Le Village - Ivan Bounine - E-Book

Le Village E-Book

Ivan Bounine

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Beschreibung

À travers l’histoire de deux frères, Tikhon et Kouzma, Ivan Bounine dresse le portrait de la campagne russe à la fin du XIXe siècle. Le Village fit scandale à sa parution en 1910 : jamais personne n’avait dépeint le paysan russe, le moujik, traditionnellement idéalisé jusque dans ses défauts, sous des couleurs si crues et si sombres, qui font du premier roman de son auteur un poème noir et désespérant.

« L'ouvrage le plus puissant de la littérature russe du XXe siècle » (André Gide).

Traduction intégrale et notes de Maurice Parijanine, 1922.

EXTRAIT

Le bisaïeul des Krassov, surnommé le Tsigane parmi la domesticité, avait été traqué en chasse à courre, avec des lévriers, par le capitaine de cavalerie Dournovo. Le Tsigane avait enlevé la maîtresse de cet homme, son seigneur. Dournovo ordonna de conduire le Tsigane dans un champ, hors Le Village, et de le faire asseoir sur un tertre. Puis, en personne, le propriétaire sortit avec sa meute et cria : « Taïaut ! » Le Tsigane, qui était resté jusque-là immobile, hébété, se mit à fuir. Or, il est mauvais de fuir devant des lévriers.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Ivan Bounine, né à Voronèje en 1870, était célèbre quand la révolution de 1917 lui fit prendre le chemin de l’exil. Installé en France de 1920 à sa mort en 1953, il fut le premier écrivain russe à obtenir le Prix Nobel de littérature, en 1933.

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BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

— LITTÉRATURE RUSSE —

Ivan Bounine

Бунин Иван Алексеевич

1870 – 1953

LE VILLAGE

Деревня

1910

Traduction de Maurice Parijanine, 1922.

© Bibliothèque russe et slave, 2017

© The Ivan Bunin Estate, 2017

Couverture : Isaac LEVITAN, Isbas. Après le coucher du soleil (1899)

AVERTISSEMENT

Cet ouvrage, intitulé roman pour éviter de brusquer dans ses habitudes le lecteur français, porte, en russe, une autre indication : c’est un poème.

Gogol, lui aussi, considérait comme un poème sa monumentale histoire des Âmes Mortes.

Le Village date de 1909.

 

MAURICE.

PREMIÈRE PARTIE

I

LE bisaïeul des Krassov, surnommé le Tsigane parmi la domesticité, avait été traqué en chasse à courre, avec des lévriers, par le capitaine de cavalerie Dournovo. Le Tsigane avait enlevé la maîtresse de cet homme, son seigneur. Dournovo ordonna de conduire le Tsigane dans un champ, hors le village, et de le faire asseoir sur un tertre. Puis, en personne, le propriétaire sortit avec sa meute et cria : « Taïaut ! » Le Tsigane, qui était resté jusque-là immobile, hébété, se mit à fuir. Or, il est mauvais de fuir devant des lévriers.

L’aïeul des Krassov, pour une raison ou pour une autre, fut affranchi du servage. Il alla habiter la ville avec sa famille — et devint bientôt célèbre : un voleur fameux. Il loua, dans le Noir Faubourg, une masure pour sa femme qu’il installa au travail ; elle devait faire de la dentelle pour la vente ; quant à lui, en compagnie d’un certain bourgeois, il courut la province, pillant les églises. Deux ans plus tard, on le captura. Mais, même devant le tribunal, il se conduisit de telle manière qu’on répéta longtemps les réponses qu’il avait données aux juges : figurez-vous cet homme, debout, sans aucune apparence de gêne, assurait-on, dans son cafetan de peluche, étalant une montre d’argent, chaussé de fines bottes de chevreau, jouant insolemment des pommettes et du regard, et avouant, avec la plus parfaite déférence, jusqu’au moindre de ses innombrables forfaits :

— C’est bien ça. C’est bien ça.

Quant au père des Krassov, ce fut un petit trafiquant. Il voyageait dans le district, vécut un certain temps à Dournovka1, — où il monta un cabaret et une échoppe, — mais se ruina, se mit à boire, revint à la ville et mourut bientôt. Après avoir servi dans diverses boutiques, les fils, Tikhon et Kouzma2, tous deux presque du même âge, trafiquèrent aussi. On les voyait avancer lentement dans leur télègue dont l’avant était ornementé et qui contenait un coffre en son mitan ; et ils braillaient mélancoliquement :

— Bonnes femmes, bonnes femmes, v’là d’la marchandise !

La marchandise, c’étaient des miroirs, des savonnettes, des bagues, du fil, des fichus, des aiguilles, des craquelins, — tout cela dans le coffre. Et, à même dans la télègue, le butin : chats crevés, œufs, pièces de toile, chiffons...

Mais, après avoir voyagé ainsi durant plusieurs années, les frères, un beau jour, faillirent s’entr’égorger, — s’étant querellés sur le partage des bénéfices, d’après les bruits qui coururent alors, — et ils se séparèrent pour éviter de faire un malheur. Kouzma se mit au service d’un marchand de bétail ; Tikhon loua une méchante auberge sur la grand’route, près la station de Vorgol, à cinq verstes de Dournovka, ouvrit un cabaret et une boutique : « vente de merseri té suchre tobac sigares et autres. »

II

VERS ses quarante ans, Tikhon avait déjà quelques poils d’argent dans sa barbe noire. Mais il était beau, grand, bien découplé, comme par le passé : face sévère, basanée, très légèrement grêlée ; larges épaules, d’un galbe sec ; autoritaire et cassant dans ses propos, leste et adroit dans ses mouvements. Seulement il fronçait, de plus en plus souvent, les sourcils ; l’éclat de son regard était plus perçant que jamais : les affaires le voulaient ainsi !

