Le partage des ombres - Alain Chanudet - E-Book

Le partage des ombres E-Book

Alain Chanudet

0,0

Beschreibung

Deux écrivains se rencontrent lors d’un Salon du livre. Aurore est com­merçante à Tarbes, Wilfrid est professeur de français à Toulon. Ils sympa­thisent et décident de continuer à communiquer de manière épistolaire pour se soutenir dans leurs travaux d’écriture. Mais rapidement au fil de leurs échanges de courriels et en découvrant les tourments qui hantent leurs existences, on devine que chacun cache un lourd secret. Tous deux confrontés à des épreuves douloureuses sont à la recherche de la même quête : reconquérir un amour qui leur échappe. Il faudra aller au bout du récit pour découvrir la surprenante vérité.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Alain Chanudet passe son enfance et son adolescence dans les Hautes-Pyrénées. Après des études en Sciences-Eco­nomiques à l’université de Toulouse, il travaille comme cadre commercial dans des sociétés de négoce. Depuis quelques an­nées, il s’est lancé dans l’écriture en produisant des nouvelles lors de concours, puis en publiant un essai politique. Avec Le partage des ombres, il nous livre son deuxième roman, après sa première œuvre L’Edelweiss d’or.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 321

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



 

Alain CHANUDET

Le partage des ombres

 

À Monique

CHAPITRE I

Aurore était arrivée parmi les premiers exposants. Une fois son emplacement repéré, elle plia avec soin son manteau sur le dossier d’une des deux chaises installées derrière la petite table. Elle retira le badge agrafé à son vêtement de laine pour l’épingler sur son gilet. D’un grand sac à provisions, elle sortit une nappe blanche en tissu dont elle recouvrit la table, en la lissant de ses deux mains pour effacer les plis. Contemplant avec un petit sourire de satisfaction la surface d’un blanc immaculé, elle se baissa pour retirer plusieurs livres d’un gros carton déposé à ses pieds, des petits flyers et trois chemises plastifiées au sein desquelles des articles de journaux avaient été insérés. Elle constitua deux petites piles de livres, chacune pour un titre et déposa les autres objets autour. Après avoir modifié, à plusieurs reprises, sa présentation, elle jeta un regard circulaire aux alentours. La chaleur dans l’immense hall était douce et contrastait avec le froid vif et piquant qui l’avait accompagnée durant sa marche du parking au Salon du livre. Plusieurs écrivains, comme elle, s’affairaient pour présenter au mieux leurs œuvres dans les espaces qui leur avaient été alloués. Elle nota avec plaisir un nombre élevé de femmes. Le public n’étant pas encore admis dans l’enceinte, seuls le personnel du Salon et quelques auteurs, les bras encombrés de cartons, se croisaient le long des allées revêtues d’un large tapis rouge bordé d’un galon argenté, échangeant parfois un petit salut discret. Elle punaisa contre la paroi qui fermait l’arrière de son box une affiche au fond bleuté, sur laquelle en lettres écarlates s’inscrivait le titre de son livre le plus récent : « Le Démon de paille » et en dessous une écriture, qui se voulait enfantine, indiquait : « Le nouveau roman d’Aurore Baziège ». La photo de son visage souriant, aux yeux rieurs sous une chevelure blonde et bouclée, complétait le poster.

Après un bref coup d’œil à sa montre, elle jugea qu’elle avait encore quelques minutes avant la venue des premiers visiteurs. Elle saisit son téléphone portable dans son petit sac à main qu’elle avait accroché en bandoulière au dossier de la chaise. Une fois le numéro composé, elle colla l’appareil à son oreille, rejetant la tête en arrière ce qui agita les petites mèches dorées qui effleuraient son front. Une voix jeune et morne se fit entendre.

– Anne-Lise. Je ne suis pas disponible ou je n’ai pas envie de répondre. Laissez un message à tout hasard.

Aurore ferma les yeux et, après un léger soupir, se força à prendre un ton enjoué :

– C’est maman, ma chérie. Je viens d’installer mon stand. Tout va bien. Il semble qu’il y ait beaucoup d’exposants, en espérant également de nombreux visiteurs. Je ne pense pas quitter Toulouse avant vingt heures, je devrais être à Tarbes vers vingt-deux heures. Tu as du poulet froid au frigo. Bonne journée, je t’embrasse. Tu peux me joindre si tu veux.

Le téléphone au bout de ses doigts, elle resta pensive, persuadée que sa dernière phrase demeurerait sans effet. Anne-Lise ne l’appellerait pas. Écouterait-elle son message ? Même cela, n’était pas certain. Elle passa sa main dans ses cheveux et pointa son regard vers l’entrée du Salon. Les premiers visiteurs apparaissaient au bout de l’allée centrale. Ils avançaient d’un pas lent, s’arrêtant devant les premiers boxes. Regagnant sa petite table, elle modifia légèrement la disposition de ses deux piles de livres. Soudain, elle sentit un regard peser sur sa nuque. Un brusque mouvement de tête vers sa gauche lui permit de découvrir son voisin de stand qui l’observait. Devant l’air interrogateur d’Aurore, il lui adressa un sourire accompagné d’un petit geste de la main.

Un couple d’un certain âge s’arrêta devant le box d’Aurore. Elle s’adressa à eux d’une petite voix douce aux légers accents chantants.

– Bonjour messieurs dames, puis-je vous renseigner au sujet de mon livre ?

La femme aux cheveux grisonnants, dépassant sous son bonnet de laine, lui offrit un large sourire.

