Le mythe assassin - Pascal Moreno - E-Book

Le mythe assassin E-Book

Pascal Moreno

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Beschreibung

Août 1989. Pascal Moreno et un groupe de jeunes rafteurs partent au Pérou pour explorer le Marañón, source de l’Amazone, un colosse invaincu jusque-là. Enthousiastes, ils sont bien vite confrontés à la dure réalité du pays et aux difficultés relationnelles, jusqu’au drame. Que s’est-il passé ? Disparition ? Noyade ? Prise d’otages ?... Plus de vingt ans après cette tragédie, les nombreuses questions de Pascal demeureront-elles sans réponses ? Trouvera-t-il enfin la paix ?


À PROPOS DE L'AUTEUR


Influencé par la lecture des écrivains voyageurs de la période des grandes découvertes, Pascal Moreno a exploré le monde et ses rivières. Pour lui, l’écriture est une réparation. Elle lui permet de se délivrer du poids d'un épisode vécu qui a profondément marqué sa vie.

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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Pascal Moreno

Le mythe assassin

© Lys Bleu Éditions – Pascal Moreno

ISBN : 979-10-377-7113-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Matéo

Le nom des personnages a été changé.

Pour autant, certains passages pourraient blesser parents et amis des victimes. Je le regrette vraiment mais mon intention est simplement de raconter ce qui s’est passé avec le plus d’exactitude et d’honnêteté possible.

Je suis convaincu qu’il était nécessaire de relater cette histoire vécue.

Mais la vierge amazone

Ne s’est jamais donnée

Qu’à quelques gentilshommes

Qui n’ont rien demandé

Les uns se sont perdus

Dans le fond des lagunes

Les autres devenus

Gentilshommes de fortune

Ou… d’infortune.

Bernard Lavilliers

Carte du Marañon

Prologue

En 1962, je passais mes vacances d’été, comme toutes les autres depuis mon plus jeune âge, chez mes grands-parents dans un petit village des bords de Seine.

Glissant ma main dans celle de mon grand-père maternel, je cherchais sa chaleur rassurante. Je la sentais large et rugueuse, marquée par le travail et les combats de ce siècle. Après avoir servi quatre ans pendant la Grande Guerre, il avait travaillé en usine sa vie durant, pour terminer paisiblement son existence sur les terres de ses aïeux.

Je n’avais guère plus de quatre ans lorsqu’il m’emmenait dans la forêt proche de la maison familiale. Nous aimions cet abri, loin des hommes et des turbulences du monde. Nous avions appris à apprécier la sérénité de ces lieux qui nous plongeait dans un univers de connivence, un univers rien qu’à nous deux.

J’étais le seul à partager ces moments avec lui. Il s’attachait à éveiller mes sens en m’initiant à l’exploration d’un monde que je découvrais. Il me parlait d’une voix basse, presque inaudible, pour entretenir tout le mystère de cet endroit étrange pour moi. Nous étions hors du temps.

Peut-être avait-il compris, bien avant que je n’en prenne conscience, la soif d’aventures qui sommeillait en moi.

À l’abri des rayons du soleil d’été, nous nous enfoncions dans l’épais feuillage animé par les bruits effrayants de la forêt. Bien que nous fassions régulièrement cette promenade, chaque escapade, vécue avec mes yeux d’enfant, était une véritable expédition, la découverte d’un monde inconnu, inquiétant et attirant à la fois. Le regard doux et protecteur que le vieux Valentin posait sur moi me rendait invincible.

Chaque jour, en fin d’après-midi, je l’accompagnais jusqu’à l’étang que les gens d’ici avaient surnommé « Le bout d’en bas », appellation qui me semblait bien mystérieuse. Nous partions relever les nasses posées à l’aube.

Assis tous les deux au fond de la barque, dans la douceur des dernières heures du jour, nous nous éloignions à rames lentes vers cet univers énigmatique. Sur l’eau tout était pour moi différent, fascinant, démesuré : les bruits, les odeurs, les sensations.

Pendant que mon grand-père remontait les pièges à la force des bras, je regardais au loin l’endroit où le bassin se divise en plusieurs canaux. J’aurais tout donné pour aller voir cet univers caché derrière les arbres qui surplombaient le marais. Seulement, à chaque fois il fallait faire demi-tour, laissant ma soif d’aventures inassouvie. Il y avait toujours un bon prétexte : nous étions attendus pour le repas, la nuit allait tomber, un orage se préparait…

Mais, dans ma tête de petit bonhomme rêveur, je me répétais inlassablement : « Un jour, j’irai voir de l’autre côté du méandre, et enfin je saurai ! »

Chapitre 1

Le projet

Samedi 28 juillet 2007

Encore une nuit épouvantable, j’ai mal dormi. Et ce cauchemar que j’ai du mal à interpréter et qui me tourmente, toujours le même. Il se prolonge par une sensation d’oppression qui me taraude dès le réveil et qui me poursuivra, je le sais, tout au long de la journée.

Pourtant, je devrais être heureux de repartir au Pérou la semaine prochaine. Ce serait bien sûr une chance, si c’était pour le parcourir en touriste. Pourtant, ce ne sera pas le cas.

Les yeux rivés au plafond, épuisé par cette nouvelle nuit sans sommeil, je plonge dans une demi-conscience, et je remonte le cours du temps. Je reviens sur les lieux d’une période douloureuse de ma vie.

Septembre 1988

Septembre 1988, Mathias, un ami proche, ancien kayakiste de haut niveau et directeur d’une base de sports d’eau vive, me présente Bruno, un photographe passionné « d’extrêmes ». Approchant la trentaine, des cheveux blonds frisés en bataille, il semble jouir d’une grande force de caractère. Dès notre première rencontre, la conversation s’engage rapidement sur les expéditions en terre inconnue, sujet qui nous rapproche et nous passionne tous les deux.

Bruno nous expose son projet : descendre en raft le Marañon, principal affluent du fleuve Amazone, qui fut considéré pendant très longtemps comme sa seule source. Il serpente du sud au nord tout au long du territoire péruvien, enchâssé dans la cordillère des Andes.

C’est avec un enthousiasme débordant que cet homme décrit sa prochaine expédition. Malgré tout, les informations qu’il distille sont décousues, sans aucun lien vraiment cohérent, le projet semble loin d’être finalisé. Cependant son discours réveille en moi ce désir en sommeil depuis mon plus jeune âge. Quel passionné peut résister à l’appel du Fleuve Roi ?

À près de cinq mille sept cents mètres d’altitude, au pied du Cero Yarupo, la fonte des glaciers forme la lagune Nino Cocha. Elle donne naissance à un petit ruisseau qui alimente un chapelet de douze lacs successifs. C’est du dernier, la lagune Lauricocha, que descend le rio du même nom. Un peu plus loin, il reçoit le rio Nupe sur sa rive gauche et forme le rio Marañon, théâtre de notre histoire. C’est un torrent réputé pour la furie de ses eaux et le volume de son débit. Plusieurs centaines de kilomètres plus loin, il deviendra le fleuve Amazone, après sa confluence avec l’Ucayali, sa véritable source.

Mais revenons au Marañon, qui, sur plus de deux mille kilomètres se fraie un chemin au cœur d’une des régions les plus inhospitalières de la planète, la cordillère des Andes qu’il traverse, avant de s’orienter vers l’est, pour pénétrer l’enfer vert, la forêt amazonienne.