Inlassablement, il suivait à la piste les commissaires, en ces mornes périodes d’automne où la police travaille à recouvrer les contributions et quand, dans les villages, se multiplient saisies et ventes à la criée. Inlassablement, il achetait, chez les propriétaires, leurs blés sur pied, prenait en location leurs terres et celles des moujiks, — par lots, ne dédaignant pas même la moitié d’un arpent. Il avait longtemps vécu avec une cuisinière qui était muette, — « Une muette, au moins, ça sait tenir sa langue ! » — et il avait eu d’elle un enfant qu’elle étouffa, qu’elle écrasa de son corps en dormant ; puis il épousa une femme sur le retour, qui servait comme chambrière chez la vieille princesse Chakhova. Marié, en possession de la dot, il « réduisit à ses fins » l’héritier des Dournovo complètement ruinés. Ce dernier rejeton d’une race de seigneurs était un homme affable, corpulent, chauve à vingt-cinq ans, mais dont le visage s’ornait d’une superbe barbe châtain. Et les moujiks poussèrent un « ah ! » de satisfaction et de fierté quand Tikhon se saisit enfin du petit domaine des Dournovo : il convient de noter, d’ailleurs, que presque toute la population du village était de la parenté des Krassov.

Ils se récriaient aussi à voir Tikhon capable de tout manigancer sans crever à la tâche : toujours en état de vendre, d’acheter, d’inspecter la propriété (ce qu’il faisait, ou peu s’en fallait, tous les jours), de surveiller, d’un œil d’épervier, chaque pouce de terrain... Ils s’exclamaient et disaient :

— Après tout, avec nous autres, canailles qu’on est, on n’a rien par des gentillesses ! Ça, au moins, c’est un maître ! I’ y a rien d’ plus juste.

Et Tikhon Iliitch3 se chargeait lui-même de les affermir en de telles pensées. Dans ses minutes de bonne humeur, il leur faisait la leçon :

— On vit, on n’ gaspille point ; on saura t’ plumer si tu nous tombes sous la main. Seulement, tout s’ fera en bonne justice. Moi, frère, j’ suis un vrai Russe pour ça.

Quand l’humeur s’était gâtée, Tikhon, les yeux étincelants, tranchait d’un mot :

— Cochon ! I’ n’y a pas d’homme plus juste que moi !

« Cochon, j’ le vois, mais c’ n’est pas moi », — se disait le moujik, en détournant les yeux de ce regard furibond.

Et il marmottait humblement :

— Seigneur Dieu ! Est-ce qu’on n’ le sait pas ?

— Tu l’ sais, mais tu l’oublies. C’ qui est à toi, j’ n’ai pas besoin qu’ tu m’en fasses cadeau, mais rappelle-toi c’ que j’ vais t’ dire : c’ que j’ possède, j’ n’en céderai pas un radis ! Tiens, moi, j’ai un frère : un chenapan à mon égard, un pauv’ soulard, et pourtant j’ l’aiderais bien, qu’i’ vienne seulement et qu’i’ m’ salue. L’ vrai Dieu soit témoin, j’ l’aiderais ! Mais faire des gâteries, ah ! — non ! note bien, j’ n’en fais pas.

Et la femme de Tikhon, Nastasia Pétrovna, qui marchait comme une cane, la pointe du pied en dedans, en roulant sur elle-même, — parce qu’elle était perpétuellement grosse de fillettes qui mouraient en naissant, — jaune, enflée, les cheveux rares et d’un blond fade, maugréait, flattant ainsi son homme :

— Oh ! la la, quel innocent tu fais, c’est malheureux d’ voir ça ! Qu’est-ce qui t’oblige à perdre ta peine avec que c’ nigaud-là ?

Elle « raffolait » de cochons et de volatiles, et Tikhon Iliitch entreprit d’engraisser des porcelets, des dindes, des poules, des oies : derrière la station se trouvait un étang qui appartenait à l’administration. Mais sa passion la plus tenace fut d’emmagasiner du blé. En automne, près de la cour de sa maison, qui d’un côté touchait à la grand’route, de l’autre attenait à la station, le grincement des télègues faisait un long gémissement : les convois se présentaient à chaque tournant. Et des maquignons passaient la nuit dans la cour, des colporteurs, des marchands de volaille, de craquelins, de faulx, et de pieuses pèlerines. Et, à toute minute, criait la poulie d’un contrepoids, se refermait lourdement une porte, tantôt celle du cabaret, où s’empressait Nastasia Pétrovna, tantôt celle de la boutique : cette pièce-ci était sombre, malpropre, fortement imprégnée d’une odeur complexe de savon, de hareng, de gros tabac, de biscotins à la menthe, de harnais, de pétrole. Et, à chaque instant, dans le cabaret, retentissait un :

— Ou-ouf ! C’est pas d’ la p’tite bière, ta vodka. Pétrovna ! Même que ça m’a tapé su’ l’ ciboulot, diab’ emporte !

— Du suc’ su’ la langue, brave homme !

— C’est-i’ pas qu’ t’y aurais mis du tabac à priser ?

— T’as tort de t’ croire bien avisé !

Et la presse était encore plus grande dans la boutique :

— Iliitch ! Tu n’ pourrais pas m’ peser eune liv’ ed’ jambon ?

— L’ jambon, frère, pour l’année qui court, grâce au bon Dieu, j’en suis fourni, mais alors fourni !

— Combien qu’ tu l’ vends ?

— Une misère !

— Patron ! Du goudron, du bon, vous en avez ?

— Un goudron, mon brave, comme ton grand-père n’en avait pas pour s’ faire les bottes, l’ jour de sa noce !

— Combien qu’ vous l’ vendez ?

Et l’on eût dit que, chez les Krassov, il n’était jamais question que de savoir combien les choses se vendaient : combien le jambon, combien les voliges pour toitures, combien la semoule, combien le goudron...

III

LA perte de tout espoir d’avoir des enfants et la fermeture des cabarets par le pouvoir public furent, dans cette vie, de grands événements. Tikhon Iliitch vieillit visiblement quand il dut, sans le moindre doute, se résigner à ne jamais devenir père de famille. Au début, il plaisantait encore là-dessus :

— Non, n’ m’en parlez pas, j’en viendrai à bout, — disait-il à ses connaissances. — Sans enfants, un homme, c’est pas un homme. C’est une friche, pour ainsi dire...

