Le petit éclusier - Claude Ramirez - E-Book

Le petit éclusier E-Book

Claude Ramirez

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Beschreibung

Claude apprend qu’il est cocu un soir puis veuf quelques heures plus tard. Persuadé de ne plus avoir envie de rien tant sa femme lui était indispensable, il se laisse dépérir lentement. Dans sa chute, pourtant, une main chaude, menue se tend vers lui, celle de Thomas, son petit-fils.
Ce texte offre un récit aux émotions vives, dont les relations humaines, complexes et profondes, parlent à grand nombre d’entre nous, même en silence.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Après avoir raccroché son brassard « police » et écrit deux romans, Claude Ramirez récidive et nous livre une histoire emplie d’humanité, de sensibilité et avec toujours une dose d’humour.

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Du même auteur

– Trois mois, trois semaines, trois jours

Roman, 5 Sens Editions, 2021

– Elle est trop grande, la mer !

Roman, 5 Sens Editions, 2018

Claude Ramirez

Le petit éclusier

Et pour survivre, apprendre à conjuguer au pluriel le verbe aimer.

EN ROUTE

 

J’ignorais que l’on pouvait planer ainsi sans effort, sans instrument à chevaucher, auquel se rattacher. Que l’on pouvait voir par-dessus les toits, au travers des murs, en haut et en bas, à droite et à gauche sans même esquisser un mouvement. Que l’on pouvait surtout s’émouvoir dans cet état-là.

J’avais en effet la naïveté de celui qui meurt pour la première fois.

 

LE SERMENT

 

Ce livre répond à une promesse solennelle faite à celle qui me tirait des sourires ou des cris de jouissance, qui remplissait mon espace et mon temps, celle que je n’ai jamais touchée, à qui je n’ai jamais pensé sans ressentir un frisson. Celle enfin qui, j’en étais persuadé, n’avait été mise au monde que pour moi : Marie, ma femme. Au terme de notre engagement commun, puisque c’est elle qui avait embarqué la première vers l’ailleurs, il me revenait la tâche de raconter notre histoire. Dans une biographie, un roman, un conte ou une nouvelle, en somme une collection de pages qui n’avait pas l’obligation contractuelle d’être drôle ou intéressante, encore moins géniale. Cette œuvre devait juste être publiée, fût-ce à droits d’auteur pour aller accompagner, dans la bibliothèque familiale, les poésies classiques et les livres de cuisine, les précis scientifiques et les témoignages d’horreur de ceux qui ont brûlé sous une mauvaise étoile.

– Tu t’imagines, dans deux ou trois générations, la surprise de trouver dans un coffre, au grenier, le bouquin poussiéreux d’un aïeul oublié ?

– D’ici là, Cœur, personne ne lira plus.

– Jure-le-moi quand même.

– Bon.

Je ne suis pas contrariant et nous avions donc craché dans nos mains pour sceller le pacte. Voici pourquoi je m’exécute maintenant. Je n’ai pas la certitude de pouvoir tenir ma promesse, d’arriver au terme de ce livre et n’attends pas non plus que tu reviennes d’un au-delà auquel je ne crois pas, me servir de muse ou d’égérie. Non, je vais tout naturellement écrire comme on rembourse un prêt, sans fioritures ou états d’âme. Je vais dériver dans l’attente de te rejoindre, de fuir vite d’ici où tu n’es plus. Pourquoi vouloir admirer un coquelicot incolore, palper de la neige tiède ? Qu’est-ce que j’ai encore à foutre ici que je n’ai pas déjà fait ? Je n’ai plus à courir nulle part, personne ne m’attend et tous les panneaux de signalisation indiquent la même direction : le trou. C’est devenu, comme l’affirmait le joueur d’échecs Boris Spassky, mon avenir logique. Alors je vais l’écrire ce bouquin, mais une simple phrase aurait sans doute suffi : Marie, j’arrive.