Dans l’ancien temps, quelques aventuriers célèbres avaient tenté une entreprise similaire à la nôtre. Tous ont été marqués à vie par cette expérience.

Le Marañon est une légende, un mythe. Autant pour les Indiens que les métis de la région, « El Rio es bravo » : la rivière est sauvage.

C’est pourquoi le projet de Bruno de partir sur les traces de ces grands découvreurs pour aller encore plus loin me semble génial. De nombreux ouvrages fourmillent d’informations. Je les dévore et je me rends compte que l’idée est ambitieuse mais non sans risques. Les sources du Marañon, réputées dangereuses, sont surtout difficiles d’accès, la descente éprouvante, même pour des hommes expérimentés.

L’accès aux sources est impossible en voiture. Les chemins, pas tous carrossables, ne sont que rochers et poussière.

Avant d’atteindre la rivière, il faudra franchir des cols à pied dans cette cordillère des Andes, dont le plus haut sommet culmine à plus de six mille mètres. Quelques tronçons pourraient nous prendre plusieurs jours de marche.

Ensuite, il s’agira d’aborder en raft la zone des canyons, qui présente de très fortes pentes, générant des rapides quasi infranchissables, le tout sous un climat équatorial avec un taux d’humidité de quatre-vingt-dix pour cent, sous un soleil de plomb.

Le Marañon serpente entre les parois abruptes et arides de cette chaîne montagneuse. Certains tronçons sont impénétrables, comme les pongos1. Il faudra réaliser des portages de matériel parfois très longs.

Lorsque nous nous rencontrons pour la première fois, un an avant le départ, le projet de Bruno est encore à l’état embryonnaire.

La descente doit s’opérer en raft et en kayak. Il a déjà reçu des cadres métalliques pour renforcer les structures gonflables des embarcations ce qui permettra d’affronter de très violents courants.

Les hommes qu’il sélectionnera pour accomplir cette expédition devront posséder une parfaite connaissance de la descente de rapides ainsi qu’une endurance physique et morale à toute épreuve.

J’ai le sentiment de pouvoir répondre à la demande. Quelque temps plus tard, je serai effectivement intégré à l’équipe.

Deux autres coéquipiers feront partie de l’aventure. Patrick, qui est un amoureux du risque, malgré l’air intellectuel que lui donnent de petites lunettes posées sur le bout du nez, qui dépassent de son épaisse tignasse frisée.

Léo, calme et réfléchi, est un Pyrénéen au physique de montagnard rustique. Étudiants, âgés d’un peu plus de vingt ans, ils travaillent tous les deux pendant les vacances pour Mathias comme guides de rivière sur le gave de Pau et la Noguera Pallaressa en Espagne.

Bruno a pris l’attache de divers magazines de sports extrêmes. Une chaîne de télévision française sponsorisera l’expédition. Un photographe et son équipe ainsi qu’une infirmière doivent se joindre au groupe.

À l’origine, l’équipe devait se composer de dix personnes. Malheureusement, pour des raisons économiques, nous ne serons au moment du départ que cinq, essentiellement des techniciens de la navigation en eaux vives. Bruno se chargera de réaliser le travail de reportage photographique.

Avant le départ, nous aurons peu de temps pour nous entraîner sur les rivières pyrénéennes. Nous ne nous retrouverons tous ensemble que quelques jours en Espagne sur la Noguera Pallaressa. Néanmoins, chacun de son côté se préparera à son rythme. Pour ma part, j’irai peaufiner les techniques de navigation à l’aviron sur la Dora Baltea en Italie. Ces différentes séquences auront l’avantage de nous conduire à améliorer le matériel afin qu’il soit performant dans les situations extrêmes.

Le défi est lancé ! C’est à ce projet insensé et magique à la fois que nous sommes prêts à nous mesurer ce 15 août 1989.

Chapitre 2

Le grand départ

Ce dimanche 13 août 1989 à sept heures du matin, le train en provenance de Toulouse entre en gare d’Austerlitz. Bruno, le regard fixe et l’air sévère, est planté en bout du quai avec deux de ses amis pour nous accueillir, Patrick et moi. Après les présentations, nous voici au dépôt des marchandises afin de récupérer le kayak que nous emporterons ainsi que deux rafts.

Il nous reste juste deux jours pour achever les préparatifs en veillant à ne rien oublier avant le grand départ.

C’est notre première rencontre avec François qui nous rejoint dans la matinée. Il vient d’intégrer le groupe au pied levé pour remplacer un équipier qui n’a pas pu se libérer. Cette aventure demande deux mois de disponibilité, un congé difficile à obtenir de son employeur.

Étranger dans un groupe déjà constitué, c’est un petit bonhomme au regard inquiet qui semble tout juste sorti de l’adolescence. Au premier abord, il n’éveille pas ma sympathie. De plus, il déverse régulièrement des propos sarcastiques qui mettent mal à l’aise. Dans tous les cas, il faudra bien mettre nos états d’âme entre parenthèses. Vivre deux mois les uns sur les autres ne sera pas chose facile, d’autant que nous ne sommes pas préparés à ce genre d’épreuve.

Le soir venu, éveillé au fond de mon lit, je « gamberge » en proie à un sentiment d’impatience mêlé d’angoisse. Mais alors pourquoi cette attirance, ce besoin de confrontation avec un adversaire surdimensionné ?

Le désir de découvrir l’inconnu ? D’aller au bout de mes capacités ? D’évaluer mes limites ? De satisfaire ce vieux rêve d’enfant ? Dans la fièvre des préparatifs, je n’avais pas encore pris le temps de mesurer à quel point cette aventure risquait de changer ma vie. Enfin bientôt, je saurai !

Pas de répit pour cette ultime journée de préparatifs. Il reste de nombreux détails administratifs à régler. Léo, qui nous rejoint dans la matinée, est très proche de Patrick, son collègue de travail. Mathias m’a conseillé de me rapprocher de lui dans les coups durs. Je le connais depuis plusieurs années, il m’inspire une grande confiance. Il sera à mon sens un allié sûr. Il vient de se marier il y a quelques semaines et ce voyage sera pour lui l’occasion d’enterrer sa vie de célibataire avec panache.

L’équipe est maintenant au complet. Nous voilà réunis pour deux mois de vie commune qui promettent de solides épreuves dans un monde inconnu.

Demain soir, notre avion s’envolera pour Bogota, puis Lima. Chacun se centre sur ce départ qui approche.

J’ai trente et un ans. Je suis conscient de m’engager dans une expérience unique dans ma vie. De l’autre côté de la planète, l’aventure nous attend. J’imagine déjà le Marañón qui serpente le long des hautes parois de la cordillère, dévale les pentes dans un fracas assourdissant et attend le moment de la confrontation pour nous révéler sa véritable nature. Comme à la veille d’un combat décisif, des sentiments d’angoisse et la crainte de ne pas être à la hauteur se mêlent dans mes pensées. En même temps, je suis impatient de passer à l’action, une façon de balayer toutes les appréhensions qui me tourmentent.

La nuit est tombée derrière les vitres de la salle d’embarquement. Je suis maintenant installé dans l’avion, le nez collé au hublot. Nous quittons le sol. Je fixe les lumières de la ville qui s’éloignent peu à peu. Une terrible appréhension me saisit. Je me projette vers cet ailleurs, lieu de tous mes rêves et de toutes mes peurs. Une foule de questions se bousculent dans ma tête : avons-nous vraiment paré à tout pour la sécurité de l’expédition ? Les entraînements en Espagne ont-ils été suffisants pour nous permettre d’affronter le Marañon ?