– Nous avons lu un de vos livres « Premières Brûlures ». Nous l’avons beaucoup aimé.

– Merci beaucoup. En fait, celui-ci « Le Démon de paille » en est la suite. Les deux enfants du premier ouvrage sont désormais des adultes. Quelques tourments les attendent encore.

– J’ai beaucoup aimé votre écriture fluide qui atténue certaines scènes un peu noires, fit l’homme au visage poupin. Avez-vous écrit d’autres romans ?

– Non, je ne suis pas une professionnelle. Mon activité principale s’exerce dans le prêt-à-porter. J’ai deux magasins dans les Hautes-Pyrénées.

– Voilà pourquoi vos descriptions des tenues des personnages me donnaient tant envie de les porter moi-même ! s’exclama, dans un petit rire gourmand, la femme au bonnet.

– Quand on lit votre livre avec ses passages bien sombres, on a du mal à imaginer une auteure au visage aussi lumineux ! lança son mari.

Posant sa main gantée de laine sur son avant-bras, son épouse, d’un air faussement offusqué, souffla :

– Albert, tu me rappelleras la dernière fois que tu m’as fait un compliment comme celui-là ! Je me demande si ce n’était pas le jour de l’élection de Mitterrand, la première, bien sûr !

Ils éclatèrent d’un rire sonore qui fit retourner quelques passants. Le couple s’éloigna, le livre d’Aurore sous le bras d’Albert.

Alors qu’elle rangeait les billets d’une nouvelle vente dans son porte-monnaie, elle entendit derrière elle une voix aux accents méridionaux :

– Dites-moi, ça a l’air de bien marcher pour vous. Je crois que vous menez six à un par rapport à moi !

Elle se retourna et reconnut son voisin de stand. Il était assez grand, son visage avenant semblait avoir conservé, en ce milieu d’automne, un peu le teint hâlé de l’été. Il portait un costume gris perle sur une chemise claire au col ouvert. Elle trouva un peu ridicule l’écharpe blanche qui entourait son cou et descendait jusqu’à sa taille.

– Oui, c’est vrai je n’ai pas à me plaindre. Mais cet après-midi, vous allez peut-être égaliser, répondit-elle en soutenant son regard.

– Pour cela, il va falloir que je prenne des forces en allant avaler une bonne grillade. Mais si vous restez sur votre stand pendant la pause déjeuner, en continuant à vendre vos bouquins, la partie va être inégale.

– Je suppose que c’est une invitation à me joindre à vous. Est-ce que vous vous déplacez toujours avec vos gros sabots ?

– Désolé, je n’ai pas eu le temps de les retirer. Mais si vous acceptez mon invitation, je promets de les laisser dans mon box.

Elle réfléchit un court instant. Après tout, pourquoi ne pas passer un moment, peut-être agréable, en déjeunant avec cet homme qui semblait avoir de l’humour, au lieu de mâchouiller toute seule un sandwich sans saveur derrière sa petite table. De plus, échanger avec un autre écrivain ne pouvait être que bénéfique pour une auteure qui pratiquait l’écriture en amateur. Elle n’en avait pas souvent eu l’occasion.

– D’accord. La grillade est-elle obligatoire ?

– Non, j’ai vu qu’il y avait aussi du cassoulet ou de la garbure…

Elle esquissa un petit sourire, enfila son manteau, accrocha son sac à main à son épaule et suivit l’homme qui avait passé une parka en cuir de couleur rouille sur son costume.

Lorsqu’ils franchirent la porte d’entrée vitrée, le restaurant était déjà bien rempli. Il aborda une serveuse en chemisier blanc qui traversait la salle d’un pas décidé, deux assiettes fumantes aux odeurs de choux au bout des mains. D’un mouvement de tête, elle leur désigna une table pour deux contre le mur lambrissé au fond de la pièce. Des petits tableaux représentant des paysages montagnards et de vieux outils de bois servant aux travaux des champs constituaient le principal de la décoration. Sur la nappe à petits carreaux rouges et blancs les assiettes de faïence blanche de Martres-Tolosane s’ornaient de leur décoration traditionnelle de petites fleurs bleutées et d’oiseaux au long cou. Une salière et un poivrier en forme de marmottes dodues semblaient veiller au bon ordonnancement des couverts.

– Wilfrid Valerini, fit l’homme en déposant avec soin son écharpe blanche au dos de sa chaise.

– Aurore Baziège, lui répondit-elle, un léger sourire au coin des lèvres.

– Les présentations étant faites, puis-je vous proposer un apéritif ? J’ai vu qu’ils avaient des Americano faits maison. Est-ce que ça vous dit ?

– Pourquoi pas. Je ne vais reprendre la route que vers 18 heures.

Il héla la serveuse qui les avait installés et commanda les deux boissons.

– Si ce n’est pas indiscret, vous venez d’où ? lança-t-il.

– De Tarbes. Et vous ? Vous avez un accent du sud, mais pas celui d’ici.

– J’habite Toulon. Je ne repartirai que demain matin.

On leur apporta les apéritifs et deux menus. Ils trinquèrent et se concentrèrent sur la lecture des différents plats.

– Je crois que je vais m’en tenir à la grillade de bœuf avec une salade, fit Aurore sans lever la tête.

– Ce sera la même chose pour moi.

Une fois la commande passée, complétée d’une demi-bouteille de vin de Fronton, Wilfrid plongea un regard brillant vers Aurore tout en jouant avec les deux verres placés devant son couvert.

– Alors, l’écriture ? Un métier, une passion, un rêve qui se réalise ?