 

CE RIRE

 

Je finissais à peine la dernière goutte dorée d’un jeune et vigoureux Chablis, mon apéro du soir avec quelques cacahouètes et des petits cubes de fromage parfumés chimiquement. J’avais transité par la cuisine pour allumer le four à cent quatre-vingts degrés et avais enjambé la porte-fenêtre pour accéder au cagibi où se trouvait mon coffre-fort, la cave à vin. J’y avais prélevé ce Gigondas qui s’accorde idéalement avec les tomates à la provençale que j’avais, comme d’habitude, tapissées d’un peu trop d’ail. C’est ici que le temps a stoppé sa marche régulière, tandis que je sortais avec la bouteille sous le bras comme une sage-femme avec le petit congestionné qui vient de franchir l’étroit passage. Mon pied droit s’est levé d’une façon mécanique pour avancer sur le balcon, mais la pesanteur l’a aussitôt écrasé contre le carrelage. Il avait préféré demeurer anonyme, caché dans la loggia, car en bas, depuis le parking réservé aux médecins, un rire féminin éclaboussait les alentours. Il s’était envolé comme une nuée d’oiseaux jusqu’au quatrième étage où je suis resté ainsi figé pendant une minute ou une éternité. Les sentiments toujours faussent la mesure du temps. Instantanément, les décibels qu’il a produits ont escaladé le bâtiment gris et sont venus s’incruster dans mes conduits auditifs : les oreilles, contrairement aux yeux, ne sont pas actives, elles ne peuvent seules interdire une réception. Si l’on veut les empêcher de percevoir, il faut avec les mains les rendre inefficaces et j’avais les miennes occupées à transporter mon breuvage, mon dopage amnésique. De toute façon, sitôt que l’écho commença à prendre de la hauteur, c’était trop tard, il était déjà là, installé comme un obsédant acouphène, ce rire que je connaissais depuis le début de ma vie d’adulte conscient.

 

C’est dans la cage d’escalier de l’immeuble où j’ai passé mon adolescence que je l’ai entendu la première fois. Je rentrais d’un boulot d’été, coursier dans une boîte de bricolage et m’apprêtais à ranger mon outil de travail, une vieille mobylette rouillée, dans le garage commun quand il bouscula mon existence, s’y imposa avec candeur. Marie sortait du couloir qui menait aux caves. J’y avais, quelques années auparavant, conduit moi aussi des amoureuses d’une heure ou de quelques semaines. Je savais que l’on pouvait, dans le noir, dissimuler les rictus qui trahissent les trop fortes secousses du corps, qu’en cet abri pourtant glauque et humide, les filles avaient plus d’indulgence pour les mains baladeuses.

Le mirage admirable devant moi avait à peine dix-sept ans, menu, une petite jupe en toile légère et un blouson étriqué, des yeux verts pétillants, chatoyants, indiscrets. Elle était frêle et délicate comme une pâtisserie vivante. Sa bouche, fine et presque gênée, s’entrouvrit soudain :

– Salut.

– Salut, répondis-je, subjugué par tant d’éloquence.

Et tout était dit.

 

Je crois être né là, vraiment à cet instant, devant cette profane icône. Et si mon cœur était parti d’une claque sur les fesses vingt et un ans auparavant, c’est dans cette pièce sombre qu’il s’est laissé réellement emballer. Il allait d’un rythme affolé seulement guidé par ce que lui dévoilaient mes yeux. Si j’avais osé tendre le bras et la toucher, je serais sans doute tombé électrocuté. J’étais ridicule, je le savais et ce n’était que le début :

– Tu n’habites pas là ? demanda ma bouche sans que je l’y autorise, connaissant par avance la réponse.

– Non, fit sobrement l’idéale statue de chair.

