Le miroir - Jessica Boutry - E-Book

Le miroir E-Book

Jessica Boutry

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Beschreibung

Lorsqu'Himiko, jeune fille sans le sou, apprend qu'elle a été adoptée et que, suite au décès de sa mère biologique, elle hérite d'un magnifique manoir, elle n'hésite pas une seconde à y emménager avec ses amis Mélusine et Francesco. Les deux jeunes femmes découvrent par hasard une trappe verrouillée au sol. Quand Himiko trouve la clé permettant de l'ouvrir, un immense miroir se dresse face à elle. La jeune femme n'imagine pas que ce mystérieux miroir va bouleverser sa vie.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Geek invétérée, grande fan de mangas, Jessica Boutry écrit avant tout pour s'amuser. Aujourd'hui, elle souhaite partager l'univers que son cerveau farfelu a crée.

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LE MIROIR

Eternity,

la terre oubliée

 

 

De Jessica Boutry

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Couverture par lys.illustrations

Maquette intérieure par Ecoffet Scarlett

Correction par Sophie Eloy

 

 

© 2022 Imaginary Edge Éditions

© 2022 Jessica Boutry.

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés.

 

Le code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou production intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

ISBN : 9782493845337

 

 

 

 

 

 

À Sébastien, mon chéri, si tu lis le livre, tu sauras que c’est moi qui t’aime plus

 

 

 

 

 

PROLOGUE

 

 

 

 

Quelles difficultés affronterais-je aujourd’hui? Marcher jusqu’à la cuisine me demandait une énergie considérable, alors qu’une dizaine de pas à peine me séparait d’elle. Mon corps dansait, comme s’il se laissait entraîner par un rythme musical.

Depuis quelque temps, mon salon s’était transformé en coin nuit, car j’avais peur de tomber en descendant les escaliers. Cette maladresse quotidienne me handicapait grandement.

Les salles de bains se situant à l’étage supérieur, j’étais obligée d’utiliser l’évier de la cuisine pour me laver. Et mes forces m’abandonnant, je ne pouvais pas porter une bassine emplie à ras bord à bout de bras.

Arrivée à destination, je fouillai les placards. Où se cachait donc ma théière? Malgré les innombrables mémos scotchés sur le mobilier, je me trompais régulièrement et ne rangeais pas mes affaires à leur place. Parfois, j’étais désorientée dans ma propre maison, et si un obstacle se présentait devant moi, personne ne m’aidait, vu que je vivais seule.

Je retrouvai enfin ma théière avec les tasses, au fond d’un des meubles en hauteur. J’avais rapporté ce service en fonte du Japon. Des bambous, des fleurs de sakura1, et des aiguilles de pin garnissaient la théière. Les soucoupes s’apparentaient à des feuilles de ginkgo biloba2.

Savourer une boisson chaude infusée ravirait mes papilles et faciliterait l’ingestion de ma montagne de médicaments journalière.

J’ouvris la boîte recouverte de papier de mûrier rose orné de motifs de fleurs, d’éventails et de papillons aux tons dorés, orange et blancs. Je fermai alors les yeux et respirai l’odeur agréable du thé vert mélangé au fruit du dragon.

Je chauffai ensuite l’eau dans la bouilloire, et, dès que la température me parut idéale, je la versai avec délicatesse sur le thé. La chaleur qui s’en dégageait me réchauffait les mains.

Au moment où je m’apprêtai à avaler une gorgée, la tasse m’échappa.

Vais-je réussir à la ramasser?

Mon corps refusait de se baisser. Je n’étais déjà pas souple de base, et la maladie n’arrangeait pas mon cas.

— Fais un effort, s’il te plaît.

Je tendis mes bras et mes doigts au maximum et tentai de l’attraper. À vingt centimètres près, je pouvais la toucher, mais mon corps atteignait sa limite. Je serrai les dents et essayai de me dépasser. Je grimaçais, souffrant atrocement de contraindre mon corps à descendre plus bas, mais ne parvenais pas à gagner ne serait-ce qu’un millimètre.

— Pourquoi ne m’obéis-tu pas? gémis-je.

— Ne te mets pas dans un tel état pour si peu.

Cette voix, que je reconnaîtrais entre mille, me fit relever la tête. Je me redressai et souris.

— Tu es revenu! m’exclamai-je.

Le jeune adulte, accoté contre le bâti de la porte, n’avait pas revêtu sa tenue de combat habituelle, mais une chemise ivoirine où étaient parsemées des figures géométriques fuchsias et vert mélèze, et un jean. Je me souvins lui avoir acheté ces vêtements une semaine avant son départ.

Il se rapprocha de moi et déposa un baiser sur mon front.

— Tu maigris à vue d’œil, constata-t-il.

Sa présence me redonna un regain d’énergie inattendu comme si une décharge d’adrénaline m’avait envahie soudainement, effaçant ma douleur un instant. Je me jetai alors dans ses bras. Des larmes noyèrent mes yeux. J’étais si heureuse de le revoir. Il m’avait tellement manqué.

Mes bras fragiles l’enserrèrent, et mes mains agrippèrent sa chemise. Le jeune homme me frotta le dos et câlina ma tête avec la sienne.

J’aurais voulu le retenir, mais je savais qu’il ne pouvait pas rester.

Je me désenlaçai de lui et lui souris. Il sécha mes pleurs et me sourit à son tour.

Il s’abaissa ensuite, récupéra la tasse, qui gisait sur le sol, et la posa sur le plan de travail.

— C’est de plus en plus difficile pour moi de mâcher, alors je mange exclusivement de la soupe, ce qui n’est pas très nourrissant.

Avec une feuille d’essuie-tout, il épongea le carrelage souillé et mit le papier imbibé à la poubelle.

— Pourquoi n’engages-tu pas une infirmière à domicile? Et pourquoi ne contactes-tu pas ta fille?

Mon visage s’assombrit et des larmes perlèrent sur mes joues.

Ma fille…

Le jeune adulte me prit aussitôt dans ses bras pour me consoler.

— Je suis désolé, je n’aurais pas dû aborder ce sujet.

Je secouai la tête et me desserrai de lui.

— Ce n’est rien, ne t’inquiète pas. Je l’aime, c’est tout ce qui compte. Elle n’a pas besoin de savoir. C’est pour cela que je ne m’immiscerai pas dans sa vie.

— Ça me crève le cœur de te laisser seule alors que tu es malade.

— Ne t’en fais pas pour moi. Tu as d’autres préoccupations, et pas des moindres.

— Justement, tu ne veux toujours pas me la donner?

Je lui fis signe de me suivre au salon.

Je m’assis sur le canapé, ne pouvant pas me tenir debout longtemps. Le jeune homme, quant à lui, s’installa sur le fauteuil en face de moi, positionna ses coudes sur ses jambes, et joignit ses mains.

— Ma mémoire flanche, j’ai oublié son emplacement. Et, si je ne te l’ai jamais remise, c’est sans doute pour une bonne raison.

— C’est probablement mon unique chance, insista-t-il.

— Excuse-moi.

Je fuis son regard appuyé, qui m’embarrassait, en penchant ma tête en avant.

Il se cala au fond de son fauteuil, bascula sa tête en arrière, posa sa main droite sur son front et souffla comme pour évacuer la pression sur ses épaules.

— Ne te fais pas de souci, je me débrouillerai.

Il se leva. Mes yeux le scrutèrent. Ce n’était plus un enfant, mais un homme, un bel homme. Les femmes devaient lui courir après. Je souris en visualisant ma fille dans ses bras. Ils feraient un couple magnifique.

Il s’intéressa à l’un des cadres photo disposés sur le buffet derrière lui. Il le saisit et se tourna vers moi.

— Elle a changé, n’est-ce pas? Elle est devenue une jeune femme sublime. Elle sera une parfaite épouse, affirmai-je.

Ses joues s’empourprèrent. La perche que je venais de lui lancer l’avait perturbé. Un sourire irrépressible illumina mon visage.

— Tu trouves qu’elle me ressemble?

— Énormément.

Ses yeux ne se détachaient pas du portrait. Ma fille lui plaisait, et ça m’enchantait.

— Promets-moi de la protéger.

Il reposa le cliché, et s’adossa contre le bahut.

