Le misérable petit tas de secrets d’un père - Guy Penaud - E-Book

Le misérable petit tas de secrets d’un père E-Book

Guy Penaud

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Beschreibung

Albert Modiano est le père du romancier Patrick Modiano. Ce dernier en parle souvent dans ses romans. Ayant rompu tous liens avec son fils, le destin troublant de cet homme mérite qu’on s’y arrête. Tous les biographes de l’écrivain ont rarement essayé de cerner la véritable personnalité de ce père. Retracer son existence permet de découvrir le « misérable petit tas de secrets » d’un personnage romanesque et déconcertant, mais aussi d’explorer sous un nouveau jour l’œuvre de Patrick Modiano.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Président de l’Institut Eugène Le Roy, Guy Penaud est chevalier de la Légion d’honneur, chevalier des Arts et Lettres et historien. Dans cet ouvrage, il tente de cerner la personnalité et le destin hors du commun du père du romancier Patrick Modiano, souvent évoqué par ce dernier dans ses romans.

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Guy Penaud

Le misérable petit tas de secrets d’un père

© Lys Bleu Éditions – Guy Penaud

ISBN : 979-10-377-9367-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

- André Malraux et la Résistance (préface de Jacques Chaban-Delmas), Éditions Pierre Fanlac, 1986 ;
- L’énigme Seznec, Éditions de La Lauze, 2006 ;
- Le Tour de France de Lawrence d’Arabie, Éditions de La Lauze, 2008 ;
- L’Inspecteur Pierre Bonny - Le policier déchu de la « gestapo française » du 93, rue Lauriston, Éditions L’Harmattan, 2011 ;
- De Gaulle - Pétain. L’affrontement du printemps 1940, Éditions L’Harmattan, 2012 ;
- Yves Guéna - Le parcours d’un gaulliste historique, Éditions Sud-Ouest, 2012 (Prix spécial de l’Académie nationale des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Bordeaux) ;
- Oradour-sur-Glane - Un jour de juin 1944 en enfer, La Geste Éditions, 2014 ;
- Pour en finir avec l’affaire Robert Boulin, Éditions L’Harmattan, 2014 ;
- L’Itinéraire merveilleux d’une « Enfant de Marie » : sainte Bernadette Soubirous, Édilivre, 2017 ;
- Le Maudit mois de juin 1943 de Jean Moulin, Édilivre, 2020 ;
- Moi, Lawrence d’Arabie à la recherche de Richard Cœur de Lion en France, Les livres de l’Îlot, 2022 ;

Le Tueur de la pleine lune, L’affaire Francis Leroy, Les livres de l’Îlot, 2022 ;

- Joséphine Baker ou la Résistance en chantant, Les livres de l’Îlot, 2023 ;
- Les Évidences de l’affaire Omar Raddad, Édilivre, 2023.

Pour l’essentiel, l’homme

est ce qu’il cache :

un misérable petit tas de secrets.

André Malraux, Les Noyers de l’Altenburg, 1943

Avant-propos

Albert Rodolphe Modiano est le père du romancier Patrick Modiano, prix Nobel de Littérature 2014, couronné pour « l’art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l’Occupation », comme l’ont exprimé l’Académie suédoise et son secrétaire perpétuel Peter Englund, qualifiant l’auteur de « Marcel Proust de notre temps ».

Le père de l’écrivain fut également prénommé simplement Albert ou Alberto. Il est même arrivé qu’on l’appelle Aldo (notons qu’Aldo est le prénom donné au père du narrateur dans Livret de famille, œuvre de Patrick Modiano). Mais dans les documents officiels du monde des affaires et même dans ses courriers personnels, il s’est très souvent nommé « Albert Rodolphe Modiano ».

Sa personnalité troublante m’a longtemps hanté après la lecture des ouvrages de son romancier de fils. En effet, ce dernier l’a évoqué dans de nombreux écrits en même temps que de multiples personnages, dont ceux liés à la bande du 93, de la rue Lauriston (Paris XVIe), des « mauvais garçons », selon lui. En effet, Patrick Modiano s’est particulièrement inspiré de ce groupe de truands criminels. Il est même allé jusqu’à se faire photographier devant la façade du « 93 » pour Le Figaro lors de la sortie de La Place de l’Étoile « […] comme s’il retournait sur les lieux de son crime. » On pourrait parler à ce sujet de véritable obsession de l’auteur pour la « Gestapo française » de la bande Bonny-Lafont.

Son père fut en contact durant ces années sombres avec plusieurs protégés d’Henri Chamberlin, dit « Henri Lafont », le patron du « 93 », Edmond Delehaye, son secrétaire, Louis dit « Eddy » Pagnon, son chauffeur, et la maîtresse de ce dernier, Sylviane d’Abrantès. Il avait rencontré ces personnages peu recommandables dès 1939.

