Le mystère Bouteflika - Mohamed Benchicou - E-Book

Le mystère Bouteflika E-Book

Mohamed Benchicou

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Beschreibung

Comment expliquer Le mystère Bouteflika ?

En 2018, à l’ère du numérique et d’internet, un peuple ignore par qui il est dirigé. Il y a bien un président aux commandes depuis dix-neuf ans mais il est handicapé, ne se déplace qu’en fauteuil roulant, ne peut plus parler ni soutenir une conversation, le corps rigide, les membres totalement inertes… Oui, il y a bien un président, mais un président qui ne reçoit personne, qui ne s’adresse plus au peuple depuis sept années, un président qu’on cache, qu’on ne sort que dans les grandes occasions, le temps de quelques photos, histoire de prouver qu’il est encore en vie. Dans cette contrée, les institutions sont bloquées, la machine étatique est en panne, le pays isolé. Les chefs d’État étrangers évitent de s’y rendre, ceux qui font le déplacement repartent le plus souvent sans avoir rencontré le chef de l’État, le Conseil des ministres ne se tient plus, les ambassades étrangères ne savent à qui remettre les lettres de créance…
Cet homme n’est pas un roi ; ce pays n’est pas une monarchie, on dit même que ce n’est pas une dictature. Alors comment expliquer Le mystère Bouteflika ? L’auteur, parmi les meilleurs observateurs de l’Algérie, se livre ici à une véritable radioscopie d’un chef d’Etat autant que d’un pays majeur aux portes de l’Europe.

Découvrez la présentation approfondie d'un chef d'Etat fantôme, dirigeant un pays majeur aux portes de l'Europe.

EXTRAIT

Le vieil homme s’inquiète :
― Il est 16 heures passées !
― Macron arrive, il vient de sortir de chez le Premier ministre Ahmed Ouyahia.
Ouyahia le repêché. Il était fini comme pouvait l’être un fils désavoué par la « Famille ». Chez eux, on dit qu’il est « déposé ». Seule solution : le silence. L’exil intérieur. Comme Benflis. Patienter. Espérer. Il ne sera pas président en 2014 ni en 2019, mais plus tard, peut-être. Peut-être, car on ne se relève que rarement du désaveu familial. La Famille est une société secrète, pas un simple gang. Et vouloir prendre la place du parrain est une irrévérence impardonnable pour un vicaire qui n’aura pas su se contenter de son rang. On peut aujourd’hui être truand sans faire partie du milieu, de la Famille. La Famille est une communauté d’homme qui se reconnaît. On n’y rentre pas par copinage, mais par initiation.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Mohamed Benchicou, écrivain, journaliste et ancien directeur- fondateur du quotidien algérien d’opposition Le Matin, suspendu en 2004, et lui-même incarcéré pendant deux ans, est l’auteur de nombreux essais politiques, d’un journal de ses années de prison et d’une pièce de théâtre, publiés en France (notamment chez Riveneuve) et en Algérie.

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À mon frère Abdelkrim, parti pendant le bouclage de ce livre, à son épouse et ses courageux enfants

AVANT-PROPOS DE L’ÉDITEUR

Mohamed Benchicou connaît bien Abdelaziz Bouteflika, c’en est même un opposant personnel, quasi intime. Comment oublier que le directeur d’un des cinq journaux privés les plus influents en Algérie doit au second d’avoir vu son média interdit et d’avoir passé deux ans en prison (2004-2006), en dépit de ses problèmes de santé ? Plusieurs livres ont suivi, parfois publiés en Algérie mais surtout en France sur la prison, la liberté et jusqu’à cette analyse en 2010, à l’ouverture du troisième mandat du président algérien : Notre ami Bouteflika, de l’État rêvé à l’État scélérat, un des meilleurs succès de librairies (mais aussi diffusé sous le manteau en Algérie) de Riveneuve, la petite maison d’édition indépendante qui raconte le monde aux Français et les Français au monde. Alors que se profile un cinquième mandat, l’idée a été de mettre à jour la précédente édition toujours demandée. Mais les temps ont changé, les Printemps arabes sont passés par là, et surtout l’AVC du président. Mohamed Benchicou, qui a failli lui aussi rester paralysé, a décidé de faire un tout nouveau livre. Il s’est alors glissé dans la tête de Bouteflika, dans la peau de Bouteflika, sans concession mais finalement avec humanité. C’est ici une contribution à la compréhension du présent d’un grand pays voisin, qui semble vitrifié, et à son futur immédiat. Un sujet essentiel pour tous les Algériens, mais – qu’on ne s’y trompe pas – pour tous les Français aussi.