À ce moment, j’ai une pensée pour Philippe et Marc qui n’ont pas pu nous accompagner pour des motifs familiaux et professionnels. Ils avaient participé aux préparatifs pensant pouvoir partir avec nous.

Malheureusement, ils ont dû céder leur place.

Six heures du matin heure locale, escale à l’aéroport de Bogota. À peine avons-nous touché le sol colombien que nous sommes en proie à une grosse inquiétude : et si notre matériel n’était pas transbordé dans l’avion à destination de Lima ? Sans perdre un instant, nous nous précipitons pour vérifier la réalité du transit, car nous étions prévenus : ici les transbordements sur le tarmac de l’aéroport sont risqués en raison des vols et de l’insécurité.

Avec Bruno, nous observons attentivement les manipulations derrière une baie vitrée. Par chance, tout s’enchaîne très bien. Heureusement, car pour nous, il est impératif de boucler l’expédition avant la période des pluies. En effet, sur le secteur amazonien du parcours, deux saisons prédominent, l’une sèche, l’autre humide durant laquelle des trombes d’eau s’abattent, occasionnant des crues gigantesques, véritables obstacles à la navigation. Enfin, les billets de retour sont déjà réservés pour le mois d’octobre. Alors il faut que tout se déroule sans contretemps. Pas de matériel, pas d’exploration possible !

Rassurés, nous rejoignons nos compagnons en salle de transit, afin d’embarquer pour Lima.

Neuf heures, décollage. À la mi-journée, nous survolons la capitale péruvienne. Une vision de misère se dévoile à nos yeux. Lima est une cité surpeuplée et polluée. De nombreux quartiers autour de la capitale sont couverts de cabanes bâties de « bric et de broc », c’est un fouillis indescriptible.

Plusieurs dizaines de milliers d’Indiens ont fui les campagnes en révolte, les hauts plateaux et la selva pour trouver refuge autour de la métropole, dans l’espoir d’une vie meilleure. Mais ils sont confrontés à une autre forme de misère, urbaine cette fois. La concentration de population dans ces espaces restreints génère des dérèglements d’ordre sanitaire et social, une forte progression de la délinquance accompagnée d’une prolifération des épidémies, et un terreau fertile pour l’organisation d’une guérilla urbaine.

Les « Pueblos jovenos », nouveaux faubourgs qui ceinturent la capitale, sont des favelas sans électricité ni eau courante. La forte montée du chômage explique l’apparition de petits boulots comme les « ambulantes » qui vendent dans la rue aussi bien des peignes que des brochettes de viande, des cigarettes ou des épingles à nourrice. Les petits ateliers précaires foisonnent. On trouve souvent des fosses à vidange à même la chaussée.

Carla et Jean-Marc, son mari, nous attendent à la descente de l’avion. Carla est péruvienne, Jean-Marc, français. Ils vivent tous deux à Toulouse. C’est une amie commune qui me les a fait connaître quelques mois avant notre départ. Ils m’ont donné de précieux conseils sur le pays.

Connaissant notre projet, Carla a proposé de nous accompagner dans le dédale des démarches administratives que nous aurons à entreprendre. Le couple nous apportera une aide précieuse tout au long de notre séjour, faisant le lien entre notre culture et celle d’un pays qui nous est encore inconnu.

Après avoir récupéré nos bagages personnels, nous sommes contraints de laisser le gros du matériel au fret. Il ne sera possible de le retirer que demain.

Il est temps de nous rendre chez les parents de Carla, dans une banlieue populaire de la ville. Dès la sortie de l’aéroport, le choc est immédiat, brutal : l’atmosphère de cette ville nappée d’un brouillard qui s’avérera quasi perpétuel est étouffante. Lima est située à la porte d’un désert qui provoque une perturbation climatique. D’avril à septembre, une purée de pois (gara), masque le soleil et recouvre la ville d’un voile grisâtre. Si les bâtiments ne sont pas repeints tous les ans, une fine couche de poussière sombre se dépose sur les murs et s’agglomère en donnant au bâtiment une couleur terreuse.

À l’approche du centre-ville, toutes les places et les bâtiments névralgiques sont cernés d’automitrailleuses ou de véhicules antiémeute.

Inquiet, Patrick interpelle Jean-Marc :

— Pourquoi tous ces militaires ?
— Il y a quelques semaines, des terroristes ont tiré sur les forces de l’ordre. Depuis, la ville est en état de siège permanent.

Avant les années quatre-vingt, civils, dictateurs et militaires se sont succédé au gouvernement du Pérou. Son climat politique actuel est la conséquence d’un lourd passé révolutionnaire, les faits d’armes y sont très fréquents.

Un mouvement révolutionnaire fondé par Abimael Guzman alors professeur de philosophie à l’université d’Ayacucho, apparaît au début des années 70, « Les Sentiers Lumineux ». Ce nom est tiré du slogan de ce groupe subversif : « Le marxisme-léninisme ouvrira un sentier lumineux jusqu’à la révolution ». La lutte armée débute en mai 1980, par un acte symbolique, la destruction des urnes électorales de Chuchi, village isolé du département d’Ayacucho. L’objectif principal de ce groupe sera de combattre les injustices sociales et de conquérir le pouvoir pour installer le communisme.

La presse internationale associe ce mouvement insurrectionnel au régime sanguinaire cambodgien de « Pol Pot », mais passera sous silence ou presque les nombreux massacres perpétrés contre les paysans andins, indios et serranos, qui seront plutôt considérés comme un conflit ethnique.

Peu à peu, le mouvement se radicalise, se propage dans tout le pays et se manifeste par de nombreux attentats et prises d’otages en milieu urbain. Il fera au total plus de soixante-dix mille victimes.

Sans que nous en soyons informés avec précision, notre expédition se déroulera en pleine période électorale, dans les zones où la subversion sera la plus active. Le climat politique et social sera tendu. Tout au long de notre périple, nous risquerons d’être confrontés à des situations délicates voire tragiques. Ce monde et son fonctionnement nous sont pour l’heure complètement étrangers.

L’accueil est chaleureux chez les parents de Carla. C’est le patriarche qui nous reçoit pour nous souhaiter la bienvenue. Cependant, nous prenons la direction de l’hôtel sans trop tarder. Bruno a réservé deux nuits, juste le temps nécessaire pour récupérer notre matériel et préparer la logistique du périple.

En pénétrant dans l’hôtel « Pericholi », je remarque sur le mur d’entrée, un parchemin jauni par le temps. Il raconte l’histoire anecdotique d’une princesse qui donna son nom à notre refuge. Durant la conquête espagnole, Micaela Villegas, actrice populaire et maîtresse du vice-roi du Pérou entre 1761 et 1776, est surnommée « La Périchole ». Ce terme aurait comme traduction « petite chola », une chola étant une femme de basse classe et plutôt Indienne. Elle a aussi donné son nom à une célèbre opérette d’Offenbach à la fin du XIXe siècle.

Le Pérou reste sous l’emprise de son passé, source inépuisable de mythes et légendes de toutes sortes solidement ancrés dans la mémoire collective. Tout au long de notre séjour, nous baignerons dans cette ambiance chargée de mystères, entraînés à notre insu dans un tourbillon mêlant fiction et réalité.