– Une passion, c’est sûr, un rêve réalisé, un petit peu, oui. Mais un métier, non. J’ai heureusement une autre activité. Je crois que peu d’auteurs arrivent à vivre de leur travail. Est-ce votre cas ?

– Non, je suis prof de français et, comme vous, je suis bien obligé de compter sur une rémunération assurée par ailleurs, même si je trouve beaucoup de plaisir dans l’enseignement. Et vous ? Laissez-moi deviner.

Il avala une gorgée d’Americano, tout en dévisageant Aurore, les sourcils froncés, les yeux légèrement plissés. Il allait ouvrir la bouche au moment où la serveuse leur apporta les plats de viande et la bouteille de vin qu’elle déboucha en un tour de main.

– Je vous vois bien dans le social, laissa tomber Wilfrid d’un air satisfait.

– Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? souffla Aurore, soutenant le regard de Wilfrid, les deux mains croisées devant son assiette.

– Vous avez l’air si douce.

– Quelle belle journée, fit Aurore dans un large sourire, les yeux écarquillés. Un client, ce matin, me trouve lumineuse, vous, à midi, vous me parlez de ma douceur. Je n’y suis pas habituée, continua-t-elle, un léger voile ombrant ses yeux rieurs.

– Tss, Tss, fit Wilfrid, pas de fausse modestie. J’ai vu juste ?

– Complètement à côté ! lança-t-elle dans un rire de gorge. Je suis une terrible femme d’affaires, reprit Aurore, en baissant la voix, un air qui se voulait conspirationniste s’affichant sur son visage.

– J’aurais dû remarquer votre approche commerciale et conviviale dans vos contacts avec vos visiteurs, ce matin.

– Ça ne m’étonne pas que vous ayez fait peu de ventes, si vous avez passé votre temps à m’épier, rétorqua Aurore en enfournant un morceau de viande.

Il ignora sa petite pique et poursuivit :

– Quel est le thème de vos livres ? J’ai entendu ce matin, désolé si j’ai été indiscret, ajouta-t-il avec un petit sourire, qu’un de vos acheteurs parlait de pages sombres qu’il semblait, pour autant, apprécier.

– Mon premier livre raconte l’histoire de deux enfants qui sont confrontés à un drame familial et qui en seront profondément marqués.

– Je vois. S’en sortiront-ils ?

– Pour cela, il faudra lire « Premières Brûlures ».

– C’était bien mon intention.

– Et la suite, « Le Démon de Paille », reprit-elle un éclair de malice dans les yeux.

– C’est bien ça. Redoutable commerciale.

– Et vous ? De quoi parlent vos livres ?

– En fait, j’écris une saga. C’est l’histoire d’un restaurant « Le Micocoulier » qui va voir défiler plusieurs générations de propriétaires dont je raconte les destinées heureuses ou tragiques sur fond d’histoire. Je l’ai située dans le quartier de Saint-Jean du Var, à Toulon. Le premier tome commence lors de l’avènement de la IIe République proclamée par Lamartine en 1848 et s’achève à la veille de la guerre de 14-18. Le second englobe les deux conflits mondiaux et le troisième que je présente aujourd’hui démarre à la Libération et se termine avec la victoire de Mitterrand en 1981. Je suis en train d’écrire le quatrième volet qui devrait nous conduire jusqu’à l’élection de Macron.

– Cela doit vous demander un énorme travail de recherche.

– J’ai, heureusement, un ami prof d’histoire qui m’aide beaucoup dans cette tâche.

– C’est précieux d’avoir un soutien quand on se lance dans une aventure littéraire, souffla Aurore, un brin de tristesse dans la voix.

– Vous n’avez pas de soutien auprès de votre famille ?

– Ma famille ! lança-t-elle, une lueur d’exaspération dans les yeux. Mon ex-mari dont je suis divorcée ne s’est jamais vraiment intéressé à mes passions, ma fille est une ado difficile avec laquelle mes rapports sont plus que tendus et mon compagnon actuel considère la littérature comme une activité secondaire.

– Remarquez qu’à part mon ami prof d’histoire je ne peux pas dire que je croule sous les encouragements. Mon épouse fait partie de ces cadres carriéristes qui sont exclusivement centrés sur eux-mêmes, tout comme mon fils qui est entré à l’ENA. Bienvenue dans la famille des écrivains solitaires et incompris !

Wilfrid saisit la bouteille et versa le liquide sombre dans leurs deux verres qu’ils levèrent en même temps avant de les entrechoquer en échangeant un regard complice. Après un moment de silence, il reprit, élevant un peu la voix pour couvrir le bruit sourd des conversations qui gagnait la pièce et des cliquetis métalliques des couverts.

– Et quand est-ce qu’une femme d’affaires très occupée trouve le temps d’écrire ?

– Je me lève très tôt et je m’adonne à l’écriture avant de me rendre dans mes magasins en fin de matinée. Je m’y consacre aussi, parfois, le dimanche ou en soirée.

– Pas trop de temps pour la vie privée, souffla Wilfrid une petite flamme malicieuse dans le regard.

– Il paraît qu’effectivement ce serait un problème d’après mon ex-mari et Ludovic mon ami, répondit Aurore dans un petit rire nerveux tout en repoussant son assiette vide. Mais j’ai trop besoin de ces moments d’évasion, ajouta-t-elle, les yeux dans le vide, comme si elle s’adressait à elle-même.

– Pour oublier la dureté de la vie et ses attaques perfides ? l’interrogea Wilfrid en cherchant son regard.