— Je te jure de prendre soin d’elle. Mais pourquoi lui lègues-tu ton bien? Tu la mets en danger.

— Tout dépend si elle décèle son mystère. Et puis, le sang de guerrier de son père coule dans ses veines. C’est une battante, même si elle l’ignore encore. Et tu seras son ange gardien, ajoutai-je, enjouée.

— Tu m’accordes trop d’importance. Je ne suis pas aussi fort que tu le penses.

Il détourna son regard et gratta avec violence son bras gauche.

Quand il était gêné, il réagissait systématiquement de cette manière. Des plaques d’eczéma apparaissaient avec le stress, du coup, sa peau le démangeait. Il manquait de confiance en lui, et se renvoyait une image négative de lui-même, et ce, depuis sa plus tendre enfance.

Nombre de fois, je l’avais surpris lorsqu’il avait fait une bêtise, de s’arracher la peau à en saigner. Il me disait qu’il se punissait, qu’il le méritait. Comment un enfant si gentil et bienveillant pouvait-il se faire du mal ainsi?

Je le rejoignis, empoignai son bras pour l’empêcher de se mutiler et caressai les griffures qu’il s’était infligées.

— Calme-toi, chuchotai-je. Je t’ai élevé comme mon fils, donc, oui, je crois en toi. Tu m’avais tant soutenue quand tu habitais ici. Malgré ton jeune âge, tu me préparais à manger et tu t’occupais de moi. Tu as grandi trop vite par ma faute, je me sens coupable de t’avoir en quelque sorte volé ta jeunesse.

— Je ne le vois pas de cette façon. Tu m’as sauvé en me recueillant, c’était un juste retour des choses de veiller sur toi, et ça m’a rendu plus mature.

Il glissa sa main dans la mienne et soupira.

— Tous les jours, je m’en veux d’être parti.

Il n’imaginait pas à quel point sa présence m’avait permis de m’accrocher à la vie. Toutes ces années à ses côtés, entre fou rire et pleurs, nous nous étions épaulés afin d’étouffer notre chagrin. Neuf ans à se supporter l’un et l’autre, à apprendre à se connaître et à s’aimer. Un amour sincère de deux êtres non liés par le sang. S’il n’avait pas été là, j’aurais sombré dans la dépression. Si mon animosité se réveillait, sans s’en apercevoir, il la désarmait avec son sourire enfantin. Ce fut un véritable déchirement lorsqu’il m’avait quittée.

— Tu n’avais pas le choix. Je suis contente de t’avoir revu une dernière fois, souris-je.

En entendant cette phrase, il fronça les sourcils et serra ma main, comme s’il essayait de me retenir vers lui.

— Comment ça?

— Demain, j’irai à l’hôpital. J’avais bien remarqué que des gestes pourtant simples étaient compliqués à réaliser. Je dois me résigner et ne plus me faire d’illusion.

— Tu reviendras de temps en temps?

— Non, ce sera impossible, je ne peux plus conduire. C’est une ambulance qui viendra me chercher. Et à quoi bon rester ici à attendre mon bien-aimé? Il ne réapparaîtra pas après toutes ces années.

Son visage s’attrista.

— Je suis désolé.

J’effleurai sa joue pour lui faire comprendre que je n’étais pas fâchée. Il prit ma main avec tendresse et l’embrassa.

— Je ne peux pas te forcer à me dire la vérité, murmurai-je.

— C’est préférable, je t’assure. C’est peut-être égoïste de ma part, mais j’aurais voulu que tu continues à vivre en ce lieu.

Je collai mon front contre le sien et passai mes mains dans ses beaux cheveux soyeux. J’adorais le faire quand il était petit. Il ronchonnait en me répétant sans cesse qu’il n’était plus un bébé. Mais même jusqu’à ses dix-huit ans, avant qu’il ne doive partir, je ne me lassais pas de les papouiller.

— Tu me manqueras terriblement. Je t’aime fort, souris-je.

— Moi aussi.

Il m’enlaça. Je fondis en larmes, une partie de moi me quittait. C’était si dur. Les enfants finissaient toujours par s’envoler du nid familial, et les parents ne s’y habituaient jamais. Ils taisaient leurs émotions, mais c’était une réelle souffrance pour eux.

Mes bras se cramponnaient désespérément à lui, mais il fallait que je le laisse s’en aller.

Il baisa mon front, écarta mes cheveux, qui cachaient mon visage, releva ma tête et me sourit.

Ses yeux humides trahissaient son sourire. Cet adieu le meurtrissait. J’étais son seul repaire, alors cette séparation l’affligeait. Étant un homme, il ne voulait pas s’effondrer devant moi et enfouissait sa douleur.

Il m’embrassa, m’étreignit avec douceur et sortit de la pièce, en esquivant mes yeux, qui baignaient dans les pleurs.

Lorsque sa silhouette disparut de mon champ de vision, je m’écroulai et déversai un torrent de larmes. Recroquevillée sur moi-même, mon corps et mes mains tremblaient. Les sanglots m’étranglèrent, si bien que je suffoquais. Je venais de perdre mon deuxième enfant, mon trésor.

La vie s’était montrée cruelle avec moi depuis que j’avais rencontré mon bien-aimé. J’aurais tant voulu qu’il soit à mes côtés quand la Mort m’emporterait.

Dès que je réussis à intérioriser ma tristesse, je me relevai en demandant un effort surhumain à mon corps, et me dirigeai vers le salon.

Je contemplai la photo de ma fille. Elle croiserait sûrement sur son chemin mon fils de cœur, et j’étais persuadée qu’elle succomberait à son charme. Il était si doux et attentionné, je ne pouvais pas rêver mieux pour elle.

Je repensai à notre discussion à propos de mon bien. S’il avait raison? Si ma fille découvrait tout et que ça mettait sa vie en péril? Avais-je pris la bonne décision en le lui léguant? Si elle levait le voile sur le secret gardé ici, elle serait confrontée à un dilemme, et son choix scellerait la suite des événements.

 

1

 

 

 

 

 

 

Un braillement désagréable inonda la pièce.

— Oh non, pas maintenant!

La voix horripilante du chanteur, qui grésillait dans la radio, agressait mes oreilles dès le matin. Je chopai mon deuxième coussin, couvris ma tête pour atténuer ce vacarme, tout en cherchant à tâtons le bouton d’arrêt de mon réveil avec ma main droite.

Le calme revint.

Je me levai, même si j’avais la flemme et que je serais bien restée plus longtemps emmitouflée dans ma couverture.

Mon cerveau, toujours dans les vapes, ne contrôlait pas parfaitement mon corps. Mes pieds s’emmêlaient tous seuls, et mes yeux s’ouvraient avec difficulté. La fatigue n’était pas la vraie cause de ma tête dans le cul et de mon manque de motivation. La véritable raison se prénommait Éric. Plein aux as, beau gosse quarantenaire, je croyais en notre amour. Nous vivions même ensemble. Mais voilà, un jour, j’étais rentrée plus tôt que prévu et l’avais surpris à s’envoyer en l’air avec sa secrétaire. Et vu qu’il était mon patron, en un claquement de doigts, j’étais devenue chômeuse et SDF.

Comme je refusais de demander de l’aide à mes parents, je louais donc un studio insalubre. Des cloques s’étendaient sur le plafond et les murs, le papier peint et le lino se décollaient, et une odeur tenace de moisi flottait dans toutes les pièces. Le top du top, n’est-ce pas?

Je regrettais le foyer douillet de mes parents, mais à bientôt vingt-deux ans, faire mes valises était dans la logique des choses.

Mes jambes me guidèrent d’instinct vers la kitchenette. J’avais une sacrée dégaine. Décoiffée, pas démaquillée et accoutrée d’un maillot de football américain en guise de pyjama, la classe internationale!

À l’intérieur d’un des placards en bois hideux, je dénichai des gâteaux secs rassis qui traînaient depuis un moment. Je me mis sur la pointe des pieds pour compenser les quinze centimètres qu’il me fallait pour atteindre mon objectif, m’emparai de la boîte cartonnée, m’assis et libérai les trois biscuits du sachet plastique. Que d’emballages! La planète nous remerciait.

Hmm, quelle explosion de saveur dans ma bouche! Le chocolat, le saucisson et le miel, c’est la vie!