Après une rapide installation, nous sortons découvrir la ville, dirigeant d’abord nos pas vers le quartier des changes, plus précisément vers la bien nommée rue « Wall Street ».

Ce premier contact avec la vie locale nous donnera un aperçu assez représentatif de ce qui nous attend. Ce sera aussi l’occasion pour moi de tester l’efficacité des « ladrons » ou « détrousseurs » locaux. Un grand classique : le vol à l’arraché, bien adapté aux touristes naïfs qui débarquent dans ce pays la tête pleine de rêves et d’aventures. Ici, la première règle à respecter pour le voyageur averti : ne jamais avoir de valeur sur soi, surtout pas dans ses poches, mais principalement, ne jamais laisser de sacs sans surveillance.

Si vous croisez un touriste faisant la manche à Lima, ce n’est pas un touriste pauvre mais un pauvre touriste qui a été habilement démuni de tous ses biens ! Le passage du parfait globe-trotter « non averti » au parfait mendiant « averti » se fait en quelques secondes.

Triste expérience, que j’ai vécue à mes dépens. Je marche tranquillement sur le trottoir, lorsque deux hommes saisissent mon bras et qu’un troisième arrache ma montre en la faisant vriller violemment. J’ai à peine le temps d’extraire ma main de l’emprise, avec la seule « trouille » de me la faire découper, ce qui a pour effet d’accélérer la prise du butin. Ma montre disparaît en une fraction de seconde.

À ce moment, la foule autour de moi n’est que sourires. La misère et la faim développent le savoir-faire de ces gens, souvent malgré eux. Bravo, champion ! J’ai passé de nombreuses années dans un quartier de Toulouse réputé « agité » mais je n’avais jamais vécu cela !

Après cette petite balade, nous regagnons sagement l’hôtel. Notre première nuit à Lima sera bercée par le fracas de la mitraille et les sirènes hurlantes de la police.

Ce soir, je m’endors sans ma montre. Toutefois, je me suis enrichi d’une nouvelle expérience. Je me console en songeant que le prix payé pour celle-ci reste raisonnable et que mon étiquette de touriste naïf vient de tomber.

Chapitre 3

Dans les labyrinthes de l’administration péruvienne

Le lendemain, à l’aéroport, commence, pour récupérer notre matériel, un long calvaire qui relèvera plus de la négociation diplomatique que d’une simple formalité administrative.

Immédiatement confrontés au quotidien de ce pays, nous découvrons le « mañana », le « nous verrons bien demain ». Ici la notion du temps est fondamentalement différente de la nôtre. Les gens vivent dans un monde où rien n’est jamais acquis. Il faut s’armer d’une sacrée dose de patience et réaliser des prouesses pour obtenir ce qui relève de l’administration. Si ce n’est pas pour aujourd’hui, ce sera peut-être pour demain ? Mais rien n’est moins sûr ! La vie se vit au présent, sans investir l’avenir, puisqu’il est incertain.

Bruno, accoutumé au fonctionnement administratif de notre pays, se trouve très vite dépassé par ces mécanismes surprenants qu’il ne comprend pas : il ne sait plus comment agir et s’emporte rapidement à chacune de nos confrontations.

Les ennuis commencent à la douane. Un agent tente de nous faire comprendre qu’il faut accomplir un certain nombre de formalités pour récupérer les équipements. Les sacs sont bloqués à la consigne. Il y a trente kilogrammes d’aliments lyophilisés, deux rafts, un kayak, des pagaies, des sacs étanches, des manchons de rames, etc.

Une seule solution pour sortir le matériel : remplir une tonne de paperasse. Nous passons d’un bureau à l’autre pour noircir de nombreux formulaires. Que de complexités !

Après un repas rapide, retour à l’assaut des bureaux du personnel douanier. Un fonctionnaire me demande un document de la FOPTUR (Fondation Péruvienne du Tourisme), émanation du ministère du Tourisme péruvien, situé à Miraflores un quartier huppé de Lima. Il faut s’y rendre au plus vite avant la fermeture.

Au bout d’une heure de marche, voici l’agence, enfin ! Là, Guillermo, un homme d’une trentaine d’années élégant et courtois, nous reçoit. Avec le temps et les péripéties que nous traverserons ensemble, il deviendra un véritable ami. Pour l’heure, devant notre désarroi, il accepte de nous aider. Pour obtenir le document de l’administration douanière, nous devons fournir un premier formulaire de notre ambassade. C’est d’une logique implacable ! Bien entendu, il est trop tard, l’ambassade est fermée. Les démarches sont reportées au lendemain.

De retour à l’hôtel, exténués et déçus, nous sommes désemparés en constatant que déjà les événements ne se déroulent pas comme prévu !

Léo et Patrick s’en prennent violemment à Bruno qui avait réalisé un voyage de repérage l’année précédente. Il aurait dû être informé de ces « détails » administratifs.

Après un silence de mauvais augure, Bruno, sentant monter la colère explose littéralement :

— Allez vous faire voir ! vous ne voulez pas non plus les GO avec colliers de fleurs autour du cou ! Réveillez-vous, les mecs, on n’est pas au club Med !

Là-dessus, il tourne les talons et s’éclipse en bougonnant.

Si l’on fait abstraction des sirènes et de la mitraille, notre deuxième nuit à Lima est à peu près réparatrice.

Ce matin, nous récupérons, confiants, le 4X4 Toyota loué par Bruno à l’hôtel Sheraton. C’est le seul véhicule assez robuste pour affronter le mauvais état des routes de la Cordillère.

Par la suite, toujours à travers cette brume épaisse et permanente, nous prenons la direction de l’ambassade de France afin d’obtenir rapidement le précieux document nécessaire aux prochaines négociations. C’est l’occasion pour nous d’y déposer quelques centaines de dollars ainsi que les photocopies de nos papiers d’identité, par précaution, en cas de problème à notre retour de l’expédition.

Puis départ pour l’agence « FOPTUR » où notre nouvel ami Guillermo nous accueille. Affichant une ébauche de sourire, il nous demande de l’accompagner au bureau des douanes.

Nous ne sommes pas au bout de nos peines. Un agent tente de nous faire comprendre que les formalités accomplies jusqu’ici ne sont pas les bonnes. Il faut tout reprendre à zéro ! Pour cela un document annulant les premières démarches est nécessaire. Cette pièce doit être rédigée par un avocat. Je crois bien que Bruno va le frapper ! Il faut le retenir avant qu’il ne commette l’irréparable.

Je tente de le raisonner :

— Arrête tes conneries ! Tu préfères croupir en tôle ? Nous n’avons pas le choix. Alors tiens-toi à carreau et continuons à négocier, c’est notre seule chance !

Guillermo nous transmet les coordonnées d’un avocat que nous ne pourrons contacter que lundi. Nous voilà coincés pour deux jours supplémentaires à Lima. Le moral est au plus bas.

Reclus dans son coin, la tête basse, Bruno rumine tandis que les trois autres tentent en vain de lui remonter le moral.

Après avoir déposé Guillermo à son bureau, Léo et moi ramenons le Toyota au Sheraton. Pour le moment, il ne nous est d’aucune utilité d’autant que notre budget serré ne nous permettra pas de le garder trop longtemps.

Nous retrouvons Carla, qui nous attend patiemment dans le hall de l’hôtel.

— Apparemment vous n’avez toujours pas récupéré votre matériel ?

