Le Monsieur de San Francisco - Ivan Bounine - E-Book

Le Monsieur de San Francisco E-Book

Ivan Bounine

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Beschreibung

Ce recueil contient, outre le célèbre Monsieur de San Francisco, quelques-unes des meilleures nouvelles d'Ivan Bounine, premier écrivain russe à recevoir le prix Nobel de littérature en 1933 : Un compatriote, Frères, Hotami, Les Rêves de Tchang, Le Fils, Un souffle, Un soir de printemps, Le Prophète Elie, Aglaé, La Grammaire de l'amour, Propos nocturnes, Une belle existence, Bouche close, La Mort.​​

Traduction de Maurice Parijanine, 1922.

EXTRAIT de Le Monsieur de San Francisco

Un monsieur de San Francisco — personne à Naples ni à Capri n’a retenu son nom — se rendait dans l’Ancien Monde pour deux années entières, avec sa femme et sa fille, sans autre but que de se distraire.
Il croyait fermement avoir le droit de prendre du repos, de se donner de l’agrément, de faire un long voyage avec tout le confort désirable ; et Dieu sait ce qu’il s’accordait encore ! Ce qui l’affermissait dans cette conviction, c’était, d’abord, qu’il était riche, ensuite qu’il ne faisait que d’entrer dans la vie, bien qu’âgé de cinquante-huit ans. Jusqu’à présent il n’avait point vécu, tout au plus avait-il existé, d’une manière à vrai dire très sortable, mais en tournant, quoi qu’il en fût, toutes ses espérances vers l’avenir. Il avait travaillé sans relâche — et les coolies qu’il embauchait par milliers savaient fort bien ce que parler ainsi voulait dire ! — jusqu’au jour où, considérant ce qui était fait, il vit que c’était déjà beaucoup, qu’il allait presque de pair avec ceux que, jadis, il avait pris pour modèles : et c’est alors qu’il se donna campos.
Chez les gens de sa sorte, il était d’usage de débuter dans les plaisirs par une tournée en Europe, dans l’Inde, en Égypte. Il décida d’en faire autant. C’était lui-même, certes, qu’il prétendait, avant tout, dédommager du labeur de tant d’années ; mais il s’en réjouissait, par la même occasion, pour sa femme et pour sa fille. Sa femme ne s’était jamais révélée particulièrement impressionnable ; mais, voire, toute Américaine sur l’âge est une voyageuse passionnée. Quant à sa fille, demoiselle plutôt mûre et quelque peu maladive, un déplacement était pour elle de toute nécessité : sans parler des avantages qu’il offrait au point de vue santé, faut-il oublier que l’on a parfois, en courant le monde, d’heureuses rencontres ?

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

On y retrouve "l'âme russe" dans certaines mais d'autres sont inspirées par les voyages faits par l'auteur et particulièrement par l'art spirituel hindou. - Feanora, Babélio

À PROPOS DE L'AUTEUR

Ivan Bounine, né à Voronèje en 1870, était déjà célèbre en Russie quand la révolution de 1917 lui fit prendre le chemin de l’exil. Installé en France de 1920 à sa mort en 1953, il fut le premier écrivain russe à obtenir le Prix Nobel de littérature, en 1933.

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BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

— LITTÉRATURE RUSSE —

Ivan Bounine

Бунин Иван Алексеевич

1870 – 1953

LE MONSIEUR

DE

SAN FRANCISCO

et autres nouvelles

Traduction de Maurice Parijanine, 1922.

© Bibliothèque russe et slave, 2018

© Maurice Parijanine, 1922, 2018.

© The Bunin Estate, 2018.

Couverture : Konstantin GORBATOV, Capri (1935)

LE MONSIEUR DE SAN FRANCISCO

Господин из Сан-Франциско — 1915

Væ, væ Babylon, civitas ilia fortis !

Apocalypsis.

UN monsieur de San Francisco — personne à Naples ni à Capri n’a retenu son nom — se rendait dans l’Ancien Monde pour deux années entières, avec sa femme et sa fille, sans autre but que de se distraire.

Il croyait fermement avoir le droit de prendre du repos, de se donner de l’agrément, de faire un long voyage avec tout le confort désirable ; et Dieu sait ce qu’il s’accordait encore ! Ce qui l’affermissait dans cette conviction, c’était, d’abord, qu’il était riche, ensuite qu’il ne faisait que d’entrer dans la vie, bien qu’âgé de cinquante-huit ans. Jusqu’à présent il n’avait point vécu, tout au plus avait-il existé, d’une manière à vrai dire très sortable, mais en tournant, quoi qu’il en fût, toutes ses espérances vers l’avenir. Il avait travaillé sans relâche — et les coolies qu’il embauchait par milliers savaient fort bien ce que parler ainsi voulait dire ! — jusqu’au jour où, considérant ce qui était fait, il vit que c’était déjà beaucoup, qu’il allait presque de pair avec ceux que, jadis, il avait pris pour modèles : et c’est alors qu’il se donna campos.

Chez les gens de sa sorte, il était d’usage de débuter dans les plaisirs par une tournée en Europe, dans l’Inde, en Égypte. Il décida d’en faire autant. C’était lui-même, certes, qu’il prétendait, avant tout, dédommager du labeur de tant d’années ; mais il s’en réjouissait, par la même occasion, pour sa femme et pour sa fille. Sa femme ne s’était jamais révélée particulièrement impressionnable ; mais, voire, toute Américaine sur l’âge est une voyageuse passionnée. Quant à sa fille, demoiselle plutôt mûre et quelque peu maladive, un déplacement était pour elle de toute nécessité : sans parler des avantages qu’il offrait au point de vue santé, faut-il oublier que l’on a parfois, en courant le monde, d’heureuses rencontres ? Il arrive bien, en effet, qu’on soit assis à table, ou qu’on lorgne des fresques, côte à côte avec un milliardaire !

L’itinéraire fut établi par le monsieur de San Francisco sur une vaste échelle. En décembre et janvier, il comptait se délecter au soleil de l’Italie méridionale, aux monuments de l’Antiquité, il pensait goûter les charmes de la tarentelle et des sérénades données par des chanteurs ambulants, il espérait connaître ce qui, à cet âge, affecte un homme d’une façon particulièrement délicate — l’amour des petites Napolitaines, s’il le fallait même, pas absolument désintéressé ; il passerait le carnaval à Nice, à Monte-Carlo où se rassemble, à cette époque, l’élite de la société — cette même élite de qui dépendent tous les bienfaits de la civilisation : la coupe des smokings et la solidité des trônes et les déclarations de guerre et la prospérité des hôtels ; là certains s’adonnent avec fureur aux courses d’autos et aux régates, d’autres à la roulette, d’autres encore à ce que l’on nomme le flirt, d’autres enfin au tir aux pigeons dont, au sortir de la boîte, l’envolée soudaine est si jolie par-dessus un gazon d’émeraude, devant une mer couleur de myosotis, et qui s’abattent bientôt, blanches pelotes, contre terre ; il voulait consacrer les premiers jours de mars à visiter Florence ; pour la Semaine Sainte, il se rendrait à Rome, afin d’y entendre le Miserere ; il entrait aussi dans ses plans de voir et Venise, et Paris, et une corrida à Séville, et les bains de mer aux îles anglaises, et Athènes, et Constantinople, et la Palestine, et l’Égypte, et même le Japon — cela, bien entendu, sur la voie du retour... Et tout alla d’abord parfaitement.

