Soukhodol - Ivan Bounine - E-Book

Soukhodol E-Book

Ivan Bounine

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Beschreibung

Ce volume contient Le Calice de la vie, Rupture, Le Berger, Sur le bord de la route et Soukhodol [Au pays des morts].

Traduction de Maurice Parijanine, 1923.

EXTRAIT

Il y a trente ans de cela, quand la petite ville de Stréletzk, chef-lieu de canton, était plus simple d’aspect et plus spacieuse qu’aujourd’hui, le séminariste Kir Iordansky, fils d’un chantre, s’éprit, en vacances, de la fille d’un prêtre retraité, nommée Sania Diespérova, que courtisait déjà, — histoire de passer le temps, — un certain Sélikhov, employé du consistoire en congé. Sania se montrait particulièrement insouciante et, sans motif, heureuse en cet été-là ; chaque soir, elle allait en promenade au jardin municipal ou bien au bosquet du cimetière ; elle portait un costume brodé de vives couleurs, un large nœud de soie rouge au bout de sa grosse natte d’un blond fauve ; et, sentant qu’elle était belle, qu’elle attirait l’attention, elle chantonnait et renversait la tête.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Ivan Bounine, né à Voronèje en 1870, était célèbre quand la révolution de 1917 lui fit prendre le chemin de l’exil. Installé en France de 1920 à sa mort en 1953, il fut le premier écrivain russe à obtenir le Prix Nobel de littérature, en 1933.

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BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

— LITTÉRATURE RUSSE —

Ivan Bounine

Бунин Иван Алексеевич

1870 – 1953

SOUKHODOL

et autres nouvelles

Суходол

1912-1913

Traduction de Maurice Parijanine, 1923.

© Bibliothèque russe et slave, 2017

© Maurice Parijanine, 1923, 2017 [Recueil publié originellement sous le titre Le Calice de la vie, Paris, Bossard, 1923.]

© The Ivan Bunin Estate, 2017

Couverture : Konstantin KRYJITSKI, Soirée en Ukraine (1901)

LE CALICE DE LA VIE

Чаша жизни — 1913

I

IL y a trente ans de cela, quand la petite ville de Stréletzk, chef-lieu de canton, était plus simple d’aspect et plus spacieuse qu’aujourd’hui, le séminariste Kir Iordansky, fils d’un chantre, s’éprit, en vacances, de la fille d’un prêtre retraité, nommée Sania Diespérova, que courtisait déjà, — histoire de passer le temps, — un certain Sélikhov, employé du consistoire en congé. Sania se montrait particulièrement insouciante et, sans motif, heureuse en cet été-là ; chaque soir, elle allait en promenade au jardin municipal ou bien au bosquet du cimetière ; elle portait un costume brodé de vives couleurs, un large nœud de soie rouge au bout de sa grosse natte d’un blond fauve ; et, sentant qu’elle était belle, qu’elle attirait l’attention, elle chantonnait et renversait la tête. De tous ses adorateurs, Iordansky seul lui plaisait. Et c’était aussi le seul qu’elle craignît. Il effrayait Sania par son amour silencieux, par le feu de ses yeux noirs, par les bleuâtres reflets de sa chevelure ; elle s’empourprait toute lorsqu’elle rencontrait son regard et, se donnant des airs de hautaine fierté, feignait de point l’apercevoir. En présence de Sélikhov, elle se sentait plus à l’aise. Celui-ci, du moins, était un gandin de province, de tous le plus aimable, qui divertissait les compagnes de Sania, spirituel et prompt à la repartie, impertinent aussi lorsqu’il jouait de sa badine et, tout petit qu’il était, considérait de haut son rival. Le vieux prêtre, de son côté, trouvait du charme en Sélikhov, jeune homme, selon lui, sérieux et entendu, bien différent du séminariste rustaud et besogneux. Et voilà qu’en un soir de juillet, toute la ville était dehors, flânant en voiture ou à pied ; — au bout de la rue Longue, le soleil se couchait dans la poussière d’or soulevée par un troupeau : et Sania marchait vers le bosquet du cimetière, au bras de Sélikhov, et derrière eux, parmi les compagnes de la jeune fille, s’avançait le taciturne Iordansky, — et Gorizontov, séminariste lui aussi, géant d’allure dégingandée, roulait une sourde basse : et Sélikhov, leur jetant d’abord par-dessus son épaule un coup d’œil dédaigneux, se pencha tout à coup vers le visage de Sania, lui pressa tendrement la main et dit à mi-voix :

— Mon désir serait que cette menotte m’appartienne à tout jamais, Alexandra Vassilievna1.