La dernière chance

Selon qu’il croit en Dieu ou en Bouteflika, l’Algérien vit avec compassion ou admiration, mais toujours avec anxiété, le spectacle de son président handicapé, en train de conduire un peuple, en chaise roulante, vers une destination inconnue. En ce début d’année 2018, à l’exception de Gérard Depardieu, tout le monde semble avoir peur du futur algérien : le peuple à qui on cache tout mais qui se doute bien que l’avion est sans pilote, les voisins du Maghreb ou d’Europe qui prévoient une proche catastrophe mais aussi les dirigeants algériens eux-mêmes, assez madrés pour ne pas croire à leurs propres bobards mais pas suffisamment pour savoir comment annoncer à une population désabusée que les caisses sont vides. Il y en a qui ont essayé, comme dirait un duo d’humoristes, mais c’est pour se faire désavouer aussitôt. Le tout nouveau ministre des Finances avait cru bien faire en annonçant la fin des subventions des carburants dès 2019 et celles des autres biens de première nécessité alimentaires pour l’année d’après. C’est la décision attendue d’un gouvernement qui ne peut plus financer la paix sociale. Deux jours plus tard, ledit ministre est sévèrement désapprouvé par le Premier ministre qui, au nom de son gouvernement ou de son président en fauteuil roulant, à moins que ce ne fût au nom des deux, dément vouloir « affamer le peuple ».

La population, à qui on ne la fait pas, a compris que derrière ces menteries se cachait une vérité : les temps durs sont à venir. La presse française, autrefois dithyrambique envers le président Bouteflika, multiplie les reportages alarmistes. « Enfermé dans une bulle souverainiste, le pays s’enfonce dans la crise sociale », lit-on dans Le Figaro, tandis que l’hebdomadaire Valeurs Actuelles dresse un tableau sombre d’une « Algérie à bout de souffle ». Mis à part Gérard Depardieu, tout le monde rêve de fuir ce pays où l’avenir semble pour le moins incertain. L’Algérie, nous apprend l’hebdomadaire, fait désormais partie des 10 nationalités les plus représentées parmi les demandeurs d’asile en France soit une hausse de plus de 24 % pour les Algériens de 2016 à 2017 (selon les chiffres de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, OFPRA). Les Algériens représentent 17,9 pour cent des arrivées de migrants en Espagne qui s’attendrait à l’arrivée possible de près de 90 000 clandestins algériens. Pire : au ministère de l’Intérieur français, on craindrait un rush potentiel de cent mille réfugiés algériens dans les prochaines années. Vrai ? Faux ? La question n’est plus là. Elle serait plutôt de savoir comment un pays qui ambitionnait de se hisser au niveau de l’Espagne, de la Turquie ou de l’Italie, s’est retrouvé, vingt ans plus tard, au rang des nations maudites.

Ici réside la première justification de ce livre : répercuter un peu de ce soupir d’égarement qui sort de la poitrine d’un peuple dupé et humilié. L’Algérien n’a jamais aspiré à vivre chez les autres. Il possède un grand chez-soi, avec toutes les commodités, le soleil, la mer, une terre féconde, le sable du désert, les vrais clairs de lune et le pétrole en cadeau de Dieu. Qui a fait de cet Éden les bas-fonds de la corruption, de la misère morale, du mensonge et de la peur ? Des hommes comme Bouteflika, irresponsables, incompétents, archaïques et tartarinesques fabriqués par l’histoire secrète de cette nation mais aussi, et en grande partie, par les États et les médias occidentaux qui ont servi de porte-voix à cet homme à l’ego démesuré et qui aime s’entendre parler, dont ils encourageaient les rodomontades et les hâbleries, avant qu’ils ne finissent par livrer leur véritable opinion sur le personnage.