Elle le lui rendit, une lumière froide au fond des yeux.

– Excusez-moi, je ne voulais pas être indiscret, murmura Wilfrid, soudain mal à l’aise.

– Prendrez-vous des desserts ? intervint la serveuse qu’ils n’avaient pas vue arriver et qui se tenait près de leur table, son petit carnet à la main.

Ils commandèrent deux cafés et Wilfrid demanda l’addition. Aurore balaya l’espace de la main.

– Non, ne vous excusez pas. C’est juste qu’en ce moment je suis un peu inquiète pour ma fille ce qui me rend un peu à fleur de peau.

– Désolé.

– Vous ne m’avez pas dit quand vous écrivez, reprit-elle d’une voix enjouée. L’Éducation nationale vous laisse-t-elle du temps pour cela ?

– Je sens un peu d’ironie. Contrairement à ce que tout le monde pense, nos journées d’enseignant sont bien remplies. Mais en ce qui me concerne, j’ai beaucoup de soirées libres, mon épouse étant souvent en déplacement pour stimuler ses commerciaux afin qu’ils inondent le pays de ses prodigieux logiciels. Comme elle ne peut pas, non plus, s’absenter très longtemps, vu ses énormes responsabilités, continua-t-il en écartant les bras pour donner de l’ampleur à son propos, je passe une partie de mes vacances seul et j’en profite pour écrire.

– À votre tour de pratiquer un brin d’ironie.

– Croyez-vous ? rétorqua-t-il, en se saisissant rapidement de la note qui venait d’être déposée. C’est pour moi, poursuivit Wilfrid d’un ton ferme qui n’admettait aucune contestation.

– Merci pour cette invitation, souffla Aurore.

 

Jusqu’au milieu de l’après-midi, les visiteurs furent nombreux et plusieurs firent une halte devant les stands d’Aurore et de Wilfrid qui demeurèrent fort occupés, échangeant des petits signes entre deux clients. Vers dix-sept heures, Wilfrid profita d’un moment où Aurore se trouvait seule, pour venir la voir.

– Je suppose que vous allez bientôt nous quitter, lança-t-il en jetant un regard à sa montre.

– Oui, je ne vais pas tarder. Je crois en plus, au vu des imperméables qui sont de sortie, que la pluie est arrivée et je n’aime pas trop conduire dans ces conditions.

– Vous auriez pu ne repartir que demain ?

– J’ai un rendez-vous important avec mon principal fournisseur dans la matinée. N’avez-vous pas de cours demain ?

– Si, mais seulement à seize heures.

– Cool, fit Aurore en hochant la tête.

– Ce n’est pas tous les jours comme ça, se défendit Wilfrid.

Elle commença à placer ses livres et divers objets dans un carton qu’elle avait rangé au fond de son box. Il la regarda s’affairer un instant en silence puis reprit :

– Je me demandais, à condition que cela ne vous dérange pas, si une fois retournés dans nos pénates, nous ne pourrions pas correspondre pour échanger sur l’avancée de nos travaux. Comme vous le disiez, nous avons besoin d’encouragements et il semblerait que pour l’un et l’autre l’entourage est loin d’être à même de nous fournir cette stimulation.

Elle l’avait écouté, penchée sur son carton. Elle se releva pour lui faire face.

– J’ajouterai que connaissant tous deux les problèmes que peut rencontrer un auteur, l’échange pourrait s’avérer fructueux.

– Oui, après tout, pourquoi pas, fit la jeune femme en haussant les sourcils dans un mouvement d’interrogation qu’elle semblait destiner à elle-même.

– Parfait. Je vous propose de communiquer par mail, ce sera plus structuré que par téléphone. Et puis l’écriture est notre domaine, non ?

– Ça peut être intéressant, en effet et plus approfondi par mail, concéda-t-elle avant d’échanger rapidement ses coordonnées avec Wilfrid.

– Ce fut un réel plaisir de vous rencontrer, fit-il dans un large sourire.

– Il en est de même pour moi et encore merci pour ce repas.

Il la raccompagna en l’aidant à porter ses affaires jusqu’au parking où était garée sa 308 Peugeot. De grosses gouttes dégoulinaient sur leur visage que la pénombre commençait à manger. Elle s’engouffra dans l’habitacle sur lequel tambourinait la pluie. Il se pencha vers la portière dont elle avait abaissé la vitre. Une mèche brune, comme une petite virgule, était collée à son front. Il lui offrit un large sourire.

– On pourra peut-être se tutoyer dans nos mails entre écrivains ?

– Pas de souci, fit Aurore en répondant à son sourire.

– Bonne route, souffla Wilfrid en se redressant.

Après un petit signe de la main, elle alluma ses phares dont le faisceau lumineux se stria des filets argentés de la pluie. Elle se dit que la journée avait été positive, concernant la promotion de son livre et sa rencontre avec Wilfrid lui avait été fort agréable. Alors qu’elle s’engageait sur le boulevard périphérique en direction de l’A 64, elle se rembrunit. Anne-Lise n’avait pas rappelé.