On était fin novembre et, jusqu’à proximité de Gibraltar, on avait fait route tantôt à travers des ténèbres glaciales, tantôt sous des rafales de neige à demi fondue ; mais la traversée s’effectuait à merveille, et même sans roulis, les passagers étaient nombreux et tous gens de haute volée, le paquebot — c’était la fameuse Atlantide — offrait toutes les commodités des plus somptueux hôtels européens — bar de nuit, hammam, journal édité à bord — et les fonctions vitales s’y accomplissaient avec une ponctualité irréprochable : on se levait de bon matin, au son d’une trompe qui éclatait dans les corridors, à l’heure profondément obscure encore où, si lent et si maussade, le jour commençait à poindre sur le désert des eaux vertes et grises, lourdement remuées dans la brume ; on endossait un pyjama de chaude flanelle, on buvait du café, du chocolat, du cacao ; on se plongeait ensuite dans une baignoire de marbre, on faisait de la gymnastique, pour stimuler l’appétit et se mettre en belle humeur, on procédait à sa toilette de jour et l’on allait au petit déjeuner ; jusqu’à onze heures il était de règle d’arpenter, d’un air guilleret, les ponts, en humant la piquante fraîcheur de l’océan, ou bien de faire une partie de shaffle-board ou de tout autre jeu, afin de stimuler, derechef, l’appétit, et, à onze heures, de se refaire avec des tartines et du bouillon : après s’être ainsi restauré, c’était un plaisir de lire le journal et d’attendre tranquillement le second déjeuner, plus substantiel encore et plus varié que le premier ; les deux heures qui venaient ensuite étaient consacrées au repos ; tous les ponts s’encombraient alors de chaises longues où gisaient les voyageurs enveloppés de plaids, contemplant le ciel nébuleux et les crêtes écumantes, un instant entrevues par-delà le bord, ou bien somnolant doucement ; vers cinq heures, rafraîchis, ragaillardis, on leur faisait absorber du thé fort et aromatique, avec des petits fours ; à sept, on annonçait, à coups de trompe, le dîner, composé de neuf plats... Et c’est alors que le monsieur de San Francisco, poussé par un afflux d’énergie, courait, en se frottant les mains, à sa splendide luxe-cabine, pour s’habiller.

Chaque soir, les étages de l’Atlantide écarquillaient, dans les ténèbres, d’innombrables yeux, semblait-il, des yeux de flamme, et des multitudes de gens, dans l’entrepont, cuisiniers, plongeurs, sommeliers et autres, redoublaient d’efforts fébriles. L’océan qui se mouvait derrière les cloisons était, certes, redoutable, mais personne ne songeait à cela ; on se fiait absolument au pouvoir qu’avait sur cet être le capitaine, homme roux, d’une taille et d’une corpulence herculéennes, qui, paraissant perpétuellement en proie au sommeil, évoquait, dans son uniforme cousu de larges galons d’or, l’image de quelque idole monumentale, et ne faisait que de rares apparitions hors de ses mystérieux appartements ; dans la hune, la sirène hurlait de minute en minute, lugubre comme l’enfer, et glapissait avec une étrange fureur ; mais ceux qui soupaient ne l’entendaient guère, car ses cris étaient assourdis par les sons d’un excellent orchestre à cordes qui remplissait délicieusement, infatigablement, son rôle, dans la salle immense, très haute de plafond, ornementée de marbre, tapissée de velours, salle de gala, inondée de feux par des lustres de cristal et des girandoles dorées, bondée de dames décolletées, endiamantées, et de messieurs en smoking, de laquais bien découplés et d’obséquieux maîtres d’hôtel : et, parmi ceux-ci, il y en avait même un, celui qui ne recevait de commandes que pour les vins, qui portait au cou une chaîne, comme un vrai lord-maire. Le smoking rajeunissait beaucoup le monsieur de San Francisco. Sec, de petite taille, mal tourné mais solidement bâti, bichonné, satiné, avivé à souhait, il était là, assis dans le rayonnement doré et nacré de ces lambris, devant une bouteille de johannisberg ambré, devant d’innombrables verres et petits verres du grain le plus fin, devant un bouquet frisé de jacinthes frisées. Il y avait du mongol dans sa face jaunâtre, aux moustaches argentées, taillées de près ; des plombages d’or étincelaient parmi ses grosses dents ; comme un ivoire ancien sa forte tête chauve brillait. Richement vêtue, mais convenablement pour son âge, sa femme était de belle taille, d’aspect large et placide ; compliquée, mais légère et diaphane, la mise de la fille ne manquait pas d’une ingénue franchise ; c’était une grande et svelte demoiselle, aux cheveux magnifiques, adorablement coiffée, dont l’haleine exhalait un arôme de pastilles à la violette ; elle avait de jolis petits boutons roses près des lèvres et aussi entre les omoplates, un tantinet poudrées...

Le souper durait deux heures entières, après quoi l’on ouvrait un bal dans la salle aménagée à cet effet ; et, pendant qu’on sautait, les hommes — parmi lesquels se trouvait, cela va sans dire, le monsieur de San Francisco —, jambes en l’air, statuaient, d’après les dernières nouvelles du monde politique et de la Bourse, sur le sort des peuples, fumaient, à en devenir cramoisis, des havanes, et s’abreuvaient de liqueurs dans le bar où les garçons étaient des nègres, vêtus de camisoles rouges et dont les yeux ronds ressemblaient à des œufs durs. L’océan, derrière la cloison, roulait, en grondant, de noires montagnes, la tourmente sifflait aigrement dans les agrès appesantis, le paquebot tremblait tout entier dans son effort pour enfoncer et le vent et ces montagnes, comme un soc rejetant à droite et à gauche leurs houleuses masses, qui tantôt bouillonnaient, tantôt érigeaient très haut des queues écumantes ; dans une angoisse mortelle, étouffée par la brume, la sirène geignait ; les vigies, à leur poste sur la hune, grelottaient et, dans une contention d’esprit surhumaine, finissaient par délirer ; c’étaient les entrailles mêmes, les ténébreuses et ardentes entrailles de la géhenne, c’était son dernier, son neuvième cercle, que le ventre sous-marin de ce navire, là où ronronnaient sourdement les fournaises géantes, dont les gueules embrasées dévoraient les monceaux de houille qu’y déversaient, avec fracas, des hommes nus jusqu’à la ceinture, trempés d’une sueur corrosive et dégoûtante, rubéfiés à la flamme ; cependant que, dans le bar, l’on mettait les pieds sur les bras des fauteuils, l’on dégustait à petits coups du cognac et des liqueurs, l’on baignait en des flots suaves de fumée et l’on s’abandonnait aux charmes d’une causerie quintessenciée ; cependant qu’au bal tout étincelait, tout rayonnait de lumière, de chaleur et de joie, cependant que les couples tournaient avec la valse ou se tortillaient avec le tango — et que la musique, obstinée, d’une voluptueuse mélancolie, implorait une grâce, la même, toujours la même... Il y avait, parmi cette foule brillante, un ambassadeur, petit vieillard sec et réservé ; il y avait un richard, rasé, effilé, d’un âge indéterminé, qui ressemblait à un prélat et portait un frac démodé ; il y avait un illustre littérateur espagnol ; il y avait une beauté célèbre dans tous les mondes, légèrement défraîchie toutefois et d’une moralité peu enviable ; il y avait une élégante paire d’amoureux que tous observaient avec curiosité et qui ne dissimulait pas son bonheur : lui ne dansait qu’avec elle, ne chantait — et fort bien — qu’accompagné par elle, et, dans toutes leurs façons d’agir, il y avait tant de charme que, seul, le capitaine en pouvait savoir le fin mot : c’était, grassement payé par le Lloyd pour jouer l’amour, un couple qui, depuis longtemps déjà, faisait des traversées, tantôt sur un navire et tantôt sur un autre.