Il fut aussi en relation, durant l’Occupation, avec l’officier allemand Hermann Brandl, le roi du marché noir parisien. Celui-ci était l’un des patrons de Lafont et des bureaux d’achat de l’Abwehr, le service de contre-espionnage allemand. Albert Rodolphe Modiano fut l’un des courtiers de ces officines discrètes. Il eut aussi l’occasion de croiser la reine du marché noir, la comtesse Mara Tchernycheff, nom que Patrick Modiano a remanié en « Maria Tchernychev » dans Un pedigree1. Séparée de son mari, la vedette de la chanson Henri Garat, elle fut un temps la maîtresse du truand reconverti en collaborateur zélé, Henri Lafont !

Le père du romancier côtoya en outre, en particulier à Paris, durant ces sombres années, d’autres personnes peu scrupuleuses.

Puis la paix revenue, Albert Rodolphe Modiano poursuivit, en même temps, une vie sentimentale agitée et des activités mystérieuses d’administrateur de sociétés dans le monde entier, à l’ombre d’un personnage énigmatique, le banquier Georges Schiff-Giorgini.

Retracer sa vie, truffée de mystères, fut pour moi un véritable défi. Tous les biographes du Nobel ou exégètes de l’œuvre de Patrick Modiano, qui ont évoqué l’existence du père du romancier, ont rarement essayé de cerner son véritable parcours. Ils se sont simplement fiés aux écrits de son fils. Or, il est souvent arrivé que les faits ou les personnages qu’il a évoqués dans ses nombreuses œuvres ne correspondent pas toujours à la vérité. En effet, il est parfois très difficile de distinguer ce qui s’est réellement passé de ce qui a été imaginé sous la plume de l’écrivain, et parfois dans le même ouvrage. N’a-t-il pas reconnu : « J’ai toujours pensé que les données autobiographiques devenaient intéressantes si on y injectait de la fiction. » Ajoutant : « On ne peut être tout à fait honnête avec soi-même, et il est aisé d’oublier ou de gommer des choses de sa propre vie. […] l’injection de fiction permet de s’adresser aux autres, de communiquer avec le lecteur, de rendre les choses plus frappantes pour quelqu’un d’extérieur. »2

Dès lors, il me restait à partir à la recherche du destin de ce père avec qui Patrick Modiano, adolescent, eut tant de mal à communiquer. Il est même allé jusqu’à le rejeter définitivement de sa vie d’homme, affirmant, en outre, ignorer où il repose aujourd’hui, la mort l’ayant frappé, hors de France, vers la fin des années soixante-dix.

Une jeunesse difficile

Albert Rodolphe Modiano est né le 22 janvier 1912 à Paris (IXe arrondissement) au domicile parental, un bel immeuble de pierre de six étages, construit 6, square Pétrelle, au fond de ce qui n’est qu’une impasse ouverte en 1902. On y accède par la rue du même nom.3

Son acte de naissance, conservé au Service de l’état civil de la mairie du IXe arrondissement de Paris, est ainsi rédigé :

« L’an mil neuf cent douze, le vingt-quatre janvier à deux heures du soir.

Acte de naissance de Albert Rodolphe Modiano, du sexe masculin, né le vingt-deux janvier courant à huit heures du soir, chez ses père et mère, 6 square Pétrelle ; fils de Jacob Modiano, âgé de quarante-quatre ans, négociant, et de Henriette Lévy, âgée de trente-sept ans, sans profession, mariés.

Dressé par nous, Jean-Frédéric Roux, adjoint au maire, officier de l’état civil du neuvième arrondissement de Paris, sur la présentation de l’enfant et la déclaration du père, en présence de : Sabatino Cohen, âgé de trente-sept ans, perceur de pierres fines, 34 rue Rodier, et de Raphaël Dessigno, âgé de trente-trois ans, voyageur de commerce, 6 rue Seveste, qui ont signé avec le déclarant et nous, après lecture. »

Ses parents, Jacob (il fut aussi prénommé Jacques dans divers actes administratifs), Modiano et Henriette Lévy, s’étaient mariés le 30 janvier 1905 à Paris (IXe). La publication des bans avait été faite les 15 et 22 janvier 1905. Le père du marié, Abraham Modiano, avait donné son accord au mariage aux termes d’un acte, établi le 25 décembre 1904, par le grand rabbin de la communauté juive d’Alexandrie (Égypte). Le marié était domicilié 58, rue La Fayette (l’immeuble fait angle avec le passage des Deux-Sœurs), et la mariée 82, rue d’Hauteville, voies situées dans le IXe arrondissement de Paris. Les quatre témoins furent L. Strauss, G. Rothschild et I. Lob, négociants, ainsi que I. Modiano, banquier. Les deux mariés étaient donc de confession juive.

On notera, avec curiosité, que cette même année 1912 est né, dans le même IXe arrondissement de Paris, un autre « Albert Modiano », précisément le 2 novembre, de Guido et de Corinne Fernandez, domiciliés 63, rue de Dunkerque, déclaration de naissance faite en particulier en présence d’Hector Modiano, employé à la Régie des Tabacs ottomans à Salonique (Turquie) !