II

Durant trente années, Iordansky et Sélikhov évitèrent de se rencontrer, ne se virent presque jamais et ne s’oublièrent pas un seul instant. Chacun d’eux employa tous ses moyens à surpasser son rival en notoriété, en fortune et en considération. Depuis des temps et des temps, ils vivaient tous deux à Stréletzk et, dans cette compétition, ils connurent bien des succès. Iordansky devint protoiéreï (prêtre-doyen) et fit l’admiration du canton par son esprit, son austérité et son savoir. Sélikhov s’enrichit et se rendit fameux comme impitoyable usurier. Iordansky acheta une maison dans la rue aux Sables. Sélikhov ne lui céda pas sur ce point : pour dépiter son concurrent, il fit les frais d’une maison deux fois plus grande, située juste à côté de celle du prêtre. Lorsqu’ils se rencontraient, ils ne se saluaient pas, ils se donnaient même l’air de n’avoir aucun souvenir l’un de l’autre ; mais leur pensée perpétuelle s’adressait au voisin, ils vivaient tous deux de leur mutuel mépris. Ils méprisaient aussi leurs femmes, ils les traitaient avec dédain, Iordansky, dans la dixième année de son existence conjugale, perdit avec une parfaite indifférence une épouse qui n’était pas belle. Sélikhov n’échangeait presque jamais une parole avec Alexandra Vassilievna. Peu de temps après leur mariage, il la surprit un jour tout en larmes : elle portait son costume brodé, une natte de cheveux tressés à la vierge, elle se tenait devant la commode de sa chambre à coucher, devant son coffret de mariage ouvert où se trouvaient des photographies, — entre autres celle d’Iordansky, — et elle poudrait son visage bouffi, et se mordait les lèvres, pressentant un nouvel accès de larmes. Il savait qu’elle pleurait sa jeunesse, l’heureux été qu’elle avait vécu et qui n’arrive qu’une seule fois dans l’existence de toute jeune fille, — il savait qu’il ne s’agissait pas d’Iordansky. Mais il ne put lui pardonner ces larmes. Et toujours, toute sa vie, il se montra jaloux du P. Kir, étant, en sa vanité, susceptible comme le sont tous les petits hommes. Et l’autre, toute sa vie, éprouva pour elle une lourde et froide rancune. Et les jours suivirent les jours, les années succédèrent aux années ; et Alexandra Vassilievna ne garda qu’une seule pensée, qu’un rêve, le rêve d’avoir une maison.

III

Elle était déjà débile, un peu corpulente et encline aux pleurs, à la mélancolie. Sélikhov, lui aussi, avait vieilli. Mais il se taisait avec obstination sur ses volontés testamentaires. Soignant sa mise, calme d’allure et lymphatique, portant un costume marron sans la moindre moucheture, un peu voûté et enfonçant les doigts glacés de ses mains tremblantes dans les poches de son pantalon, taillées transversalement en dépit de la mode, il allait et venait dans les pièces propres et vides de son appartement, au milieu des meubles couverts de housses, et méditait des plans mystérieux, et cela d’un air sarcastique. Sa vie s’était écoulée, toute la colère que lui avait inspirée jadis la sottise humaine était passée, — il ne sentait plus en lui que du mépris. Il se desséchait et se ratatinait ; d’une façon de plus en plus nonchalante, il tirait son pince-nez à monture d’or pour l’approcher de son nez, quand il examinait les objets que des emprunteurs venaient déposer chez lui, et il s’attardait de moins en moins à cet examen : il connaissait la valeur de toutes choses maintenant ! Il avait acheté sa maison à un propriétaire noble, — une vieille bâtisse, décorée de colonnes en bois, entourée d’un jardin. Par bonheur, cette maison lui convint à merveille. Lorsque, au dehors, dans une buée glaciale, le soleil rougissait, — il faisait chaud dans la maison. Lorsque, au dehors, la chaleur estivale s’appesantissait, — il faisait frais dans la maison et, à cette fraîcheur, se mêlait un paisible relent de naphtaline. En été, de dix heures du matin à trois heures de l’après-midi, les feux du jour tombaient justement sur le côté de la rue où se dressait la maison ; mais les doubles châssis des fenêtres, qui ne servent habituellement qu’en hiver, n’étant jamais enlevés chez lui, sauvaient la situation. D’un bout à l’autre, la maison vibrait et bourdonnait de son lustre et de ses lampes lorsque, au galop, des voitures passaient, venant de la gare ou bien s’y rendant. Les équipages soulevaient un nuage de poussière roussâtre qui couvrait tous les toits, tous les murs et les croisées de la rue aux Sables. Mais Sélikhov ne mettait jamais le pied dans la rue. Errant dans ses chambres, il méditait son testament et le modifiait continuellement. Cependant, Alexandra Vassilievna restait assise dans sa chambre à coucher, dont les fenêtres donnaient sur la cour, et tricotait des bas. Elle songeait au passé, à l’avenir, et, parfois, par habitude, sans lâcher son travail, se mettait à pleurer. Au tic-tac régulier de l’horloge, son mari, d’un pas régulier, marchait de chambre en chambre, guettant avec indifférence les emprunteurs, qui pleurnichaient parfois ou bien manifestaient une excessive désinvolture ; et, avec un ricanement mystérieux, Sélikhov jetait de temps en temps un coup d’œil dans son cabinet, vers le coffre-fort enserré d’une grille d’acier dont les gonds avaient l’air de gros yeux. Cependant, parfois, un complet silence s’établissait : il arrêtait l’horloge, s’asseyait devant un immense bureau ancien — et l’on n’entendait plus dans la maison que le grincement sans hâte, le grincement appliqué de sa plume d’oie... Mais qu’écrivait Sélikhov ? Quelle vieillesse préparait-il à sa femme ?

Elle savait seulement qu’il n’hésiterait pas à la condamner à la misère, à la déshonorer devant toute la ville, à la priver non seulement de l’argent et des objets nécessaires, mais même de cette maison, son coin de refuge. Car, enfin, il ne faisait nulle attention à elle, il paraissait ne point la voir. Il lui interdit d’abord le tutoiement ; il lui défendit ensuite de lui adresser la parole. En présence de visiteurs, il se montrait différent : aimable avec chacun, plaisant, de langage mordant, agréable et retenu même dans les discussions du jeu de cartes. Mais ces visiteurs, qui étaient-ils ? Deux ou trois hommes, et toujours les mêmes : un officier de police, l’inspecteur des contributions et le notaire Vichnevsky ; — encore ne venaient-ils que deux ou trois fois par an.