À Gibraltar, tout le monde fut réjoui par le soleil, c’était comme un début de printemps ; à bord de l’Atlantide, parut un nouveau passager qui excita l’intérêt général — le prince héritier d’une couronne asiatique, voyageant incognito, petit homme qui avait l’air d’être tout en bois, quoique agile en ses mouvements, large face, yeux bridés, portant lunettes d’or, quelque peu déplaisant à regarder parce que ses moustaches, fortes et noires, laissaient entrevoir la peau comme celles d’un mort ; au demeurant, gentil, simple et discret. Dans la Méditerranée, on eut la sensation d’un retour d’hiver, la lame avançait grosse et bigarrée, telle une queue de paon, avec des crêtes blanches comme neige, puis, dans une lumière éclatante, sous un ciel parfaitement pur, on la vit, soudain, s’éparpiller, et ce fut, enjouée et véhémente, volant de front, la tramontane... Deux jours plus tard, le ciel se mit à pâlir, l’horizon s’embruma : la terre approchait, on aperçut Ischia, Capri ; la jumelle permettait de voir, tout ainsi que des morceaux de sucre étalés au pied de quelque chose d’un bleu foncé, Naples ; et au-dessus de Naples et au-dessus de cette chose bleue, vagues et mortes, blafardes de leurs neiges, s’alignaient de lointaines montagnes. Il y avait beaucoup de monde sur les ponts, bon nombre de ladies et de gentlemen avaient déjà revêtu de légères pelisses en poil retourné ; des boys chinois, imperturbables, dont le parler n’était jamais qu’un chuchotement, bancroches adolescents dont les nattes, d’un noir de bitume, pendaient jusqu’aux talons et qui avaient, comme des fillettes, des cils très fournis, traînaient nonchalamment vers les coupées des plaids, des cannes, des valises et des nécessaires en peau de crocodile... La fille du monsieur de San Francisco se tenait à côté du prince, qui, par un heureux hasard, lui avait été présenté la veille au soir, et elle faisait semblant d’examiner, attentivement, un point éloigné que lui indiquait celui-ci : et le prince donnait des explications, racontait quelque chose très vite, à voix basse ; avec sa petite taille, il avait l’air d’un gamin parmi les autres voyageurs ; il n’était pas beau du tout, il était bizarre — lunettes, melon, paletot anglais, le poil clairsemé de ses moustaches semblable à du crin de cheval, la peau basanée et fine de sa plate figure comme tendue et légèrement vernie —, mais la demoiselle l’écoutait et, d’émoi, ne comprenait pas ce qu’il lui disait : le cœur de la jeune fille palpitait, saisi d’un transport inconcevable devant cet homme, elle se sentait ivre d’orgueil de ce qu’il était là, à côté d’elle, de ce qu’il s’entretenait précisément avec elle : rien, rien en lui ne ressemblait à ce qu’on trouve dans les autres — ses mains grêles, sa peau nette sous laquelle coulait l’antique sang des rois et même son costume européen, tout à fait simple, mais d’une propreté, aurait-on dit, toute particulière, tout cela renfermait d’inexplicables attraits, faisait appel à une tendre exaltation. D’autre part, le monsieur de San Francisco, coiffé d’un haut-de-forme, chaussé de guêtres grises sur des bottines vernies, couvait des yeux la beauté célèbre, qui se trouvait près de lui, grande blonde merveilleusement faite, aux yeux maquillés selon la dernière mode de Paris, qui tenait en laisse, par une chaînette d’argent, un toutou minuscule, recoquillé, léché, et lui adressait constamment la parole. Et la fille du monsieur de San Francisco, vaguement gênée, tâchait de ne pas remarquer son père.

Comme tout Américain qui a des moyens, celui-ci était très généreux en voyage ; comme tout Américain qui peut dépenser, il croyait à la complète sincérité, à l’affection, à la sollicitude de ceux qui lui donnaient à boire et à manger, qui, du matin au soir, lui rendaient des services, prévenaient ses moindres désirs, veillaient à la propreté de ses affaires et à sa tranquillité, enlevaient ses bagages, faisaient venir à son intention des portefaix, expédiaient ses malles à l’hôtel. Il en avait été ainsi partout, et aussi pendant la traversée ; ainsi devait-il en être à Naples. Naples grandissait et approchait ; les musiciens, dont les cuivres étincelaient, s’étaient déjà groupés sur le pont et firent éclater, tout à coup, les sons assourdissants d’une marche triomphale ; le capitaine-géant, en grande tenue, parut sur sa passerelle, fit un geste de compliment aux passagers — et le monsieur de San Francisco, exactement comme tous les autres, s’imagina que c’était pour lui seul que tonnait cette marche tant aimée de l’orgueilleuse Amérique, qu’à lui seul s’adressaient les félicitations du capitaine pour cette traversée heureusement achevée. Et lorsque l’Atlantide entra enfin dans le port, accosta le quai de toute sa masse aux nombreux étages, couverte de gens, et quand craquèrent les appontements, que de portiers avec leurs acolytes en casquette à galons d’or, que de commissionnaires de tout genre, de galopins siffleurs et de robustes va-nu-pieds, brandissant des paquets de cartes postales coloriées, se précipitèrent vers lui pour lui offrir leurs services ! Mais lui, toisant avec un sourire dédaigneux ces va-nu-pieds, s’acheminait vers l’automobile de l’hôtel, où le prince pourrait aussi loger, et, calme, proférait entre ses dents, tantôt en anglais, tantôt en italien :

— Go away ! Via !