Orphelin à quatre ans, Albert Rodolphe Modiano n’a pas véritablement connu son père, Jacob Modiano (1867-1916). Celui-ci était un aventurier. Juif sépharade d’Alexandrie (Égypte), il est né en Salonique (aujourd’hui Thessalonique, en Grèce) le 3 avril 1867 d’Abraham Modiano et Gioia Serano. Sans que l’on puisse être plus précis, il aurait été marié en premières noces à une nommée Cattaui, d’une famille d’origine égyptienne. Après une première vie, au début de 1890, à Caracas, au Venezuela, où il s’intéressa au commerce de perles de l’île Margarita et où il dirigea un bazar, Jacob s’était établi, en 1903, comme antiquaire à Paris, 5, rue de Châteaudun (IXe). On trouve aujourd’hui à cette adresse un coiffeur, Pomme cannelle, un institut de beauté, L’Île de Beauté, et un restaurant, Le Podium. À Paris, il était inscrit au consulat d’Espagne en tant que sujet espagnol.4En effet, il faut savoir que les autorités espagnoles considéraient les Séfarades de Thessalonique, descendants des Juifs vivant en Espagne avant 1492, avec beaucoup de bienveillance. En 1924, le gouvernement de Miguel Primo de Rivera (1870-1930) ne leur avait-il pas accordé systématiquement la nationalité espagnole ? Curieusement, Patrick Modiano signale5 qu’il conserve plusieurs passeports de son grand-père, mais aussi un certificat, dressé à Caracas en 1894, attestant qu’il était membre de la Société protectrice des animaux.

On ignore les circonstances et le lieu précis de la disparition de Jacob Modiano. Certes, les tables décennales de la mairie du Xe arrondissement de Paris6 font mention du décès le 10 juillet 1916 – quelques jours après le déclenchement de la bataille de la Somme, l’affrontement le plus sanglant de la Grande Guerre –, d’un nommé Jacob Madiano (sic), qui semble être le même personnage. Mais on ne trouve aucune trace de la mention de sa mort dans les actes de décès de l’année 1916 des mairies des IXe ou Xe arrondissements de Paris. En revanche, dans L’Univers israélite n° 46 du 21 juillet 1916, il est fait mention du décès de « Jacob Modiano, 49 ans, cité d’Hauteville, 3 ». Et le journal Le Temps, daté du 12 juillet 1916, annonce que : « Les obsèques de M. J. Modiano se feront mercredi 12 du courant réunion à trois heures et demie, cité d’Hauteville, 3. Ni fleurs ni couronnes. »

La mère d’Albert Rodolphe Modiano, Henriette Lévy, est née le 1er juillet 1874 à Saint-Pierre-lès-Calais, ancienne commune absorbée par Calais (Pas-de-Calais) en 1885, de William Lévy, fabricant de tulle, et d’Emma Goldstein, demeurant route de Boulogne à Saint-Pierre-lès-Calais7. Elle appartenait, selon Patrick Modiano, « par son père, à une famille juive anglo-américaine, et par sa mère à une famille juive de Francfort. »

On notera que si le père d’Albert Rodolphe Modiano est né à l’étranger (à Salonique, en Grèce), en revanche, sa mère, Henriette Lévy, est née en France (à Saint-Pierre-ès-Calais). Ce fait a son importance, car selon les dispositions de la loi du 26 juin 1889, la nationalité française pouvait être reconnue à toute personne née en France dont au moins l’un des parents était également né en France. Albert Rodolphe Modiano était donc de nationalité française, grâce à sa mère.

Il fut élevé à Paris par sa mère dans un certain abandon, avec sa sœur aînée, Stella Yvonne, née le 27 novembre 1907 à Paris, rue La Fayette, et son jeune frère cadet, Elia Raphaël, dit « Ralph », né le 19 novembre 1913 à Paris, square Pétrelle (IXe), d’abord à cette adresse, puis cité d’Hauteville (Xe). Cette voie publique du quartier de la porte Saint-Denis en forme de T se terminait en impasse contre le mur de clôture de l’ancienne prison Saint-Lazare8; elle débute au 82, rue d’Hauteville et se termine au 51, rue de Chabrol. À cette adresse se trouvait anciennement l’immeuble du Grand Occident de France,ligue antisémite et antimaçonnique française créée par Jules Guérin (1860-1910), journaliste antidreyfusard, antisémite et anti-franc-maçon. Il y soutint, avec une douzaine d’hommes armés, du 13 août au 20 septembre 1899, un siège mémorable contre la police, à l’issue duquel elle finit par les arrêter. D’où l’expression « fort Chabrol ».

Est-ce un hasard si, dans Catherine Certitude, Patrick Modiano évoque une danseuse française, installée à New York (USA), qui se souvient de son enfance entre une mère elle-même danseuse (Louisa Colpeyn, la mère de l’écrivain, le fut dans sa jeunesse) et un père, prénommé Albert (comme le père de l’écrivain), qui négocie des « affaires commerciales » d’une légalité parfois douteuse (comme Albert Rodolphe Modiano), à Paris, rue d’Hauteville ? Or, on se rappelle que la Cité du même nom débute au n° 82. En outre, dans Un pedigree, le romancier cite les « Établissements Gérin », « 74, rue d’Hauteville », dirigés par son oncle Ralph. À cette adresse furent domiciliés, au moins jusqu’à la guerre 14-18, un négociant en fournitures pour modes, de confession juive, Eugène Israël Lion, et, plus tard, son parent Jacques Lion (1888-1944). Industriel et grand bibliophile, ami très proche d’Anatole France (1844-1924), Jacques Lion fut arrêté le 5 mai 1944 à Lyon. Il avait commis l’imprudence de quitter sa résidence du Buzançais pour se rendre auprès de sa fille qui allait accoucher. Il est mort à Auschwitz (Pologne) le 2 juin 1944. Jacques Lion ne figure pourtant pas dans le livre Mémorial des déportés de France.9 Toutefois, il est mentionné dans le Journal Officiel du 17 mai 2008 comme étant bien mort en déportation le 2 juin 1944 à Auschwitz10.