Chirac le décrit dans son livre-testament, en dix lignes (seulement !), comme un « homme timide » et « complexe ». Un président de la République « timide » alors qu’il doit s’affirmer devant ses pairs et défendre tout un peuple ? Dans le jargon diplomatique cela veut dire, en fait, que Bouteflika a un double langage : il hausse le ton contre la France quand il est à Alger mais pas devant Chirac ! Quant à l’étiquette de « complexe », elle sous-entend que la pensée de Bouteflika n’est pas structurée, qu’il n’y a pas de cohérence dans ce qu’il dit. La France officielle savait le penchant maladif de cet homme pour le pouvoir, mais elle croyait avoir fait le bon choix : un Bouteflika impotent vaut infiniment mieux qu’un successeur inconnu, surtout un successeur inconnu et en bonne santé.

Bouteflika, c’est l’affaire de la France. C’est ce qu’a signifié Chirac, en 2004, en s’empressant de rendre visite à Bouteflika fraîchement réélu pour son deuxième mandat, avant même la confirmation du scrutin par le Conseil constitutionnel. Démarche payante : les ventes françaises en Algérie augmentèrent de 700 % en l’espace de 6 ans ! Mieux : Chirac a même réussi à imposer, en 2003, une commémoration du débarquement de Sidi-Ferruch ! Mais cet homme peut-il encore gouverner ? L’intérêt de l’Algérie importe peu. Ce dont il est question, ici, c’est de la stratégie française mais aussi américaine, et de l’avenir de quelques-uns, les amis du clan présidentiel.

Vingt ans plus tard, le résultat d’une si subtile stratégie est devant nous : l’Europe tétanisée par la perspective de voir le château de cartes s’effondrer, réduite à espérer pouvoir empêcher une vague migratoire et de nouveaux attentats sur le territoire français ; l’Algérie dans l’impasse, l’Algérie qui ne sait toujours rien produire, seulement vendre du pétrole, otage d’une kleptocratie sans projet et sans autre qualification que celle de savoir placer l’argent volé dans les paradis fiscaux et d’acheter la paix sociale au prix le plus fort, versant, entre autres, de l’argent à tour de bras aux jeunes sans les accompagner dans leurs projets. Ainsi, les Panama Papers nous apprennent que l’ex-Premier ministre Sellal a installé son fils dans les rouages de l’affairisme en tant que « facilitateur » grassement rémunéré par les aigrefins de tous acabits et n’a pas oublié d’introduire sa fille dans la faune des contrebandiers de l’argent du pétrole puisque Rym Sellal détient les droits de propriété sur des compagnies offshore, aux îles Vierges britanniques, en même temps que l’épouse de l’ex-puissant ministre du Pétrole Chakib Khelil, Najat Arafat.

Télévisions et journaux d’Europe, d’Amérique et d’ailleurs ont servi de porte-voix à Bouteflika qui s’en servait pour parader, se fabriquer une renommée factice et, bien entendu, s’éterniser au pouvoir. D’où la seconde justification de ce modeste ouvrage : va-t-on fermer les yeux sur le grand désastre qui se prépare, le cinquième mandat pour cet homme qui incarne une malédiction terrible pour des millions d’hommes et de femmes ? À entendre le ministre français des Affaires étrangères louer la forme physique et la perspicacité du président algérien, on comprend que le temps de la roulette russe n’est pas fini.

À l’heure où s’achève ce livre, un procureur de Milan vient de rouvrir le dossier Chakib Khelil. Ce dernier, innocenté trop tôt, trop vite par la camarilla qui tient lieu de pouvoir en Algérie, n’avait pas caché son ambition de devenir le prochain président de l’Algérie. Pourquoi pas ? Le pays est moribond et peu importe l’identité du gangster qui l’achèverait de la dernière balle.

À moins que...