 

L’horloge indiquait quatre heures. Je devais me bouger. Je délaissai le dernier gâteau, me levai et me dirigeai vers le coin nuit qui comportait une armoire et un clic-clac à moitié rouillé qui grinçait lorsque je remuais. La housse du canapé-lit d’époque, jaune à fleurs, n’embellissait pas la décoration vieillotte. Mes vêtements, qui s’entassaient dans ma garde-robe, formaient une montagne branlante.

Je farfouillai et dégotai de quoi m’habiller : un débardeur, un pull en laine déformé, et un pantalon troué au niveau des genoux.

Pour m’appliquer du fond de teint, j’utilisai la salle de bains exiguë équipée d’un miroir. La crème liquide apporta de la couleur à ma peau aussi cadavérique que celle d’un zombie. Mes iris verdâtres s’assortissaient à merveille avec le maquillage. Comme d’habitude, mon peigne jouait à cache-cache.

— Jamais rangé à sa place celui-là, râlai-je.

Quand je le retrouvai enfin, je disciplinai ma frange et démêlai mes longs cheveux châtains aux reflets roux. Leur raideur naturelle m’évitait de les lisser.

Il ne me restait plus qu’à enfiler mon blouson et mes bottines plates, les talons ne faisant pas bon ménage avec mon boulot.

Je récupérai les clés de ma voiture et mon sac sur le meuble à chaussures, et éteignis les lumières. Les marches de l’escalier du misérable immeuble sans ascenseur craquèrent à chacun de mes pas. La porte d’entrée qui pesait une tonne me résista, comme si elle ne voulait pas que je parte.

Une fois à l’extérieur, le vent secoua mes cheveux et les ébouriffa.

— Demain, je ne me coiffe pas, et je dors dix minutes de plus, grommelai-je.

Il n’y avait pas un chat dehors. La ruelle aux pavés détrempés, la nuit ténébreuse, le silence oppressant, et l’ampoule qui clignotait par intermittence dans le lampadaire me donnaient la chair de poule.

Étant frileuse, je me frottai les mains pour les réchauffer, tout en enjambant les détritus et crottes de chien qui jonchaient le trottoir, et me dépêchai de rejoindre ma poubelle sur roues, qui stationnait à quelques mètres de là.

Minuscule, plus de trois cent mille kilomètres au compteur, elle datait des années quatre-vingt-dix. Les sièges, d’une incroyable dureté, me talaient les miches même pendant les petits trajets. Bref, c’était une épave et la totalité de mes pauvres économies y était passée lorsque je l’avais achetée.

Je m’installai, enfonçai la clé dans le contact, et la tournai. Le moteur vrombit.

— Ouf, elle démarre.

Je m’essuyai le front, soulagée. Ces dernières semaines, elle tombait régulièrement en panne.

 

***

 

 

 

Des véhicules étaient déjà garés sur le parking du supermarché. Le personnel accédait à la structure par un portillon à l’arrière du bâtiment.

Dans mon vestiaire, ma veste réglementaire sans manches pendait sur un cintre. Le logo de l’enseigne y était cousu en haut à gauche.

Armée de mon transpalette, j’arpentais les étalages du commerce et réapprovisionnais les rayons avant que les clients ne prennent d’assaut le magasin, telle une horde d’affamés en période de guerre.

Je galérais à joindre les deux bouts avec ce mi-temps. J’aurais préféré travailler plus et gagner plus de pépètes…

Le seul point positif de ce boulot ennuyant : ma rencontre avec Mélusine, que je surnommais «la blonde», une collègue du même âge que moi. Nous étions rapidement devenues amies. Cette étudiante venait grappiller de l’argent de poche pendant ses vacances. Fille de bonne famille, elle désirait obtenir son indépendance par elle-même.

Notre amitié était récente, mais j’avais l’impression de la connaître depuis toujours. Elle me trimballait en constance à gauche et à droite pour faire du shopping. La baraque de ses parents ressemblait plus à un château qu’à une maison. Avec elle, je riais à en pleurer. Elle bravait sans cesse les interdits, croquait la vie à pleines dents, et pour ça, je l’admirais. Plutôt du genre coincée, j’avais la trouille que l’on me pince. Mais avec elle, je changeais et me libérais de cette frousse, qui m’empêchait de m’amuser.

Le parfum au jasmin qui me chatouillait les narines et les tapements des chaussures frappant les dalles me signalaient que Mélusine accourait vers moi. Arriver à l’heure n’était pas dans ses gènes.

Je fis volte-face.

— Salut, Himiko3! lança mon amie, exténuée.

La jeune femme, courbée en deux, reprenait sa respiration. Sa longue chevelure bouclée blond platine dissimulait son visage. Son top moulant imprimé serpent au décolleté affriolant mettait en évidence son énorme poitrine.

Elle releva la tête quelques secondes après.

— Je suis trop vieille pour ces conneries!

— Heureusement que tu ne fumes pas. Tu souffles comme un bœuf!

— Ne te moque pas de moi!

— T’étais où ce coup-ci pour te pointer encore à la bourre?

Elle roula les yeux et agita les bras. Un sourire malicieux se dessina sur ses lèvres.

— Je reviens d’une soirée de dingue!

— Je suppose que tu as passé une nuit blanche. Tu as du pot de ne pas avoir une tronche de cake et les cheveux en pétard.

Comme toujours, elle n’avait pas remonté la fermeture éclair de son blazer qu’elle trouvait horrible et rechignait à porter. Déjà que se séparer de ses escarpins l’enquiquinait, alors devoir enfiler cette veste hideuse, c’était le pompon.

Elle m’examina de la tête aux pieds avec une expression de désespoir sur le visage. Qu’est-ce qu’elle allait me pondre, cette fois?

— C’est quoi, ces fringues démodées?

Elle n’approuvait pas mes choix vestimentaires et ne se le cachait pas.

— Qu’est-ce que ça peut te faire? Ce ne sont pas les tiennes.

Tout en papotant, je rangeais des articles. Je rattrapai de justesse l’un de ces plats cuisinés infects, qui faillit s’écraser sur le sol. Je me demandais pourquoi les gens en achetaient. Il paraîtrait que des personnes avaient retrouvé un souriceau au milieu des haricots verts. Vraiment dégoûtant.

Mélusine ne me laissait pas tranquille avec ma tenue, qu’elle jugeait ringarde. Elle me balançait sans filtre que, je cite «mes fripes déformées et ternies me vieillissaient» et enchaîna en parlant de mon affreux pyjama loin d’être glamour. Elle m’acheva quand elle lâcha qu’il fallait que je bouffe un peu avant de perdre un os et que je n’appâterais pas franchement le mâle avec mon teint livide.

Je répliquai avec un sourire hypocrite qu’elle était très drôle aujourd’hui, qu’elle avait dû manger un clown et que je m’en fichais, que je venais bosser, et pas draguer.

Elle pouvait me dire tout ce qu’elle voulait, je n’en avais rien à cirer. De quoi se mêlait-elle? Si elle prenait un malin plaisir à mettre un mec différent chaque soir dans son lit, ça la regardait.

En même temps, ses yeux allongés azurins, ses lèvres pulpeuses, ses seins et son cul refaits retournaient la tête de tous les hommes qu’elle croisait. Alors pourquoi se priverait-elle de se servir de son sex appeal?

Soudain, elle se planqua derrière moi.

— Mélusine, mais qu…

— Chut! Ne bouge pas!

C’était l’agent de sécurité qui faisait sa ronde.

Le jeune homme aux cheveux crépus, à la peau mate et aux yeux noirs me salua. Son sourire sympathique contrastait avec sa silhouette imposante. Il avait d’ailleurs l’air à l’étroit dans son costume avec sa carrure charpentée et ses larges épaules.

— Il s’est barré?

— Qu’est-ce qu’il t’a fait ce pauvre garçon pour que tu l’évites ainsi?

— La semaine dernière, lors d’une soirée bien arrosée, j’ai couché avec lui. Depuis, il s’imagine que je suis son âme sœur, et il me bombarde de messages. Quelle cruche je fais de lui avoir filé mon numéro! Mais je ne pouvais pas deviner que nous travaillions au même endroit!

Je me tordis de rire.