Dans Livret de famille, Patrick Modiano a écrit que sa grand-mère, en 1917 (c’est-à-dire après le décès de son mari), les Allemands bombardant alors Paris, avait emmené ses trois enfants du côté d’Enghien-les-Bains (Val-d’Oise), chez l’un de ses parents, un certain James Lévy, qui fut arrêté un jour et disparut. Mais « est-ce du côté d’Enghien, d’ailleurs ? » s’est demandé Patrick Modiano11. Quant au nommé James Lévy, aucune trace de ce personnage dans le livre Mémorialdes déportés de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation, ou dans le Journal Officiel.

Albert Rodolphe Modiano ne passa pas le baccalauréat12, même s’il fut un temps pensionnaire au collège Chaptal, 45, boulevard des Batignolles dans le VIIIᵉ arrondissement, en face de la station du métro Rome et des voies ferrées de la gare Saint-Lazare. Il y fut pensionnaire : « Même le samedi et le dimanche », aurait-il confié plus tard à son fils. En outre, celui-ci a écrit : « S’il attachait tant d’importance aux études, c’est que lui n’en avait pas fait et qu’il était un peu comme ces gangsters qui veulent que leurs filles soient éduquées au pensionnat par les “frangines” ».13

Le goût des affaires

Abandonnant prématurément ses études, Albert Rodolphe Modiano fut dans sa jeunesse, étant encore mineur (il avait à peine 15 ans !), à la tête d’opérations financières qui tournèrent mal.

« Un jour, mon père m’avait confié, a écrit Patrick Modiano, qu’il fréquentait lui aussi, à dix-huit ans, le quartier des Écoles. Il avait tout juste assez d’argent pour prendre en guise de repas un café au lait et quelques croissants au Dupont-Latin, établissement situé boulevard Saint-Michel, à l’angle de la rue des Écoles (VIe). Les serveurs de ce café avaient des vestes blanches, des pantalons noirs et des nœuds papillon.Des fauteuils et des chaises en rotin accueillaient les nombreux consommateurs. C’était le lieu de rendez-vous des zazous parisiens des années 1930. Cheveux longs quand l’heure était aux crânes rasés des militaires, vêtements trop longs, parapluie fermé toujours à la main pour montrer qu’ils ne se prenaient pas au sérieux, ces jeunes gens provocateurs, pour la plupart issus de familles aisées, revendiquaient leur amour du jazz et leur défiance vis-à-vis des autorités.14

Les archives de la Banque nationale de crédit, créée en 1913 (à la suite de la décision prise le 26 février 1932, en assemblée générale extraordinaire, sous les auspices des autorités politiques et des institutions consulaires, sur les décombres de la BNC fut constitué un nouvel établissement le 18 avril 1932, la Banque nationale pour le commerce et l’industrie), et dont le siège social était situé 16, boulevard des Italiens à Paris (IXe), évoquent une partie des activités d’Albert Rodolphe Modiano. En effet, cet établissement bancaire entendait obtenir en justice « la nullité de toutes les opérations effectuées par le demandeur (Albert Rodolphe Modiano) à l’agence de Montparnasse de 1927 à 1932, en raison de son état de minorité. »15

En outre, vers 1930, Albert Rodolphe Modiano aurait franchi, paraît-il, en fraude, les octrois ceinturant Paris (ils ne furent définitivement supprimés que par la loi no 379 du 2 juillet 1943 du gouvernement Pierre Laval (1883-1945) portant « suppression de l’octroi à la date du 1er août ») pour se livrer au trafic d’essence, marquant ainsi déjà un certain intérêt pour l’industrie pétrolière.

Dans le même temps, en 1931 (ou l’année suivante), si l’on en croit Patrick Modiano, il aurait demandé à un directeur de la Banque de Saint-Phalle, dont les bureaux se trouvaient 9, rue Boissy-d’Anglas, dans le VIIIe arrondissement de Paris, de le soutenir pour des opérations « financières ». Ayant usé d’une force de persuasion peu commune, la banque lui aurait accordé sa confiance. Mais cette nouvelle affaire aurait mal tourné, comme beaucoup d’autres l’avaient déjà fait auparavant ou le feront par la suite. Mais est-on certain que les démarches entreprises par Albert Rodolphe Modiano auprès de la Banque de Saint-Phalle, au début des années 1930, sont réelles ? La banque ce nom fondée aux USA fut ruinée à la suite du krach boursier de 1929 et Alexandre de Saint-Phalle ne créa, en France, qu’en 1941, la banque en nom collectif sous la dénomination SociétéAlexandre de Saint-Phalle et Cie au 9 de la rue Boissy d’Anglas à Paris. Peut-être Patrick Modiano fut-il inspiré, lorsqu’il fit état d’une banque de ce nom, par Catherine dite « Niki » de Saint-Phalle (1930-2002), fille d’André Marie Fal de Saint-Phalle (1906-1967), artiste en vogue dans la seconde moitié du XXe siècle ?