M. B.

I. L’OMERTA

L’histoire est d’abord celle d’une incroyable supercherie. Entre avril 2013 et avril 2014, le pouvoir algérien a réussi à cacher au monde entier la vérité sur la gravité de l’accident vasculaire qui avait frappé le président Bouteflika. Une performance inégalée dans l’histoire ! Le 17 avril 2014, les Algériens, dupés, découvrirent un président handicapé venu voter sur un fauteuil roulant. Le soir, il était « réélu » président de la République pour un quatrième mandat ! Durant des mois, les Algériens avaient été inondés de fausses informations sur la santé du chef de l’État qu’on disait, chez les officiels algériens, victime d’un « mini-AVC » et dont on affirmait qu’il n’avait subi « aucune lésion irréversible ». L’accident ischémique transitoire « n’a pas duré longtemps » soutenait-on en haut lieu et l’affection est « réversible » et « régresse » sans laisser de « lésions ». Le séjour à l’hôpital du Val-de-Grâce ne se justifiait donc que par le seul souci d’y effectuer des « examens complémentaires », prescrits par ses médecins et de « récupérer un peu de la fatigue occasionnée par cette affection ». Il fallait au cercle présidentiel absolument gagner du temps, prendre de vitesse ceux qui, parmi le DRS, seraient tentés d’exploiter à leur profit l’accident vasculaire et imposer l’application de l’article 88 de la Constitution (qui deviendra article 102 après la révision constitutionnelle de 2015) qui prévoit de déclarer l’état d’empêchement du président de la République pour cause de maladie grave et durable. Il fallait organiser la désinformation ! Le pouvoir est un bien familial, il ne se restitue pas, qu’on soit malade, en chaise roulante ou en bonne santé.

1 - Le vieil homme et la mer

Le vieil homme demande l’heure. Sa voix est à peine audible, bien qu’amplifiée par un microphone accroché derrière son oreille.

À la télévision, on ne parle que du chanteur Johnny Hallyday, mort dans la matinée. La visite du président français Emmanuel Macron à Alger est éclipsée.

― Dix heures trente, Monsieur le Président !

Il lui parvient le bruit des vagues et la discrète senteur des fleurs. Ses seules vraies compagnes depuis qu’il n’est plus qu’un personnage impotent, amorphe, s’obligeant à une double vie, celle, réelle, du malade qu’il est, une vie morose et douloureuse, et celle, factice, fabriquée de toutes pièces, du président qu’il continue, obstinément, à vouloir être.

― On a encore le temps, dit Saïd.

― Combien de temps ?

― Il viendra à 16 h 30.

Il a le temps, en effet. Il n’a même que ça depuis des années. Du temps pour rien. Du temps à regarder passer le temps. Il ne se doutait pas que c’était tellement triste de vieillir. Ceux qui ont eu une existence banale ne mesurent pas la tragédie ; pour eux, vieillir, ce n’est que le déclin naturel d’une vie sans éclats. Mais vieillir quand on a tant exulté, vieillir quand on s’est si longtemps oublié dans l’illusion de l’immortalité, quand on a côtoyé tant de grandes figures et vécu ce que l’homme peut connaître de plus prestigieux, vieillir devient alors comme une injustice divine. Pourquoi connaître tant de gloire, Dieu, pour si peu de jeunesse ?

Sa jeunesse, il l’a épuisée dans l’interminable guerre contre les chefs militaires qui ont constamment fait obstacle à ses ambitions de pouvoir Quarante ans qu’il livre bataille pour être roi en république. Plus de soixante années qu’il en rêve ! Depuis le temps où, dans sa chère ville d’Oujda, il partageait ses journées entre le lycée Abdelmoumène, le café Ennour et les quartiers européens qui le captivaient. Oujda, en cette fin d’année 1954, portait encore les cicatrices des violentes émeutes populaires qui l’avaient endeuillée un an plus tôt. Le Maroc, sous protectorat français, revendiquait, dans un climat d’insurrection, le retour du roi Mohamed V, déposé par l’occupant avec l’aide du Glaoui de Marrakech qui plaça un proche, Mohammed Ibn Arafa, sur le trône.