IV

Le P. Kir buvait. Il justifiait sa perpétuelle ébriété par ses dons intellectuels et par ce fait qu’il vivait à Stréletzk, petite ville presque perdue dans la steppe où l’on ne voyait, à côté d’une cathédrale d’aspect mastoc, sur la place du marché, que les maisons de pierre blanche des grainetiers et, aux alentours, que des terrains vagues, que désolation et indigence.

De haute taille, de forte race, il ressemblait à un boyard ; il garda longtemps sa force et sa beauté. Au gymnase de filles où il enseignait le catéchisme, les plus exaltées des élèves s’éprenaient de lui, ces filles replètes, aux yeux bovins, développées avant l’âge, qui ont de si beaux cheveux cendrés, un teint si délicat et dont les joues s’empourprent d’une rougeur si ardente quand elles se troublent : elles ne pouvaient considérer sans émotion les noirs yeux d’épervier du prêtre Kir, les boucles d’un noir bleuté qui lui tombaient librement sur les épaules, poudrant de pellicules sa brune soutane, imprégnée d’une suave odeur d’encens et de tabac. Il n’avait de laid que de légères excroissances près du nez et que ses dents brunies par l’abus du tabac.

En toute occasion, à tout le monde, sans exception, il parlait par « tu » et « toi » : n’a-t-on pas vu des pasteurs traiter ainsi les hauts dignitaires, et les princes, et le tsar lui-même ? Ils enseignaient, ils sermonnaient avec rudesse et, parfois même, rembarraient les maîtres du monde.

— Bénis-moi, mon père, — dit un jour un grand dignitaire à un de ces pasteurs.

— Je bénis, au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, la brebis la plus bête de mon troupeau, — répondit l’homme de Dieu.

Avec les marchands, le P. Kir se montrait grossier ; avec les autorités, il était prompt et vif dans ses reparties ; avec les libres penseurs, il était bref et implacablement logique. À Stréletzk, les cartes postales en couleurs n’arrivaient pas souvent à l’adresse du destinataire. Mais le P. Kir recevait régulièrement sa correspondance, et les cartes les plus belles, — vues du Caucase et de la Crimée, — tout ce que lui envoyait son neveu, jeune encore, mais déjà haut fonctionnaire, attaché à un gouverneur de province : le P. Kir avait menacé de révocation le directeur de la poste si la moindre missive, à lui destinée, s’égarait. Et toute la ville parlait de l’incident avec admiration. Toute la ville s’était engouée du P. Kir, à cause de son esprit exceptionnel et de ses rares connaissances. On considérait comme un grand honneur de le recevoir et de le régaler. Mais le P. Kir accueillait les invitations avec discernement et ne recevait personne chez lui.

Sa maison, longue et basse, en briques enduites d’un crépi, se voyait de loin dans la large rue. Pas le moindre arbuste à l’entour, — sauf peut-être un pommier tors dans un terrain vague à deux pas de là. Mais, derrière le toit en fer de sa maison, des cimes de jeunes peupliers verdoyaient, pâles et poudreuses. Dans toute la rue, l’entrée des maisons n’était qu’un petit guichet. Le P. Kir avait une porte à marquise devant laquelle, d’ailleurs, personne ne s’arrêtait, et sur l’un des vantaux étincelait une plaque de cuivre : Kir Iordansky.

La porte cochère du P. Kir restait perpétuellement fermée et une lourde poutre gisait en travers du passage sous la porte. Cette entrée ne s’ouvrait que pour accueillir la voiture du marchand d’eau, petit vieillard en blouse écarlate. Lui seul pouvait se renseigner sur l’existence domestique du P. Kir, en interrogeant la cuisinière à larges épaules et bottée qui venait glisser un baquet sous le tonneau, tandis que du robinet se déversait une épaisse colonne d’eau. Seul, ce vieillard obtenait les bonnes grâces du P. Kir. Le prêtre plaisantait le marchand d’eau qui répondait par d’autres plaisanteries : c’était un homme étonnant qui ne craignait personne, ne se plaignait de rien et se montrait toujours satisfait de tout.

— Gland de Chêne ! — criait le P. Kir, d’un ton sévère, et il s’avançait sur le perron.

— Qu’est-ce qu’il y a ? — répliquait, insouciant, le petit vieillard dont le tonneau attendait devant la porte ; et, avec peine, pliant son corps à craquer, il soulevait la poutre.

— Il est à moitié vide, encore une fois, ton tonneau ?

— Bien oui, encore...

— Attention, tu sais : je cognerai !

— Cognez, si ça vous arrange ! On cogne sur les imbéciles même à l’église !2

Mais apprenant un jour que Gland de Chêne avait fourni de l’eau à Sélikhov, le P. Kir retira sa bienveillance au vieillard et le chassa à tout jamais de sa cour.