Est-ce dans le cadre de ces opérations qu’Albert Rodolphe Modiano aurait séjourné, en 1933, à plusieurs reprises à Londres, lors de la création de la société Bravisco Limited qui fut enregistrée le 17 mars de cette même année ? Cette société possédait une usine à Leather (comté de Surrey, en Angleterre) pour fabriquer des fils en viscose. D’abord appelée « soie artificielle », puis « rayonne » en 1924, la viscose avait été créée pour répondre à la demande de tissus semblables à la soie, mais plus économiques. Après la crise de 1929, la viscose était devenue plus largement répandue, particulièrement en lingerie. On ignore quel rôle a pu jouer Albert Rodolphe Modiano (il n’avait alors que 21 ans !) au sein de la Bravisco Ltd,société au capital de 125 000 livres dirigée par Sir Sydney Martyn Skinner (1864-1941), président dans son pays, depuis 1922, de la Chambre de commerce du textile et président du célèbre magasin Barkers of Kensington en 1914.

Après ces premiers échecs, Albert Rodolphe Modiano se serait lancé, toujours selon son fils, dans le pétrole : en effet, il se serait occupé, dans les années 1937-1939, d’affaires liées à l’exploitation du pétrole roumain avec un nommé Enriquez, dans la Société Royalieu. La Roumanie était alors un grand pays producteur de pétrole (le 3e !).

Mais est-ce bien vrai ?

Selon les Annales de l’Office des combustibles liquides de 1938, il y avait bien les Établissements S.E. Modiano, ayant leur siège 154, boulevard Haussmann à Paris avec pour dirigeants E.V. Modiano et E. S. Modiano et dont l’objet social était l’importation de « gasoline », mais point de trace d’Albert Rodolphe Modiano, du nommé Enriquez ou de la Société Royalieu.

Certes, selon son fils, Albert Rodolphe Modiano, alors qu’il était en garnison à Angoulême en 1939 ou 1940, se serait fait adresser par son frère Ralph le périodique LeCourrier des Pétroles. Mais aucune trace d’un certain Enriquez ni d’une Société Royalieu dans les archives commerciales françaises n’a été retrouvée. Seul lien hypothétique : la société Royal Dutch et le général Alberto Enriquez Gallo (1894-1962), nommé, le 23 octobre 1937, par les militaires, chef suprême de l’Équateur, pays producteur de pétrole. Simple coïncidence ou élément déclencheur de l’intérêt d’Albert Rodolphe Modiano pour le pétrole, le deuxième Congrès mondial du pétrole, organisé par l’Association française des techniciens du pétrole, siégea à Paris du 14 au 19 juin 1937.

« Il parlait avec un léger accent parisien – celui de la cité d’Hauteville –, et il employait, de temps en temps, des mots d’argot. Mais il pouvait inspirer confiance à des bailleurs de fonds, car son allure était celle d’un homme aimable et réservé, de haute taille, et qui s’habillait de costumes très stricts. » Pour les affaires, oubliée l’allure des zazous.16

Portant beau, il retrouvait alors ses amis au nouveau restaurant de l’hôtel Bohy-Lafayette, square Montholon (IXe), dont la majestueuse entrée principale était surmontée d’un élégant dôme coiffé d’un clocheton, ou aux bars du faubourg Montmartre, le Luna Park et le Cadet, sans doute non loin de la rue Cadet (IXe), où se trouvent les Temples du Grand Orient de France.

L’ancien préfet Gérard Bélorgey (1933-2015) a évoqué ces années un peu folles : « Il était, dans les années trente, de ces jeunes gens des Boulevards avec beaucoup d’idées, de projets, de blagues et peu d’argent, côte à côte, sur des photos pâlies, le copain préféré de mon père, débarquant ensuite souvent rue de Charonne où mes parents demeurèrent un moment. Si copains que Maurice Bélorgey (1911-1976) le choisit, lui, Albert Modiano, pour être mon parrain. »17

De ce fait, est-ce un hasard si Patrick Modiano évoque dans l’un de ses romans, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, la rue de Charonne (Paris XIe), où demeurait une intrigante jeune femme, à la robe de satin noir ornée d’hirondelles jaunes, aux activités « spéciales », Chantal Grippay ?

Enfin, Albert Rodolphe Modiano serait devenu, juste avant la guerre, si l’on en croit également son fils Patrick, gérant d’une boutique de bas et de parfums, située 71, boulevard Malesherbes à Paris (XVIIe). L’immeuble est situé, à mi-chemin entre le parc Monceau et la gare Saint-Lazare. On trouve aujourd’hui à cette adresse une agence immobilière, L’Immobilier International, et une boutique de cigarettes électroniques Vapostore.