C’est alors que deux adolescents d’à peine quinze ans apparurent derrière elle, dérangés dans leurs affaires de cœur par le bruit. Ils se donnaient rendez-vous dans ce couloir tout juste éclairé par une ampoule pendue au bout d’un fil. Ils étaient là pour faire des « soupes de langues », parfois au ralenti, avec une méticulosité de métronome et d’autres fois à toute allure comme des avalanches, des coulées de nuées ardentes. Dans ce passage obscur qui menait aux caves, à l’abri des regards indiscrets, le garçon trouvait le moment propice aux touchers de tétons par-dessous le pull. L’aventure était à portée de geste et la respiration devenait la mesure de leur excitation. Quand les souffles s’accéléraient, chez l’un ou chez l’autre, c’était rarement ensemble, les doigts glissaient sous le vêtement et ne s’arrêtaient que lorsque la paume de la main de l’amoureux enserrait à la perfection le frêle sein blanc qu’un soutien-gorge instable avait du mal à contenir. Le petit cœur palpitait comme un marteau-piqueur et faisait tressauter les chairs enlacées. La jeune fille, si c’était trop tôt dans la séance, trouvait l’excuse de rallumer la minuterie pour repousser l’agréable assaillant, et lui profitait de ce temps pour remettre de l’ordre sous sa ceinture. Puis sitôt qu’elle revenait, lumineuse sous la pâle ampoule électrique, il retournait de plus belle à son abordage passionné, le souffle court. Il avait alors l’obstination presque sauvage de l’animal en rut.

 

Les deux embrasés qui avaient émergé de l’étroit conduit accordaient toute leur confiance, durant ces échappées gourmandes d’après cours, à Marie demeurée à quelques pas, comme un phare dans ce réduit qui sentait le cambouis et l’huile de moteur. Elle faisait le guet au cas où débarquerait monsieur Lebouix, surnommé le hibou, car il était toujours épiant à sa fenêtre un ballon volant, une moto mal réglée ou juste des étrangers au quartier qui ne faisaient que passer. Alors il descendait, claquant sa canne contre les marches de l’escalier jusqu’à la porte d’entrée.

L’admirable vigile se retourna vers eux et présenta élégamment avec les mains les amoureux inquiets :

– Laurent, que tu connais peut-être (il habitait au premier) et ma sœur Isa.

Ils répondirent par un sourire, pressés de revenir au mélange d’ADN.

– Salut. Claude, fis-je distraitement. Et toi ?

– Je tiens la chandelle, s’excusa-t-elle en nouant ses doigts fins.

– Non, je veux dire, ton prénom.

– Marie.

Et ce mot retentit dans un long écho. J’aurais dû me taire :

– Tu es toute seule, Marie ?

Une moue compatissante confirma la bêtise de ma question. Puis lorsque les amoureux avaient compris que le danger était passé, ils s’en retournèrent à petits pas rapides et désordonnés à leur nourriture érotique, mais chaste, presque vertueuse. À nouveau face à face, le duel de phéromones avec la silhouette avait pu continuer. Elle avait allumé une cigarette, je l’avais imitée, mécaniquement. Lorsqu’elle rejetait la fumée, ses lèvres s’arrondissaient comme dans un désir d’envoyer un baiser. S’il s’était présenté, je l’aurais accueilli avec empressement et maladresse comme un cadeau que l’on n’est pas sûr de mériter. Puis cette première rencontre s’était poursuivie dans les banalités de la découverte. Une fois, nos doigts se sont touchés quand j’ai pris son mégot pour le jeter dehors. Il était chaud. Avant de l’écraser dans la rigole, je l’ai porté à la bouche presque à l’avaler. Il était humide. J’ai gardé cette impression de l’avoir embrassée là pour la première fois.

 

Dans mon quatrième étage, j’ai eu, je crois, l’envie masochiste de l’entendre jusqu’à la fin des temps, ce rire qui avait jailli de joues que j’avais tant caressées, sur lesquelles mes lèvres s’étaient tant arrêtées. Il m’est apparu impudique et blessant, tel un reproche assumé criant :

– Regarde, regarde comme loin de toi, je ne m’ennuie plus !

Mais déjà, deux portes avaient claqué et la Porsche était partie en emportant ta joyeuse humeur, ma chérie. Moi j’ai fini devant la petite table en bois, avec mon verre et mes clopes.

Depuis quelques semaines, elle avait décidé de « faire le point » comme disent les marins égarés ou les amants fatigués et était allée squatter une chambre chez sa collègue Cléo. Elle me parlait de questions qu’elle avait longtemps éludées et qui maintenant l’embarrassaient :

– Qu’y a-t-il derrière un quart de siècle de mariage ? Y a-t-il d’autres musiques que celles qu’on entend chez nous, d’autres livres à lire, d’autres films à voir ? Y a-t-il des caresses pas encore ressenties ? Cet homme, là, devant moi, ne fait-il pas écran à l’horizon ?