V

En hiver, dans la rue aux Sables, il y avait beaucoup de neige, tout était gris et désert ; au printemps, tout brillait de soleil, de gaieté, surtout quand on regardait le blanc mur de la maison du prêtre, les vitres nettes, les cimes de verdure poudreuse des peupliers dans le ciel d’azur. Là, il faisait très chaud en été. À cause de la poussière, le firmament et le soleil étaient voilés d’un argent terne. Vers midi, les voitures de place passaient au galop, se hâtant vers la gare qui était située hors la ville, au bas d’une montée. Vers une heure, elles remontaient lentement, en files, la pente, amenant des voyageurs, des commerçants le plus souvent, munis de sacoches en tapisserie qu’on appelle dans le pays des sacs de voyage, ou bien des vendeurs de gramophones, de jeunes juifs rasés, en casquette anglaise, une pipe anglaise entre les dents. Quand ils rencontraient le P. Kir, seuls ces juifs, semblait-il, le considéraient sans crainte, bien qu’il ne pût les tolérer, ni eux, ni surtout leur langue : un jour, à la gare, il défendit à des juifs de causer dans leur idiome, disant :

— Ce n’est pas une synagogue, ici.

Fort de complexion et rude d’aspect, il passait par la rue aux Sables, en robe brune, en chapeau de paille d’un jaune pâle, caressant du bout des doigts sa croix pectorale, — et tous le craignaient. Devant la palissade du savetier, des adolescents jouaient autrefois durant des journées entières à la marelle ; le palet heurtait de temps en temps la clôture, et l’on entendait les cris de Lune !Enfer !Paradis ! C’étaient d’audacieux voyous. Mais, à cause du prêtre, ils allèrent jouer plus loin, vers les masures qui se trouvent sur la pente de la gare. Des gamins couraient par bandes, — tirant vers le ciel un cerf-volant qui s’accrochait constamment aux fils télégraphiques et y laissait sa queue d’étoupe accrochée. Mais quand les enfants apercevaient le P. Kir, ils se dispersaient à toutes jambes. Du côté de l’ombre, sur le trottoir défoncé, devant les portes cochères et les petites croisées à fleurs, une vieille femme cheminait lentement, si cassée, si penchée vers la terre qu’on s’étonnait de voir marcher cet angle droit. Mais ce n’était pas à cause de l’ombre, fluide et courte, qu’elle se faufilait là, c’était pour éviter les yeux du P. Kir ; il n’aimait pas les vieilles femmes, ces dévotes passionnées de l’innocent Iacha qui habitait une vieille chapelle, au-dessus d’un caveau, dans le bosquet du cimetière ; le P. Kir détestait la laideur humaine. Un bourgeois au teint brûlé, suant sous sa casquette noire et dans sa grosse pelisse, marchait au milieu de la rue d’un air désinvolte, les mains derrière le dos : pourquoi se serait-il gêné ? Il n’était pas du pays, il venait de la gare. Mais, rien que de voir le P. Kir, il lui prenait une envie de cracher et, parfois, avec l’audace du désespoir, il ôtait tout à coup son chapeau et se dirigeait vivement vers le prêtre. Le P. Kir tenait de la main gauche une haute canne à pomme d’argent. De la droite, s’arrêtant, il bénissait, d’un geste large et impérieux. Et, après avoir béni, il tendait brusquement les lèvres aux lèvres qui cherchaient sa bouche humblement.

— D’où es-tu ? demandait-il d’une voix forte.

— De Lipetzk, — marmonnait le bourgeois.

— Remets ta casquette. Comment vont, de votre côté, les vergers ?

— Ils ont fleuri merveilleusement, Votre Révérence, mais le vent, Dieu lui pardonne... Toute la jeune fleur est tombée.

— Des jardiniers qui ne sont que des cruches. Vous ne connaissez pas votre métier. Allons, va, Dieu te garde...

Le P. Kir ne tolérait pas non plus les vagabonds, les gens sans passeport, les gens d’ailleurs. La rue aux Sables n’abondait pas en distractions. Un jour, un Serbe parut avec un tambourin et un singe, et une multitude se rassembla autour de lui, sortant de tous les enclos. Le Serbe avait un teint bleuté, grumelé de petite vérole, des yeux sauvages dont le blanc se nuançait aussi de bleu, des boucles d’argent aux oreilles, un mouchoir bariolé autour de son cou mince, un paletot déchiré qui n’était pas à sa taille et des bottines de femme à ses jambes maigres, de ces affreuses bottines qui traînent, même à Stréletzk, sur les terrains vagues. Frappant son tambourin, il chantait avec une angoisse passionnée ce que chantent tous ces gens-là depuis des siècles, — il chantait sa patrie. Il songeait au pays lointain et chaud et racontait aux gens de Stréletzk qu’il existe ailleurs des montagnes de roche grise, des chèvres et des oliviers, une mer bleue, un blanc navire...

Le singe, son compagnon de vagabondage, était d’assez forte taille et affreux, tête de vieillard et pourtant de nourrisson, fauve aux yeux emplis d’une humaine tristesse, profondément enfoncés sous un petit front concave, sous des sourcils clairsemés qui se relevaient. Le poil ne couvrait l’animal qu’à moitié, robe épaisse, hérissée, semblable à une capeline de raton. Mais plus bas la peau était nue et, pour cette raison, le singe portait un caleçon de calicot, rayé de rose, d’où sortaient drôlement de petites jambes noires et la queue nue et raide. La bête, elle aussi, songeait à des choses ignorées de Stréletzk et sautillait comme d’habitude, rebondissait sur son derrière aux sons du tambourin, au rythme de la voix, et, ce faisant, ramassait sur le trottoir des cailloux, les examinait de tout près en grimaçant, les flairait vivement et les jetait au loin.