— Tu n’as pas trente-six solutions : tu te maries avec lui ou tu le bloques sur ton portable.

Je ne pouvais me retenir de me marrer. Pour une fois, elle pataugeait dans un merdier sans nom, et ne semblait pas savoir comment en sortir. Ça lui faisait les pieds, c’était ma vengeance personnelle pour avoir critiqué mes vêtements juste avant.

— Me tailler loin d’ici résoudrait définitivement le problème.

Je m’éventai avec ma main. Rigoler autant m’avait donné chaud.

— Tout dans la demi-mesure. Tu reprends bientôt les cours?      

— Ouais, bougonna-t-elle.

— Profites-en. Tu te vois reproduire ces gestes répétitifs toute ta vie comme moi?

— Tu as raison, mais la flémingite aiguë me guette. La fac de droit me gave.

— Change de voie. J’aurais voulu poursuivre mes études de beaux-arts, mais mes parents n’avaient plus les moyens de payer une école aussi cher, sans compter le matériel.

— Je suis désolée pour toi, j’y réfléchirai.

Nous nous retrouvâmes au rayon charcuterie. L’odeur alléchante des saucissons me mettait l’eau à la bouche.

Vu que ma petite taille ne me permettait pas de ranger les bocaux sur l’étagère la plus haute, mon amie s’en chargea.

Malgré ses un mètre soixante-quinze, elle portait habituellement des talons vertigineux qui agrandissaient davantage ses jambes démesurées. Comment réussissait-elle à ne pas avoir mal aux pieds à la fin de la journée?

 

 

**

La boîte aux lettres débordait de factures et de publicités. Je déposai le courrier ramassé sur le meuble à l’entrée. Ces papiers inutiles s’entassaient et prenaient la poussière.

J’ôtai mes boots et allai à la cuisine.

Mon réfrigérateur était quasiment vide. Un bout de fromage et un yaourt satisferaient mon estomac. Plutôt triste comme repas, mais à treize heures, je n’avais pas envie de me préparer à manger.

Ne voulant rien faire de spécial, j’allumai ma télévision cathodique et tambourinai dessus pour que les images apparaissent. L’écran pixélisé redevint normal, après plusieurs coups et grognements.

— C’est pas trop tôt! maugréai-je en m’affalant sur mon clic-clac.

Mon téléphone, qui datait de l’an quarante, sonna. Où l’avais-je encore foutu? La musique reggae qui faisait écho dans le studio me guida jusqu’à mon portable, que je dénichai au fond de mon sac à main.

— Numéro inconnu?

Je décrochai, même si j’avais horreur de répondre si je ne savais pas qui m’appelait.

— Mademoiselle Paradis?

— Oui?

— Je suis le docteur Pierre de l’hôpital Nuevo. J’ai le regret de vous annoncer le décès de madame Marie-Neige Rakuen.

— Hein?

J’écartai mon portable de mon oreille en levant mon sourcil droit, perplexe. Que baragouinait-il?

— Toutes mes condoléances.

— Excusez-moi, mais vous vous êtes trompé de destinataire, je ne connais pas cette dame.

— Une minute, je consulte sa fiche de renseignements.

Il me mit en attente. Qu’est-ce que c’était que cette histoire?

— C’est effectivement une erreur de ma part, vous n’êtes pas la personne à prévenir en priorité. Pardonnez-moi de vous avoir importunée.

Il raccrocha avant que je puisse ajouter un mot. Je braquai bêtement mes yeux interrogateurs sur mon téléphone. C’était quoi, ça? Un canular téléphonique? Qui était cette bonne femme? Qui avait pu lui filer mes coordonnées? Qui était cette personne, que le médecin aurait dû contacter à ma place? Y aurait-il une autre Himiko Paradis? Même si c’était une possibilité, ça ne justifiait pas la présence de mes informations sur la fiche de cette mystérieuse femme.

J’hésitais à rappeler l’hosto. Il s’agissait peut-être d’une arnaque. Il fallait que je vérifie, sinon toutes ces questions me hanteraient toute la journée.

Ne sachant pas si l’appel durerait, je m’assis sur mon clic-clac. À l’instant où je composai le numéro, celui de ma mère s’afficha.

— Allô, maman?

— Ma fille, comment vas-tu?

— Bien, je…

— Tu dînes avec nous ce soir? coupa-t-elle.

J’enroulai mes cheveux autour de mon doigt.

— Hmm, OK.

— Parfait. À tout à l’heure.

Elle a raccroché. Je n’ai même pas pu lui parler du coup de fil de l’hôpital.

Je me vautrai sur le convertible et zappai les chaînes. Les émissions soporifiques finirent par m’endormir.

 

**

 

 

Cette sieste m’avait revigorée. Je m’habillai d’une robe aux motifs d’ananas et d’un collant, pour que ma mère ne puisse pas me traiter de garçon manqué.

Vers dix-huit heures, j’enfilai mon manteau et mes bottines, et partis.

Il me paraissait plus intelligent d’emprunter l’autoroute pour gagner du temps, même si elle coûtait un bras.

— Pourvu que cette satanée bagnole ne me lâche pas.

Les camions qui doublaient m’agaçaient, ils ne respectaient rien. Entre ça et les fous du volant, il fallait serrer les fesses. C’était pour ça que je détestais l’autoroute, et aussi parce que le paysage monotone avait tendance à me faire piquer du nez pendant les longs trajets.

Arrivée à destination, je garai mon auto devant la modeste maison de mes parents au crépi clair qui subissait la pollution et noircissait. Les volets méritaient de recevoir une couche de vernis, car l’actuel se craquelait. Le passage des hautes températures estivales au rude climat hivernal n’était pas étranger à leur état déplorable. Sur la gauche, la terrasse cimentée était accolée à un verger où un cerisier, un pommier et un poirier se disputaient la propriété.

Je montai la marche qui me séparait de la porte d’entrée et actionnai la sonnette. Des bruits de pas se rapprochèrent. La porte en aluminium s’ouvrit, et ma mère, toujours aussi squelettique avec ses clavicules qui ressortaient, apparut devant moi. Vu qu’elle ne dépassait pas les un mètre soixante, ça ne m’inquiétait pas plus que ça qu’elle pèse moins de cinquante kilos. Enfin, pour son âge, elle était bien conservée. Sa coloration recouvrait ses racines, qui blanchissaient. Ses cheveux courts, bruns, raides, la rendaient sévère.

Elle s’avança vers moi et m’embrassa.

— Bonsoir, ma chérie.

— Salut, maman.

Son obsession du ménage m’incitait à ne pas laisser mes chaussures aux pieds. Les parquets excessivement lustrés nous reflétaient. Les yuccas, orchidées et autres plantes dans le vestibule prenaient un bain de soleil. Ma mère les chouchoutait et leur diffusait de la pop classique. Leur parfum agréable se répandait dans la pièce. L’escalier en sapin, qui trônait dans le hall, menait à l’étage supérieur, où se logeaient la chambre de mes parents et la mienne.

Je mis les claquettes que ma mère venait de me tendre, avant de me faire tirer les oreilles. Nous nous dirigeâmes ensuite vers le salon.

Il dégageait toujours une atmosphère chaleureuse. En voyant la table basse en marbre, je me souvins m’y être cognée à de nombreuses reprises le genou. Le canapé d’angle en tissu gris remplaçait l’ancien qui avait fait son temps, et qui avait notamment souffert des courses effrénées de mon lapin nain. Enfant, ça me faisait pouffer de rire lorsqu’il galopait dessus. Mes parents un peu moins. Le feu crépitait dans la cheminée en briques rouges. Elle s’avérait très pratique pour réchauffer la maison. Mon derrière se rappelait encore de la fois où il s’était brûlé.

Mon père, calé dans son fauteuil, regardait la télévision. Il avait coiffé ses cheveux noirs et épais en arrière avec du gel. Il m’avait transmis la forme en amande de ses yeux noirs et bridés de ses ancêtres mongols. Il portait une chemise cyan, un jean et ses pantoufles usées jusqu’à la moelle, qu’il n’avait jamais changées. Un jour, il les avait oubliées à l’hôtel. Il avait alors contacté la réception pour qu’on les lui renvoie.

— Salut, papa.

Il se leva et me fit la bise.