 

Le questionnaire avait dû être sacrément simpliste puisque déjà tu t’étais installée dans la voiture de sport d’un chirurgien, en riant comme les enfants dans les fêtes foraines. Hélas, je connais les mâles, je sais bien qu’ils cherchent, utilisent et abandonnent dans un pareil élan, avec une pareille insouciance. Tu ne t’amuseras pas dans sa bagnole pendant vingt-cinq ans. Quand il aura terminé sa consultation, qu’il aura pris ton pouls et ta tension, il rentrera chez lui avec de jolis cadeaux pour sa compagne. Elle qui, aveugle ou bienveillante laisse filer le mauvais temps pour préserver sa place près de la cheminée et protéger les enfants d’inutiles questions d’adultes.

Je me demandais comment il s’était présenté à toi, le passionné au stéthoscope. T’avait-il fait la cour à peine essuyé son scalpel, avait-il été patient, fougueux ou avais-tu été emportée vers lui par un tourbillon de fantasmes ? T’étais-tu apprêtée comme à l’occasion de notre premier contact ? Étais-tu aussi pure, timide, douce, éclatante ? A-t-il été enfin autant émerveillé, maladroit et prudent que moi ?

 

JE T’AIME

 

Depuis l’apparition dans la cave, je m’étais mis à guetter fébrilement les moments où un hasard prémédité me ferait la croiser à nouveau. Très vite, à la première rencontre presque fortuite, on s’était serré la main puis étaient venues les trois bises pour un « bonjour » puis trois autres pour « à bientôt ». C’était comme à la cantine quand on réclame du rab et je bavais d’envie devant cet excès de fraîcheur. Je l’ai enfin accompagnée dans le sous-sol où nous avons été des guets très assidus, silencieux et disponibles jusqu’au jour où les tourtereaux que l’on protégeait avaient décidé d’aller goûter de nouvelles bouches. Il a bien alors fallu se débrouiller tout seuls. Nous avions donc convenu d’un rendez-vous chez moi, mes parents étant allés passer la journée je ne sais où. Et à quatorze heures exactement, c’était un samedi, le paillasson recevait sa plus illustre invitée. Derrière l’œil-de-bœuf elle paraissait si petite, tête baissée, timide, jambes bien droites. Il y eut un frémissement commun quand j’ai ouvert la porte, j’avais envie de l’avaler, de la gober pour ne pas qu’elle m’échappe. Mais elle n’avait aucune intention de partir, elle était venue pour rester et sa main refermée sur la mienne me le prouvait. Je l’ai conduite jusqu’à ma chambre et nous nous sommes assis sur le lit sans nous lâcher les doigts. Elle regardait les posters de Pink Floyd, je m’excusai pour le cendrier où se prélassait encore une cigarette qui n’avait pas contenu que du tabac. Elle portait un jean bleu clair qui sentait la lessive. Je n’avais jamais vu pantalon aussi propre. En haut, Cœur, tu arborais une chemise blanche, éclatante avec des plis de repassage impeccables derrière laquelle un soutien-gorge noir irradiait. Enfin à tes pieds des baskets Stan Smith nettes comme des chaussons de danse. Ton visage était ce que la chair et le sang, en coordonnant leurs efforts, pouvaient offrir de plus séduisant. Sur un corps d’une taille idéale et d’une juste proportion était une petite figure triangulaire avec dedans un deuxième triangle inversé, deux yeux verts et rieurs à la base et des lèvres qui cachaient une langue agile, virevoltante à sa pointe. Je n’ai pas d’autres souvenirs que l’extase et si je n’avais pas appris depuis de quoi tu pouvais être capable, j’aurais juré qu’il émanait de toi une insouciante odeur de sainteté.

Après avoir senti que nos doigts s’imbriquaient parfaitement, nos bouches se sont ventousées. Comme l’arapède sur le rocher, elle était l’animal, vivant et palpitant, moi le minéral, dur, immobile et froid. Mes mains n’ont pas osé toucher, c’était trop électrique. Et quand nos yeux se sont levés de ce baiser de plusieurs heures, la nuit était tombée. J’avais d’un coup oublié mes anciennes petites copines sur lesquelles je me précipitais gloutonnement, avec plus d’appétit cannibale que d’amour.