La vie à Naples prit aussitôt un train régulier : de grand matin, déjeuner dans une morne salle à manger où passait un moite courant d’air venant des fenêtres ouvertes sur une sorte de jardinet rocailleux, ciel nébuleux, ne promettant rien de bon, attroupements de guides aux portes du vestibule ; puis les premiers souris d’un tiède soleil rosé ; du balcon haut perché, vue du Vésuve enveloppé jusqu’à la base par les brillantes vapeurs du matin, vue du golfe aux eaux de perle et d’argent légèrement ondulées et, à l’horizon, du délicat contour de Capri ; en bas, sur le quai gluant, courses de minuscules ânons traînant des charrettes, passage de troupes composées de tout petits soldats marchant d’un air crâne, aux sons d’une fanfare belliqueuse ; puis sortie en automobile, lente circulation dans des enfilades de rues populeuses, étroites et humides, entre de hautes maisons percées de nombreuses fenêtres ; visite des musées, d’une propreté funèbre, où la clarté bien distribuée, agréable même, est pourtant ennuyeuse comme celle des neiges ; ou encore visite des églises, froides, sentant la cire, qui sont toutes les mêmes : portail majestueux, fermé par un lourd rideau de cuir ; à l’intérieur vide immense, silence ; paisibles feux du candélabre à sept branches, rouges au fond du sanctuaire, sur l’autel paré de dentelles ; vieille femme solitaire, parmi des bancs de bois sombre ; dalles tumulaires sur lesquelles le pied glisse, et, enfin, quelque Descente de Croix qui ne manque jamais d’être célèbre ; à une heure, lunch sur le mont San-Martino où se rassemblent, vers midi, bien des gens de la plus haute catégorie, et où il arriva qu’un jour la fille du monsieur de San Francisco pensa pâmer de joie pour avoir cru reconnaître, dans l’assistance, le prince, bien qu’elle sût par les journaux qu’il était, pour quelque temps, à Rome ; à cinq heures, thé à l’hôtel, dans ce salon coquet où il fait si bon, grâce aux tapis et aux flambantes cheminées ; et alors ce sont les préparatifs pour le dîner, c’est, de nouveau, le vacarme puissant, autoritaire, du gong passant par tous les étages ; ce sont, derechef, précédées par des froufrous de soie dans les escaliers, réfléchies dans les glaces, des files de dames décolletées ; derechef, s’ouvre à deux battants l’hospitalière, splendide salle à manger, et voici les musiciens en veste rouge sur l’estrade, et la bande noire des laquais autour du maître d’hôtel, lequel, déployant un prodigieux savoir-faire, verse dans les assiettes on ne sait quelle épaisse soupe rose... Les dîners, ainsi que cela se voit partout, couronnaient la journée ; pour s’y rendre, on s’habillait comme pour aller à la noce, et l’abondance des plats, des vins, des eaux minérales, des friandises et des fruits était telle que, vers les onze heures du soir, les servantes distribuaient dans les chambres des vessies en caoutchouc, pleines d’eau bouillante, pour réchauffer les estomacs.

Cependant le décembre de cette année-là ne fut pas trop heureux pour Naples ; les portiers étaient tout déconcertés quand on leur parlait du temps qu’il faisait et se bornaient, pour excuse, à hausser les épaules, en murmurant qu’ils ne se rappelaient pas avoir vu une année pareille ; ce n’était pourtant pas la première fois qu’il leur fallait murmurer la même explication et alléguer qu’ « il se passait partout quelque chose d’épouvantable » ; sur la Riviera, averses et tempêtes sans précédent, neige à Athènes, l’Etna également enseveli sous les neiges et lumineux la nuit ; de Palerme les touristes, fuyant les frimas, déguerpissaient. Chaque jour, le soleil matinal trompait les espérances des Napolitains : à partir de midi, le temps se mettait au gris, une pluie fine commençait à tomber, qui devenait de plus en plus dense et froide ; alors, les palmiers qui se trouvaient au seuil de l’hôtel brillaient ainsi que du fer-blanc, la ville semblait étroite et sale plus qu’à l’ordinaire, les musées monotones à l’excès ; les mégots des gros cochers, dont les capotes imperméables battaient au vent comme des ailes, exhalaient une atroce puanteur ; les énergiques claquements de fouet de ces automédons, sur des rosses étiques, sonnaient évidemment faux ; la chaussure des « signori » qui balayaient les rails du tramway inspirait l’épouvante, et les femmes, têtes noires découvertes sous la pluie, pataugeant dans la boue, montraient toute la laideur de leurs jambes trop courtes ; inutile de parler de l’humidité, du relent de poisson pourri venant de la mer qui écumait au pied du quai. Le monsieur et la dame de San Francisco eurent entre eux des disputes, chaque matin ; quant à leur fille, tantôt on la voyait toute pâle, souffrant de maux de tête, tantôt, au contraire, ranimée, enthousiaste de toutes choses et, dans ces cas-là, vraiment gentille et belle : ils étaient beaux, ces tendres, ces complexes sentiments qu’avait éveillés en elle la rencontre d’un homme laid, dans les veines de qui coulait un sang différent de tout autre, car, en fin de compte, peut-être n’importe-t-il guère de savoir à quoi précisément est dû l’éveil d’une âme vierge — que ce soit à l’argent, à la gloire, à la noblesse des origines...

Tout le monde assurait qu’à Sorrente, à Capri, les choses allaient bien autrement — qu’il y faisait plus chaud, qu’on y avait du soleil, que les citronniers étaient en fleur, que les mœurs étaient plus honnêtes et le vin moins falsifié. Voilà pourquoi la famille de San Francisco décida de se rendre, avec toutes ses malles, à Capri, afin de visiter l’île, de marcher sur les pierres qui marquent l’emplacement des palais de Tibère, de pénétrer dans les antres fabuleux de la Grotte d’Azur, d’entendre les cornemuseurs des Abruzzes qui, durant tout un mois, avant Noël, vagabondent dans l’île et chantent les louanges de la Vierge Marie, puis de s’installer à Sorrente.