Pendant toutes ces périodes, Albert Rodolphe Modiano aurait fréquemment changé de lieux d’habitation : un manège du bois de Boulogne dont l’écuyer était l’un de ses amis d’enfance, en 1937 au dernier étage d’un immeuble de couleur sable avec des fenêtres-hublots du boulevard d’Inkermann à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine), en 1939 une chambre au 33, de la très chic avenue Montaigne (VIIIe) – habitait à cette adresse Fernand Vandérem, auteur dramatique, romancier et critique littéraire (1864-1939) –, une autre chambre à l’hôtel Terminus, près de la gare Saint-Lazare, qu’il aurait quittée sans payer (cet hôtel est devenu aujourd’hui le Hilton Paris Opera, 108, rue Saint-Lazare (VIIIe)), un appartement rue Frédéric-Bastiat (VIIIe), une pension de famille de la rue Roquépine (VIIIe) et peut-être une chambre dans l’hôtel Victor-Emmanuel III (aujourd’hui hôtel Beauchamps), 24, rue de Ponthieu (VIIIe), tous ces derniers logis étant situés à Paris.

Cette errance frénétique dénote une certaine instabilité, peut-être un besoin de brouiller les pistes, alors qu’il cherchait sa voie, peut-être soucieux d’échapper à ses créanciers ou de trouver un bon filon dans le monde des affaires.

À la même époque, sa mère, née Henriette Lévy, est décédée. Non pas « en 1937 dans une pension de famille de la rue Roquépine où il (Albert Rodolphe Modiano) avait logé quelque temps avec son frère Ralph », comme l’a écrit Patrick Modiano dans Un pedigree18, mais le 22 février 1938 à Clichy (La Garenne) (Seine, aujourd’hui Hauts-de-Seine), 106, boulevard de Lorraine. C’était alors l’adresse du nouvel hôpital Beaujon. L’acte de décès mentionne, en revanche, qu’elle était domiciliée 33, avenue Montaigne à Paris (VIIIe), l’un des domiciles de son fils Albert Rodolphe.19 Pourtant, dans Livret de famille, Patrick Modiano a écrit que sa grand-mère demeurait, dans les années trente, rue Léon-Vaudoyer, dans le VIIe arrondissement.20

La mobilisation

Quand la « drôle de guerre » éclata, Albert Rodolphe Modiano était dans une situation financière délicate. Pour preuve, le fait qu’il fut dans l’obligation d’engager avec son frère un lustre au mont-de-piété (en fait le Crédit municipal de Paris).

Il fut alors mobilisé – le premier jour de la mobilisation générale fut le samedi 2 septembre 1939 – au 41e régiment d’artillerie divisionnaire, formation équipée de canons de 75 m/m hippotractés. Cette unité fut commandée du 6 décembre 1939 au 7 juin 1940 (date de sa mort) par le lieutenant-colonel Marie Pierre Gaston François de Lassus-Saint-Geniès (1883-1940), puis, à compter de cette dernière date, par le chef de bataillon Roger-Pierre-Fernand Remazeilles (1889-1991), qui avait publié, en 1936, à l’usage des officiers de réserve d’artillerie, des candidats au brevet de chef de section et des candidats EOR, un ouvrage sur les « Problèmes d’artillerie avec leurs solutions expliquées ».

L’ordre de mobilisation d’Albert Rodolphe Modiano était ainsi rédigé : « Le porteur de cet ordre de mobilisation voyagera gratuitement par chemin de fer. Il emportera de chez lui des vivres pour un jour et son casque, s’il en possède un. Il se présentera, porteur du présent titre, à la gare la plus proche de son domicile immédiatement et sans délai et sera tenu de prendre le train qui lui sera indiqué par le chef de gare. Il descendra du train gare d’Angoulême et se mettra aussitôt à la disposition du poste de police qui le fera diriger sur Quartier Fayolle (la caserne de l’unité). Il aura grand intérêt à se munir des objets ci-après dont la valeur lui sera remboursée à son arrivée au corps : une ou deux paires de brodequins, 2 chemises en flanelle coton, 2 caleçons en flanelle coton, 2 paires de chaussettes laine, 2 mouchoirs, 2 serviettes-toilette, 2 étuis-musettes, 1 paire de bretelles, 1 cuiller, 1 fourchette. »

Une fois revêtu de son uniforme, on ignore s’il fut envoyé dans le nord-est de la France, comme la plupart des rappelés de son régiment, incorporé à la 23e division d’Infanterie commandée par le général Joseph Charles Robert Jeannel (1883-1954), division faisant partie de la VIIe Armée. Son unité est signalée, d’abord à Lauterbourg, en Alsace (fin août 1939), puis à Forbach (Moselle) (mai 1940), à Saint-Quentin (Aisne) (juin 1940), et, au moment de la débâcle, à Orléans (Loiret), Gien (Loiret) et, enfin, à Châlus (Haute-Vienne), lorsque l’Armistice intervint.