Soudain, elle a bondi sur ses baskets et s’est enfuie en s’excusant :

– Je vais me faire jeter !

À la porte, elle s’est retournée et a crié :

– Je t’aime.

Quelle idée ! Je n’avais jamais pensé précéder ce verbe d’un pronom personnel et ne l’avais pas conjugué avant avec des êtres humains. J’aimais les carbonara, les Marx Brothers, le concerto Jeunehomme ou les petits matins, mais je ne leur avais jamais avoué. Et avec mes lointaines fiancées, la chose était faite, souvent avec beaucoup de plaisir, mais cette phrase n’était pas prononcée.

Alors oui, c’est vrai, j’ai bien dû répéter un « maman je t’aime » à l’occasion d’une fête des Mères, comme me l’avait enseigné une maîtresse. L’éducation nationale nous apprend à réciter des mots, elle ne nous en explique pas le sens.

Et donc, pris de la panique d’oublier d’avoir envie, j’ai couru, me suis jeté entre le mur et elle avec le « je t’aime » sur mes lèvres, mais je n’ai pas su le prononcer.

– Je dois partir, avait-elle murmuré, devant mon embarras muet, en m’embrassant, les yeux mouillés.

La bouche salée par ses larmes, j’ai essayé encore. En vain. Et avant que je n’aie eu le temps de comprendre, elle était sur son vélo, me criant des phrases que je n’entendais plus, agitant la main. Et moi, à la fenêtre, je regardais partir celle sans qui ma vie dès lors n’aurait plus de sens, en m’interrogeant désespéré :

– Qui pourrait bien avoir envie de jeter cela ?

 

L’ANNONCE AU MARI

 

Je n’ai pas eu le cœur finalement de manger les tomates. Elles sont restées dans le four éteint à refroidir lentement et moi sur le balcon, plein de clopes et de vin à observer le grand bâtiment avancer, parfaitement immobile. C’est l’hôpital de la ville. Il est gris, toujours allumé pour accueillir de nouveaux petits Français ou assister d’autres qui s’en vont. Nous habitions en effet dans l’enceinte du centre hospitalier, l’un des deux immeubles des années soixante-dix réservés au personnel. C’était comme un zoo, une réserve, un biotope médical.

La sonnerie de l’appartement était si discrète qu’on la pensait retentir dans le logement du dessous. Mais quand la porte a été secouée en même temps que s’égosillait la sonnette, j’ai compris que quelqu’un sur le palier essayait d’attirer mon attention. Je me suis levé difficilement, ma montre indiquait qu’il était déjà demain depuis un quart d’heure.

– Ouais, c’est bon, bougonnai-je en approchant, vérifiant que j’étais présentable.

Il y avait l’haleine, bien sûr, mais tout le reste allait à peu près.

Sur le paillasson, deux hommes se tenaient comme au garde à vous. Celui de gauche m’était inconnu et l’autre, c’était François, un mec de la sécurité, très grand, très blond, très bouclé et très con. Il était de ces gens qui font toujours répéter chaque mot comme s’ils les entendaient pour la première fois, les yeux écarquillés, la bouche béante et le front tout plissé. C’était enfin la parfaite démonstration que le cocu est souvent ravi et rarement informé. Sa femme, une aide-soignante à la maison de retraite, avait expérimenté par la chair tous les métiers de l’hôpital : les médecins, pressés, vicieux, les administratifs, inquiets et les techniciens (plombiers, électriciens, informaticiens) qui parfois s’étaient présentés en elle à plusieurs. Et l’autre grand con bienheureux mangeait candidement avec eux au self, rigolait de leurs blagues ou les consolait quand ils apprenaient l’infidélité de leur compagne.

Les deux agents avaient les paupières en bas, les bras ballants le long du corps. François avança ses mains vers les miennes comme pour y déposer un cadeau. C’était juste en fait pour m’offrir son empathie. La phrase sortit d’un seul coup de sa bouche, directe, offensive, sans fard :

– Marie a eu un accident.