Le jour du départ — oh ! la famille de San Francisco s’en souviendra ! —, même le matin, on n’eut pas de soleil. Une lourde brume recouvrait jusqu’aux soubassements du Vésuve, s’appesantissait, grisâtre, sur la houle plombée de la mer qui se dérobait aux regards à cinq cents mètres. Capri était complètement invisible — comme si elle n’eût jamais existé. Et le petit vapeur qui allait là-bas roulait si fort de bâbord à tribord que la famille de San Francisco gisait à plat sur les divans, dans la misérable cabine-salon de ce vapeur de rien du tout, les jambes entortillées dans des plaids et les yeux clos pour se défendre des haut-le-cœur. Mistress souffrait, croyait-elle, plus que tous ; elle avait succombé déjà plusieurs fois au mal de mer, il lui semblait qu’elle allait mourir, cependant que la chambrière, accourue vers elle avec une cuvette — cette fille qui, depuis de longues années, était ballottée de jour en jour, hiver comme été, sur ces flots, infatigable quand même et toujours serviable à l’égard de tous —, ne faisait que rire. Miss était horriblement pâle et tenait entre les dents une petite tranche de citron ; maintenant rien ne pouvait la réjouir, pas même l’idée d’une rencontre fortuite avec le prince à Sorrente, où celui-ci avait l’intention de passer la Noël. Mister, étendu sur le dos, dans un ample pardessus, sous une large casquette, ne desserra pas une seule fois les mâchoires pendant la traversée ; son visage avait pris une teinte sombre, ses moustaches étaient devenues blanches, il avait un violent mal de tête : durant ces derniers jours, par la faute du mauvais temps, il avait bu beaucoup trop tous les soirs, il avait contemplé beaucoup trop de « tableaux vivants », dans les bouges où s’exerce un libertinage raffiné. Et cependant la pluie cinglait les vitres branlantes, l’eau coulait des fenêtres sur les divans, le vent mugissant faisait craquer les mâts et parfois, avec l’aide d’une lame qui déferlait, mettait le petit vapeur tout à fait sur le flanc, et l’on entendait alors le fracas de quelque chose qui roulait en bas. Aux escales, à Castellamare, à Sorrente, la situation s’améliorait un peu ; mais, là aussi, l’on dansait terriblement, le rivage avec toutes ses crevasses, ses jardins, ses pins, ses hôtels blancs et roses et ses montagnes aux frondaisons vaporeuses, s’élevait et redescendait à la volée derrière les carreaux, comme ce que l’on voit du haut d’une balançoire ; des canots se cognaient aux parois, les matelots et les passagers de troisième classe gueulaient à tue-tête, un bébé, quelque part, jetait les hauts cris comme si on l’écrasait, le vent humide soufflait sous les portes et un gamin, juché sur une barque battant pavillon de l’hôtel Royal, hurlait sans relâche, d’une voix stridente, pour amorcer les voyageurs : « Kgoya-al ! Hôtel Kgoya-al ! » Et le monsieur de San Francisco, se sentant, comme il convenait d’ailleurs, tout à fait vieil homme, songeait déjà avec ennui, avec colère, à tous ces « Royal », « Splendid », « Excelsior », à toutes ces misérables créatures, cupides et puant l’ail, qu’on appelle des Italiens ; une fois, pendant un arrêt, ayant ouvert les yeux et s’étant soulevé sur son divan, il aperçut, sous une falaise rocheuse, un tas de masures si délabrées, si profondément attaquées par la moisissure, si tristement accolées au bord de l’eau, parmi des bateaux, des chiffons innommables, des boîtes en fer-blanc et de brunâtres filets, qu’après s’être dit que c’était là l’authentique Italie dont, naguère, il s’était fait un tableau enchanteur, il se sentit envahir par le désespoir... Enfin, au crépuscule, commença à se rapprocher la sombre masse de l’île, perforée, semblait-il, à la base par de petites flammes rouges ; le vent se fit plus doux, plus chaud et parfumé ; sur les vagues assagies et moirées comme une huile noire, jaillirent, serpents d’or, les reflets des lanternes du débarcadère... Ensuite, avec un bruit de tonnerre et d’éclaboussement, l’ancre s’abattit dans l’eau, on entendit de toutes parts vociférer à qui mieux mieux les bateliers — et, aussitôt, ce fut un soulagement, la cabine-salon brilla d’une clarté nouvelle, l’envie revint de manger, de boire, de fumer, de se mouvoir... Dix minutes plus tard, la famille de San Francisco descendait dans une grande barque et, au bout d’un quart d’heure, prenait pied sur les dalles de la berge ; elle s’installait enfin dans un petit wagon bien éclairé qui, bourdonnant, se mit en devoir de gravir une pente abrupte, dans les vignes, au milieu des échalas, entre des enceintes de pierre dégradées, parmi des orangers mouillés, tordus, parfois protégés par des auvents de chaume, dont les fruits mûrs et le gros feuillage lisse étincelaient au passage et se perdaient aussitôt sous les fenêtres ouvertes du petit wagon... Elle est suave, en Italie, la senteur de la terre après la pluie, et chacune de ses îles embaume à sa manière !

L’île de Capri était humide et sombre, ce soir-là. Mais elle s’anima pour un instant, des lumières s’y montrèrent çà et là, comme d’ordinaire, quand c’est l’heure de l’arrivée du vapeur. Au sommet de la montagne, sur la place, devant la station du funiculaire, se tenait déjà, comme toujours, la foule de ceux à qui incombait le devoir de recevoir dignement le monsieur de San Francisco. Il y avait, pour tout dire, d’autres arrivants, mais ceux-ci ne méritaient aucune attention : c’étaient plusieurs Russes établis à Capri, malpropres et distraits en leurs méditations livresques, portant lunettes, de la barbe, et gardant relevé le col d’un paletot élimé ; c’était une société de jeunes Allemands, aux longues jambes, au long cou, à la tête ronde, costumés à la tyrolienne, avec un sac de toile derrière les épaules, qui n’avaient besoin de personne, se sentaient partout comme chez eux, et très chiches à la dépense. Mais le monsieur de San Francisco, qui se tenait flegmatiquement à l’écart de ceux-ci et de ceux-là, fut tout de suite remarqué. On se précipita pour l’aider, lui et ses dames, à sortir ; on courut devant lui pour lui montrer la route ; il fut, de nouveau, entouré par des gamins et par ces vigoureuses maritornes de Capri qui portent sur la tête les valises et les malles des voyageurs distingués. Sur la petite place, faite comme un décor d’opéra et au-dessus de laquelle se balançait, au vent moite, un globe électrique, on entendit claquer les sabots, en forme de petits bancs, de ces maîtresses femmes ; la cohue des gosses, sifflant comme des merles et faisant la culbute, s’ébranla — et, tel un acteur dans son rôle, au milieu d’eux, le monsieur de San Francisco prit le chemin d’une espèce d’arche médiévale qui reliait deux édifices et au-delà de laquelle formait rampe, vers l’entrée lumineuse d’un hôtel, une ruelle sonore, dominée, à gauche, par un palmier tourbillonnant au-dessus de toits horizontaux et, au zénith, par des étoiles bleues dans le ciel noir... Et, semblait-il encore, ce devait être en l’honneur des hôtes venus de San Francisco que s’animait d’une vie nouvelle cette petite ville de pierre humide, sur un îlot rocheux, en pleine Méditerranée, c’étaient eux qui rendaient si heureux et si affable le patron de l’hôtel, eux et seulement eux qu’attendait le gong chinois qui hurla aussitôt, par tous les étages, son appel au dîner, à peine eurent-ils fait un pas dans le vestibule.