CHAPITRE II

Des tissus de brume flottaient dans la lueur des phares qui projetaient leur halo jaunâtre sur la porte du garage. Aurore actionna la télécommande qu’elle avait saisie dans la boîte à gants, et regarda le rideau remonter lentement, accompagné d’un crissement métallique. Elle engagea la voiture à l’intérieur du garage qui s’éclaira d’une lumière blanche et froide. Emmitouflée dans son manteau, elle s’extirpa du véhicule, récupéra son carton dans le coffre et, après avoir appuyé sur la télécommande pour baisser le rideau, se dirigea d’un pas rapide vers la maison. Aurore longea l’allée, bordée par les formes obscures d’une petite haie. L’éclairage, diffusé par de petites lanternes, dessinait des taches claires sur les murs de la bâtisse. Les volets n’étaient pas clos et au travers des fenêtres et de la grande baie vitrée qui s’ouvrait sur la vaste terrasse, on ne percevait aucune lumière. La large porte de chêne était fermée et sa partie centrale en verre givré ne laissait entrevoir aucune lueur à l’intérieur. Elle chercha fébrilement la clé dans sa poche et l’introduisit dans la serrure. La maison était plongée dans l’obscurité et le silence. Sitôt le hall et le séjour éclairés, elle appela :

– Anne-Lise, tu es là ?

Ne recevant aucune réponse, elle réitéra sa question, tout en tendant l’oreille, espérant entendre un peu de bruit à l’étage qu’elle gagna précipitamment en empruntant l’escalier aux larges marches. Le couloir qui conduisait aux chambres demeurait aussi obscur que le reste de la maison. Elle pénétra dans celle d’Anne-Lise. La lumière tamisée qu’elle venait d’enclencher éclaira des murs tapissés d’un papier bleu lavande qui disparaissait sous les multiples affiches dévoilant les visages inquiétants de films d’horreur ou de groupes de hard rock. Le lit était recouvert d’une couette pourpre, ornée d’une tête de taureau, qui semblait avoir été jetée à la va-vite. Aurore dirigea son regard vers le petit bureau en bois blanc sur lequel reposaient des feuilles manuscrites éparses et deux classeurs ouverts. L’ordinateur portable avait disparu. Sous l’étrange statuette de métal d’un diable au visage hilare, la langue pendante, le corps tordu, exhibant au bout de sa fourche une boule censée représenter la Terre, il y avait un morceau de papier. Elle souleva avec dégoût la sculpture qu’elle avait en horreur. Elle savait qui la lui avait offerte et la détestait d’autant plus. Elle lut le mot griffonné par Anne-Lise de son écriture minuscule et penchée :

Suis partie à Pau. Serai là samedi prochain. AL.

Habituellement, c’était Kevin qui venait la prendre le lundi matin pour la conduire à Pau à l’Université où ils suivaient tous les deux leur première année de Master en droit. Elle hésita à l’appeler afin de lui demander comment elle était partie à Pau. Il y avait de fortes chances pour qu’elle ne réponde pas à son appel ou qu’elle lui reproche de la « fliquer ». Ce qui dans les deux cas, allait lui promettre un sommeil difficile. Elle descendit au rez-de-chaussée et se dirigea vers la cuisine. Dans le frigo, le poulet n’avait pas été entamé. Elle détacha une cuisse qu’elle déposa dans une petite assiette, se servit un verre de vin, attrapa dans un placard un sachet de chips et s’installa sur le canapé en cuir fauve du salon. Tout en grignotant, elle réfléchissait à la meilleure attitude. Soit elle allait se coucher en se convainquant que sa fille avait dû trouver une opportunité lui permettant de gagner la capitale du Béarn dès ce soir, pour éviter de se lever tôt le lendemain. Mais la petite boule qui avait envahi son estomac et les pensées qui partaient dans tous les sens vrillant dans son cerveau comme des petites mèches d’acier ne lui laisseraient aucun répit. Soit elle appelait Ludovic, le père de Kévin. Elle saisit son portable, prit une profonde inspiration et fit défiler son répertoire sur l’écran de son téléphone. Elle appuya sur l’icône à côté du nom « Ludovic ». Il allait, à coup sûr, lui reprocher de ne pas lui avoir donné des nouvelles de la journée. Elle aurait dû. Mais, elle avait été bien occupée se mentit-elle. En fait, elle n’y avait pas pensé ou, plutôt, elle n’en avait pas senti le besoin. Il décrocha dès la deuxième sonnerie. Était-il en attente de son appel ?

– Aurore, tu es rentrée ?

– Oui, je viens d’arriver.

– Tu es contente de ta journée ? questionna-t-il d’un ton las.

– J’ai eu de bons contacts et réalisé quelques ventes.

– Je pensais que tu me donnerais des nouvelles dans la journée, fit Ludovic, une ombre de tristesse dans la voix.

– Je sais, j’aurai dû, mais j’ai été bien occupée.

– Tu as mangé sur place ?

– Oui, avec un groupe d’écrivains, nous nous sommes retrouvés pour le déjeuner.

Elle se surprit à inventer ce mensonge mais, inconsciemment, elle ne voulait pas évoquer son tête-à-tête avec Wilfrid. Ajouté à son silence dans la journée, son repas avec un inconnu aurait interrogé Ludovic qui, s’il n’était pas d’un naturel jaloux, pouvait parfois se montrer intrigué par la relation que pouvait avoir Aurore avec certains hommes. Dernièrement, ils avaient eu une petite dispute au sujet d’un représentant d’une marque d’habillement qui l’avait invitée à déjeuner dans le cadre de son métier. Il était charmant, mais il n’y avait aucune ambiguïté dans leurs rapports qui restaient professionnels. Ludovic les avait aperçus attablés au restaurant et Aurore avait eu droit le soir à un interrogatoire un peu lourd qui l’avait heurtée. Ce soir, elle n’avait aucune envie de provoquer un sentiment de jalousie chez son amant, d’autant plus qu’elle appelait, avant tout, pour savoir si Kévin était au courant du départ d’Anne-Lise pour Pau, ce dimanche soir.