Le savetier à tignasse ébouriffée, qui était accouru le dernier de tous, cria qu’il fallait cogner sur le singe et sur le Serbe, que l’étranger ne pouvait être qu’un voleur. Tous les assistants relevèrent cette parole, il y eut un brouhaha. Mais le P. Kir apparut au loin. Et, en un clin d’œil, la rue fut vide : tous se cachèrent dans leurs enclos. Le prêtre s’avança vers le Serbe et lui interdit de rôder dans les rues de Stréletzk. En termes sévères et brefs, il lui commanda de quitter la ville, de tâcher de regagner son pays, de se corriger et de prendre un honnête métier.

VI

Parfois il semblait à Alexandra Vassilievna qu’il y avait eu dans sa vie un grand amour : qu’elle avait enseveli cette passion dans son âme, que le sort lui avait fait injure et l’avait obligée à se soumettre à un homme qu’elle n’aimait pas, à suivre un chemin tandis que l’aimé marchait dans un autre et à ne chercher de joie que dans la soumission. Mais peut-être n’avait-elle pas tant aimé le P. Kir ? Peut-être regrettait-elle sa natte de jeune fille, son costume brodé, son insouciance si passagère en cet été lointain ? De quoi aurait-elle nourri son amour pour le P. Kir ? Le prêtre officiait toujours à la cathédrale ; mais jamais elle ne fréquenta cette église, elle allait toujours à Saint-Nicolas, — Sélikhov lui ayant défendu d’entrer dans la cathédrale. Si le P. Kir n’avait été prêtre, elle aurait pu rêver à une liaison secrète, coupable, avec lui ; mais il vivait en présence de Dieu, les mystères de la naissance, du mariage, de la communion et de la mort étaient entre ses mains. Et un jour, de terribles paroles retentirent aux oreilles d’Alexandra Vassilievna : déjà malade, morose, en proie à l’ivresse, le P. Kir rencontra Sélikhov près de sa demeure et lui dit, le menaçant de sa crosse :

— Sélikhov ! Souviens-toi de l’heure que ne saurait éviter nulle créature qui respire : c’est moi, — entends-tu, Sélikhov ? — c’est moi qui, en mes ornements de deuil, en ce jour-là, déposerai sur ton front le dernier baiser de la terre des vivants ; j’envelopperai ton corps de la fumée de l’encensoir et je répandrai sur ton visage la poussière du tombeau.

— Qui sait, Père Kir ? —lui répondit Sélikhov en ricanant. — Qui sait si ce n’est pas moi qui viendrai au chevet de votre lit de mort ? N’oubliez pas que vous êtes un ivrogne, Père Kir.

Telle fut leur première et dernière discussion. Mais quelle était la situation d’Alexandra Vassilievna, placée entre ces hommes qui, toute leur vie, se disputèrent la préséance et ne paraissaient disposés à se céder le pas que dans la voie du tombeau ! Elle n’avait plus qu’un rêve, qu’une pensée, — elle voulait avoir une maison.

Avoir une maison à elle, bien à elle, n’importe où, même du côté du faubourg, sur les ravins, n’importe quelle masure : — c’était alors le vœu le plus secret de tout fonctionnaire, de tout petit bourgeois, de tout savetier à Stréletzk. Et tous possédaient une maison, et chacun mettait cette maison au nom de sa femme : presque tout Stréletzk appartenait aux femmes. Seule, Alexandra Vassilievna s’épuisait en larmes vaines.

Toutes les voisines disaient : « Ma maison,... chez moi, à la maison »... Elle seule feignait de ne pas sentir le besoin d’une maison. Mais, combien de fois, au retour de la messe, fatiguée, des gouttes de sueur perlant aux plis de sa gorge, elle se mit à frapper le parquet de son parapluie, et, sanglotant, à exiger qu’on lui restituât au moins sa dot ! Combien de fois répéta-t-elle que la parenté de Sélikhov, certainement, la chasserait du logis dès qu’il serait mort !

— Ne t’inquiète pas, — lui répondait Sélikhov. — Tu mourras avant moi. N’oublie pas que tu as une angine de poitrine.

Il devenait de plus en plus bizarre. Il passait parfois des heures à se regarder au miroir, d’un air étonné, épouvanté, haussant les sourcils ; il lui arrivait de repousser, deux jours de suite, toute nourriture, aussi bien au déjeuner qu’au souper, disant que tout sentait le corps humain. Il avait acheté un gramophone, mais jamais ne le faisait fonctionner. Un jour pourtant, comme Alexandra Vassilievna revenait de l’office du soir avant l’heure, n’ayant pu par faiblesse s’y tenir jusqu’au bout, et comme elle entrait dans la maison par la porte de service, elle entendit des sons criards, une musique de danse. Et jetant un regard dans la salle, elle pensa pâmer de frayeur : Sélikhov, tout léger, tout vieillot, seul dans la pénombre de la grande demeure, se trémoussait furieusement des jambes devant le pavillon de l’instrument qui criait de sa voix rauque et folichonne : Ah !ah !à la garde, mes petits pères, voici les brigands !

Le pommier du jardin, près de la tonnelle, aurait seul pu dire combien de pleurs avaient versés les vieux yeux d’Alexandra Vassilievna, comment sa tête tremblotait, malade d’avoir pleuré, combien elle appliquait à ses tempes de serviettes mouillées ! Mais, au-dessus du guichet de la rue, l’inscription ne changeait pas :

Cette maison appartient à Pierre Séménovitch Sélikhov. Exempt du droit de cantonnement.

VII

Un de ceux qui, autrefois, languissant d’amour, avaient marché à la suite d’Alexandra Vassilievna dans le jardin municipal, — c’était Gorizontov. Après trente ans passés au chef-lieu de la province, il obtint sa retraite, revint lui aussi à Stréletzk et, dès son retour, obtint une notoriété non moindre que celle du P. Kir et de Sélikhov.