Le propriétaire de la maison vint à leur rencontre et s’inclina avec une politesse recherchée ; c’était un jeune homme extrêmement élégant dont la vue frappa tout d’abord le monsieur de San Francisco : celui-ci, après l’avoir considéré, se rappela subitement que, la nuit dernière, parmi le méli-mélo d’images qui l’avait assailli en songe, il avait précisément discerné un gentleman exactement semblable à celui qui le recevait à présent, habillé d’une jaquette toute pareille, ayant, lui aussi, les cheveux pommadés et méticuleusement peignés. Stupéfait, il fut même tenté de s’arrêter. Mais comme, en son âme, depuis de longues années, rien ne subsistait, pas un soupçon, de ce qu’on a coutume d’appeler sentiments mystiques, son étonnement s’évanouit aussitôt : il parla sur un ton de plaisanterie de cette étrange coïncidence entre le rêve et la réalité, en passant, avec sa femme et sa fille, par le corridor de l’hôtel. Et seule, à ce moment, sa fille jeta sur lui un regard alarmé : l’angoisse étreignit tout à coup son cœur, elle ressentit si fort son isolement, dans cette île étrangère et sombre, qu’elle pensa en pleurer. Néanmoins elle ne dit rien à son père de ce qu’elle éprouvait — car, sur ce sujet, elle se taisait toujours.

Un haut personnage venait de quitter Capri, Régis XVII. Et l’on donna aux voyageurs de San Francisco les appartements qu’il avait occupés. On affecta à leur service la plus jolie et la plus experte des soubrettes, une fille belge, à la taille fine et cambrée dans un corset, coiffée d’un bonnet empesé en forme de petite couronne crénelée ; on leur donna le plus imposant et le plus décoratif des laquais, un Sicilien noir comme charbon, aux yeux de flamme, et le plus débrouillard des garçons, le petit et replet Luigi, impayable farceur, qui avait fait bien des places dans sa vie. Et, une minute plus tard, à la porte du monsieur de San Francisco, frappait discrètement un maître d’hôtel français, venu demander si ces dames et monsieur avaient l’intention de dîner et, dans le cas d’une réponse affirmative, ce dont il était, d’ailleurs, impossible de douter, leur annoncer qu’on servirait, ce soir, de la langouste, du rosbif, des asperges, du faisan, etc., etc. Le plancher dansait encore sous les pieds du monsieur de San Francisco — la faute en était à ce sale petit vapeur italien —, mais monsieur ferma d’abord, sans hâte, de ses propres mains — en s’y prenant mal, à vrai dire, par manque d’habitude —, la fenêtre qui avait claqué à l’entrée du maître d’hôtel et par où s’engouffrèrent les émanations de la cuisine lointaine et des fleurs mouillées du jardin ; puis, posément, nettement, il répondit qu’ils iraient dîner, que leur table devait être placée loin des portes, tout au fond de la salle, qu’ils boiraient du vin du pays et du champagne, modérément sec et très légèrement frappé ; et, à chaque mot qu’il disait, le maître d’hôtel acquiesçait avec les intonations les plus variées, qui toutes signifiaient cependant qu’il n’y avait et qu’il ne pouvait y avoir aucun doute sur la légitimité des désirs exprimés par le monsieur de San Francisco, et que tout serait exécuté ponctuellement. Ces dispositions prises, l’homme inclina la tête et dit avec la plus exquise délicatesse :

— C’est tout, sir ?

Et, sur un « yes » qui tomba lent et grave, il ajouta que, ce soir, on donnerait dans le vestibule la tarentelle, dansée par Carmella et Giuseppe, fameux dans toute l’Italie et « dans le monde des touristes ».

— J’ai vu Carmella sur des cartes postales, dit le monsieur de San Francisco, d’une voix incolore. Et ce Giuseppe, c’est son mari ?

— C’est son cousin, sir, répondit le maître d’hôtel.

Après une pause donnée à la réflexion, mais sans lâcher un mot, le monsieur de San Francisco renvoya ce domestique par un simple signe de tête.

Il se mit à faire, une fois de plus, la toilette d’un homme qui va se marier : il alluma toutes les lampes électriques, remplit toutes les glaces d’un miroitement de lumières, d’objets étincelants, de meubles et de malles largement ouvertes, se rasa, se lava, sonnant de minute en minute, tandis que, par le corridor, retentissaient aussi et se coupaient entre elles d’impatientes sonneries venues des chambres de sa femme et de sa fille. Et Luigi, en son tablier rouge, avec cette agilité particulière à beaucoup de gros hommes, avec des mimiques effarées qui faisaient rire aux larmes les chambrières, elles-mêmes pressées de passer et portant des seaux de faïence, Luigi bondissait comme une balle à l’appel du timbre et, frappant du doigt à la porte avec une timidité affectée, avec une obséquiosité poussée jusqu’à l’idiotie, demandait :

— Ha sonato signore ? (Monsieur a sonné ?)

Et, de l’autre côté de la porte, on entendait une voix nonchalante, éraillée, outrageusement polie :

— Yes, come in...

Que ressentait, que pensait le monsieur de San Francisco en cette soirée pour lui si grosse de conséquences ? Rien de particulier, car, et c’est là le malheur, en ce bas monde, tout ce qui arrive est d’apparence vraiment trop simple. Si même il avait eu le pressentiment de quelque coup du sort, il se serait dit que la chose n’arriverait pas de si tôt ou, du moins, pas immédiatement. En outre, comme tout homme ayant éprouvé les désagréments du roulis, il mourait de faim, il se représentait avec délices la première cuillerée de soupe, la première gorgée de vin, et vaquait aux besognes coutumières de la toilette dans un état d’excitation qui ne lui permettait pas de réfléchir.

Après s’être rasé et lavé, après avoir ajusté dans sa bouche un certain nombre de fausses dents, debout devant les glaces, il humecta et étira, avec des brosses à monture d’argent, ce qui restait d’une abondante chevelure gris perle sur son crâne basané, serra son corps de robuste vieillard, dont une plantureuse nourriture avait grossi la taille, dans un maillot de soie crème, ses pieds osseux et plats dans des bas de soie noire et des escarpins de bal, puis, pliant un instant les genoux, arrangea son pantalon noir, que maintenaient très remonté des bretelles de soie, et sa chemise, d’un blanc de neige, dont le plastron bombait, mit des boutons à ses manchettes lustrées, et, alors, ce fut le supplice qui consiste à attraper, sous le col rigide, le bouton de devant. Le plancher vacillait encore sous lui, il avait très mal au bout des doigts, le bouton mordait parfois fort méchamment la peau avachie dans la cavité qui se trouve sous la pomme d’Adam, mais l’homme était tenace et, à la fin des fins, les yeux tout brillants de l’effort qu’il s’était imposé, la face bleuie par le col trop étroit qui l’étranglait, paracheva victorieusement son œuvre : — il s’assit alors, défaillant, devant un trumeau qui réfléchissait tout entière son image, répétée encore par toutes les glaces qui l’entouraient.

— Oh ! c’est épouvantable !, murmura-t-il en baissant sa forte tête chauve et sans chercher à comprendre ce qu’il y avait là d’épouvantable, sans nulle pensée ; puis, selon une vieille habitude, il se mit à considérer attentivement ses doigts courts, dont la goutte avait durci les articulations, leurs gros ongles convexes, couleur d’amande, et répéta avec conviction :

— C’est épouvantable...