– Est-ce que Kévin est là ? demanda-t-elle, tout en se reprochant intérieurement de ne pas avoir demandé à Ludovic comment s’était passée sa journée.

– Oui, il est dans sa chambre, répondit Ludovic. Je l’appelle. Il y a un souci avec Anne-Lise pour demain ?

– En fait, elle s’est rendue à Pau, dès aujourd’hui. Je voulais savoir s’il était au courant et s’il savait avec qui elle était partie.

Elle l’entendit appeler son fils.

– A priori, je pense qu’il avait l’intention de venir la chercher demain matin, comme chaque semaine. Je te le passe.

– Merci. Je te reprends, ensuite.

– Kévin, bonsoir.

– Bonsoir, Madame Baziège.

Elle était toujours surprise de la façon dont il s’adressait à elle. D’un naturel timide, il n’arrivait pas à l’appeler simplement Aurore. Si Anne-Lise donnait du « Ludovic » au père de Kévin, les rares fois où elle lui adressait la parole, le ton était froid et, lorsqu’il n’était pas là, elle le nommait « le flic ».

– Anne-Lise est partie pour Pau, aujourd’hui. Tu étais au courant ?

– Non, souffla Kévin. Elle ne m’a rien dit. Je pensais venir la prendre demain matin à sept heures trente comme tous les lundis.

Aurore sentit dans la voix du jeune garçon une légère déception.

– Je suis désolée qu’elle n’ait pas eu la correction de te prévenir.

– Ce n’est pas grave, madame.

– Tu n’as pas idée avec qui elle aurait pu partir ?

– Non. Vous savez à Pau, nous nous voyons assez peu. Nous ne fréquentons pas les mêmes groupes d’amis.

– Je sais, malheureusement, laissa tomber Aurore.

N’entendant aucune réponse de Kévin, elle reprit.

– Merci Kévin. Bonne semaine. Tu peux me repasser ton père ?

La voix chaude de Ludovic résonna.

– Ne t’inquiète pas. Elle a dû trouver un moyen de partir plus tôt, pour éviter de se lever aux aurores. Ne te stresse pas chaque fois qu’Anne-Lise ne te répond pas ou ne fait pas ce qui est prévu.

– Je crains toujours qu’elle fasse une bêtise. J’ai peur de ses fréquentations.

– Aurore, elle a juste anticipé son départ pour Pau, rassura Ludovic. Bon, ajouta-t-il, je suis d’accord, ce n’est pas très sympa de ne pas avoir prévenu Kévin. Mais tu connais ta fille mieux que moi. La politesse et le savoir-vivre n’ont jamais fait partie de ses qualités, continua Ludovic, en terminant sa phrase par un petit rire.

– Je sais, et encore moins depuis…

Il y eut un long silence entrecoupé par leurs deux respirations.

Ludovic fut le premier à reprendre la parole.

– Il faut vivre avec, Aurore. Nous avons pris la bonne décision. De plus, nous ne savons pas exactement…

– Des fois, je me demande si…

– On en a déjà parlé plusieurs fois. Laissons le temps faire. Aussi bien pour elle que pour nous.

– Espérons-le. Mais c’est très dur et j’ai toujours ces images qui…

Elle termina ses propos avec des sanglots dans la voix.

– Ma chérie, tu veux que je vienne ce soir ? demanda Ludovic d’une voix douce.

– Non, c’est gentil Ludo, mais j’ai une longue journée demain, je dois me lever tôt.

– Comme tu veux. On se voit mardi ? Demain soir, je suis de permanence au commissariat.

– D’accord. À mardi, je t’embrasse.

– Moi aussi. Et dis-toi que tu n’es pas seule.

Elle raccrocha, resta un moment immobile dans la semi-pénombre du séjour et se servit un verre de vin qu’elle avala d’un trait. Son œil fut attiré par l’écran de son portable qui s’illumina. Elle l’effleura du doigt pour découvrir le SMS qu’elle venait de recevoir :

J’espère que tu as fait bonne route. Enchanté de notre rencontre. Cordialement. Wilfrid.

 

La nuit commençait à couler lentement dans la rue Maréchal Foch bordée par les lumières douces des réverbères et illuminée, çà et là, par les néons rougeoyants ou bleutés des enseignes des magasins longeant l’artère qui filait vers la place de la mairie. Sur les larges trottoirs les passants pressaient le pas sous la fraîche humidité qui enveloppait la ville. Aurore contemplait sa vitrine au-dessus de laquelle s’inscrivait en lettres lumineuses roses le nom du magasin : « B’Elles ». Elle s’adressa à la jeune femme brune à ses côtés.

– Nous allons recevoir la semaine prochaine un nouvel arrivage de vêtements d’hiver. Il faudra que l’on réfléchisse à leur présentation.

– J’y ai déjà un peu pensé.

– Bien, on en reparle demain, Catherine. Je vous laisse fermer. Il me tarde de rentrer. Entre le week-end au Salon du livre à Toulouse et cette journée, j’ai ma dose. Bonne soirée.

– Reposez-vous et à demain Aurore.

Catherine regagna l’intérieur du magasin et Aurore se dirigea vers la place de Verdun. Elle se retourna en entendant des pas précipités derrière elle. Un homme à la carrure athlétique, le visage mangé par une barbe sombre, coiffé d’un bonnet de laine enfoncé jusqu’aux oreilles, la saisit par les épaules.