Plus tard, une sorte de crainte s’empara même de lui : « Qu’est-ce que ça signifiait ? — l’une avait étouffé son gosse, l’autre lui donnait des morts ! » Et le temps de la dernière grossesse de Nastasia Pétrovna fut une époque dure à traverser. Tikhon Iliitch se montrait soucieux, irritable ; Nastasia Pétrovna priait en secret, pleurait en cachette, et c’était une pitié quand, la nuit, à la lueur d’une veilleuse, elle se glissait tout doucement hors du lit, croyant que son mari dormait, et, péniblement, s’agenouillait, chuchotait, se prosternait sur le plancher, considérait avec angoisse les icônes, puis, toute vieille et douloureuse, se relevait lentement. Jadis, avant de se coucher, elle avait eu l’habitude de mettre ses pantoufles, une chemisette, et de prier distraitement ; et alors, cette prière faite, elle se plaisait à dénigrer les connaissances, à les vilipender. Maintenant, devant l’icône, se tenait une simple créature, en court jupon d’indienne, en bas de laine blancs, dont la chemise laissait à découvert la gorge et les bras charnus de vieille femme. Tikhon Iliitch, dès son enfance, sans même oser se l’avouer, n’avait jamais aimé les veilleuses, leur douteuse lumière d’église ; toute sa vie, il s’était rappelé cette nuit de novembre, cette exiguë masure aux flancs déjetés du Noir Faubourg, où brûlait aussi, — si paisible et si tristement caressante, — une veilleuse : l’ombre des chaînettes auxquelles était suspendue cette lampe oscillait imperceptiblement ; un calme de mort régnait ; sur un banc, sous les images des saints, gisait immobile le père, les yeux fermés, levant son nez effilé, ses longues mains de cire violacée croisées sur la poitrine ; et, tout à côté de lui, derrière la fenêtre voilée d’un chiffon rouge, avec des chansons tapageusement chagrines, des hurlements et un charivari d’accordéons, des conscrits passaient... Maintenant la lampe était constamment allumée. Et Tikhon Iliitch sentait que Nastasia Pétrovna entretenait un mystérieux commerce avec les forces ignorées.

Des colporteurs de Vladimir s’arrêtèrent un jour près de l’auberge, pour nourrir leurs chevaux ; et un livre fut introduit dans la maison : c’était le Nouvel oracle et magicien complet, qui prédit l’avenir en réponse à toutes les questions, avec un supplément contenant la manière la plus facile de dire la bonne aventure avec les cartes, les fèves et le café.

Le soir, Nastasia Pétrovna mettait ses lunettes, façonnait une boulette de cire, et commençait à la jeter sur les cercles de l’oracle. Et Tikhon Iliitch regardait cela du coin de l’œil. Mais toutes les réponses étaient brutales, sinistres ou saugrenues.

— Mon mari m’aime-t-il ? — demandait Nastasia Pétrovna.

L’oracle répondait :

— Il t’aime, comme le chien aime le bâton.

— Combien aurai-je d’enfants ?

— C’est ton sort de mourir, on arrache la mauvaise herbe.

Alors Tikhon Iliitch disait :

— Donne un peu, que j’ tâte la chose...

Et il posait cette question :

— Faut-i’ que j’ fasse un procès à quelqu’un que j’ connais ?

Mais la réponse était encore une baliverne :

— Compte les dents que tu as dans la bouche.

L’oracle fut remplacé par Tchougounok.

C’était, ce Tchougounok, un moujik de Dournovka, — de petite taille, trapu, la poitrine extraordinairement haute et ramassée, les yeux vifs, bruns, la face large et basanée ; — un brave homme, entendu dans son ménage, mais bizarre : il chantait des chansons, d’une voix de ténor, mais, le plus souvent, avec les femmes, et en s’égosillant comme elles ; notable farceur et très cancanier ; traitant les malades par incantations et tisanes de son invention ; capable de courir tout d’une traite jusqu’à la ville, — « ne lâchant pas d’une semelle une troïka au galop » ; fréquentant enfin les sorciers qui, depuis les temps les plus anciens, sont toujours nombreux au hameau de Bassovka, situé à trois verstes de Dournovka. C’est donc cet homme que Tikhon Iliitch surprit bientôt en de mystérieux conciliabules avec Nastasia Pétrovna, conciliabules qui s’interrompaient brusquement dès que le mari se montrait. Celui-ci survenait à l’improviste et, instantanément, faisait mine de n’avoir rien remarqué, feignait de ne rien savoir au sujet des philtres en bouteilles que Tchougounok apportait, à tout moment, à Nastasia Pétrovna. Mais, au fond de l’âme, Tikhon Iliitch espérait, lui aussi, que cela servirait à quelque chose.

Cependant Tchougounok ne servit à rien. Un jour, jetant un regard dans la cuisine qu’il croyait déserte, Tikhon Iliitch aperçut sa femme près de la berceuse où se trouvait l’enfant de la cuisinière. Un poulet bigarré rôdait, en pépiant, sur l’appui de la fenêtre, frappant du bec les vitres pour attraper des mouches ; Nastasia Pétrovna était assise sur la planche de couchage, balançait la berceuse et, d’une voix tremblotante, pitoyable, chantait cette ancienne chanson :

Où est-il mon enfantelet ?

Où se trouve son petit lit ?

Il est là-haut, dans le térem.

Dans sa couchette enluminée.

Qu’on n’aille pas nous déranger,

Heurter la porte du térem !

Il s’est endormi, il repose,

Caché dans l’ombre du rideau,

Voilé d’un taffetas fleuri...

Et le visage de Tikhon Iliitch apparut si bouleversé, en cet instant, que, l’ayant vu, Nastasia Pétrovna ne se troubla point, ne craignit point ; seulement, elle se mit à pleurer et, se mouchant, dit tout bas :

— Conduis-moi, pour l’amour du Dieu-Jésus, chez le saint.