Abdelaziz vivait les événements avec émotion, ne s’interdisant toutefois pas de se promener, avec son ami Chakib, dans la partie européenne de la ville, s’extasiant devant le luxe colonial, s’attardant devant le parc René Maître et son splendide plan d’eau, la place De Gaulle et sa superbe fontaine, les terrasses du Café Simon où se retrouvaient ces colons si gais et si volubiles et dont les deux adolescents enviaient le mode de vie, la puissance, la richesse, le monde magique où s’élevait tout ce que les autochtones n’avaient pas, les boutiques luxueuses de la rue du maréchal Bugeaud et son bazar Verney, les maisons cossues et les belles vitrines de l’avenue de France. Ils n’oubliaient pas de bifurquer, au retour, par les Galeries Lafayette de Paris, territoire des belles femmes françaises décomplexées qui peuplaient alors leur imaginaire d’adolescents. Ils s’oubliaient au spectacle de cette communauté qui disposait des deux piliers d’une vie réussie : l’argent et le pouvoir. Ils découvraient le privilège des dominants. Rien à voir avec la condition des indigènes, ou de ces juifs pauvres qui s’entassaient dans le bidonville du Mellah.

Secrètement, toutefois, Abdelaziz admirait un autre personnage : le prince héritier Moulay El-Hassan, d’à peine huit ans son aîné et qui, déjà, allait bientôt posséder, à lui seul, les deux piliers d’une vie réussie : l’argent et le pouvoir. Et un pouvoir à vie ! Un pouvoir sans partage !

Celui qui sera plus tard Hassan II devint l’idole obsessionnelle du jeune Abdelaziz.

Pour toujours.

***

Il prend le temps de humer le parfum des eucalyptus.

Dans quelques heures, le vieil homme sera au centre d’une parodie qui ne fait plus rire les Algériens. On l’exhibera comme une baudruche pour montrer qu’il bouge, qu’il parle, qu’il écoute, bref qu’il est toujours en état de recevoir, d’échanger, de réfléchir, de gouverner, lui qui ne peut plus rien faire de son corps. Mais ainsi le veut le stratagème qu’il a lui-même mis en place et auquel Emmanuel Macron devrait se prêter. Le président français va lui rendre visite comme à un grand-père grabataire et impotent. Avec compassion et délicatesse. Faire comme si on avait compris ses bredouillages, lui dire les mots qu’il aimerait entendre... L’audience sera aussi brève que laborieuse. Le vieil homme sera arrivé en chaise roulante et installé péniblement sur un fauteuil. Comme attendu, il n’arrivera ni à parler, ni à bouger ses membres. Il aura l’air totalement perdu, le regard hagard.

Mais personne ne saura rien de ces scènes. L’équipe des « retoucheurs » d’images, triés sur le volet par Saïd et s’activant sous la supervision de fidèles alliés dont le directeur général de la télévision, Tewfik K., – un homme clé du cercle présidentiel, originaire de Hennaya, le village natal du père de Bouteflika – va se charger de remanier le film de la rencontre. De leurs ciseaux sortira une minute et demie d’images bricolées dans lesquelles le président algérien apparaîtra comme miraculeusement guéri, discutant tout à fait normalement avec son nouvel homologue français. Les officiels français donneront ensuite crédit au subterfuge et attesteront avoir rencontré un président au mieux de sa forme, conformément au pacte convenu entre les hommes du président et les dirigeants de l’Hexagone : un témoignage de complaisance contre de vrais contrats à plusieurs zéros !

Le reste, les choses sérieuses, ses messages aux dirigeants algériens, Macron en aura déjà discuté avec d’autres hommes-clés du régime, le Premier ministre Ahmed Ouyahia ou le général Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée, et surtout Saïd Bouteflika, le frère cadet du président, qu’il aura vu dans un bureau discret de la résidence de Zéralda. Aux trois hommes, Emmanuel Macron aura laissé entendre que la France ne fera pas obstacle à un cinquième mandat pour Abdelaziz Bouteflika mais qu’elle attend une ouverture économique plus soutenue de la part de l’Algérie ainsi que des règles de coopération plus souples pour les entreprises françaises désirant investir en Algérie. Macron n’aura pas caché son dépit de voir la France, premier partenaire économique de l’Algérie depuis soixante ans, délogée de son leadership par la Chine. Après quoi, il sacrifiera à ce qui ne sera plus qu’une pure formalité : le rendez-vous avec le président malade.

Le vieil homme en est réduit à cette fourberie diplomatique depuis ce maudit samedi 27 avril 2013, où son destin s’était arrêté.

Il venait de s’écrouler sur le sol de la résidence présidentielle de Zéralda, à l’ouest d’Alger.

