'Océan. Nos intelligences
étaient lucides, tonifiées par le bel air, soutenues par le thé.
J'ajouterai même que Simon s'éloigna un instant sous les roches
fraîches, ce dont je le félicitai, en l'enviant, car la nourriture
et l'air des plages entravaient fort la régularité de nos
digestions, où nous nous montrâmes toujours capricieux.
Le même soir, vers onze heures,
réunis auprès de nos femmes dans le petit salon de notre frêle
villa, je disais à Simon, avec la franchise un peu choquante des
heures de nuit:
—Je t'avouerai que souvent je
songeai à entrer en religion pour avoir une vie tracée et aucune
responsabilité de moi sur moi. Enfermé dans ma cellule, résigné à
l'irréparable, je cultiverais et pousserais au paroxysme certains
dons d'enthousiasme et d'amertume que je possède et qui sont mes
délices. Je fus détourné de ce cher projet par la nécessité d'être
extrêmement énergique pour l'exécuter. Même je me suis arrêté de
souhaiter franchement cette vie, car j'ai soupçonné qu'elle
deviendrait vite une habitude et remplie de mesquineries: rires de
séminaristes, contacts de compagnons que je n'aurais pas choisis et
parmi lesquels je serais la minorité.
Nos femmes, en m'entendant, se
mirent à blasphémer, par esprit d'opposition, et à se frapper le
front, pour signifier que je déraisonnais.
—C'est étrange, répondit Simon,
que je ne t'aie pas connu ce goût pendant des années. Je pensais:
il est aimable, actif, changeant, toutes les vertus de Paris, mais
il ne sent rien hors de cette ville. Moi, c'est la campagne, des
chiens, une pipe et les notions abondantes et froides de Spencer à
débrouiller pendant six mois.
—Erreur! lui dis-je, tu t'y
ennuyais. Nous avons l'un et l'autre vêtu un personnage. J'affectai
en tous lieux, d'être pareil aux autres, et je ne m'interrompis
jamais de les dédaigner secrètement. Ce me fut toujours une torture
d'avoir la physionomie mobile et les yeux expressifs. Si tu me vis,
sous l'oeil des barbares, me prêter à vingt groupes bruyants et
divers, c'était pour qu'on me laissât le répit de me construire une
vision personnelle de l'univers, quelque rêve à ma taille, où me
réfugier, moi, homme libre.
Ainsi revenions-nous à nos
principes de l'après-midi, et à convenir que nous avons été créés
pour analyser nos sensations, et pour en ressentir le plus grand
nombre possible qui soient exaltées et subtiles. J'entrai dans la
vie avec ce double besoin. Notre vertu la moins contestable, c'est
d'être clairvoyants, et nous sommes en même temps ardents avec
délire. Chez nous, l'apaisement n'est que débilité; il a toute la
tristesse du malade qui tourne la tête contre le mur.
Nous possédons là un don bien
rare de noter les modifications de notre moi, avant que les
frissons se soient effacés sur notre épiderme. Quand on a l'honneur
d'être, à un pareil degré, passionné et réfléchi, il faut soigner
en soi une particularité aussi piquante. Raffinons soigneusement de
sensibilité et d'analyse. La besogne sera aisée, car nos besoins, à
mesure que nous les satisfaisons, croissent en exigences et en
délicatesses, et seule, cette méthode saura nous faire toucher le
bonheur.
C'est ainsi que Simon et moi, par
emballement, par oisiveté, nous décidâmes de tenter
l'expérience.
Courons à la solitude! Soyons des
nouveau-nés! Dépouillés de nos attitudes, oublieux de nos vanités
et de tout ce qui n'est pas notre âme, véritables libérés, nous
créerons une atmosphère neuve, où nous embellir par de sagaces
expérimentations.
Dès lors, nous vécûmes dans le
lendemain; et chacune de nos réflexions accroissait notre
enivrement. «Désormais nous aurons un coeur ardent et satisfait»,
nous affirmions-nous l'un à l'autre sur la plage, car nous avions
sagement décidé de procéder par affirmation. «Cette sole est très
fraîche...; votre maîtresse, délicieuse...» me disait jadis un
compagnon d'ailleurs médiocre, et grâce à son ton péremptoire la
sauce passait légère, je jouissais des biens de la vie.
Dans la liste qu'une agence nous
fit tenir, nous choisîmes, pour la louer, une maison de maître,
avec vaste jardin planté en bois et en vignes, sise dans un canton
délaissé, à cinq kilomètres de la voie ferrée, sur les confins des
départements de Meurthe-et-Moselle et des Vosges. Originaires
nous-mêmes de ces pays, nous comptions n'y être distraits ni par le
ciel, ni par les plaisirs, ni par les moeurs. Puis nous n'y
connaissions personne, dont la gentillesse pût nous détourner de
notre généreux égotisme.
C'est alors que, corrects une
suprême fois envers nos tristes amies, qui furent tour à tour
ironiques et émues, nous passâmes à Paris liquider nos appartements
et notre situation sociale. Nous sortîmes de la grande ville avec
la joie un peu nerveuse du portefaix qui vient de délivrer ses
épaules d'une charge très lourde. Nous nous étions débarrassés du
siècle.
Dans le train qui nous emporta
vers notre retraite de Saint-Germain, par Bayon
(Meurthe-et-Moselle), nous méditions le chapitre xx du livre Ier de
l'Imitation, qui traite «De l'amour de la solitude et du silence».
Et pour nous délasser de la prodigieuse sensibilité de ce vieux
moine, nous établissions notre budget (14.000 francs de rente).
Malgré que l'odeur de la houille et les visages des voyageurs,
toujours, me bouleversent l'estomac, l'avenir me paraissait
désirable.