Et Tikhon Iliitch la mena au monastère de Zadonsk. Mais, en route, il se disait que ça ne changerait rien aux choses, que Dieu devait le punir quand même parce que, avec tous ses tracas et ses occupations, il ne trouvait le temps d’aller à l’église que la nuit de Pâques, parce qu’il vivait, en un mot, comme un mécréant, un vrai Tatar. Et puis, des pensées blasphématoires l’assaillaient : il se comparaît aux parents de certains bienheureux, qui, eux aussi, avaient longuement attendu pour avoir des enfants. Ce n’était pas très judicieux, mais il avait observé depuis longtemps que quelqu’un d’autre vivait en lui, — plus bête que lui. Avant de partir en pèlerinage, il avait reçu une lettre du Mont Athos : « Très dévotieux bienfaiteur Tikhon Iliitch ! Paix et salut soient en vous, sur vous la bénédiction du Seigneur et la glorieuse Tutelle de la Mère de Dieu cent fois Exaltée, — de Son terrestre héritage, du sacré Mont Athos ! J’ai eu le bonheur d’entendre parler de vos bonnes œuvres et de savoir que vous dispensez avec amour une obole pour l’édification et la décoration des temples saints, des cellules monastiques. Or, avec le temps, ma cabane s’est faite si délabrée... » Et Tikhon Iliitch avait envoyé, pour réparer cette cabane, un billet rose de dix roubles. Il y avait belle lurette qu’il avait renoncé au naïf orgueil de croire que, vraiment, sa renommée s’était propagée jusqu’au Mont Athos ; il savait parfaitement qu’elles étaient beaucoup trop nombreuses, les cabanes du lointain couvent qui s’étaient délabrées ; — et, malgré cela, il avait envoyé son offrande. Mais ce sacrifice non plus ne servit de rien, la grossesse prit fin en de véritables tourments : quelque temps avant d’accoucher de son dernier enfant mort, Nastasia Pétrovna, quand elle s’endormait, avait des soubresauts, gémissait, glapissait et éclatait en hurlements et en sanglots. Dans le sommeil, d’après ce qu’elle racontait, instantanément une gaieté furieuse s’emparait d’elle, et en même temps une terreur sans nom : tantôt elle voyait en songe, venant à elle par les champs, toute radieuse de vêtements d’or, la Reine des Cieux, tandis que s’élevait un chant, venu on ne savait d’où, harmonieux et qui grandissait sans cesse ; tantôt c’était, bondissant de dessous le lit, un diablotin, qui se confondait avec la nuit, mais que la vue intérieure distinguait bien, et qui se mettait à trompeter, par à-coups, sur un flûteau, un air de gigue, si bruyamment, si follement que le cœur vous sautait hors de la poitrine, volait, se perdait dans un abîme, dans le vide... Le sommeil eût été meilleur à condition de quitter la chambre étouffante, de renoncer à la mollesse du lit de plume, d’aller se mettre au grand air, sous l’auvent du hangar. Mais Nastasia Pétrovna avait peur :

— Les chiens viendraient me flairer la tête...

L’établissement du monopole sur l’eau-de-vie produisit l’effet du sel jeté sur une blessure. Quand tout espoir d’avoir des enfants fut perdu, Tikhon Iliitch revint de plus en plus souvent à cette idée : « Alors, pour qui tout ce travail de bagne, diable emporte ? » Et, de rage, ses mains tremblaient, ses sourcils se fronçaient par un tic maladif, sa lèvre supérieure grimaçait convulsivement, surtout en prononçant ces mots constamment répétés : « Notez bien... » Comme jadis, il se donnait des airs d’homme jeune, portait d’élégantes bottes en cuir de veau, une blouse brodée et un veston croisé. Mais sa barbe blanchissait, se faisait rare, embrouillée...

Comme par un fait exprès, l’été fut brûlant, amena la sécheresse. Il ne resta rien des seigles. Et ce fut une sorte de volupté de se répandre en doléances devant les chalands.

— On cesse la vente, on ferme ! — disait avec une étrange gaieté, scandant les syllabes, le marchand d’eau-de-vie. — Comment donc ! C’est l’ minist’, maintenant, qui veut s’y mett’, c’est à lui qu’i’ faudra vous adresser !

— Oh ! si c’est pas malheureux d’ te voir ! — geignait Nastasia Pétrovna. — Tu finiras bien par l’attirer, l’ guignon ! Tu s’ras flambé ! On t’ mettra là où i’ y a pas même des corbeaux pour ronger les os !

— Vous ne m’ f’rez pas peur ! — coupait alors Tikhon Iliitch, fronçant les sourcils. — Non point ! Tout barbillon n’ prend point l’ bâillon !

Et encore, scandant les mots, hargneux plus que jamais, il reprenait, s’adressant au chaland :

— Et c’est l’ seig’, l’ seig’ qui fait plaisir à voir. Notez bien : ça fait plaisir à tous ! De nuit, — croyez-moi si vous voulez : de nuit !... on peut l’ voir ! I’ n’y a qu’à s’ mett’ su’ le pas d’ sa porte, à r’garder, sous la lune, le champ : ça brille, comme une calvitie ! On sort, on r’garde : un vrai miroir !