Gorizontov avait suivi les cours du petit, puis du grand séminaire. En sa jeunesse, il jouissait d’une mémoire phénoménale, il se distinguait par des capacités extraordinaires et par son assiduité. Il avait la voix telle que, chantonnant son vers favori : Et tonat, et sonat, et pluviam cœlum dat... — il ébranlait, comme on dit, les vitres. Il était de si haute stature et avait les membres si gros que les passants, dans la rue, s’arrêtaient stupéfaits en l’apercevant. Il aurait pu aller bien loin, cet homme ! Mais il avait choisi une route modeste, — celle de l’enseignement ; et, ayant parcouru cette carrière, il rentra dans son pays et devint la fable de la ville : il étonnait les gens par son apparence, par son appétit, par la rigidité de ses habitudes, par son flegme sans exemple et — par sa philosophie.

Il portait une ample pèlerine, un chapeau à larges bords, des galoches à larges bouts, en cuir ou plutôt, semblait-il, en fonte, un bâton d’une main et un énorme parapluie de toile de l’autre. En vieillissant, il parut encore plus épais de charpente, de plus haute taille, voûté, l’air balourd, et il reçut à Stréletzk le sobriquet de Mandrille. Tous les gens qui étaient à la piscine s’étonnèrent quand il s’y montra pour la première fois. Il entra lentement, sous son parapluie, en galoches, fronçant ses sourcils gris et légèrement courbé ; il semblait ramasser la force de ses terribles épaules, de ses bras semblables à des racines de chêne. Il salua tout le monde à l’ancienne mode, et d’un air grave, calme, imposant, se déshabilla : — et il y eut des « ah ! » quand on aperçut à découvert son corps de teinte grisâtre, ses pieds monstrueux, horriblement déformés, les orteils reposant l’un sur l’autre et les ongles semblables à des coquilles. Mais il ne broncha pas : — sans hâte, il acheva de se dévêtir, et, sans hâte, plongea dans la piscine, exactement quinze fois... Depuis lors, on le vit là chaque jour. Tous les jours, jusqu’à la fête du Voile, il se baigna. Déjà, le vent d’automne soufflait par les fentes de la paroi dans le bain déserté, les nuées étaient suspendues sur les champs, de l’autre côté de la petite rivière, il y avait des rides sur l’eau d’étain ; Gorizontov se baignait. De la neige blanchissait les bords, sur les nuées d’un bleu pâle passaient les derniers vols d’oies sauvages, tirant vers le sud ; mais dès qu’une heure sonnait à la cathédrale, du haut du plateau, s’appuyant lourdement sur son bâton, le géant voûté, en pèlerine grise, descendait vers la rivière.

Il mangeait pour dix. Les logeuses en perdaient la tête, refusaient de le garder. Pourtant, il les avait prévenues ! Scandant les syllabes, il posait ses conditions :

— La soupe, la soupe à la betterave, la soupe au vermicelle, je vous prie de me les donner autrement qu’en de petites assiettes : j’aime mieux de grands bols. La volaille, à la pièce, et non par petits morceaux. Le rôti obligatoirement avec des pommes de terre, des légumes. La bouillie de sarrasin ou celle de millet en petites marmites...

— Mandrille, Mandrille ! — hurlaient les gamins qui couraient après lui par bandes dans Stréletzk. Mais il ne leur accordait même pas un regard, il marchait de son allure égale, comme autrefois quand, de jour en jour, il revenait à sa classe tumultueuse pour commencer la leçon par une phrase invariable :

— Ainsi donc, répétons d’abord ce que nous avons dit précédemment. Rappelons-nous ce que César entreprit quand il sut par des transfuges le danger qui le menaçait du côté de l’ennemi...

Sa philosophie se résumait en ceci que toutes les facultés de l’homme doivent être exclusivement employées à prolonger la vie, ce qui nécessite : abstinence complète de rapports avec les femmes, créatures remuantes, méchantes, de basse intelligence ; une sérénité parfaite dans toutes les circonstances de la vie ; l’observation exacte d’habitudes raisonnables, réfléchies ; et, pour le corps, les soins les plus sévères, surtout en ce qui concerne son alimentation et son rafraîchissement par l’eau.

— Nullus enim locus sine genio est ! — dit un jour ironiquement le P. Kir, malade et morose, qui le rencontrait dans la rue. — Il y a longtemps, Gorizontov, que j’entends parler de tes bizarreries. Dis-moi, je te prie : es-tu un crétin ou un sage ? Pourquoi vivre ainsi, se rendant semblable à ceux qui vécurent à l’époque zoologique, au premier degré de l’évolution ?

Gorizontov tenant son parapluie en l’air et s’appuyant sur son bâton, réfléchit, le regard fixé sur le sol, fronçant, hérissant ses sourcils gris.

— Mais, dites-moi vous-même, Père Kir, — répondit-il enfin : — quel est le but de votre vie ?

— Je ne t’interroge pas sur le but de la vie, — dit le prêtre. — Je te questionne sur ta façon de vivre.

— Mais, la façon correspond au but ?

— Ah ! ah ! au but ! mettons ! Quel est donc ton but ?

— Longue vie et jouissance de la vie.

— Mais en jouis-tu ?

— Dans la mesure de mes forces et des possibilités. Je tiens fortement et avec précaution entre mes mains le précieux calice de la vie.