Léo, la mine défaite, répond un peu agacé :

— Tu crois qu’on ferait cette tête si c’était le cas ? Je me retourne vers lui :
— Eh, doucement, Carla n’y est pour rien.
— Ouais, excuse-moi, je suis sur les nerfs. On ne pensait pas que ce serait aussi compliqué !

Elle nous gratifie d’un sourire apaisant puis reprend :

— Écoutez, j’ai parlé à mes parents. Ils vous trouvent fort sympathiques, même si c’est un peu fou de vous lancer dans une telle expédition. Si vous voulez, nous vous hébergeons sur la terrasse de notre maison. Il y a de la place, ce sera certainement plus sympa pour vous !

À ce moment, Bruno, toujours aussi sombre débarque à la réception de l’hôtel.

Léo lui annonce la nouvelle. Inutile de prolonger plus longtemps notre séjour ici.

— Merci, Carla ! C’est très gentil, ça nous arrange vraiment ! Nous acceptons l’invitation avec beaucoup de plaisir. Je monte prévenir les autres. Nous rassemblons nos affaires, rendez-vous ici même dans un petit quart d’heure !

Dix minutes plus tard, tout le monde saute dans un taxi pour « l’Avenida Peru ». Traversant un quartier populaire, nous prenons de nouveau la misère en plein cœur. De petits bazars improvisés dans des carrioles de fortune aux couleurs bigarrées sont alignés sur les trottoirs, des semblants d’ateliers où l’on travaille le fer, le bois et tous les matériaux façonnables jalonnent la rue. Malgré cette précarité, la vie bat son plein, conférant une joyeuse atmosphère à ce monde qui nous était encore inconnu il y a si peu de temps.

Carla réside en plein centre de ce quartier, avec ses parents. À notre arrivée, nous les saluons et les remercions chaleureusement pour leur invitation. Puis Carla nous accompagne sur la terrasse du dernier étage.

D’une voix légèrement haletante, essoufflée par l’ascension, elle s’excuse :

— Je suis désolée de ne pas avoir mieux à vous offrir. Mais ne vous inquiétez pas, ici les nuits ne sont pas très froides, avec vos équipements, vous serez bien protégés ! Je vous laisse, à tout à l’heure.

Elle doit nous faire rencontrer Deylia, une de ses amies d’enfance qui suit des études de journalisme à l’université de San Marcos.

Cette université, la première d’Amérique latine, considérée comme « la doyenne des Amériques » fut créée en 1551. À une certaine époque, elle fut le fleuron de la pensée intellectuelle de tout le continent et jouissait d’une renommée mondiale. Puis, à partir des années 70, l’infiltration des groupes marxistes Les Sentiers Lumineux causa une rapide chute de sa réputation. Les murs se couvrirent de graffiti subversifs invitant au soulèvement armé des masses populaires, sans compter les exactions dans l’enceinte même du campus.

Nous retrouvons Deylia et son mari dans un petit restaurant. Ricardo est médecin et a travaillé plusieurs années dans les villages de la cordillère. C’est un homme de petite taille aux cheveux anthracite, bien campé sur ses jambes. À ses traits, on devine une ascendance amérindienne. Malgré son jeune âge, il a déjà le visage marqué par les années passées en altitude. D’un abord sympathique, il apparaît cependant réservé. Nous pensons qu’il pourrait nous être d’une grande utilité comme guide. Après un petit instant de réflexion, il accepte de nous accompagner, mais seulement pour le début de l’expédition, son activité professionnelle ne lui permettant pas de s’absenter trop longtemps.

De plus, nous actons l’intégration de Jean-Marc, le mari de Carla, dans l’équipe. Il sera lui aussi de la fête. Nos deux nouveaux compagnons pourront ainsi ramener le véhicule à Lima à la fin de la première étape, juste avant l’ascension pour la lagune Lauricocha.

En effet, nous partons en voiture emmener le matériel à Rondos, notre premier camp de base, puis nous ferons à pied l’ascension jusqu’à la lagune, point de départ de la rivière.

Deylia est, pour sa part, une jeune femme gracieuse. À la pointe de la modernité côté vestimentaire, elle mène ses études de journalisme en parallèle avec sa vie de mère de famille. Elle est impatiente de nous faire une proposition.

— J’aimerais beaucoup vous faire rencontrer un de mes professeurs de journalisme. Je suis certaine qu’il serait ravi de faire partie de l’expédition !

Bruno visiblement, n’a pas l’air réjoui. Il lui répond sèchement :

— Deylia, je ne pense pas que ce soit une si bonne idée. Nous naviguerons sur des zones à risques. Si ce n’est pas un initié à la descente de rivières, ça risque d’être périlleux pour lui !

Je me tourne vers Bruno :

— C’est vrai, mais on peut toujours étudier la proposition !
— Bon, écoute Deylia, on en discute entre nous, puis je te tiens informée !

Refroidie par la réaction de Bruno, elle pondère son propos :

— C’est juste une suggestion, à vous de décider. Cependant, je peux aussi vous fournir une lettre de recommandation de l’université de San Marcos, qui pourra vous aider au cours de vos déplacements.

Nous acceptons volontiers. Je suis convaincu à ce moment-là que cette lettre pourra nous être utile en cas de problème.

« Utile en cas de problème ». Lourde erreur. L’avenir nous démontrera comment un simple morceau de papier peut bouleverser une destinée !

De retour chez Carla, nous gagnons directement notre belvédère. À peine installés dans nos duvets, la conversation s’engage.

Bruno est le premier à lancer les débats :

— Alors les gars, que pensez-vous de la situation ?

J’interviens :

— J’ai le sentiment qu’il va falloir être prudents ! Surtout ne pas trop la ramener.

François acquiesce, il est de mon avis :

— Ouais je n’ai pas trop confiance. Les gens ici semblent sur leurs gardes. On devrait en faire autant.

Patrick reprend un thème cher à Bruno :

— Vous êtes à mon sens trop pessimistes. On n’est pas là pour faire du tourisme, mais pour casser cette satanée rivière. Personne ne nous empêchera d’aller jusqu’au bout !

Bruno, conforté par cet argument saute sur l’occasion pour rajouter :

— Il a raison. J’ai trop investi pour me poser ce genre de question.

Nous irons jusqu’à Saramerisa, un point c’est tout !

Sur ce, le feu d’artifice habituel coupe court au débat. De notre perchoir, nous sommes aux premières loges. Au loin une sirène blesse la nuit. Les attentats se succèdent certainement comme les jours précédents dans Lima et sa banlieue : un générateur électrique par-ci, une administration ou un commissariat de police par-là.

Je me suis pourtant documenté sur le pays, mais je n’aurais jamais imaginé telle situation !

De nouveau par la raideur de son propos, Bruno a jeté un froid, le sommeil tarde à venir.

Deux jours à tuer en jouant les touristes. Balades et farniente sur les plages de Miraflores colleront peu avec notre profil d’aventuriers intrépides.

Le lendemain, lundi, à la première heure, nous reprenons notre jeu de piste avec l’administration. Or, le temps presse, chaque journée passée à Lima est une journée de moins sur le Marañón, avec cette saison des pluies qui nous presse.

Comme convenu, nous prenons contact avec l’avocat. Pour une simple lettre d’annulation, ses exigences sont exorbitantes. Cette fois, nous ne sommes pas dupes ! Visiblement, dans ce pays, tout semble propice au racket. J’ai le sentiment d’être le parfait pigeon. Mais malgré le découragement, il faudra tenir tête.