IV

DURANT le carême de la Saint-Pierre, Tikhon Iliitch passa quatre jours en ville, à la foire, et devint encore plus chagrin, rongé de soucis, succombant à la chaleur et à l’insomnie. Habituellement, il se rendait à la foire avec beaucoup d’entrain. Au crépuscule tombant, on graissait les essieux, on entassait du foin dans les télègues ; à la télègue de l’ouvrier principal, on attachait les chevaux ou les vaches destinés à être vendus ; dans le second véhicule, réservé au patron qui emmenait avec lui un vieil ouvrier, on mettait des oreillers et un ample paletot. Le départ avait lieu tard dans la nuit, les télègues grinçaient, on avançait lentement jusqu’à l’aube. Au début, on causait amicalement, on fumait, on se racontait de terribles vieilles histoires de marchands tués sur la route ou dans les maisons où ils avaient couché ; ensuite Tikhon Iliitch s’allongeait à son aise pour dormir, — et c’était un plaisir d’entendre vaguement, à travers le voile du sommeil, les voix de ceux que l’on rencontrait, de sentir le balancement houleux de la voiture qui semblait toujours descendre une pente, le doux frottement de l’oreiller sur la joue, la chute de la casquette, la fraîcheur nocturne qui vous caressait les cheveux ; il était fort agréable aussi de se réveiller avant le lever du soleil, par une matinée rose et tout humide de rosée, parmi les blés d’un vert mat, — d’apercevoir au loin, dans une dépression bleuâtre de la campagne, les riantes, blanchissantes murailles de la ville, l’éclat scintillant de ses églises ; alors, on bâillait bien fort, on se signait pour répondre à une cloche lointaine, puis on reprenait les guides des mains du vieil ouvrier somnolent, affaibli comme un petit enfant par le froid matinal, livide comme la craie, à la lueur de l’aurore... Mais, cet été-là, Tikhon Iliitch mit d’abord en chemin l’ouvrier avec les deux télègues, et lui-même fit la route en drojki4. La nuit était tiède, claire, rose de lune ; Tikhon Iliitch allait très vite, mais se sentait extrêmement las ; les feux de la foire, de la prison et de l’hôpital qui se trouve à l’entrée de la ville, sont visibles de dix verstes dans la steppe ; et il semblait à Tikhon Iliitch que jamais il ne les atteindrait, ces feux lointains, ces feux assoupis. Puis, quand il se fut installé à l’auberge, sur la place aux Copeaux, il faisait si chaud, les puces le mordaient si cruellement, si retentissant était le tintamarre des télègues qui entraient dans la cour pavée, de si bonne heure clamèrent les coqs, roucoulèrent les pigeons et parut l’aube aux fenêtres ouvertes, qu’il ne put fermer l’œil. Il dormit également mal la nuit suivante, qu’il passa, espérant s’en trouver mieux, à la foire, dans sa télègue : les chevaux hennissaient, des feux brillaient sous les tentes, on marchait autour de lui, on causait, et, au point du jour, quand les paupières se collaient de sommeil, sur la tête même de Tikhon Iliitch, une vache éructa un formidable mugissement.

— Qué’ bagne ! — se disait-il à chaque instant, durant ces jours et ces nuits.

La foire, qui s’étendait sur un pacage, de toute la longueur d’une verste, était, comme toujours, pleine de vacarme et de confusion. Par monceaux gisaient des balais, des faulx, des brocs, des pelles, des roues. Des clameurs discordantes s’élevaient, des hennissements, des trilles de sifflets d’enfants, des airs de marche et de polka grondant aux orchestrions des manèges. La foule désœuvrée et babillarde des moujiks et des commères roulait, roulait du matin au soir, par les passages poussiéreux, inondés de fumier, entre les télègues et les tentes, les chevaux et les vaches, les baraques à spectacle et les débits de comestibles, d’où sortait la lourde puanteur des graisses grillées. Comme toujours, il y avait là une multitude de maquignons qui poussaient furieusement à la dispute et aux enchères ; en files interminables se suivaient avec leurs nasillardes antiennes, des aveugles et des monstres, des mendiants et des estropiés, montés sur des béquilles ou sur des chariots ; lentement s’avançait à travers la foule, secouant ses grelots, l’équipage de l’ispravnik5, dont les trois chevaux fringants étaient fortement maintenus par un cocher portant une veste-gilet de peluche et un petit bonnet orné de plumes de paon... Les acheteurs, autour de Tikhon Iliitch, étaient nombreux. Mais tout se terminait par de vains bavardages. Venaient à lui de noirs Tsiganes, des Juifs du Sud-Ouest, — visages gris, cheveux roux, poudreux, en souquenille de grosse toile et bottes éculées, — des hobereaux basanés, en casquette et casaque à godrons, un riche marchand nommé Safonov, — vieil homme à houppelande, corpulent, rasé, fumant un cigare ; venait aussi un beau hussard, le prince Bakhtine, ou bien encore un héros décrépit du siège de Sébastopol, Khvostov, — grand et osseux, visage sombre et ridé, aux traits fortement accusés, en redingote d’uniforme et pantalon qui tombait très bas sur des bottes à larges semelles, coiffé d’une grande casquette à galon jaune, d’où sortaient sur les tempes, soigneusement peignés, des cheveux teints, d’une nuance brune et sans éclat... Tous faisaient mine de connaisseur, traitaient de pelage et d’allures, racontaient ce qu’ils voulaient de leurs chevaux. Les hobereaux gasconnaient et se vantaient. Bakhtine ne condescendait pas à causer avec Tikhon Iliitch, bien que celui-ci se fût obséquieusement levé devant le prince, disant : « V’là une bête qui f’rait joliment l’affaire de Votre Seigneurie. » Bakhtine se contentait de se rejeter en arrière pour examiner le cheval, en jouant de la jambe dans sa culotte de cavalier, couleur cerise. Et Khvostov, traînant le pas jusqu’à l’animal qui le guettait, de ses yeux de feu, — Khvostov s’immobilisait soudain comme s’il allait tomber, brandissait son bâton et, pour la dixième fois, demandait d’une voix sourde, sans accent :

— Combien en veux-tu ?

Et il fallait répondre à tout ce monde. D’ennui, Tikhon Iliitch avait acheté un petit livre sur la couverture duquel on lisait : Recueil de saynètes, de calembours et de contes relatant les aventures de nos braves Israélites. Et, assis sur la télègue, il avait recommencé plus d’une fois sa lecture. Mais à peine avait-il déchiffré ceci : Chagun zait, missieurs, que nous autres, bedits chuifs, nous aimons extraordinairement le geschaeft, — à peine en était-il là qu’on l’appelait. Et Tikhon Iliitch levait les yeux, répondait à contre-cœur, les dents serrées.

Il avait pris du hâle, mais avec cela très blême, et avait maigri singulièrement ; la poussière le pénétrait tout entier ; il se sentait en proie à un mortel ennui et affaibli de tout son corps. L’estomac, lui aussi, s’était détraqué, au point d’en avoir des spasmes. Il fut contraint de se rendre à l’hôpital. Mais là, il dut attendre deux heures son tour, assis dans un couloir sonore, respirant une fétide odeur de phénol ; et ce n’était plus Tikhon Iliitch qu’il se sentait là, mais quoi ! plutôt comme un quémandeur dans l’antichambre d’un patron ou d’un chef. Et quand le docteur appliqua sa froide oreille contre la poitrine de Tikhon Iliitch, celui-ci se hâta de déclarer que « le ventre allait beaucoup mieux » ; et la timidité seule le força à accepter de l’huile de ricin. Revenu à la foire, il avala bien vite un verre de vodka, assaisonné d’une pincée de poivre et de sel, et se remit à manger du saucisson et du pain noir, à boire du thé, de l’eau non bouillie, du kvas6 aigre, sans arriver tout de même à apaiser sa soif. Des connaissances l’engageaient à venir prendre « un coup de bière », et il y allait. Un vendeur de kvas, boiteux, braillait :

— V’là du kvas bien cuisiné, pour piquer l’nez ! À un kopeck le verre, la limonade qui désaltère !