On lui remit à l’issue des combats, ainsi qu’à ses camarades d’infortune, un ordre du jour imprimé, daté du 24 juin 1940, du général d’armée Aubert Frère (1881-1944), qui avait conduit le repli de la VIIe armée au sein du groupe d’armée n° 3 jusqu’au 25 juin :

Officiers, sous-officiers, soldats. La guerre se termine sans que la VIIe armée ait été battue.

Attaqués sur la Somme et sur l’Ailette par un ennemi disposant d’une supériorité écrasante en Aviation et en engins blindés, vous n’avez pas cédé.

Ces durs combats ont été suivis de la douloureuse épreuve de la retraite. L’avance de l’ennemi sur nos deux flancs nous menaçant d’encerclement, il a fallu, pour échapper à son étreinte, opérer un repli de 400 km. Je connais les efforts surhumains que vous avez dû fournir. Si je vous les ai demandés, c’est pour éviter la honte et les misères d’une capitulation en pleine rase campagne.

Vous connaissez les causes de nos échecs. Le Maréchal Pétain, le glorieux vainqueur de 1918, vous les a indiquées.

Soldats de la VIIe Armée, vous représentez une force contre laquelle l’ennemi s’est brisé et qu’il n’a pu dissocier. Il faut que les vôtres le sachent, quand vous rentrerez dans vos foyers.

Je décide donc que tout combattant, ayant pris part aux opérations du 5 au 24 juin et resté en armes dans son unité, recevra la Croix de guerre.

Maintenant, refaites vos forces et demeurez, comme dans la bataille et dans la retraite, groupés autour de vos chefs. C’est, aujourd’hui, plus nécessaire que jamais.

Soldats de la VIIe Armée, conservez le cœur fier et la tête haute : vous n’avez pas connu la défaite.

Le général Frère

Albert Rodolphe Modiano fut démobilisé à Angoulême (Charente), son régiment, qui avait terminé son repli à Châlus, dans le Limousin, ayant été dissous le 6 août 1940. On ignore s’il fut de ceux qui reçurent la Croix de guerre.

Son fils a signalé, de son côté, qu’il s’était « échappé d’une caserne d’Angoulême, cernée par les Allemands ». La 2e SS-Division Verfügungstruppe (troupe spéciale d’intervention) Das Reich, commandée par le Generalleutmant der Waffen-SS Paul Hauser (1880-1972), appuyée par des unités de la Wehrmacht, était en effet entrée dans la capitale charentaise à partir de 10 heures du matin, par l’avenue de Cognac, le lundi 24 juin 1940, soit deux jours après la signature de l’armistice dans la forêt de Rethondes, à Compiègne (Oise). Ce fut donc ce jour-là qu’Albert Rodolphe Modiano aurait pris la fuite. Impossible de savoir si cette évasion est inventée ou si elle est réelle, d’autant que l’on sait que tous les militaires français faits prisonniers le 24 juin 1940 à Angoulême (on évoque un chiffre de 10 à 20 000) furent laissés libres quelques jours plus tard par l’occupant.

Un juif traqué

Après sa démobilisation, Albert Rodolphe Modiano se rendit aux Sables-d’Olonne (Vendée) où il séjourna jusqu’en septembre 1940. Il faut savoir que, du fait des conventions d’armistice, le département de Vendée était également en zone occupée. Là, il retrouva son ami Henri Lagroua et deux de leurs amies, une certaine Suzanne et Gysèle Hollerich21. Cette dernière était danseuse au Bal Tabarin, établissementalorssitué 36, rue Victor-Massé, dans le IXe arrondissement de Paris, au pied de Montmartre, et qui ferma ses portes en 1961.

Dès son retour à Paris, à la fin de l’été 1940, Albert Rodolphe Modiano habita avec son frère Ralph, chez l’amie de ce dernier, une Mauricienne qui avait un passeport anglais. L’appartement était situé 5, rue des Saussaies (VIIIe), « à côté de la Gestapo », a précisé Patrick Modiano. En effet, c’est au no 11 de cette même rue que fut implanté, de 1940 à 1944, le siège de la Sipo (police de sûreté) – SD (service de sécurité). Ce service répressif comprenait en particulier la section IV, plus connue sous le nom de Gestapo. De nombreux interrogatoires musclés et tortures eurent lieu dans ses locaux. La Mauricienne était obligée de se présenter chaque semaine au commissariat du quartier, avenue de Selves (aujourd’hui avenue du général-Eisenhower) du fait de son passeport anglais. Par la suite, la Mauricienne fut internée plusieurs mois à Besançon (Doubs), dans la caserne Vauban, puis à partir du 1er mai 1941 à Vittel (Vosges), dans le Centre d’internement pour prisonniers civils britanniques et canadiens.22

Albert Rodolphe Modiano ne se déclara pas dans un service administratif comme il en avait l’obligation, selon un texte publié le 27 septembre 1940 par l’administration militaire allemande en France occupée. Cette ordonnance était relative au statut des Juifs en zone occupée. Elle précisait en effet dans son article 3 : « Toute personne juive devra se présenter jusqu’au 20 octobre 1940 auprès du sous-préfet de son arrondissement, dans lequel elle a son domicile ou sa résidence habituelle, pour se faire inscrire sur un registre spécial. La déclaration du chef de famille sera valable pour toute la famille. »

Albert Rodolphe Modiano se procura une attestation du Consulat d’Argentine en France (en date du 15 juillet 1941) mentionnant qu’au cours de la Guerre 14-18 les archives de la mairie de Salonique (où séjournaient alors 50 000 Juifs, 12 500 orthodoxes et 12 000 musulmans) avaient été entièrement détruites lors de l’incendie de la ville les 18 et 19 août 1917. Il espérait pouvoir ainsi vivre à Paris sous sa véritable identité.