– Paulo, qu’est-ce que tu fais là ? interrogea Aurore.

– Je suis à Tarbes pour quelques jours. Le chantier qui devait démarrer cette semaine dans le Limousin est légèrement retardé. J’en profite pour prendre quelques journées de repos.

– J’en aurai bien besoin, moi aussi, souffla Aurore.

– Je me doute. Tu as deux minutes pour prendre un verre ? Il faudrait qu’on parle d’Anne-Lise.

– Si tu veux. Rien ne s’arrange. Elle t’a appelé ?

Il pointa son regard vers la place de Verdun dont on percevait les lumières et le bourdonnement des véhicules, qui y circulaient, accompagné des bruits secs et aigus des klaxons.

– Allons au Café de L’Europe, fit Paulo.

– Je ne resterai pas longtemps, j’ai juste envie d’aller me coucher.

– Moi non plus, Béa doit m’attendre.

Ils accélérèrent le pas, traversèrent la place et pénétrèrent dans le café. Aurore et Paulo étaient restés mariés près de quinze ans. La première période de leur mariage, illuminée dès les premiers temps par l’arrivée d’Anne-Lise, portée par leur insouciante jeunesse et par le bonheur partagé de se projeter ensemble, amoureux fusionnels et complices, vers un avenir radieux, se révéla une époque heureuse dont ils avaient savouré tous les instants. Leurs rares querelles provenaient de futilités dont ils s’amusaient dans des réconciliations où se mêlaient passion et tendresse. Puis, peu à peu, leurs activités prenantes et dévoreuses de temps repoussèrent au second plan leur besoin de s’offrir les plages d’amour et de douceur de leurs premières années. Excellent joueur de rugby, Paulo avait quitté son club amateur pour être recruté au sein de l’équipe du Stadoceste Tarbais qui évoluait au niveau semi-professionnel. Les entraînements et les déplacements lointains un week-end sur deux, ajoutés au fait qu’il avait conservé à mi-temps son poste de chef de projet dans l’entreprise de travaux publics qui l’employait, le rendaient moins présent. Son appétit pour partager leurs moments intimes s’étiolait tout en se ravivant parfois de manière de plus en plus épisodique comme un plaisir rare dont on sait qu’il est amené à mourir. Aurore, après quelques années passées à diriger un magasin de vêtements, avait décidé d’ouvrir sa propre boutique. Elle adorait la mode, toucher les tissus, créer les harmonies de couleur, découvrir la coupe d’une robe ou dénicher l’accessoire qui donnerait le cachet final à une tenue. Son caractère enjoué, les petites étoiles pétillant dans son regard clair, sa naturelle empathie et sa facilité à repérer rapidement les goûts de sa clientèle en faisaient une redoutable commerçante. Sa décision prise, elle découvrit le chemin laborieux de la création d’entreprise. La recherche du local s’avéra compliquée pour concilier à la fois l’aspect financier, les possibilités d’agencement et l’emplacement dans une zone passante. Ce fut une période difficile pendant laquelle Paulo lui apporta un soutien qu’elle aurait aimé plus conséquent. Aidée par un petit coup de chance, elle trouva, au bout de quelques mois, une location rue Maréchal Foch. S’ensuivit la lourde constitution de dossiers pour l’obtention de crédits auprès de la banque, la lente avancée dans le labyrinthe des autorisations administratives, la confrontation avec les entreprises artisanales pour les travaux qu’elle avait imaginés et que devis et impossibilités techniques lui firent revoir différemment. Concernant cette dernière partie, elle put néanmoins compter sur Paulo. Il consacra un peu de son temps à la conseiller et à négocier avec les divers intervenants qui, pour certains, avaient perfidement intégré dans leurs propositions et chiffrages que le maître d’ouvrage était une femme.

La séparation s’imposa peu à peu et les quelques tentatives de la remettre en cause relevèrent du désir, plus ou moins inconscient, de repousser la fin de leur histoire qu’ils savaient pourtant inéluctable. Ils traversèrent une longue période, englués dans un mélange de tristesse et de questionnements. Conscients que la responsabilité de cette rupture était partagée, ils ne se jetèrent pas à la figure de violents reproches. Ils partagèrent, même, quelques moments de larmes, se souvenant, les yeux embués et les mains caressées, des jours de bonheur, avant d’accepter la brutale réalité de leur échec. L’organisation matérielle de leurs nouvelles vies se mit en place sans trop de difficultés. Ils tombèrent rapidement d’accord, vu les fréquents déplacements de Paulo, pour qu’Anne-Lise demeure avec Aurore et que son père la prenne avec lui de temps à autre sans règle bien déterminée. Âgée de dix ans à l’époque, Anne-Lise vécut difficilement les premières années de la séparation, puis s’en accommoda. Aurore et Paulo continuèrent à privilégier de bons rapports entre eux, veillant à faire en sorte que leur fille ne soit pas affectée par la situation qu’ils lui imposaient. Chacun, après quelques rencontres éphémères, se remit en couple. Paulo, depuis cinq ans, avait emménagé avec Béa dans un appartement donnant sur les quais de l’Adour à l’est de Tarbes. Le caractère sanguin de Paulo, confronté au tempérament volcanique de sa compagne créait parfois quelques tensions au sein du couple. Mais ces brusques colères éruptives retombaient rapidement et participaient du rapport fusionnel qui les unissait. Aurore et Ludovic, bien que vivant séparément, partageaient une existence plus paisible que le père de Kevin s’évertuait à protéger en éludant tout risque de conflit, ce dont la mère d’Anne-Lise lui en était profondément reconnaissante.