« Accident ischémique ! » avaient diagnostiqué les médecins de l’hôpital militaire d’Ain-Naadja où le président algérien avait été conduit de toute urgence. Un caillot de sang empêcherait l’irrigation du cerveau. C’est grave ? Oui, avaient répondu les médecins. Si on veut éviter l’affection irréversible, il faut agir vite.

Cette information ne sera jamais dévoilée, tout comme celle du verdict des professeurs de l’hôpital parisien du Val-de-Grâce où Bouteflika était arrivé le soir-même :

― Même s’il en réchappe, il vivra avec de lourdes séquelles qui lui interdiront toute activité.

2 - Entre Dieu et le professeur Debré

En novembre 2005, le président avait déjà été victime d’un malaise subit : il avait vomi des caillots de sang et son état de santé s’était brusquement dégradé. Il fut d’abord pris en charge par les médecins de l’hôpital militaire de Aïn Naâdja, le mieux équipé du pays. Le professeur Messaoud Zitouni, un des meilleurs chirurgiens sur la place d’Alger, avait été appelé à son chevet. Qu’avait-il découvert pour que, dans la journée même, le malade soit évacué en urgence vers l’hôpital parisien du Val-de-Grâce ? Un premier communiqué officiel informa les Algériens que « Suite à des troubles au niveau de l’appareil digestif, Son Excellence, Abdelaziz Bouteflika, président de la République, a subi ce samedi un contrôle médical à l’hôpital Aïn Naâdja à Alger. Sur indication des médecins qui l’ont examiné, le chef de l’État s’est déplacé ce même jour à Paris pour subir un bilan médical plus approfondi. »

On parla alors d’un « simple » ulcère hémorragique. Un diagnostic qui ne manquera pas de susciter les doutes auprès de la population mais aussi auprès des professionnels de la santé. Un professeur français de renom, Bernard Debré, chef du service urologie à l’hôpital Cochin, avait contesté ce diagnostic dans un entretien au journal Le Parisien. « Quand on a un ulcère simple à l’estomac, cela se traite en quelques jours. Quand on a un ulcère hémorragique, cela peut se traiter soit médicalement avec une fibroscopie, soit exceptionnellement en chirurgie, mais dans cette hypothèse-là, le postopératoire ne dure pas plus de six jours. Il est donc disproportionné qu’il soit encore à l’hôpital », avait observé le professeur Debré pour qui le président algérien ne souffrirait rien moins que d’un « cancer de l’estomac avec des complications, c’est-à-dire qu’il a des ganglions, des métastases ».

Debré concluait, catégorique : « La seule chose qu’on sache : ce qu’on nous dit sur sa santé ne peut pas être vrai. » Le chef de l’État disparaîtra de la scène publique durant trois semaines pour réapparaître à la télévision très amaigri et le visage meurtri. Il s’était voulu rassurant, à son tour : « Le peuple n’a pas du tout à être inquiet, dira-t-il d’une voix fatiguée. Nous n’avons rien à cacher. Nous avons tout dit en totale clarté et en toute transparence. On ne peut être responsable d’un peuple et d’une nation et vouloir cacher des choses pour lesquelles nous devons rendre compte à Dieu. »

Entre Dieu et le professeur Debré, le président avait choisi celui qui l’importunait le moins. Six ans plus tard, WikiLeaks viendra donner raison au professeur français, en rendant public un câble daté du 3 janvier 2007 de l’ancien ambassadeur américain, Robert Ford, dans lequel ce dernier faisait état des confidences d’un médecin proche de Bouteflika qui lui aurait confirmé que le président souffrait bien d’un cancer de l’estomac.

3 - « Alors, dites aux généraux de me bouffer s’ils peuvent le faire ! »

Une nouvelle bataille s’ouvrait, ce 27 avril 2013, dans la longue guerre pour le pouvoir qui oppose Bouteflika aux chefs du DRS1 : la bataille des communiqués, des fausses rumeurs et des mensonges solennels ! Personne ne devait savoir la gravité du mal qui frappait le président, avait décidé Saïd. C’était conforme à la volonté du grand frère. Il lui fallait absolument gagner du temps, prendre de vitesse ceux qui, parmi le DRS, seraient tentés d’exploiter à leur profit l’accident vasculaire et imposer l’application de l’article 88 de la Constitution (qui deviendra article 102 après la révision constitutionnelle) et qui prévoit de déclarer l’état d’empêchement lorsque le président de la République, pour cause de maladie grave et durable, se trouve dans l’impossibilité totale d’exercer ses fonctions. Il fallait organiser la désinformation ! Donner l’image d’un président tout à fait valide ; minimiser l’importance de l’AVC ; rester serein.