— Ma fille! Du nouveau depuis ta dernière visite?

— La routine. Voiture, boulot, dodo.

Ma mère prit place sur un des poufs, et croisa les jambes.

— Tu as retrouvé un valentin? interrogea-t-elle.

Je posai mon manteau sur un coin du canapé et m’assis.

— Non, je pense que je resterai indéfiniment célibataire, grognai-je, blasée.

— Commence par trouver quelqu’un de plus fréquentable que cet Éric. La balançoire sera ruinée avant que tu nous amènes nos petits-enfants, reprocha-t-elle.

— Je ne ferai pas de gosse avec n’importe qui, rouspétai-je.

Pourquoi se sentait-elle obligée de me parler de lui?

En remarquant ma tête dépitée, elle comprit qu’elle s’aventurait sur un terrain glissant.

— Et vous, ça roule?

— Oui, bien sûr, affirma ma mère d’une voix faible.

Malgré leurs sourires, ils paraissaient préoccupés et soucieux. Je ressentais un certain malaise. Qu’est-ce qui pouvait les turlupiner ainsi?

Mon père nous proposa de manger. Ma mère alla donc à la cuisine, tandis que nous nous attablâmes à la table en métal ornée par la vieille argenterie et la paire de bougeoirs qui entouraient un bouquet d’héliconias bihai et d’anthuriums. Les deux statues massaïs4, positionnées chacune dans un renfoncement sur la droite, nous observaient avec mépris, comme si elles nous en voulaient de ne pas les avoir invitées à notre table.

Ma mère qui nous avait rejoints posa le plat. Le poulet légèrement grillé s’associait divinement bien avec les pommes de terre grenaille gravitant à ses côtés. Il y en avait pour un régiment. Mes parents s’en nourriraient toute la semaine après mon départ. Son odeur appétissante me donnait envie de me jeter dessus.

Je me servis une platée, qui déborda de mon assiette. Je ne pouvais pas me remplir la panse d’un tel festin tous les jours.

— Quand te décideras-tu à nous convier chez toi? questionna mon père, entre deux bouchées.

— Mieux vaut oublier cette option, je manque de place.

— Reviens habiter chez nous, suggéra ma mère.

— Je préfère me débrouiller seule. Et vous ne gagnez plus autant qu’avant, je serais un poids supplémentaire pour vous. Et avec une amie, nous avons l’intention de nous mettre en colocation.

Le poulet était bien fondant, je me régalais. Le piment relevait le goût juste comme il fallait pour ne pas me cramer la langue.

Mon père, qui faisait la peau au poulet, ne participait pas à la conversation. Je lui fis signe de me passer la bouteille d’eau qui était trop éloignée de moi pour que je puisse l’attraper.

— La fameuse Mélusine?

— Oui.

— Présente-la-nous à l’occasion.

Le plat principal terminé, je débarrassai la table avec ma mère et rapportai des assiettes à dessert.

Le brownie semblait succulent. Le morceau que j’avalai confirma mon intuition. Un délice, contrairement à ces gâteaux industriels des supermarchés. Je raffolais de cette pâtisserie, mais pas mon estomac fragile. C’est pourquoi, je me contentai d’une petite part.

Nous allâmes ensuite au salon boire un thé pour digérer ce repas copieux. Mon père éteignit la télévision, ma mère s’assit à côté de moi et baissa la tête.

— Himiko, nous avons quelque chose à te dire, débuta mon père, qui s’installa en face de moi.

Son ton sérieux ne me rassura pas, lui qui d’ordinaire amusait la galerie. Ma mère, muette comme une carpe, gardait la tête baissée. Fuyait-elle mon regard?

— Tu es grande, tu nous le répètes assez. Nous avions promis de nous taire, alors nous avons respecté notre engagement, continua mon père.

Je m’imaginais le pire. Mes jambes gigotaient nerveusement et je tortillais mes doigts. Qu’allait-il m’annoncer?

Mes yeux se détachèrent de ma mère et fixèrent mon père avec attention.

— L’hôpital Nuevo t’a appelée, n’est-ce pas?

Mes sourcils se froncèrent. De plus en plus bizarre. Que me cachaient-ils de si important?

— Comment vous savez ça?

— Nous avons également été informés du décès de cette personne.

Je tombai des nues. Mais qui était cette bonne femme à la fin? Comment se faisait-il que mes parents étaient au courant pour l’appel de l’hosto?

Mon stress grimpa d’un cran. Entre le visage défait de mon père, et ma mère, qui esquivait mon regard, j’avais peur de ce qu’ils allaient me révéler. Ils n’avaient plus de contact avec leur famille depuis qu’ils s’étaient mariés. Aucune des deux n’avait approuvé leur union. Venant d’une famille de bourges, mon père avait provoqué leur colère en épousant une fille d’ouvriers. Ils lui avaient donc coupé les vivres et les parents de ma mère s’étaient aussi fâchés avec elle, mais j’ignorais la raison de leur dispute.

Et si cette femme était une tante ou une cousine?

Je ravalai ma salive, inspirai et expirai plusieurs fois pour évacuer mes angoisses.

Lorsque je me sentis mieux, je repris la parole.

— Vous la connaissiez? Pourquoi avait-elle mon numéro de téléphone?

Ma mère ne sortait pas de son mutisme et évitait toujours de me regarder. Mon père se racla la gorge.

— C’est… ta mère.

Le sol s’effondra sous mes pieds, l’air n’entrait plus dans ma gorge, je m’asphyxiais. Je cherchai du regard ma mère tout en bégayant :

— Mais… qu’est-ce que tu racontes? Maman…, je t’en supplie…

Elle se mit à sangloter et posa ses mains sur les miennes. Ses yeux embués par les larmes plongeaient dans les miens qui ne tarderaient pas à pleurer à leur tour.

— Pardonne-nous, ma chérie, marmonna-t-elle.

Hébétée, je n’en croyais pas un mot. La femme de l’hôpital serait ma mère? C’était impossible, elle était juste devant moi. Je ne comprenais rien à ce qu’il se passait.

Mon regard se dirigea sur mon père. Il joignit ses mains en entrelaçant ses doigts et tapota ses genoux avec.

— Nous… nous t’avons adoptée, Himiko.

Une flèche me transperça en plein cœur. Les sanglots de ma mère redoublèrent. Ils mentaient, ça ne pouvait pas être vrai! J’étais leur fille! Pourquoi inventaient-ils cette histoire !

— Nous sommes désolés que tu l’apprennes aussi brutalement, s’excusa mon père.

Cette phrase fut de trop. Je sentais que mon sang quittait mon visage. Ils se foutaient de moi? Ils me pipeautaient depuis plus de vingt ans et il fallait encore que j’accepte leurs excuses fumeuses? Non, je ne pouvais pas tolérer ça!

Je me levai brusquement et balançai ma tasse, qui heurta la table basse, et se brisa par terre. La porcelaine s’éparpilla sur le carrelage. Ma mère, choquée par mon geste, eut un mouvement de recul. Mon père serra les poings.

— Vous êtes désolés? Vous vous moquez de moi! Vous auriez dû me dire la vérité!

Un mensonge, voilà sur quoi était construite ma vie! Pendant toutes ces années, on m’avait menti sur mes origines! Mes moments de joie, leurs tendresses, leurs câlins, tout était faux!

Mon corps tremblait et des larmes perlaient le long de mes joues. Ils m’avaient trahie, oui, ils m’avaient trahie et jamais je ne leur pardonnerais! Je libérai ma rage et la déversai sur eux.

— Vous avez pensé à moi? Non! Vous vous en battez les steaks! Au fond, je ne suis pas votre fille, mais une étrangère!

Le teint de ma mère blêmit. Celui de mon père se colora de rouge.

— Descends d’un ton! ordonna-t-il en se levant.

Je me rapprochai de lui, et, même s’il faisait trente centimètres de plus que moi, je ne me démontai pas, et ripostai en le toisant avec arrogance :

— Je gueule si je veux! Vous me déballez tout quand ma mère meurt! Vous me dégoûtez! Comment osez-vous prétendre que vous m’aimez!

Il me gifla. Ma mère, horrifiée, couvrit sa bouche avec ses mains.

— Nous t’avons élevée comme notre propre fille, alors un peu de respect!