Fermement, je propose de revenir à une somme raisonnable pour l’avocat et son collègue ! Après de longues tractations, ils se décident enfin à rédiger la lettre.

Guillermo, qui devait nous retrouver à l’aéroport à onze heures afin de nous assister dans nos démarches auprès de la douane, n’est toujours pas là.

Bruno, qui commence à prendre une sale habitude, s’emballe :

— Mais qu’est-ce qu’il fout ! Bon, laissons tomber ! Allons voir au comptoir FOPTUR.

Je lui emboîte le pas. À l’agence, un employé comprend notre situation et vient à notre secours. Au bureau des douanes, il présente la lettre d’annulation à l’agent mais celui-ci ne semble pas convaincu.

L’employé de FOPTUR a beau lui expliquer que nous sommes en règle, rien n’y fait !

Bruno est vert de rage. Peut-être pourrions-nous passer de l’autre côté du guichet cette fois-ci, histoire de lui montrer comment il est possible de régler le problème… Je dois dire que l’idée m’effleure, mais je pense que la situation est déjà assez complexe.

Une fois de plus nous reprenons le chemin du retour pour la maison de Carla. Cette fois, le doute s’installe sérieusement. Chacun s’interroge sur la suite des événements. La tension monte dans le groupe.

Bruno s’isole. Il se tient la tête entre les mains, au bord de la crise de nerfs. Comment faire pour récupérer le précieux matériel, sans lequel tous nos projets et rêves se trouvent réduits à néant ?

— Mais qu’est-ce qu’ils sont cons dans ce pays de merde… Je veux juste récupérer ce putain de matos ! Je ne demande pas la lune bon sang !

François et Patrick s’interrogent à voix basse, pour savoir s’il ne faudrait pas faire demi-tour et rentrer à Paris.

De nouveau le sommeil tarde à venir malgré la fatigue. Nous sommes tous trop préoccupés par cette incertitude inquiétante. Déjà près d’une semaine que nous sommes en terre péruvienne et notre projet semble s’enliser.

Le lendemain, malgré l’intervention de Guillermo, nous sommes toujours dans l’impasse, sans pouvoir récupérer quoi que ce soit.

Chapitre 4

Vers les sources

Ce mercredi matin, le ciel s’éclaircit, nous voyons enfin le bout du tunnel. Vers onze heures Bruno retrouve Guillermo à l’aéroport afin de régler les dernières taxes.

Victoire ! Nous chargeons enfin la précieuse cargaison.

Après avoir ramené Guillermo à son bureau, nous retournons à la maison de Carla. Il faut passer les équipements en revue. Malheureusement, il manque quelques sachets de nourriture déshydratée et divers objets. Mais l’essentiel est là !

Je pars à la recherche de pétrole pour les lampes et d’un garage afin de mettre le véhicule en sécurité pour la nuit. Il est hors de question de le laisser sans surveillance. Cependant, les recherches pour le havre de paix de notre carrosse restent vaines. Seule solution : dormir à l’intérieur, mais dans la rue. Le départ est prévu demain très tôt.

C’est notre dernière nuit à Lima. Nous fêtons le départ comme il se doit, avec Guillermo, Jean-Marc et Ricardo à la terrasse d’un café de Miraflores. Un grand soulagement pour toute l’équipe ! La joie et l’optimisme ont regagné le groupe.

Je profite de cet instant de relative accalmie pour attirer Léo à l’écart. Depuis deux jours, je l’observe, il a un comportement posé, très responsable.

Les événements de l’aéroport m’ont permis de surveiller l’attitude de chacun face à l’adversité et son sang-froid m’a impressionné. Je pense qu’il a rapidement pris conscience des difficultés qui nous attendent. Difficultés grandement sous-estimées par Bruno.

Je rentre immédiatement dans le vif du sujet :

— Léo, nous allons bientôt être livrés à nous-mêmes sur le Marañon, complètement coupés du monde, sans aide extérieure. J’ai quelques inquiétudes quant au comportement de Bruno.

Léo me regarde, étonné :

— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je l’ai observé, ces derniers jours, pendant les moments de tension, je t’avoue franchement qu’il ne m’a pas convaincu ! Dès que la situation lui échappe, il a une fâcheuse tendance à s’emporter. Il est très impulsif, ça peut mettre l’équipe en péril surtout dans le contexte à venir !

Cette fois Léo percute, il admet le caractère fougueux de notre ami.

Nous passons alors un « contrat moral » afin de gérer les situations délicates : nous ne serons pas trop de deux pour le raisonner en cas de conflit. Si nécessaire, il faudra prendre les décisions à sa place.

Rassurés, nous rejoignons le groupe.

Vers une heure du matin, retour au véhicule pour tenter d’y trouver un peu de repos. Avec Patrick, nous choisissons de nous installer pour la nuit à l’arrière du Toyota.

Plongé dans le noir, emmitouflé dans mon sac de couchage, je savoure enfin notre réussite. Après tous ces doutes, nous pouvons apprécier pleinement cet instant proche du départ pour la grande aventure. Maintenant, je peux laisser vagabonder mon esprit et imaginer notre rivière.

Néanmoins, les aléas de la semaine passée ont été une expérience riche d’enseignements. Je réalise que nous ne maîtrisons rien. Il suffit de peu pour que tout bascule. Ce pays est si loin et si différent du nôtre.

Quatre heures du matin, tout le monde est sur le pont. Personne n’a vraiment dormi, trop excité par le départ. Jean-Marc nous rejoint. Cinq heures, nous passons prendre Ricardo, notre ami médecin. Après les traditionnelles photos, qui demeureront les seuls témoins de l’instant, c’est le départ.

À la sortie de Lima, nous prenons la Panaméricaine sur plus de deux cents kilomètres et traversons une zone désertique. Pas un brin d’herbe, seulement de la poussière truffée de cailloux. Les arrêts aux péages, qui sont plus précisément des postes de contrôle militaires, sont fréquents. Des hommes cagoulés et armés jusqu’aux dents nous contrôlent régulièrement, je trouve leur présence plutôt pesante. Nous restons sur le qui-vive.

La route qui nous conduit vers le nord est bordée sur notre gauche par la mer que nous apercevons par intermittence et par la cordillère sur la droite. Aux abords du petit bourg de Pativilca, notre itinéraire bifurque vers les hautes murailles qui nous séparent du Marañon. Nous nous dirigeons vers La Unión par la seule voie praticable après la Panaméricaine. L’état de la route est épouvantable.

Le 4X4 est loin d’être spacieux, nous sommes secoués dans tous les sens. De temps à autre, nous décollons pour retomber lourdement sur nos sièges. Nous avons la très désagréable sensation de voyager dans un véritable shaker.

La chaîne des Andes, bien différente de nos massifs montagneux, est aride et entaillée de gorges profondes et lugubres. Deuxième par son altitude après le massif de l’Himalaya, elle est la première au monde par son étendue, environ huit mille kilomètres du nord au sud. L’Aconcagua, son plus haut sommet argentin surnommé le « colosse de l’Amérique », culmine à 6962 mètres.