— Le calice de la vie ? — interrompit sévèrement le P. Kir et il fit un grand geste du bras, — De la vie, ici ? Dans cette rue ? Je ne puis causer tranquillement avec toi ! Tu es digne du honteux surnom qu’on t’a donné !

— La terre ne fera pas de différence entre les os de l’homme et ceux de l’animal, — répondit Gorizontov et, lentement, il poursuivit son chemin, s’appuyant sur son bâton.

VIII

Et tout bruit de pas cessa enfin dans les pièces vides de la maison de Sélikhov. En la trente et unième année du mariage d’Alexandra Vassilievna, par un soir de carême, on tira de la foule qui emplissait l’église Saint-Nicolas un petit vieillard blanc comme craie, convenablement, proprement vêtu, en chemise empesée à col rabattu et raide, en riche pelisse, portant au gilet une riche montre d’or. Et deux jours plus tard on lui donnait l’absoute.

C’était un vendredi, jour de marché, les beaux jours commençaient ; — c’était un tourment pour les cochers de mener leurs équipages dont les roues plongeaient dans les trous des rues sales, c’était un tourment pour les moujiks d’avancer sur leurs petits traîneaux à travers le marché, sur l’humide fumier ! Alexandra Vassilievna eut aussi beaucoup de peine à suivre le cercueil jusqu’à la cathédrale : on la soutenait sous les bras, elle avait à ses côtés des parents lointains de Sélikhov, — un petit homme chauve, aux yeux vifs, en capote à l’ancienne mode militaire : le vent rebroussait sans cesse un bandeau de cheveux teints qui lui sortait de la nuque pour s’appliquer sur son crâne chauve ; sa femme, en deuil, haute et forte, qui jamais ne perdait sa présence d’esprit. L’air était humide, piquant. Et Alexandra Vassilievna se grisait d’air vif et de larmes. On plaça debout à la porte de l’église le couvercle du cercueil, revêtu de brocart jaune à croix blanche, et on introduisit le mort dans le narthex qui était chaud, bas, d’une ancienne architecture à multiples voûtes... Quels allègres sanglots retentirent alors dans ces murs, du fond du chœur tonitruant ! Combien sinistre était le geste du diacre aux larges épaules qui levait le bras pour proclamer l’éternel repos du défunt ! Combien humblement, aux sanglots du chœur, s’inclinaient devant le mort les officiants, la théorie endeuillée des prêtres en bonnet haut ou en calotte, et combien lourdement, ébranlant sous son poids le plancher, marchait autour du cercueil et encensait le nez luisant, la face d’un blanc de riz, — ivre et solennellement triste, le P. Kir dont la prédiction s’accomplissait ! Mais, Seigneur ! Qu’était-il devenu lui-même en cette dernière année ! Il n’y avait rien d’effrayant dans ces invocations, dans ces coups d’encensoir, dans ces salutations dont il accompagnait au sortir de ce bas monde celui que le sort avait jeté contre lui au seuil de l’existence. C’était lui-même qui effrayait, lui, ses jambes enflées d’hydropisie, son ventre en saillie sous la chape, son visage bouffi, noirci, ses yeux vitreux, ses cheveux gris, raides et gras maintenant, ses mains tremblotantes... Plus tendres, plus passionnés se tournaient vers le mort les regards de la veuve, les yeux brouillés de larmes de la défaillante Alexandra Vassilievna qui semblait ne point voir le P. Kir, — et plus rigoureux encore, le P. Kir détournait ses regards d’elle. Et lorsque, frappant les cœurs, retentit l’hymne de tristesse et de joie qui annonce une éternelle vie où l’on ne connaît plus ni afflictions ni soupirs, Alexandra Vassilievna poussa un cri et perdit connaissance.

On la transporta sur le parvis pour lui donner de l’air. Et Gorizontov qui se tenait à l’entrée parmi les vieilles miséreuses, s’écarta poliment — et de nouveau sa voix de basse gronda, donnant au chœur la réplique, et il considérait les voûtes basses, décorées de croix et de séraphins à six ailes.

IX

Dans le spacieux, vétuste vestibule auquel on accédait par trois marches et qu’éclairaient trois fenêtres brûlées de soleil, le fil de fer rouillé de la sonnette ne bougea plus, le timbre brisé cessa de tinter sous le doigt de l’emprunteur. Alexandra Vassilievna pouvait désormais marcher librement dans les grandes chambres vides, au milieu des meubles couverts de housses, des guéridons et des commodes incrustées de nacre. Tout lui appartenait : et le logement, et le mobilier, et les objets précieux qui se trouvaient sur les tablettes rouges dans le coffre-fort aux gros yeux, et la cour, et la vache dans la remise, et le jardin, et la palissade croulante du jardin : un testament recopié pour la vingt et unième fois « en pleine possession de mes facultés mentales et en bonne mémoire » l’avait rendue maîtresse absolue de tout ce bien, à son grand étonnement, qui alla jusqu’à l’effarement. Toute la ville disait qu’à présent elle pourrait vivre à son aise et satisfaction. Mais elle se sentait déconcertée, la vie lui était fade comme le pain bénit qu’elle mangeait, le visage las, en prenant le thé après la messe...