Il ne m’avait jamais tartée. J’avais mal, mais j’étais surtout frustrée. Mes yeux haineux percèrent les siens.

— Je vous déteste!

— Himiko, ne t’énerve pas, implora ma mère.

Elle nous rejoignit et me caressa le bras de sa main tremblotante. Je le retirai sauvagement et la fusillai du regard. Ses yeux larmoyants me considéraient avec douleur. Je détournai la tête et récupérai mon manteau. Mon père tenta de me retenir en m’agrippant le poignet.

— Lâche-moi!

Il me dévisagea d’un air navré et desserra sa main. J’enfilai mes boots, et sans me retourner, claquai la porte.

 

**

 

Furieuse, je prenais les virages à vive allure, malgré la pluie torrentielle. Je risquais l’aquaplaning, mes pneus dérapant sur le macadam.

Les larmes, qui n’arrêtaient pas de couler, floutaient ma vue et mes sanglots résonnaient dans l’habitacle. Mes mains se crispaient sur le volant et mes pieds tapaient sur les pédales lorsque je changeais de vitesse.

Mon portable sonna. C’était ma mère. Je l’empoignai et le lançai sur la banquette arrière.

— Allez au diable!

Quand mes yeux se posèrent à nouveau sur la route, des phares m’aveuglèrent. Je poussai un hurlement et mis un coup de volant qui fit crisser mes pneus sur le bitume. Ma voiture chassa de l’arrière, partit en tête à queue, tourna deux fois sur elle-même et s’immobilisa.

L’automobiliste que j’avais failli percuter klaxonna pour extérioriser son mécontentement et ne prit même pas la peine de s’assurer que j’allais bien.

Mon cœur palpitait avec force dans ma poitrine. Si je n’étais pas assise, mes jambes auraient vacillé. Cette peur de mourir avait fait immédiatement retomber ma colère. J’avais vu la Faucheuse de près, et la dernière image qui serait restée à jamais gravée dans la mémoire de mes parents aurait été mon regard haineux.

Ils m’avaient déçue, mais ils m’avaient élevée durant toutes ces années. Je n’avais manqué de rien, avais été enveloppée par leur amour, et moi, c’était ainsi que je les remerciais? J’avais honte de mon comportement. Je m’en voulais d’être sortie de mes gonds. Ma mère avait pleuré à cause de moi. Je devais revenir sur mes pas et m’excuser.

Je soufflai avec lenteur pour me relaxer et repris la route. Je conduisis avec prudence, encore secouée par ce qui venait de se produire.

 

2

 

 

 

 

 

 

Le hall était toujours éclairé. J’imaginais ma mère, totalement paniquée, de ne pas être parvenue à me joindre.

Quand elle ouvrit la porte, elle enfouit son visage dans ses mains, et sanglota.

— Je suis désolée, maman.

Je ne savais pas comment alléger son chagrin et n’osais pas la serrer dans mes bras. D’habitude, je n’aurais pas hésité et l’aurais enlacée, mais là, c’était comme si quelque chose était cassé en moi. Il me faudrait du temps pour digérer tout ça.

J’entrai et me dirigeai au salon, après m’être déchaussée et déshabillée. Ma mère me suivait en silence.

Mon père se leva lorsqu’il me vit. Je lus le reproche dans ses yeux.

— Pardon, murmurai-je.

— Tu es partie avant que nous nous expliquions, accusa-t-il.

— Vous pouvez comprendre que c’est un choc pour moi!

Il y eut un gros blanc pesant. Mon père posa son séant dans son fauteuil et m’invita à l’imiter. Je pris place sur le canapé et le tapotai pour que ma mère me rejoigne. Elle s’installa de biais pour être face à moi.

La gorge nouée, je leur demandai comment ils avaient connu ma mère.

Mon père replia sa jambe droite sur la gauche, de manière à ce que sa cheville repose sur son genou, et laissa ma mère parler.

— Je l’ai rencontrée au parc. Elle s’était assise sur le même banc que moi, et avait commencé à bavarder. Tu étais si craquante dans ta poussette, tu riais tout le temps. Au fur et à mesure que je discutais avec elle, je ressentais sa bienveillance. Je lui avais confié que je ne pourrais pas avoir d’enfants. Suite à cette rencontre, nous nous étions liées d’amitié. Elle venait fréquemment boire un thé chez nous. J’étais ravie, je jouais avec toi, et te prenais dans mes bras.

Quand elle se remémorait ses souvenirs, ma mère arborait un sourire resplendissant de bonheur. Je regrettais vraiment mes paroles cinglantes. Ils avaient fait de leur mieux pour que je sois comblée et ils avaient réussi. Mon enfance heureuse en témoignait. Ils avaient sué sang et eau pour satisfaire mes caprices de petite princesse, et moi, j’avais été ignoble avec eux.

Ma mère poursuivit son monologue. J’appris donc qu’un samedi matin, ma mère biologique l’avait suppliée de me garder. Elle développait une maladie incurable et craignait de me blesser. Ma mère, qui eut enfin la chance de devenir maman, n’avait pas pu la laisser filer entre ses doigts.

Elles s’écrivaient régulièrement et ma mère glissait des photos de moi avec ses lettres. Ma vraie mère lui avait avoué que la fois où elles avaient fait connaissance, elle savait déjà pour sa maladie. Elle cherchait des parents de substitution pour que j’évolue dans un environnement stable et aimant.

— De quoi était-elle malade?

— Marie-Neige était atteinte de la chorée d’Huntington.

Mes pieds tapaient le carrelage et mes mains s’agitaient. Ma mère me les saisit et sourit. Elle essayait de me détendre.

— Il s’agit d’une affection neurodégénérative héréditaire. Des troubles moteurs, cognitifs et psychiatriques se manifestent progressivement. Elle se déclenche en général vers la trentaine. Ce fut le cas de Marie-Neige, intervint mon père.

— C’est horrible…

— Il lui restait au maximum vingt ans à vivre. Les premiers symptômes sont apparus peu après ta naissance.

Des larmes ruisselèrent sur mes joues. Si ma mère biologique m’avait abandonnée, c’était à cause de cette maladie? Mais pourquoi n’avait-elle pas tenté de prendre contact avec moi? Pendant toutes ces années, nous aurions pu tisser un lien. Si se déplacer était trop compliqué pour elle, mes parents n’auraient pas été contre de m’emmener.

J’interrogeai ma mère, espérant qu’elle m’apporte une réponse. Elle me signifia qu’elle savait qu’elle mourrait. Elle ne préférait donc pas entrer dans ma vie. Mes parents s’étaient efforcés de la convaincre, ils lui avaient même noté mon numéro de téléphone dans une des lettres, qu’ils échangeaient. Malheureusement, elle campait sur ses positions et refusait de m’appeler et de me rencontrer.

Je rebondis sur cette explication en lui demandant pourquoi elle avait transmis mes coordonnées au médecin, car si elle ne voulait pas se rapprocher de moi, elle ne devait pas les lui communiquer.

Ma mère supposa qu’elle les avait sans doute remises dans l’éventualité qu’il ait été impossible de les contacter.

Ma vraie mère s’était interdit la moindre relation avec moi. Je ne comprenais pas cette décision. Comment une mère pouvait-elle rester ainsi dans l’ombre? Ne pas voir sa fille grandir? M’aimait-elle réellement? Et mon père? Qui était-il? Où était-il? J’avais peur qu’en posant la question, mes illusions de le retrouver s’envolent. Je pris tout de même mon courage à deux mains et me jetai à l’eau.

Les visages de mes parents s’assombrirent aussitôt. Mes tremblements reprirent de plus belle. Ma mère me frotta le dos et me câlina pour m’apaiser.

— Marie-Neige ignorait son identité, dévoila ma mère.

Pourquoi le destin se montrait-il aussi cruel avec moi?

Un mal de ventre atroce me donna la nausée. Je voulais crier pour expulser cette tristesse qui me submergeait. Ma mère m’étreignit. Ses bras m’avaient toujours réconfortée lorsque je tombais, ou quand mes mecs me plaquaient.