Mais, à ce moment, éclata bien haut, comme dans une pagode, par toute la maison, un second tintement du gong. Se relevant bien vite, le monsieur de San Francisco serra encore davantage son petit col dans une cravate, son ventre dans un gilet échancré, revêtit un smoking, fit ressortir ses manchettes, se contempla encore une fois dans la glace... Cette Carmella, moricaude aux yeux mutins, semblable à une mulâtresse, dans ses atours bariolés où dominait l’orange, devait se trémousser comme pas une, songeait-il. Et, raffermi par cette pensée, il sortit, gagna, en suivant le tapis, la porte de la chambre voisine qu’habitait sa femme et demanda, d’une voix forte, si « c’était pour bientôt ».

— Dans cinq minutes, papa ! répliqua, sonore et déjà gaie, la voix de la jeune fille.

— Parfait ! dit le monsieur de San Francisco.

Et il s’achemina sans hâte, par les corridors et les escaliers, garnis de tapis rouges, cherchant en bas le salon de lecture. Les domestiques qu’il rencontrait se plaquaient contre le mur pour le laisser passer ; lui marchait toujours, sans daigner les voir. Une vieille qui était en retard pour le dîner, déjà voûtée, aux cheveux laiteux, mais décolletée dans une robe de soie gris clair, se dépêchait tant qu’elle pouvait, mais drôlement, comme une poule : il n’eut pas de peine à la dépasser. Près des portes vitrées du restaurant où tout le monde s’était déjà réuni et commençait à manger, il s’arrêta devant une petite table surchargée de boîtes de cigares et de cigarettes égyptiennes, prit un gros manille et jeta trois lires ; en traversant la véranda, il lança un coup d’œil par la fenêtre ouverte : du fond de l’obscurité, une molle bouffée d’air lui souffla au visage, il lui sembla discerner la cime du vieux palmier qui déployait sur les étoiles ses rotins d’apparence gigantesque, il perçut le bruit lointain, monotone, de la mer... Dans le salon de lecture, confortable, paisible, où la lumière ne s’épandait que sur les tables, un Allemand, debout, froissait le papier d’un journal : c’était un vieil homme, chenu, de mise négligée ; il ressemblait à Ibsen avec ses lunettes d’argent toutes rondes et ses yeux fous, stupéfaits. L’ayant froidement considéré, le monsieur de San Francisco s’assit dans un profond fauteuil de cuir, dans un coin, près d’une lampe à l’abat-jour vert, mit son pince-nez, secoua la tête, pour la dégager un peu du col qui l’étranglait, et s’enfouit tout entier dans la feuille du jour. Il parcourut vivement les titres de quelques articles, lut quelques lignes consacrées à la guerre des Balkans qui n’en finissait pas, d’un geste familier retourna son journal — lorsque, subitement, les lignes, devant lui, s’illuminèrent d’un éclat cristallin, son cou se tendit comme par l’effet d’un ressort, ses yeux devinrent énormes, son pince-nez tomba... Il fit un effort pour se dresser, pour aspirer une gorgée d’air — et râla sauvagement ; sa mâchoire inférieure tomba, montrant sa bouche éblouissante de plombages d’or, sa tête roula sur son épaule et fit quelques soubresauts, le plastron de sa chemise se replia, formant gondole — et tout son corps, en un mouvement onduleux, repoussant des talons le tapis, glissa sur le plancher, dans une lutte désespérée.

Si l’Allemand n’avait pas été là, on aurait su s’y prendre, à l’hôtel, pour effacer rapidement jusqu’aux traces de cet épouvantable accident ; en un clin d’œil, sans tambour ni trompette, on aurait empoigné le monsieur de San Francisco, par les pieds et par la tête, et on l’aurait expédié ailleurs, le plus loin possible, et pas une âme, parmi les hôtes, n’aurait connu l’embarras qu’il venait de causer. Mais l’Allemand s’était rué hors du salon en poussant des cris, il avait mis toute la maison, tout le restaurant sens dessus dessous. Beaucoup se levaient précipitamment de table, renversaient les chaises, couraient, pâles, vers la salle de lecture ; en toutes langues retentissaient des « quoi ? qu’est-ce que c’est ? » et personne ne pouvait répondre au juste, personne ne comprenait rien à rien, parce que les gens, jusqu’à ce jour, n’ont cessé de s’ébahir, n’en croient pas leurs oreilles, quand on leur parle de la mort. Le propriétaire se démenait, allait et venait d’un voyageur à l’autre, s’efforçait de retenir ceux qui fuyaient et de les calmer par des assurances hâtives, disant que ce n’était rien, une bêtise, une légère syncope qui avait pris un monsieur de San Francisco... Mais personne ne l’écoutait, plusieurs avaient vu des laquais et des garçons arracher à ce monsieur sa cravate, son gilet, son smoking tout chiffonné et même, on ne savait pourquoi, les escarpins de bal que portaient ses jambes de soie noire aux pieds plats. Et il se débattait encore. Il luttait opiniâtrement contre la mort, refusait absolument de se soumettre à la volonté de celle qui s’était abattue si brusquement et si rudement sur lui. Il secouait la tête, râlait comme un égorgé, roulait des yeux blancs, comme un homme ivre... Quand, en toute hâte, on l’eut transporté et étendu sur le lit du 43 — qui était la chambre la plus petite, la plus mauvaise, la plus humide et la plus froide, au fond du corridor d’en bas —, sa fille accourut, les cheveux épars, le peignoir entrouvert, les seins nus, relevés par le corset, puis sa femme, grande, massive, déjà parée pour le dîner, et dont la bouche était ronde d’épouvante... Mais, à ce moment, il cessa de remuer même la tête.

Un quart d’heure plus tard, tout reprit, dans l’hôtel, vaille que vaille, le train accoutumé. Mais la soirée était irrémédiablement gâtée. Quelques personnes, au restaurant, achevaient leur dîner, mais en silence, d’un air vexé, tandis que le propriétaire, allant de l’une à l’autre, avec des haussements d’épaules qui marquaient une irritation impuissante et décemment contenue, car il se sentait pris en faute sans avoir rien fait pour cela, protestait à tout le monde qu’il comprenait parfaitement « combien la chose était désagréable » et donnait sa parole de prendre « toutes les mesures qui dépendraient de lui » pour supprimer ce désagrément ; on dut ajourner la tarentelle, on éteignit les lampes inutiles, la plupart des voyageurs sortirent pour aller dans une brasserie, et un tel silence s’établit qu’on entendait distinctement le tic-tac de l’horloge dans le vestibule où, seul, un perroquet marmonnait encore d’une voix de rogomme, cherchant dans sa cage une pose commode pour la nuit et trouvant moyen de s’endormir avec une patte bêtement accrochée à la barre supérieure... Le monsieur de San Francisco gisait sur un pauvre lit de fer, sous de grossières couvertures de laine sur lesquelles tombait du plafond la clarté terne d’une unique ampoule. Une vessie pleine de glace pendait sur son front mouillé et froid. Sa face bleue, déjà cadavéreuse, se figeait peu à peu, le glouglou rauque qui sortait de sa bouche ouverte, où l’or se reflétait toujours, faiblissait. Celui qui râlait ainsi, ce n’était déjà plus le monsieur de San Francisco — il n’était plus —, c’était un autre. Sa femme, sa fille, le docteur, les domestiques se tenaient debout devant lui et le regardaient d’un air hébété. Tout à coup, ce qu’ils attendaient, ce qu’ils craignaient, s’accomplit — le râlement cessa. Et lentement, lentement, à la vue de tous, une pâleur se répandit sur le visage du mort, et ses traits commencèrent à s’affiner, à s’éclairer — d’une beauté qui eût dû être la sienne depuis longtemps...