Et Tikhon Iliitch arrêtait le vendeur.

— V’là-à des glaces ! — criait, en ténor, un marchand de glaces, vieillard chauve, suant et ventru, en blouse rouge.

Et Tikhon Iliitch mangeait, avec une cuiller en os, une glace, presque pure neige, qui lui donnait des élancements aux tempes.

Le pacage empoudré, piétiné par les bottes, les roues et les sabots, couvert d’ordures et de fumier, se vidait déjà, — la foire s’en allait. Mais Tikhon Iliitch, comme pour faire enrager on ne savait qui, s’entêtait à retenir, exposés à la chaleur et à la poussière, les chevaux qu’il n’avait pas vendus ; il restait assis sur sa télègue. Ce n’était pas, semblait-il, sa maladie qui le déprimait ainsi, mais bien plutôt le spectacle de l’immense misère, de la grande laideur qui, depuis des siècles, pesaient sur cette ville et sur toute la région. Seigneur Dieu, quel pays ! De la terre noire à une profondeur d’un mètre, et de quelle qualité ! Et jamais un lustre ne s’écoule sans amener une famine. La ville est renommée par toute la Russie pour son commerce de blé, — mais, quant à manger du pain à satiété, il n’y a peut-être qu’une centaine de personnes, dans toute la localité, qui puissent se payer ce luxe. Et la foire, cette foire ? Des mendiants, des idiots, des aveugles, des estropiés, — laids à faire peur, à donner des nausées, — par bataillons entiers !

V

TIKHON ILIITCH reprit le chemin de la maison, en une matinée de chaud soleil, suivant la vieille grand’route. Il traversa d’abord la ville, le marché, la place de la cathédrale, puis un ruisseau d’où montait l’aigre puanteur des tanneries ; ensuite, remontant une pente, il passa par le Noir Faubourg. Sous les arcades du marché, il avait, jadis, servi avec son frère dans la boutique d’un certain Matorine. Maintenant, tout le monde le saluait à cet endroit. Dans le Faubourg, il avait vécu son enfance : à mi-pente, parmi des masures enduites de bousillage, affaissées dans le sol, couvertes de toits vermoulus et noircis, parmi des tas de fumier qu’on séchait au soleil pour en faire du combustible, parmi des gravats, des cendres et des chiffons, c’était toute une joie pour lui de poursuivre, en criant, en sifflant, un ancien maître de l’école primaire, depuis longtemps révoqué, tombé dans la mendicité, un méchant vieux qui allait, hiver comme été, en bottes de feutre, en caleçon, en paletot court à col de castor élimé ; toute la ville le connaissait sous l’étrange sobriquet de « Pistolet de Chien ». À présent, il ne restait pas même un vestige de la masure où était né et avait grandi Tikhon Iliitch. Sur l’emplacement s’élevait une nouvelle maisonnette aux murs revêtus de planches ; au-dessus de l’entrée, il y avait une enseigne rouillée : Sobolev, tailleur du clergé. Tout le reste subsistait, dans le faubourg, comme par le passé : des cochons, des poules dans les ruelles ; de hautes perches devant les portes cochères et, sur ces perches, des cornes de béliers ; les larges visages blancs des dentellières, apparus derrière des pots de fleurs, dans les embrasures des petites croisées ; des gamins, courant pieds nus, la culotte maintenue de biais par une bretelle unique, lançant des cerfs-volants en papier, à queue de filasse ; de placides fillettes blondes, jouant, près des soubassements, à leur jeu favori : l’enterrement des poupées... Et sur le sommet de la pente, en plein champ, il se signa, le visage tourné vers le cimetière dans l’enceinte duquel, entre de vieux arbres, se trouvait jadis la tombe redoutée d’un riche avare, qui s’était écroulée, enfoncée, au moment même où on la recouvrait. Tikhon Iliitch réfléchit, puis dirigea son cheval vers la porte du cimetière.

Devant cette grande porte blanche se tenait, jadis, constamment assis, secouant une sonnette, muni d’un petit sac, un moine aux yeux bigles, en soutane noire et bottes rousses ; c’était un robuste gaillard, ébouriffé et farouche d’aspect, un ivrogne, maître passé dans l’art de vitupérer les gens par b... et par f... Le moine, à présent, n’était plus là ; une vieille femme le remplaçait, tricotant des bas, semblable aux fées, — portant lunettes, bec pointu, lèvres rentrées, — une des veuves qu’on hospitalisait près du cimetière.

— Bonjour, la commère ! — cria aimablement Tikhon Iliitch, en attachant son cheval à un poteau près de la porte. — Tu peux garder mon cheval ?

La vieille se leva, salua profondément et marmotta :

— Je peux, petit père.

Tikhon Iliitch ôta sa casquette encore une fois, roulant de gros yeux, se signa devant un tableau, représentant l’Assomption de la Vierge, qui était suspendu au-dessus de l’entrée, et ajouta :

— Vous êtes nombreuses, ici, maintenant ?

— On est douze petites vieilles, petit père.

— Et alors, vous vous chamaillez souvent ?

— Souvent, petit père...