J’appuyai ma tête sur sa poitrine et me laissai bercer durant de longues minutes. Elle baisa mon front et coiffa ma frange avec délicatesse. Je me redressai, séchai mes larmes, reniflai et remerciai ma mère. La boule qui me retournait l’estomac n’était pas résorbée, mais le tiraillement s’était atténué.

Mon père m’indiqua alors que depuis plusieurs mois, ils n’avaient plus de ses nouvelles. C’était elle qui leur virait de l’argent, d’où leur différence de revenus.

Voilà pourquoi ils ne pouvaient plus me payer mon école d’art. C’était en fait ma mère biologique qui raquait pour mes études. Elle se souciait donc de mon avenir.

Mon visage se ferma. Cette mère absente d’un côté me fuyait et, de l’autre, s’assurait que je ne manque de rien. Pourquoi était-elle contradictoire dans ses actes? Quelque chose m’échappait.

Ma mère, qui remarqua que j’étais plongée dans mes pensées, me ramena sur terre.

— Tu étais sa raison de vivre, certifia-t-elle.

J’étais paumée. Ils avaient gardé le secret sur mon adoption jusqu’à maintenant pour honorer la volonté de ma vraie mère, et aussi probablement parce qu’ils flippaient à l’idée de me perdre. Accepter cette réalité prendrait un certain temps.

Ma mère nous demanda si nous voulions nous désaltérer. Nous répondîmes positivement. Elle quitta la pièce, rapporta des rafraîchissements, nous servit et se rassit, son verre à la main.

— Nous avons récupéré ses effets à l’hôpital et nous avons effectué les démarches pour ses obsèques. Elle désirait être incinérée, déclara mon père.

J’étanchai ma soif et l’interrogeai :

— Quand aura lieu la crémation?

— Dans trois jours. Tu peux voir Marie-Neige au funérarium avant la mise en bière.

Je baissai la tête et fixai le sol.

— Je ne m’en sens pas capable.

Ma mère caressa mon bras. Je relevai la tête et attachai mon regard sur elle.

— Si tu changes d’avis, envoie-nous un SMS et nous irons ensemble, sourit-elle.

Je ne méritais pas ce sourire, tant que je ne m’étais pas excusée. J’attrapai la main de ma mère et posai mes yeux sur mon père. Un sourire triste se dessina sur mes lèvres.

— Encore pardon pour mon attitude odieuse. Je vous aime.

— Nous aussi, ma chérie, sourit ma mère.

Mon père hocha la tête, puis me signala que lorsque j’avais cinq ans, ma mère biologique souhaitait se rendre chez un notaire pour rédiger son testament. Elle voulait qu’ils soient ses témoins lors de son écriture.

Ma vraie mère possédait donc des biens? De quoi pouvait-il s’agir?

En consultant la pendule, je m’aperçus qu’il était déjà minuit. L’alarme réglée à trois heures trente du matin piquerait.

— Il faut que j’y aille, je me lève tôt demain.

Mes parents m’accompagnèrent jusqu’à la porte. Je mis mes bottines et mon manteau, et les embrassai.

— Oh! Ne bouge pas! s’exclama ma mère alors que je m’apprêtais à partir.

Elle se dirigea vers la buanderie et revint avec un carton sous le bras, qu’elle me tendit.

— Ce sont les affaires de Marie-Neige.

— Merci.

— Fais attention sur la route, recommanda mon père.

Je posai mon barda à l’arrière et saluai mes parents. Quand la porte se referma, je tournai la clé pour démarrer le moteur. Il sanglota en même temps que moi. J’avais mal comme si l’on me plantait des coups de couteau dans le dos. Mon cœur saignait, il saignait de souffrir autant. Mes mains cramponnèrent le bas de ma robe pour bloquer leurs tremblements. Tout ce sur quoi je m’étais construite venait de disparaître en fumée. Qui était cette mère que jamais je ne connaîtrais? Comment aurait été ma vie si elle m’avait élevée? Ces questions resteraient sans réponse et ça me navrait. J’aurais encore préféré ne pas être informée de son existence.

Je fermai les yeux et me vidai la tête pour me calmer.

Lorsque je fus prête, je pris le chemin du retour.

 

 

**

 

Même si je me levais dans moins de trois heures, j’inspectai le contenu du carton que j’avais étalé sur mon canapé-lit dès que je fus rentrée.

Il n’y avait pas grand-chose : des stylos, une lampe torche, un sac à main et un livre. Sa reliure en vélin aux motifs de fleurons dorés ne renfermait que des pages vierges.

Dans le fourre-tout, je dénichai un calepin où étaient notées les coordonnées d’un notaire et les miennes, et un passeport d’origine japonaise, encore valable cinq ans, au nom de Marie-Neige Rakuen.

Sur la photo, ses joues étaient creusées. La maladie l’avait certainement amaigrie. Ses cheveux auburn expliquaient la provenance de mes reflets roux. Je compris que mes yeux en amande venaient d’elle, et non pas de mon père adoptif.

Je dégotai un cliché de moi dans l’une des poches du portefeuille. Haute comme trois pommes, assise sur ma balançoire, je souriais de toutes mes dents. Ce jour-là, ma mère adoptive m’avait habillée d’une robe rose de princesse et fait deux couettes. Un diadème avec une étoile mauve ornait ma tête.

Je ne trouvai aucune information sur mon père biologique.

N’apprenant rien de plus, je regroupai ses affaires et les rangeai.

Je me recroquevillai sur le clic-clac et repensai aux derniers événements. Regretterais-je de ne pas aller au funérarium? C’était ma mère, mais elle était une inconnue pour moi. Je ne savais pas quoi faire.

En larmes, je cogitais et ne parvenais pas à dormir.

Peu à peu, la fatigue eut finalement l’ascendant sur moi.

 

 

**

 

«Himiko! Himiko! Pardonne-moi!»

Je hurlai et me redressai dans mon lit. Mon cœur battait à tout rompre dans ma poitrine et mon corps transpirant avait trempé les draps. Des larmes roulaient sur mes joues. Ce cauchemar m’avait glacé le sang. Ma vraie mère s’excusait de m’avoir abandonnée. Elle était si maigre que le vent aurait pu l’emporter. Pieds nus, portant une robe bleu électrique asymétrique en tulle, elle s’avançait vers moi en souriant. Elle m’avait pris les mains, quand soudain, sa peau s’était mise à fondre. Son visage s’était déformé et ses yeux étaient sortis de leurs orbites. Devenue un squelette dépourvu d’âme, je l’avais repoussée rudement. Son corps sans chair avait touché le sol et volé en éclats.

Mon subconscient cherchait-il à me guider?

Réalisant qu’il n’était que trois heures, je programmai un message à ma mère. Je lui demandai si elle et mon père voulaient bien m’accompagner au funérarium.

Je me levai. Mon alarme sonnerait d’ici peu et je ne voyais pas l’intérêt de m’attarder au lit.

Au travail, je racontai chaque détail à mon amie. Elle fut stupéfiée, mais elle me soutint et me promit de venir aussi.

La journée passa rapidement. La blonde avait essayé de me remonter le moral en faisant le pitre. De légers sourires s’étaient esquissés sur mon visage, mais la douleur était encore trop présente pour que je réussisse à sourire avec entrain.

Je récupérai mon portable, que j’avais laissé dans mon casier. Ma mère avait répondu à mon SMS. J’étais rassurée, demain, je ne serais pas seule.

 

**

 

 

Le lendemain, je mis des vêtements noirs qui me paraissaient plus appropriés pour cette rencontre particulière au funérarium. Mon maquillage sombre se mariait avec ma robe, qui descendait jusqu’aux genoux.

J’enfilai une paire de bottes et retrouvai Mélusine qui faisait le planton en bas de l’immeuble.

Elle s’était proposé de me prendre en voiture. Ça m’enlevait une épine du pied, je ne me sentais pas de conduire.

Mes parents, quant à eux, s’y rendraient directement.

Lorsque nous arrivâmes, nous constatâmes que nous étions les premières.

Ne voulant pas entrer sans mes parents dans le bâtiment sinistre, nous patientâmes à l’extérieur.

Quelques minutes plus tard, ils nous rejoignirent enfin.