Durant la semaine de Pâques et celle de saint Thomas, les cloches carillonnèrent sur la ville pendant des journées entières : — et l’on eût dit qu’elles fêtaient la vie nouvelle d’Alexandra Vassilievna, son premier joyeux printemps. Mais la vie, pour elle, n’avait plus de goût ! Elle passait en revue toute sa maison et, parfois, un pénible sourire de contentement plissait ses lèvres. Mais sa tête vacillait, ses mains tremblaient : — que ferait-elle de toutes ces chambres ? La cuisinière venait. Alexandra Vassilievna la traitait avec affabilité, — mais elle ne savait que commander pour son dîner, pour son souper. Elle allait presque chaque jour à Saint-Nicolas, — et l’office divin la fatiguait toujours effroyablement. Elle était replète en sa petite taille, elle avait de rares cheveux d’un gris de cendre et un regard triste dans ses yeux décolorés, un peu chassieux. Elle portait chez elle une robe sombre de petite vieille, des pantoufles de vieille femme. Pour aller à la messe, elle faisait de longs préparatifs et sortait munie d’un parapluie, ayant un minuscule chapeau qui ne couvrait que le sommet de la tête et une sorte de burnous noir orné de jais. À chaque instant, une larme perlait à son œil gauche et elle l’essuyait d’un petit mouchoir de batiste en regardant, lasse, les icônes qui dominent le sanctuaire. Ses jambes étaient endolories, il faisait dans cette église une chaleur étouffante, il y avait foule. Les cierges flamboyaient de lueurs brûlantes ; de la coupole, les traits du soleil tombaient ardents sur la foule. Le diacre avait l’air redoutable quand il levait le bras, haussait ses grosses épaules et se préparait à assourdir les gens avec la prière d’intercession en faveur de la maison impériale et du Saint Synode. Que lui faisait, à elle, ce Synode ? Elle sentait avec angoisse qu’aucune prière ne lui importait désormais. À moins, peut-être, de demander le Royaume des Cieux ? Oui, mais quel droit avait-elle d’aller en paradis ? Quelles étaient ses œuvres ? De quoi pourrait-on bien la récompenser ?

Un jour d’avril, elle alla au petit bois du cimetière, — pour se promener simplement, pour se distraire un peu, pour songer au temps jadis, au temps de sa jeunesse ; elle dit pourtant à la cuisinière qu’elle voulait voir la tombe de son mari. L’air était tiède, léger, tout réjouissait l’âme, — et l’atmosphère, et le ciel, et les nuages blancs, et les larges espaces printaniers. Mais combien de fois s’arrêta-t-elle sur le vert pacage en gravissant la pente légère du bois, se retournant à chaque instant vers la ville, vers ses toits et ses clochers, vers les ravins, vers cette fumée cendrée de la première verdure qui revêt les virgulaires, vers les petites isbas qui se tassent dans les ravins ! Le bois était encore dénudé, il ne verdoyait que par en bas, il y faisait très humide, les sentiers entre les tombes et les monuments étaient pleins d’une boue liquide. Les grolles s’égosillaient en un joli vacarme de jeunesse, mais trop turbulentes tout de même, innombrables, peuplant les cimes des vieux arbres. Alexandra Vassilievna était obligée de passer devant le caveau de pierre rose du marchand Erchov où logeait Iacha, et celui-ci pouvait passer la tête à la fenêtre et crier quelque parole dont le sens serait ambigu et, sans doute, sinistre... Trébuchant, se courbant, relevant un peu sa robe par devant, Alexandra Vassilievna se dépêchait, se dépêchait à pas menus, pour s’éloigner de là, — et se trouva tout à coup, sans avoir remarqué comment elle y venait, devant la tombe de son mari ! Elle n’avait aucunement l’intention de la voir, elle venait pour tout autre chose, mais elle y était. Et, fatiguée, elle se laissa tomber assise sur une dalle voisine, considérant d’un œil stupide la tombe de Sélikhov qui n’avait pas encore été mise en état, — un long tertre d’argile rougeâtre qui ressemblait plutôt à une fourmilière... Les choses se passaient autrement qu’elle ne les avait rêvées, elle ne trouvait là ni pensées, ni souvenirs. Elle ne ressentait qu’une agréable fatigue et qu’une tendresse printanière — pour qui ?... Pour elle-même, peut-être ? ou bien pour le P. Kir ? ou bien pour Sélikhov... Mais oui, pour lui, pour Sélikhov !

Et, comme elle revenait chez elle, n’ayant plus qu’une pensée : Dieu veuille que je rencontre une voiture ! — Iacha trouva moyen de la surprendre. De sa chapelle sortaient, en se signant, des femmes du peuple et des bourgeois, quelques-uns même avaient les larmes aux yeux. Et, tout à coup, Iacha surgit en personne sur le seuil. Il était petit, émacié, — c’était un octogénaire, — il portait une longue robe, serrée d’une corde à la ceinture, un petit bonnet de velours écarlate, incliné sur l’oreille. Il se coupait les moustaches et la barbe, — les poils sortaient en bouquets de piquants gris autour de ses lèvres de cendre profondément enfoncées. Ses yeux étaient pleins de malice. En apercevant Alexandra Vassilievna, il se fit de la main un écran sur les yeux et marcha à petits pas pressés derrière elle, la poursuivant.

— Réjouis-toi, Aphrodite aux doigts de rose ! — lui cria-t-il d’une voix vieillotte et puérile.

Et, courant à elle, il cracha par terre et lui glissa dans la main, — comme à la dérobée et dans l’espoir de la réjouir, — quatre petits copeaux, liés ensemble par de l’écorce de bouleau.

Alexandra Vassilievna se fâcha de ce qu’il lui faisait peur et, repoussant sa main, s’enfuit presque. Mais ensuite elle songea longtemps : que voulait-il dire avec son Aphrodite et ses quatre copeaux ? Et pourquoi les copeaux étaient-ils attachés ?