Tikhon Iliitch, sans hâte, s’avança au milieu des arbres et des croix, suivant l’allée qui menait à une vieille église de bois, jadis colorée d’ocre. Étant à la foire, il s’était fait couper les cheveux, égaliser et raccourcir la barbe, ce qui lui donnait un air beaucoup plus jeune. Sa maigreur et le hâle le rajeunissaient aussi ; sa peau apparaissait blanche sur les tempes où la tondeuse venait de passer. Ce qui le rajeunissait encore, c’étaient ses souvenirs d’enfance et d’adolescence ; c’était enfin sa casquette de toile toute neuve. Son visage était pensif. Mélancoliquement, il regardait de côté et d’autre... Comme elle est brève et stupide, la vie ! Et quelle paix, quel apaisement tout autour, dans ce calme ensoleillé, dans l’enceinte de ce vieux champ des morts ! Un vent brûlant passait sur les cimes des arbres illuminés, dont les interstices montraient le firmament sans nuage, dont les feuilles tombaient de sécheresse avant la saison ; le vent agitait sur les pierres, sur les monuments, l’ombre diaphane, légère, de cette feuillée. Et quand ce souffle tombait, le soleil torride chauffait les fleurs et l’herbe, les oiseaux chantaient délicieusement dans les buissons ; en une douce langueur s’immobilisaient, sur les sentiers ardents, des papillons diaprés... Sur une croix, Tikhon Iliitch lut ces mots :

Quel effroyable tribut

Lève la Mort parmi les hommes !

Mais rien de terrible dans ce milieu. Tikhon Iliitch marchait, remarquant même, comme qui dirait avec plaisir, que le cimetière s’était accru, qu’un grand nombre de mausolées neufs, et très bien faits, avaient été construits, parmi ces anciennes pierres, taillées en forme de cercueils montés sur pieds, parmi ces lourdes dalles de fonte et ces énormes croix grossières et déjà pourries dont l’enclos était plein. Elle s’est éteinte le 7 novembre 1819, à 5 heures du matin, — une inscription de ce genre pouvait inspirer de l’effroi : la mort est mauvaise à l’aube d’une tempétueuse journée d’automne, dans une vieille petite ville ! Mais, à côté de cette tombe, lumineux, entre les arbres, de sa blancheur marmoréenne, un ange levait les yeux vers le ciel bleu, et, sur le granit noir, poli comme une glace, était gravée, en lettres d’or, cette parole : Bienheureux ceux qui meurent dans le Seigneur ! Sur le tombeau d’un petit fonctionnaire, tout en fer, auquel le temps et les intempéries avaient donné des nuances d’arc-en-ciel, on pouvait déchiffrer ces vers :

Bon serviteur du souverain

Et tendre ami de son prochain,

Il fut toujours en haute estime...

Et il parut au visiteur que cette poésie mentait. Mais le mensonge même, en ce lieu, était touchant. Car — où trouver la vérité vraie ? Voyez, sous ce buisson, cette mâchoire qui traîne et semble faite de cire sale, — c’est tout ce qui reste d’un homme... Mais, est-ce bien tout ? Fleurs, rubans, croix, cercueils et ossements se décomposent sur ou sous la terre, — tout est Mort et Corruption ! Cependant Tikhon Iliitch allait plus loin et lisait encore : Ainsi en sera-t-il à la résurrection des morts : ce qui a été semé dans la corruption sortira incorruptible... Notre fils bien-aimé, ton souvenir reste à jamais dans nos cœurs !...

De plus en plus grave, fronçant les sourcils, Tikhon Iliitch ôtait sa casquette et se signait. Il était pâle et faible encore, par suite de sa maladie ; il se rappelait son enfance, sa jeunesse, Kouzma... Il marchait vers le coin éloigné du cimetière où étaient enterrés tous ses proches, — son père, sa mère, sa sœur qui était morte toute petite... Les inscriptions, touchantes et résignées, parlaient toujours de calme et de repos, de tendresse pour les pères, les mères, les époux et les épouses, de cet amour qui, semblerait-il, n’existe pas et n’existera jamais sur la terre, de dévouement mutuel et de soumission à Dieu, d’ardente confiance en une vie future et de rendez-vous dans une contrée plus heureuse, toutes choses auxquelles on ne croit qu’ici, sur le champ des morts, et de l’égalité que, seul, peut donner le trépas, l’instant où l’on met un dernier baiser sur les lèvres d’un mendiant, le considérant, en son sommeil, comme un frère, le comparant aux rois et aux princes de ce monde : instant où l’on prononce, sur lui, les paroles les plus sages, les plus grandes, les plus solennelles... Et là-bas, dans un coin de l’enceinte, parmi des bouquets de sureaux assoupis au soleil, là où jadis se trouvèrent des sépultures, où il n’y avait plus maintenant que des monticules et des crevasses, couverts d’herbes et de blanches fleurs, Tikhon Iliitch aperçut un tertre fraîchement remué, une tombe d’enfant, une croix et, sur la croix, ce distique :

Feuillage, feuillage, tais-toi,

Ne réveille pas mon Kostia !

Et, se rappelant alors son enfant, étouffé dans son sommeil par la cuisinière muette, il cligna des yeux, parce qu’il y sentait venir des larmes...

VI

PAR la grand’route, qui passe devant le cimetière et se perd dans des champs onduleux, aucune voiture ne passe jamais. C’est tout juste si, parfois, l’on y voit cheminer quelque va-nu-pieds, d’allure légère, un gars en blouse rose, fanée, en pantalon rapiécé de toutes couleurs. Les véhicules suivent un sentier poudreux qui longe la route. Tikhon Iliitch prit le chemin de tout le monde. Il rencontra d’abord, filant vite, un équipage délabré, — les cochers de province mènent bon train ! — et, dans cette voiture, un chasseur qu’il connaissait pour un des employés de la banque ; un chien d’arrêt, blanc et noir, était couché aux pieds de ce monsieur qui tenait, sur ses genoux, sa canardière dans son étui et était chaussé de hautes bottes de marais, bien qu’il n’y ait aucun marécage dans la région. Ensuite passa, plongeant dans la poudre des ornières, un jeune facteur, juché sur un vélocipède de l’ancien modèle, c’est-à-dire sur une énorme roue suivie d’une toute petite. Il effraya le cheval de Tikhon Iliitch, et Tikhon, fâché, serra les dents : à caser comme ouvrier, ce fainéant-là ! Le soleil de midi brûlait, le vent ardent soufflait, le ciel, sans un nuage, prenait l’apparence d’une ardoise. Et, songeant à la brièveté, à l’absurdité de l’existence, Tikhon Iliitch se détournait, de plus en plus irrité, de la poussière qui volait, et, de plus en plus soucieux, considérait les blés fluets qui séchaient avant l’heure.