Afin d’éviter les perturbations physiologiques liées au manque d’oxygène, il est vivement recommandé d’entreprendre l’ascension de façon progressive, par étapes. Mais nous avons déjà perdu trop de temps à Lima, Bruno refuse de s’arrêter malgré les recommandations de Ricardo qui nous met en garde contre le « soroche », le mal des montagnes.

En moins de six heures de trajet, nous passons du niveau de la mer à 4000 mètres d’altitude !

C’est beaucoup trop rapide pour nos organismes qui n’ont pas le temps de s’acclimater. Les symptômes ne tardent pas à se faire sentir. C’est François qui en souffre le premier : violentes migraines, nausées, maux de ventre, difficultés respiratoires, les pulsations cardiaques à près de cent quatre-vingts battements par minute.

Le « soroche » se manifeste parfois si violemment, que le sang jaillit du nez et des oreilles. Dans ce cas extrême, la mort peut survenir si le malade n’est pas redescendu au plus vite.

Ricardo insiste pour qu’on s’arrête afin de permettre à François de récupérer. Bruno accepte de mauvaise grâce. Nous profitons d’un petit marché de village pour faire une halte. Quelques misérables étals sont groupés sur la place centrale. Des produits de la terre : racines, légumes feuilles de toutes sortes, jetés pêle-mêle sur des planches de bois vermoulu, dégagent des odeurs puissantes. Des femmes au visage violacé, affublées de vêtements douteux aux couleurs passées, trônent derrière les marchandises. Leurs enfants, la morve pendante, galopent en slalomant entre les étalages. Nous déambulons un moment avant de reprendre notre ascension.

Dans l’après-midi, nous croisons des bûcherons titubants au milieu de la route. Ils semblent complètement ivres. Bruno, surpris, ralentit légèrement.

Ricardo intervient dans l’urgence :

— Soyons prudents ! Vu leur état, ils ont certainement bu de l’alcool de bois.

Puis il explique :

— C’est une boisson très courante dans ces montagnes mais terriblement dangereuse. Sa consommation entraîne dans le cerveau des dommages irréversibles qui peuvent rendre fou. Cet alcool sert de remontant, tout comme la feuille de coca que l’on mâche pour affronter le climat, l’altitude et les durs travaux. Les habitants de ces régions sont très pauvres. Ils travaillent dans des conditions précaires, ce qui explique la consommation de ce tord-boyaux peu onéreux qui les aide à supporter la misère.

Ricardo ajoute, l’inquiétude dans le regard :

— Bruno, il faut ralentir ! Ces hommes peuvent être dangereux !

Nous stoppons le véhicule, attendant qu’ils dégagent la route.

J’espère vivement qu’ils ne nous causeront pas de problème.

Puis Bruno redémarre lentement. Dès que la voie se libère, il accélère.

— Eh bien, ils en tiennent une bonne ! s’exclame Léo soulagé.

Un peu plus loin, nous pénétrons dans un nouveau village. Devant une petite masure, une vieille femme au visage flétri par les années, toute recroquevillée, nous fait signe. Ricardo propose un arrêt. S’adressant à la grand-mère, il lui demande en quechua de nous servir un bon repas. Affichant un large sourire qui dévoile une mâchoire édentée, elle accepte et nous invite à entrer chez elle.

Ricardo se tourne discrètement vers Bruno :

— Ce sera le repas du pauvre, mais François doit reprendre des forces, et puis il ne va pas tarder à faire nuit. Vous êtes partants ?
— Tu rigoles, on a une de ces dalles… Sûr qu’on est d’accord !

Après ce maigre repas, qui malgré tout remplit son office, Bruno sort ses grosses coupures pour régler la vieille dame. Il s’emporte violemment lorsque celle-ci se trouve dans l’impossibilité de lui rendre la monnaie. Alors, sans hésiter une seconde, il renégocie le prix au rabais. Son attitude frôle l’indécence. La misérable est désemparée. Ricardo, qui bouillonne de colère, trouve son comportement inadmissible et règle lui-même les repas en s’excusant.

Une fois à l’extérieur, il ne peut s’empêcher de nous mettre en garde :

— N’oubliez jamais que nous sommes en pleine zone contrôlée par les « Sentiers Lumineux ». Ils sont partout, au village, dans la montagne. Qui vous dit que cette femme n’a pas un fils là-haut ? Alors soyez attentifs à ce que vous faites. Ils sont sans pitié !

Notre confiance en Ricardo est totale, il est prêt à rester avec nous à condition que certains changent de comportement. Bien évidemment, il n’ose pas s’adresser directement à Bruno, mais le message est clair !

J’insiste :

— Comment va-t-il falloir te le dire bordel ! On n’est pas au fin fond du Limousin ! Tu as entendu parler des « Sentiers Lumineux » ? À chaque instant nous pouvons nous faire braquer. Alors tu vas me faire le plaisir d’avoir un autre comportement ! Tu veux les voir ces sources oui ou non ?

Jean-Marc s’interpose. Il tente de me calmer, mais je m’éloigne exaspéré par l’attitude de Bruno.

C’est Léo qui renchérit :

— Déconne pas, Bruno ! Ricardo connaît ce pays et ses dangers. Il faut lui faire confiance. Si c’est vrai que les « Senderistas » sont partout, à la moindre faille, ils nous feront la peau sans aucune hésitation. J’ai moi aussi envie de la descendre cette foutue rivière.

Bruno furieux :

— Vous commencez à me courir avec vos « Senderistas » à la con. Foutez-moi la paix ! Je sais ce que j’ai à faire !

Après cet incident, des villageois, assemblés sur notre passage, tentent de nous dissuader de continuer. Nous jugeons plus prudent de nous éloigner du village. Quelques kilomètres plus loin, nous stoppons pour passer la nuit. À l’intérieur du véhicule, les places sont limitées. Terminé le Sheraton ! Certains se dévouent pour dormir dehors. Seulement nous ne sommes plus à Lima. À cette altitude, les écarts de température entre le jour et la nuit sont considérables.

Un froid agressif nous réveille très tôt. Frigorifiés, nous ne sentons plus nos extrémités malgré nos duvets. Jean-Marc et Ricardo qui n’avaient qu’une couverture de survie pour deux, sautillent sur place depuis déjà un long moment pour se réchauffer.

Dans les gourdes, l’eau est complètement gelée.

« Bienvenue dans la cordillère des Andes ! »

Il faut très vite se requinquer. Nous préparons des sachets de soupe lyophilisée qui prennent des allures de festin, avant de reprendre la route.

Départ, six heures. Quelques kilomètres plus loin, nous arrivons face à une cascade. L’eau cristalline est glacée, mais impossible de résister au plaisir de plonger pour éliminer poussière et crasse du voyage.

Juste avant de reprendre notre route en direction de « La Unión », une scène exceptionnelle s’offre à nos yeux. Le soleil qui monte dans le ciel réchauffe peu à peu les couleurs. Derrière les pics enneigés, il embrase le ciel d’un rouge écarlate qui, progressivement, s’atténue, vire au rose pour laisser place à un lever du jour clair et lumineux. Enfin, la chaleur de l’astre redonne vie à nos corps toujours engourdis. C’est l’extase. Nous contemplons ce spectacle quelques minutes avant de poursuivre notre progression.

L’entrée du bourg suivant est gardée par un poste militaire, protégé par une rangée de fils de fer barbelés. Nous sommes contraints de stopper le véhicule. Trois soldats, l’arme au poing, le visage cagoulé, s’avancent en nous sommant de descendre. Ricardo blêmit, ses lèvres se mettent à trembler :

— Obéissez sans discuter. Bruno, surtout, pas de raisonnements !