Et puis, les choses se gâtèrent. L’année dernière, Anne-Lise, alors en classe de terminale, changea brutalement. Aurore décela la première alerte dans le nouveau goût de sa fille pour un habillement où le noir devenait de plus en plus la norme avant de devenir la seule couleur qu’elle s’autorisait. Cette nouvelle attirance pour des vêtements sombres s’accompagna, aussi, par l’abandon de tissus légers pour des étoffes plus rugueuses et du cuir. L’incompréhension d’Aurore était d’autant plus grande que jusqu’à présent sa fille choisissait des habits aux couleurs claires ou vives qui étaient en harmonie avec son tempérament enjoué et son visage rieur. Lorsqu’Aurore chercha à avoir des explications sur ce bouleversement dans ses habitudes vestimentaires, elle constata que le caractère d’Anne-Lise, à l’unisson de son habillement, devenait également plus sombre. En phrases courtes, hachées, presque marmonnées, elle lui expliqua que c’était son choix et qu’à preuve du contraire « L’État dictateur » n’avait pas encore interdit le noir. Abasourdie par le ton inhabituel de sa fille, Aurore était restée sans voix, comme pétrifiée, la regardant quitter le salon d’un pas traînant et gagner sa chambre d’où s’échappèrent rapidement les sons saccadés d’une musique à la résonance métallique. En quelques mois l’adolescente se transforma. Un piercing apparut sur le bout de sa langue et un autre orna l’aile de son nez comme une petite étoile scintillante près de sa narine. Son maquillage devint outrancier entre le rouge vif colorant ses lèvres et ses yeux lourdement soulignés d’un noir charbonneux qui enlevaient à son regard noisette toute la pétillance et la gaieté qu’il offrait jusqu’à présent. Un soir de décembre, Aurore s’affairait auprès de la cheminée, déposant dans l’âtre de lourdes bûches sur des petits morceaux de cagettes de bois blanc mélangés à des journaux froissés. Elle craqua une allumette qui éclaira un instant son visage. Des petites flammes bleutées commençaient à lécher les rondins de hêtre, lorsqu’elle entendit le bruit des bottines de sa fille sur le carrelage. La pièce était sombre, seulement éclairée par deux lampes sur pied diffusant une lumière orangée. La silhouette d’Anne-Lise apparut dans l’encadrement de la porte du séjour. Aurore ne put retenir un petit cri de surprise, lorsqu’elle tourna vers sa fille son visage brillant sous l’éclat de la flambée naissante. L’épaisse chevelure brune d’Anne-Lise qui lui tombait en lourdes vagues sur les épaules avait disparu. À la place une coupe courte à la garçonne hérissée de quelques épis donnait à ses traits une nouvelle dureté. Avant que sa mère n’ouvre la bouche, elle souffla, un regard ironique pointé vers elle : « Je présume que cela ne te plaît pas ? » Aurore, sous l’effet de l’émotion et voulant éviter un nouvel affrontement, s’entendit répondre : « C’est un peu surprenant. Mais si ça te convient, pourquoi pas ? C’est juste un peu dommage de ne pas mettre en valeur la beauté de tes cheveux », « Critère de beauté typiquement bourgeois » laissa tomber l’adolescente en s’affalant sur le canapé.

Aurore lui donnait chaque semaine de l’argent de poche pour ses petits frais journaliers qu’elle agrémentait parfois de montants un peu plus conséquents pour ses loisirs sur lesquels Anne-Lise restait évasive. Paulo versait à Aurore mensuellement une pension et, de manière épisodique, à sa fille des sommes qui variaient selon son humeur et sa situation financière. Mais Aurore se demandait si cela suffisait à payer ses nouveaux vêtements ou ses mystérieuses sorties, ce qui l’amenait à s’interroger sur l’existence d’un argent provenant d’une autre source. D’où venait-il ? De ses nouvelles fréquentations qu’elle ne connaissait pas et devinait malsaines ? D’activités répréhensibles et donc dangereuses ? L’été, et de temps en temps le week-end, elle aidait aussi Marie-Ange, amie d’Aurore, qui tenait une Maison de la Presse et la rémunérait de la main à la main, lui offrant ainsi un petit pécule. Mais elle cessa ce petit emploi au cours de l’année scolaire, dès les prémices de son changement, arguant qu’elle n’en avait plus le temps et qu’elle ne supportait plus cette clientèle « nase ». Aurore s’en inquiéta auprès de Marie-Ange qui lui confirma que le nouveau style vestimentaire de sa fille et l’évolution de sa relation avec les habitués de son magasin ne lui auraient pas permis de garder Anne-Lise.

Au fil des mois, les relations entre mère et fille se dégradèrent. Aurore, par tempérament peu enclin aux rapports conflictuels, souhaitait éviter tout affrontement. Les quelques fois où le ton monta entre elles, elle en sortit broyée par la violence des mots et anéantie par le regard dur et froid d’Anne-Lise qu’elle ne put soutenir y devinant, consternée et malheureuse, un mélange de mépris et de haine. Paradoxalement, la nouvelle attitude de sa fille n’entacha en rien ses études. Elle demeurait l’excellente élève qu’elle avait toujours été, portée par une intelligence brillante et une grande capacité de mémoire, ajoutées à un sens de l’analyse très développé. Aurore se raccrochait à cette petite lumière pour espérer que sa fille prendrait conscience de la folie qui l’avait envahie et qu’elle redeviendrait celle qu’elle était il y a encore quelques mois.