Saïd instruisit le Premier ministre Abdelmalek Sellal de cette directive capitale : répéter partout que le président n’a rien de grave et que durant son absence, qui sera la plus brève possible, il gardera la main sur les affaires du pays. Le professeur Rachid Bougherbal, directeur du Centre national de médecine sportive (CNMS), fut chargé d’affirmer la version médicale du mensonge officiel : l’état de santé du président « évolue bien », annonça-t-il à la presse, insistant sur le fait que Bouteflika n’a subi « aucune lésion irréversible », expliquant qu’« aucune fonction motrice ou sensorielle n’a été altérée ». L’accident ischémique transitoire « n’a pas duré longtemps » et l’affection est « réversible » et « régresse » sans laisser de « lésions ». Le séjour en hôpital du Val-de-Grâce ne se justifierait donc que par le seul souci d’y effectuer des « examens complémentaires », prescrit par ses médecins et de « récupérer un peu de la fatigue occasionnée par cette affection ». Le professeur, rassurait : l’état de santé du chef de l’État ne suscite « aucune inquiétude ».

Depuis, tout le monde est otage de ce mensonge. Tout le monde : l’État algérien, le peuple et même les partenaires étrangers. Voilà des années qu’il est le président caché. L’homme qui est sensé tout diriger et que l’on ne voit jamais, qui ne parle jamais, tel un fantôme dont on ne sait s’il existe, s’est enfermé dans une espèce de mythomanie érigée en système. Mentir et faire mentir pour une mauvaise cause, protéger le règne d’Abdelaziz, pour garder le pouvoir. Abdelaziz Bouteflika ne reçoit plus aucun dirigeant étranger, ne voyage plus et ne fait plus aucune sortie sur le terrain. L’Algérie est un pays coupé du monde. Les grands dirigeants de la planète ne s’y rendent plus, faute d’interlocuteur.

Parmi les derniers à avoir tenté leur chance, la chancelière allemande, Angela Merkel, avait dû annuler son voyage, en février 2017, à la demande d’Alger, pour cause de « bronchite » dont souffrirait le président Bouteflika. En vérité, et en dépit de quantité de médicaments ingurgités, le chef de l’État algérien n’était même pas apte à faire de la figuration. Et puis, Merkel aurait-elle accepté de participer à la comédie ? Rien n’est moins sûr. C’est une femme ! Et une femme allemande de surcroît ! L’annulation de sa visite fut suivie par celle que devait faire le président de la République islamique d’Iran, Hassan Rohani, le 19 mars 2017, celle du président vénézuélien, celle du nouveau ministre des Affaires étrangères espagnol, celle du Premier ministre français Bernard Cazeneuve...

Des dizaines d’ambassadeurs, notamment de grandes puissances, n’ont pu remettre leurs lettres de créances ; parmi eux, ceux de la France, des États-Unis, de la Russie, de Pologne, d’Espagne, de Belgique... Pour d’autres ambassadeurs, c’est encore plus compliqué : ceux qui ont leur résidence à Alger et sont accrédités dans d’autres pays. Les ambassadeurs du Niger, du Tchad, du Burkina Faso ou du Mali n’ayant pas présenté leurs lettres de créance au président algérien, ils ne peuvent donc pas non plus rencontrer les chefs d’État des autres pays dans lesquels ils sont accrédités.

Car, toute byzantine qu’elle est, la Constitution algérienne stipule que certaines prérogatives du président de la République ne peuvent être exécutées que par lui-même, sans aucune autre possibilité de les déléguer. Nul autre que lui ne peut, en effet, exercer, entre autres, la fonction de Chef suprême de toutes les Forces Armées de la République, conduire la politique extérieure de la nation ; présider le Conseil des ministres, signer les décrets présidentiels, disposer du droit de grâce, saisir le peuple par voie de référendum, ratifier les traités internationaux, nommer aux emplois et mandats prévus par la Constitution et aux emplois civils et militaires de l’État, nommer et rappeler les ambassadeurs et les envoyés extraordinaires de la République à l’étranger, recevoir les lettres de créance et de rappel des représentants diplomatiques étrangers, décréter l’état d’urgence, l’état de siège ou l’état d’exception, décréter la mobilisation générale, signer les accords d’armistice et les traités de paix...