Patrick Modiano recueillit en outre, en 1976, cette confidence de Flory Nardus : son père se serait caché pendant un mois dans un immeuble de style Art nouveau, 14, rue Chalgrin, dans le XVIe arrondissement, bâtisse à la façade mariant pierre de taille et brique, dont l’implantation en « L » dégageait deux petites jardinières ; ce fut l’un des domiciles du couple Hayakawa-Nardus, dont on reparlera. Durant ce séjour, il n’osa passortir de la maison parce qu’il n’avait aucun papier régulier et qu’il craignait les rafles. Patrick Modiano parle, dans Livret de famille, d’une petite maison au fond d’une cour.

L’ancien préfet Gérard Bélorgey, dont le père était au Stalag IV-B, un camp pour prisonniers de guerre géré par la Wehrmachtpendant la Seconde Guerre mondiale, situé à 48 kilomètres au nord-ouest de Dresde, sur la commune de Mühlbergdans l’ancienne province de Halle-Merseburg(aujourd’hui dans le land de Brandebourg)23, a également évoqué cette période de la vie d’Albert Rodolphe Modiano : « Si copains (Maurice Bélorgey, le père de Gérard, né le 2 mars 1911 à Paris, et Albert Rodolphe Modiano) que c’est à ma grand-mère paternelle, Blanche, alors concierge rue de l’Échiquier (XIe),tandis que mon père était en Stalag, qu’Albert a laissé sous l’Occupation, une valise et une malle à cacher jusqu’à de meilleurs jours pour les Juifs. Jusqu’au départ des Allemands, je crois qu’on n’a jamais entendu parler de lui, avant qu’il ne revienne on ne sait d’où […] »24

Au cours du premier trimestre 1942, Albert Rodolphe Modiano entra dans la clandestinité à la suite d’une opération de police. Elle eut lieu un soir de février25ou mars 194226, la date variant selon les ouvrages de Patrick Modiano. Il fut arrêté vers 22 h 30 dans un restaurant de la rue de Marignan (VIIIe), le Saint-Moritz, presque à l’angle de l’avenue des Champs-Élysées, près du cinéma Biarritz. Selon ce qu’a précisé Patrick Modiano dans Fleurs de ruine et Livret de famille, il fut arrêté par des policiers français duService de Police aux Questionsjuives, plus communément appelé Police aux Questions juives (PQJ). Ce service, créé par arrêté du ministre de l’Intérieur Pierre Pucheu (1899-1944) le 19 octobre 1941 et dissous par arrêté du 5 juillet 1942, était situé 8, rue Greffulhe (VIIIe). Il fut dirigé par le commissaire de police Jacques Schweblin (1901-1945). Cet antisémite convaincu, militant du Parti populaire français de Jacques Doriot - entré à la Préfecture de police en 1921, commissaire de police en 1928, commissaire principal en mai 1941, responsable de la SEC (Section d’enquête et de contrôle) en zone occupée après la dissolution de la Police aux Questions juives et démissionnaire en février 1943 - fut arrêté par les Allemands à cette époque pour détournement de fonds (« trafic avec les internés » selon eux). En fait, lui et ses hommes dépouillaient de leurs biens les personnes internées au camp de Drancy (aujourd’hui en Seine-Saint-Denis). Il fut ensuite déporté et serait arrivé à Buchenwald (Allemagne) le 14 mai 1944, après être passé par Compiègne (Oise). Il serait mort le 14 février 1945 au camp de Buchenwald. D’autres sources affirment qu’il serait mort lors d’un bombardement à Weimar le 9 février 1945. Il portait alors le numéro de déporté 53 470.27On ne trouve toutefois pas trace de son nom dans aucun des convois à destination de Buchenwald mentionnés dans le livre Mémorial des déportés de France.

L’arrestation d’Albert Rodolphe Modiano, dont on recense plusieurs variantes dans l’œuvre de son auteur de fils, aurait pu conduire son père au camp d’internement de Drancy (aujourd’hui en Seine-Saint-Denis) ou à Compiègne (Oise) puis dans un camp de concentration. Il réussit à s’échapper, soit en « profitant d’une minuterie éteinte » au siège du service de la rue Greffulhe, soit sur intervention d’un membre de la bande de la rue Lauriston28. « Après sa fuite, a écrit Patrick Modiano, mon père se cache sous l’escalier d’un immeuble de la rue des Mathurins (dans laquelle aboutit la petite rue Greffulhe), en essayant de ne pas attirer l’attention du concierge. Il y passe la nuit à cause du couvre-feu. Le matin, il rentre 5 rue des Saussaies. »29

Sa relation d’alors, Hella Hartwich – « Hela H. » dans Un pedigree30