Ma mère, ouvrière dans une imprimerie, devait tout juste sortir du boulot, parce qu’elle avait toujours ses chaussures de sécurité aux pieds. À l’inverse de mon père, elle ne pouvait pas s’éclipser quand bon lui semblait et n’avait par conséquent pas pu se changer. Ses yeux verts, qui d’habitude tranchaient avec son teint blanc, étaient rouges. Avait-elle pleuré?

Mon père avait l’air à l’étroit dans son costume noir trop petit pour lui, comme s’il avait rétréci au lavage. Pas étonnant, vu sa carrure impressionnante. Ses mains immenses étaient ce qui me surprenait le plus sur lui. Je supposais qu’il avait hérité des gènes de boxeur de son arrière-grand-père.

— Vous attendez depuis longtemps? interrogea ma mère.

— Non, ne t’inquiète pas.

— Allons-y, avisa mon père.

Mes jambes, qui refusaient de pénétrer dans l’établissement mortuaire, s’alourdirent. Si je passais le seuil de la porte, je verrais ma mère biologique et je ne savais pas si j’étais prête à affronter son corps sans vie.

Mon amie et ma mère prirent ma main et me sourirent, comme pour m’aider à franchir cet obstacle invisible, qui me coinçait dehors.

Lorsque mon pied droit s’engagea dans le funérarium, la pression grandit d’un coup. Je ne pouvais plus reculer.

Mon père interpella l’employé funéraire. Son corps étique et son teint blafard faisaient froid dans le dos. Ce poste lui convenait parfaitement. Je restai en retrait avec ma mère et la blonde.

Le croque-mort se présenta à nous et nous invita à le suivre.

Nous nous engouffrâmes dans un couloir qui me paraissait étroit et interminable.

Plus nous avancions, plus je me sentais oppressée et voulais faire demi-tour.

Un vertige s’empara de moi, mais je luttai pour ne pas m’effondrer.

L’homme ouvrit une porte sur la gauche. Je m’arrêtai. Le cercueil trônait sur un socle, au fond de la salle. Les poils de mes bras se hérissèrent et mon corps se figea. Cet espace opprimant me terrorisait.

— Je… je ne peux pas…

— Marie-Neige a besoin que tu lui dises adieu, affirma mon père.

Ma mère posa sa main sur mon épaule.

— Respire, ma chérie.

Mélusine la copia.

— Courage, Himiko.

Leurs regards insistants m’encouragèrent. D’un pas chancelant, j’entrai et m’approchai du cercueil.

Ma mère avait été lavée et habillée. En remarquant son visage maquillé et ses longs cheveux lisses coiffés, j’avais imaginé une seconde qu’elle se réveillerait. Ses yeux et sa bouche étaient clos. Ses oreilles n’étaient pas légèrement pointues comme les miennes. Mes parents adoptifs m’avaient certifié que cette anomalie n’était pas génétique. Et si c’était le cas? Venait-elle de mon vrai père?

Je ne connaissais pas ma mère, mais c’était pourtant elle qui m’avait mise au monde. Je lui ressemblais, je mentirais si je le niais. Appréciait-elle les mêmes choses que moi? Avait-elle des passions que nous aurions pu partager? Regrettait-elle son geste de désespoir? Malheureusement, je n’aurais pas de réponse à mes questions.

Et si elle avait baratiné mes parents? Si elle n’avait jamais été malade? Après tout, elle prétendait qu’elle ne pouvait pas m’élever à cause de sa maladie, mais qu’est-ce qui l’empêchait de faire ma connaissance? Ça ne tenait pas. Ce n’était qu’une excuse bidon pour se débarrasser de moi! Si elle ne voulait pas de gosse, pourquoi ne pas avoir avorté? Pourquoi avoir eu une fille si c’était pour la jeter comme un vulgaire déchet? Et elle croyait qu’elle se rachèterait en filant du pognon à mes parents? Non, elle n’était rien pour moi, une étrangère tout au plus.

Le sang me monta à la tête, je ne me maîtrisais plus. Il fallait que je lui balance tout ce que je pensais d’elle.

— Tu n’existes pas pour moi! Si tu m’aimais vraiment, alors pourquoi refusais-tu de me rencontrer! Pourquoi!

Je ne contrôlais plus mes nerfs. Des larmes de rage perlaient sur mes joues. À ce moment-là, je m’étais enfermée dans une bulle de rancœur, faisant abstraction de tout ce qui m’entourait.

— Tu n’aurais pas dû renoncer aussi facilement! Tu aurais dû te battre! Tu es la pire mère qu’un enfant puisse avoir!

Mon cœur souffrait à en exploser. Je noyai mon chagrin dans les bras de mes parents qui m’avaient rejointe.

Mes larmes se mêlèrent aux leurs. Nos sanglots faisaient écho dans la pièce. Jamais je n’avais demandé à vivre ça.

Quand je fus calmée, après avoir mouillé le costume de mon père et le haut de ma mère, je leur chuchotai que je voulais partir.

Nous sortîmes alors du funérarium. La pluie s’abattait avec force sur la chaussée. L’atmosphère s’était refroidie. Je claquais des dents et bougeais sur moi-même pour me réchauffer.

Mon père se tourna vers moi et m’interrogea.

— Demain, ce sera l’incinération. Souhaites-tu y aller?

— Je… je ne sais pas.

— Himiko, ce sera son dernier hommage. Il faut que tu y assistes, insista ma mère.

Ses yeux en larmes m’imploraient. Je capitulai. Nous nous retrouverions donc là-bas le lendemain. Mélusine me récupérait au studio. Ma mère me remercia. Nous nous embrassâmes et nous quittâmes sur le parking. Mon amie me déposa.

J’étais restée muette tout le long du trajet, repensant à mon comportement au funérarium. Ma réaction avait peut-être été excessive, mais je ne concevais pas que l’on rompe tout contact avec son enfant. Qu’elle se soit séparée de moi était une chose, ne pas vouloir me voir en était une autre. Avait-elle eu réellement une once d’amour pour moi? Ou appréhendait-elle mon regard face à son corps malade?

Ces émotions intenses m’avaient épuisée, je ne tardai pas à me coucher.

Je redoutais l’incinération. Parviendrais-je à contenir ma colère cette fois-ci?

 

 

 

**

Le lendemain, la blonde passa me prendre. Mes parents étaient déjà là.

Nous entrâmes dans le crématorium.

On nous emmena dans une salle aux tons clairs où des gens bavardaient. Qui étaient-ils? Des amis à ma mère? Des membres de sa famille? De simples collègues? Leurs regards emplis de tristesse et de pitié, qui nous braquaient, me mettaient mal à l’aise.

Le soleil qui traversait les baies vitrées apportait de la chaleur à la pièce et me permettait d’oublier la présence de ces inconnus.

Un portrait de ma mère était posé sur un chevalet, à droite du cercueil aux poignées argentées. Sur la photo, elle rayonnait. Elle semblait me dire «je suis là, je te protégerai, quoi qu’il arrive».

Des pétales de roses étaient à disposition dans une corbeille en osier.

Nous nous installâmes au premier rang. Le maître de cérémonie fit son éloge funèbre et diffusa la musique instrumentale qu’avait choisie ma mère biologique. La douce mélodie envahit la salle jusque-là silencieuse. Ma mère avait l’air secouée en l’écoutant. Lui rappelait-il des souvenirs communs avec ma vraie mère?

Le maître de cérémonie fit ensuite signe à mes parents de se placer devant le pupitre.

Ma mère commença. Elle s’accrochait pour ne pas craquer, mais ses yeux humides reflétaient sa peine.

D’une main tremblotante, elle attrapa le micro et entama son discours.

— Marie-Neige, ange descendu du ciel, tu nous as confié ta fille…

Les mots sortaient péniblement de sa voix étranglée. Son visage pâle, quasi fantomatique, la rendait presque invisible.

Elle reprit son souffle et continua.

— Tu as sacrifié ton amour maternel…

Elle ne put se retenir et sanglota. La voir dans cet état m’attristait. Je me mordis la lèvre et plantai mes ongles dans mes cuisses pour ne pas céder à mon tour. Mon père ne montrait rien, il n’était pas du genre à s’afficher.

Je voulais me joindre à eux, mais mes jambes étaient paralysées.

Ma mère épongea ses larmes avec un mouchoir et poursuivit son monologue.

— Le jour où tu m’as laissé Himiko, tétanisée, tu…