Mais le président est décidé de ne quitter le pouvoir que pour le cimetière. Les généraux n’avaient pas réalisé que l’homme qu’ils installaient à la tête de l’Algérie en avril 1999, portait encore en lui une si grande rancune et qu’il n’était pas du tout disposé à rendre les clés de la maison, qu’il allait livrer une guerre sans merci à la hiérarchie militaire, en employant toutes sortes d’armes.

Dès l’été 1999, la couleur fut annoncée. Au journaliste parisien Olivier Mazerolle qui lui suggérait de laisser parler les généraux pour que soit connue leur position envers le nouveau président, Bouteflika eut cette sèche réponse : « Non. Il n’y a que moi qui ai le droit à la parole. »2 Tout s’était exacerbé dans les mois qui suivirent. Bouteflika s’était mis à attaquer frontalement les généraux qui l’avaient imposé contre une bonne partie de la société et toute la classe politique, s’abandonnant à affirmer : « Je suis l’Algérie tout entière. Je suis l’incarnation du peuple algérien. Alors, dites aux généraux de me bouffer s’ils peuvent le faire. »3 Sur Europe 1, devant Jean-Pierre Elkabbach, il récidiva : « J’aurais pu prétendre au pouvoir à la mort de Boumédiène, mais la réalité est qu’il y a eu un coup d’État à blanc et l’armée a imposé un candidat »4

Comment imaginer qu’il allait redonner les clés en 2009 ? Et à qui ? À ces officiers qui lui ont « volé » le trône en 1979 à la mort de Boumédiène et pour lesquels il n’a aucun égard ? « L’Armée ? Moi je me sens d’abord son chef et, en plus, moi-même je viens de l’Armée de libération nationale. Vous savez, quand j’étais officier, beaucoup de généraux actuels n’étaient peut-être même pas dans l’Armée. »5

Il parlait du séjour parmi les officiers de la résistance algérienne établie au Maroc et à qui Mohamed V, qui avait fini par récupérer son trône au cours de l’été 1955, avait offert asile. L’état-major de la wilaya 5 de l’Armée de libération nationale ainsi qu’une bonne partie de l’état-major général vinrent alors se baser à Oujda, à quelques centaines de mètres du domicile familial d’Abdelaziz. Ce dernier avait-il deviné qu’il y avait là, les futurs maîtres de l’Algérie ? Toujours est-il qu’il choisit de rejoindre le campement militaire algérien dès 1957. Il fut d’abord affecté à l’École des cadres de l’ALN de Kebdani, entre Nador et Oujda et où il fera la connaissance des futurs dirigeants du pays. Durant plusieurs mois, le jeune Abdelaziz sera contrôleur pour la Wilaya V6.

Plus tard, quand il deviendra chef de l’État, la biographie officielle sera « rectifiée » pour énoncer qu’à son recrutement dans l’ALN, le jeune homme occupa les fonctions de « contrôleur général de la Wilaya V ». La formulation volontairement ambiguë, en attribuant au poste une dimension honorable, laisse entendre que son titulaire supervisait les activités de la zone opérationnelle de l’Oranie à partir d’un quartier général installé dans le maquis. Dans la réalité, Bouteflika n’était pas « contrôleur général » mais « contrôleur » tout court. Il ne supervisait pas la Wilaya V, mais inspectait pour le compte de la Wilaya V qui était la seule dont la direction était installée hors des frontières et qui, de ce fait, avait besoin d’agents d’inspection et de sensibilisation pour s’informer de l’état des troupes actives dans le territoire algérien. Mais il est ainsi : il n’a jamais eu de scrupule à exagérer ses mérites ni à s’approprier ceux des autres.

Aussi l’a-t-on entendu s’enorgueillir d’avoir été à l’origine du règlement des plus grands conflits du XXe