D’un pas égal, s’appuyant sur de gros bâtons, s’avançaient des groupes de pèlerines, épuisées de fatigue et de chaleur. Elles adressaient à Tikhon Iliitch de profonds saluts, très humbles, mais ces marques de respect lui semblaient être de la frime.

— Les bonnes têtes ! — grommelait-il. — Et, à l’étape, va-t’en voir, elles se crêpent le chignon, hargneuses comme des chiennes !

Soulevant des nuées de poussière, des moujiks ivres poussaient leurs petits chevaux ; ils revenaient de la foire, entassés à dix ou presque par télègue, — roux, grisonnants, noirs, blonds, mais tous également laids, étiques et haillonneux. Et, en contournant et dépassant ces bruyants véhicules, Tikhon Iliitch hochait la tête :

— Ah ! les gueux, que l’diable les emporte !

L’un d’eux, en blouse d’indienne toute lacérée, dormait, rebondissant aux secousses de la voiture comme un mort, étendu sur le dos, la tête renversée, dressant sa barbe ensanglantée et son nez enflé, couvert de rouges caillots. Un autre courait après son bonnet enlevé par le vent, trébucha et, à ce moment, Tikhon Iliitch, avec une volupté mauvaise, l’enveloppa d’un coup de fouet. Une télègue apparut, chargée de cribles, de pelles et de femmes : assises à reculons, le dos au cheval, elles étaient cahotées et tressautaient ; l’une d’elles était coiffée d’une casquette neuve d’enfant, la visière en arrière ; une autre chantait, la bouche pleine de pain blanc ; une troisième agitait les bras et, riant aux éclats, vociférait à l’adresse de Tikhon Iliitch qui les devançait :

— Hé ! dis donc, compère, t’as perdu la cheville de ton essieu !

Au delà de la barrière d’où la grand’route commençait à s’écarter, où les bruyantes télègues s’attardaient et où régnait déjà le calme de la steppe immense, cuisant de soleil, Tikhon Iliitch sentit de nouveau que, malgré tout, dans l’existence, l’essentiel, c’est « de faire des affaires ». Il songeait, avec un absolu mépris, à ces hobereaux qui faisaient les malins à la foire, étalant de maigres équipages... Ah ! et puis, cette misère tout alentour. Les moujiks réduits à la dernière indigence, pas un radis dans ces manoirs de malheur qui s’éparpillaient à travers la contrée... Ce qu’il fallait, c’était un maître, un maître !

À mi-chemin se trouvait Rovnoïé, un grand bourg peuplé de paysans libres7. Le souffle ardent de la solitude passait par les rues désertes, sur les virgulaires que consumait la chaleur. Devant les seuils, des poules hérissaient leurs plumes, se creusaient un abri dans la cendre. Sur le pacage dépouillé, se carrait brutalement une église grossièrement peinturlurée. Derrière cet édifice, brillait au soleil une petite mare glaiseuse, dominée par une digue de fumier ; l’eau était opaque, jaune ; là se tenait un troupeau de vaches qui, à tout instant, lâchaient leur bouse dans ce bain ; et un moujik nu s’y savonnait la tête. Lui aussi s’était avancé dans l’eau, jusqu’à la ceinture ; sur sa poitrine étincelait une petite croix de cuivre, son cou et son visage étaient noirs de hâle, et son corps d’une blancheur, d’une pâleur frappantes.

— Débride-le voir un peu, dit Tikhon Iliitch, poussant son cheval dans la mare, d’où montait l’odeur du troupeau.

Le moujik jeta son savon marbré de bleu sur le bord de l’eau, où les tas de bouse faisaient des taches noires, et, la tête toute grise de mousse, se couvrant par un geste de pudeur, s’empressa d’obéir. Le cheval tendit avidement le cou vers la mare, mais le liquide était si chaud et si repoussant que l’animal releva aussitôt la tête et se détourna. Tikhon Iliitch sifflait pour l’engager à boire, et cependant, dodelinant de la casquette :

— Eh ben, elle est jolie, votre eau ! Vous buvez ça ?

— Ah ! mais, chez vous, est-ce qu’é’ s’rait sucrée, par hasard ? — répliqua aimablement et gaiement le moujik. — Ça fait mille ans qu’on en boit ! Et p’is, l’eau, c’est rien, — c’est plutôt l’ pain qui manque...

Après Rovnoïé, la route s’allongeait de nouveau au milieu des seigles, mais de quels seigles ! Grêles, débiles, presque sans épis, infestés de bleuets... Et près de Vysselki, à peu de distance de Dournovka, sur un cytise noueux et crevassé, se tenait une nuée sombre de grolles, ouvrant leur bec argenté : de Vysselki, ce jour-là, le nom seul restait, — rien que de noirs squelettes d’isbas sur des décombres ! Ces ruines exhalaient une fumée laiteuse et bleuâtre, cela sentait l’aigre, le brûlé. Et l’idée d’un incendie, possible chez lui aussi, frappa brusquement Tikhon Iliitch. — « Malheur ! » songea-t-il, pâlissant. Rien, dans son domaine, n’était assuré ; tout pouvait s’envoler d’une minute à l’autre...

VII

LES premiers bruits de guerre avec le Japon furent, naturellement, des rodomontades. « L’Cosaque, mon vieux, il aura bientôt fait d’les dépiauter, ces peaux jaunes ! » Mais ce beau feu ne dura pas longtemps, il fallut renoncer à ces grands airs d’autrefois. On parla de la chose sur un autre ton.

— D’la terre, on en a plus qu’i’ n’en faut ! — disait Tikhon Iliitch, parlant en patron sévère, et, pour la première fois de sa vie, il songeait non plus seulement aux terres du voisinage, mais à l’immense territoire russe. — C’est pas une guerre, c’est une idiotie !

Autre chose, un sentiment archi-séculaire s’exprimait ainsi, — le besoin de se ranger du côté du plus fort. Et c’était un formidable enthousiasme quand l’armée russe subissait une épouvantable défaite :

— C’est ça, c’est bien ! Cogne donc sur eux, les salauds !