D’un geste de la mitraillette, ils nous font signe de lever les bras. Exécution immédiate ! Cent fois, j’ai vu cette scène dans des films d’action, mais cette fois, c’est moi qui tiens le premier rôle. J’ai l’impression que mes jambes vont se dérober. Malgré la fraîcheur matinale, la sueur inonde mon dos. Un coup d’œil sur ma droite, je constate que les trois autres sont pétrifiés comme des statues de sel.

Cette fois, Bruno ne fait pas le malin.

Ricardo s’avance lentement vers les militaires, les mains en l’air.

D’une voix hésitante, il commence à parlementer. Le premier homme contrôle nos papiers, tout en inspectant notre véhicule.

Je jette un regard furtif sur le mur du poste de garde : il est criblé de balles, certainement un accrochage récent. Peut-être même la nuit dernière. L’ambiance n’est pas des plus sympathiques !

Tout est en règle. Ce contrôle n’aura duré que quelques minutes, mais j’ai l’impression d’être resté une éternité dans cette position ! Nous restons un instant sans voix, la peur au ventre. Perdus au beau milieu de la cordillère, qui pourrait nous venir en aide ?

Je commence vraiment à réaliser que notre expédition ne sera pas aussi idyllique que je l’avais imaginée. L’immunité accordée à notre statut de sportifs explorateurs me paraît soudainement bien frêle. Il faut absolument prendre tous ces événements très au sérieux.

Les soldats libèrent enfin le passage. Nous entrons avec soulagement dans le bourg de « La Unión ». L’animation est perceptible malgré l’heure matinale, la vie bat déjà son plein. Ici, les femmes sont vêtues de longues jupes et de ponchos de laine aux teintes vives. Elles ont retenu leurs cheveux noirs tressés avec des rubans de couleur. Nombreux sont les hommes qui portent un ou plusieurs chapeaux superposés, noirs ou gris en forme de melon ou à bords plus larges.

Jean-Marc brise le silence :

— On va peut-être se prendre un petit casse-croûte dans le resto en face du marché, histoire de s’remettre de nos émotions ? La proposition est accueillie avec enthousiasme.

Sur la table nous attend un véritable festin : pain, pommes de terre et café. Il n’en porte d’ailleurs que le nom, puisqu’il s’agit d’orge bouillie. Nous déplaçons le véhicule vers ce que nous pourrions nommer une station-service.

Un pompiste indien aux traits burinés est paisiblement assis sur un vieux bidon d’huile en plein soleil. Il se lève nonchalamment, se dirige vers nous, puis se met à actionner une pompe à bras. Une véritable antiquité qu’on ne trouve plus que dans les films d’avant-guerre. Un quart d’heure plus tard, en nage, il nous annonce fièrement que le plein est fait.

Avant de reprendre la route nous accompagnons Léo qui retourne acheter quelques produits frais pour améliorer le quotidien.

Pendant que nous cherchons consciencieusement ce qui pourrait mettre un plus à l’ordinaire, je jette un œil derrière moi : Patrick et Bruno sont en train de marchander un poncho de confection locale. Ils ne risquent pas de passer inaperçus avec un tel accoutrement ! Mais il faut admettre que je les comprends après la nuit glaciale que nous venons de passer, et je me promets d’en faire autant dès que possible.

M’arrêtant devant un étal, il me semble reconnaître des plantes étranges :

— Ricardo, ce sont bien des feuilles de coca ?

Il acquiesce en m’expliquant les vertus de cette plante, qui pour nous occidentaux a un parfum d’illégalité. François et Jean-Marc se sont approchés. Nous convenons d’en acheter. Après tout, si c’est bon pour les Indiens, pourquoi ne le serait-ce pas pour nous ? Le prix annoncé est exorbitant ! Ricardo me fait signe qu’il va négocier.

Il marchande, mais je me sens de moins en moins à l’aise. François me donne discrètement un coup de coude : lentement mais sûrement, un attroupement se forme autour de nous, des plaisanteries fusent, certaines ironiques, d’autres beaucoup plus agressives. Je commence vraiment à me sentir de trop. François pâlit à vue d’œil. L’attroupement se resserre sur nous. Le mot « gringos » est prononcé à plusieurs reprises.

Pour les Indiens, c’est une façon péjorative de nous désigner, allant même jusqu’à la provocation. Le gringo est initialement le Nord-Américain, lié au billet vert. Nous représentons, encore à notre époque, un réel danger pour eux. Ils n’ont aucune confiance. Nous symbolisons toujours les colonisateurs, les oppresseurs, voire même les spoliateurs avec leur chapelet de violences et de massacres. La Conquête espagnole du XVIe siècle, synonyme de trahisons, de soumission pour les peuples amérindiens, est encore très présente ici. Après ces cinq cents ans de colonisation et d’évangélisation contrainte, les méfaits laissent des traces dans la mémoire collective.

Ricardo, sentant venir le danger, paie le prix fort pour éviter toute altercation, et enfouit le sac de feuilles de coca dans sa poche.

— Allez, on décampe… !

D’un pas rapide, nous rejoignons Bruno et Patrick qui attendent, insouciants, adossés au véhicule.

Nous démarrons dans la précipitation, direction Rondos, qui sera notre premier camp de base. Cette nouvelle alerte doit encore renforcer notre vigilance.

Bruno intervient, un peu bousculé et surpris :

— Eh, mais ça ne va pas ! Vous êtes tarés, ma parole ! Je sais qu’on est pressés, mais tout de même !

Ricardo expose les raisons de notre panique, puis après le retour à un calme relatif, il complète ses explications sur l’utilisation de la feuille de coca.

— La consommation de la feuille de coca par les Indiens des Andes relève de la coutume et du rite religieux. Les Incas la considéraient comme un médiateur entre les dieux et les hommes. Ils l’utilisent pour lutter contre la fatigue, la faim, le manque d’oxygène lié à l’altitude ainsi que pour les aider à réaliser toutes sortes de travaux. Ils la transportent dans des « chispas », petites sacoches d’étoffe, ou dans des bourses en peau de lama. Une petite calebasse que l’on nomme « calero » permet de transporter la chaux, produit qui favorise la salivation et aide à libérer le principe actif de la feuille. Le récipient est fermé à son extrémité par un petit bâtonnet qui sert aussi à porter la poudre de chaux à la bouche. Cette utilisation est courante pour le montagnard des Andes. Alors vous comprenez pourquoi cette tension de la part de ces gens qui voient en quelque sorte des étrangers bafouer la tradition !

Patrick, un peu abasourdi par cette nouvelle mésaventure, intervient :

— Et quels sont les effets de cette coca ?
— Une espèce de torpeur avec accélération cardiaque. Son utilisation sous cette forme est légale puisqu’elle aide à lutter contre la faim et facilite le travail en altitude. Par contre sa synthèse en cocaïne, comme vous le savez est formellement interdite !

Léo y va de son observation :

— Super ! J’espère que vous en avez acheté un stock, manière de soigner mon mal de casque !

Le voyage reprend. Vers midi, après avoir franchi un nouveau col, nous atteignons Quivilla et découvrons enfin le Marañon, qu’il faudra maintenant remonter jusqu’à sa source. Nous nous installons sur le pont qui l’enjambe, accoudés au parapet, afin de faire connaissance.