Le patron de l’hôtel entra. « Già è morto », lui chuchota le docteur. Le propriétaire, impassible, haussa les épaules. Mistress, dont les joues se couvraient tout doucement des larmes, s’approcha de lui et dit timidement qu’à présent il fallait transporter le défunt dans sa chambre.

— Oh ! non, madame ! répliqua bien vite le propriétaire, d’une façon correcte, mais déjà sans ombre d’amabilité, et non pas en anglais, mais en français ; car le peu, les bagatelles, que pouvaient désormais laisser dans sa caisse les hôtes de San Francisco, ne l’intéressaient plus. — C’est absolument impossible, madame, dit-il, et il expliqua qu’il attachait un prix tout particulier à ces appartements, que, s’il se conformait à ce désir, tout Capri le saurait et que les touristes se mettraient à fuir son hôtel.

Miss qui, tout ce temps, l’avait regardé d’une étrange façon, s’assit sur une chaise et, appliquant un mouchoir contre sa bouche, éclata en sanglots. Mais les larmes de mistress séchèrent aussitôt, son visage s’empourpra. Elle éleva la voix, exigea, s’exprimant dans sa langue et ne pouvant croire encore que toute considération pour elles fût définitivement perdue. Le propriétaire, avec une dignité polie, la remit à sa place : si les habitudes de l’hôtel ne convenaient pas à madame, il ne se permettait pas de la retenir ; et il déclara d’un ton ferme que le corps devrait être emporté le matin même, dès l’aube, que la police était prévenue, que son représentant allait venir et remplirait les formalités nécessaires...

— Peut-on trouver à Capri ne serait-ce qu’un très simple cercueil ? demanda madame.

— Malheureusement non, absolument non, et personne n’aurait le temps d’en faire un. On sera obligé de s’arranger autrement... Le soda, par exemple, qu’il reçoit d’Angleterre, est expédié dans de larges et longues caisses... Les cloisons transversales d’une caisse de ce genre, on peut les ôter...

La nuit, tout l’hôtel dormait. On ouvrit la fenêtre du 43 — elle donnait sur un coin du jardin où, au pied d’une haute muraille dont le chaperon se hérissait de morceaux de verre, poussait un chétif bananier —, on éteignit l’électricité, on ferma la porte à clef et on s’en alla. Le mort resta dans l’obscurité, les étoiles bleues le regardaient du haut du ciel ; un grillon, avec une triste insouciance, se mit à chanter dans le mur... Dans le corridor, faiblement éclairé, étaient assises, sur l’embrasure d’une croisée, deux servantes qui ravaudaient. Luigi entra, avec un paquet de vêtements sur le bras, en pantoufles.

— Pronto ? (Fini ?) demanda-t-il d’un air soucieux, en indiquant des yeux la porte redoutable, au bout du corridor. Et désignant, par un geste léger de sa main libre, l’autre bout : Partenza ! chuchota-t-il encore, et c’était le cri qui annonce, en Italie, le départ des trains : et les servantes, étouffant des rires aphones, se laissèrent aller la tête de l’une sur l’épaule de l’autre.

Ensuite, sautant doucement sur la pointe des pieds, il courut jusqu’à la porte, y frappa très légèrement, la tête penchée de côté, et, à mi-voix, avec la plus profonde déférence, demanda :

— Ha sonato, signore ?

Et, se serrant la gorge, avançant la mâchoire inférieure, d’une voix éraillée, traînante et triste, il se répondit à lui-même, comme s’il se trouvait de l’autre côté de la porte :

— Yes, come in...

Et à l’aube, lorsque parut une blancheur devant la fenêtre du 43 et qu’un vent moite fit frissonner le feuillage déchiqueté du bananier, lorsque prit son essor et se déploya, au-dessus de l’île de Capri, le ciel azuré du matin, et que se dora, en face du soleil qui montait derrière les lointaines, bleuâtres montagnes de l’Italie, la pure et nette cime du Monte-Solaro, lorsque s’en allèrent à leur travail les cantonniers qui réparaient dans l’île les sentiers fréquentés par les touristes, on apporta dans la chambre du 43 une longue caisse à bouteilles de soda-water. Cette caisse devint bientôt très lourde — et elle écrasait les genoux du portier en second qui la convoyait, à bride abattue, sur un modeste voiturin, par la blanche chaussée qui serpente, avance et revient le long des rampes de Capri, à travers vignes et murs de clôture, et qui descend, descend toujours, jusqu’à la mer. Le cocher, petit homme malingre aux yeux rouges, vêtu d’un vieux veston à manches courtes et de chaussures éculées, achevait à peine de cuver son vin — il avait joué aux dés, toute la nuit, dans une trattoria, et fouaillait son robuste petit cheval, harnaché à la sicilienne, qui trottait dans un tintamarre de grelots attachés, avec des pompons en laine de couleur, à la bride et aux pointes de la haute sellette de cuivre, et dont le toupet écourté portait aussi une plume d’un mètre qui brandillait en l’air. Le cocher gardait le silence, accablé par le remords de son inconduite, par le poids de ses vices, contrit d’avoir perdu, jusqu’au dernier centime, toute la petite monnaie dont, la veille, ses poches étaient pleines. Mais la matinée était fraîche ; dans cette atmosphère, au milieu de la mer, sous le ciel matinal, l’ivresse a bientôt fait de se dissiper, l’insouciance renaît bientôt au cœur de l’homme : et puis, pour consoler le cocher, il y avait cette aubaine inespérée que lui valait un monsieur de San Francisco dont la tête morte se dodelinait dans une caisse derrière lui... Le petit vapeur, couché comme un scarabée tout en bas, sur ce tendre bleu clair qui coule à pleins bords par tout le golfe de Naples, lançait déjà ses derniers appels ; et les mugissements de la sirène retentissaient puissamment dans l’île entière, dont chaque anfractuosité, chaque crête, chaque roche était visible de partout, aussi distinctement que si l’air n’existait point. Non loin de l’embarcadère, le portier en second fut rejoint par le portier principal qui emmenait à toute vitesse, en automobile, miss et mistress, fort pâles, les yeux creusés par les larmes et par une nuit d’insomnie. Et, dix minutes plus tard, le petit vapeur soulevait un nouveau bruissement d’eau et courait, courait vers Sorrente, vers Castellamare, éloignant de Capri pour jamais la famille de San Francisco... Et dans l’île se rétablirent la paix, la tranquillité.