– Merde ! La Porsche ?

La langue n’avait pas réfléchi et le cerveau refusait de le faire !

Les grosses pattes osseuses du grand frisé étaient arrivées à leur but, elles recouvraient les miennes, dans un élan qui se voulait compatissant et que je trouvais poisseux, moite, gênant :

– Claude, mon pauvre ami.

On aurait dit un nœud d’anguilles. C’était tiède, pas agréable du tout. Et pourtant j’avais l’habitude de ces contacts au mieux indifférents. On allait voir le psychologue comme on se rendait aux syndicats, c’était le même rez-de-chaussée, eux s’occupaient du social et moi du mental. Alors nous nous retrouvions dans le jardin pour brûler des clopes et parler de tout sauf de l’humanité, de ces travailleurs ou ces malades qui nous faisaient vivre, mais nous bouffaient la vie. Les pleurnichards sortaient de chez l’un pour entrer revendiquer chez l’autre, ou inversement. Ils étaient fatigants à entendre tant ils racontaient tous les mêmes choses. La gueule était ouverte, mais ils n’écoutaient pas. Alors, bien souvent, eux comme moi faisions semblant de nous intéresser quand nous ne rêvions que de silence.

Le grand con avait maintenant les yeux qui étaient tombés sur ses chaussures. Il les releva avec difficulté et ayant croisé les miens, ne put retenir ses mots, comme pour se libérer de mon regard.

– On va vous accompagner à Annecy, votre épouse est aux urgences.

Il se racla la gorge à la recherche d’une certaine contenance et souffla enfin, après avoir longuement massé mes mains de ses doigts moites et visqueux, cherchant à offrir un réconfort et ne délivrant qu’une caresse répugnante :

– Marie n’a pas survécu.

Je me suis senti soudain tomber d’un cran, mes jambes s’étaient enfoncées dans le parquet jusqu’à la taille, je n’étais plus qu’une moitié d’humain. J’entendais les deux annonceurs parler, mais ne comprenais plus le baveux clapotis dans lequel ils s’exprimaient. Il était temps de remettre les vivants dans leur monde et les morts entre eux, toi écrasée dans une voiture et moi broyé de me savoir à la fois veuf et orphelin :

– Ça va aller, les gars, merci, fis-je en les repoussant sans mollesse.

À peine la porte refermée j’explosai d’un fantastique désespoir. De mes poumons pleins de goudron remontaient des ouragans émotionnels, les genoux tremblotaient, les yeux coulaient nerveusement, par jets. J’entendais les deux imbéciles dans la cage d’escalier qui descendaient en chuchotant, soulagés de s’être débarrassés de cette pénible corvée. Ils devront ingérer quelques bières avant d’aller plus loin dans leur nuit et moi, je pourrai me mettre la gueule en vrac tous les jours, dès les aurores, jamais je ne pourrai chasser ces moments-là de mon histoire. « Je suis le veuf, l’inconsolé et mon étoile est morte », psalmodiait pour moi Gérard de Nerval. J’étais assis dans l’entrée, les genoux contre ma poitrine essoufflée et percevais dans le vide les portes de la voiture de sport qui claquaient, le rire de Marie avant qu’elle ne soit plus qu’un corps inhabité.

– Qu’est-ce que tu es allée foutre dans cette bagnole, Cœur ?

Je répétais cette impossible question en chialant d’une façon hystérique, comme pris d’un fou rire malheureux. Puis je m’habillai de ce qui traînait dans la salle à manger et me retrouvai dans la Corsa en direction d’Annecy, bien réveillé, mais pas très conscient. Les pleurs surgissaient par convulsion, dans de grands soupirs incontrôlables. Et la nuit, comme elle doit pourtant le faire dans un monde normal, ne protégeait pas l’homme qui souffrait, agrippé à son volant comme à l’ancre d’un bateau à la dérive. Elle n’était que le témoin muet et inutile du naufrage.

Les lumières de la cité s’approchaient, c’était la première fois que je fumais dans l’auto, la première fois aussi que je parlais de toi à l’imparfait. L’hôpital d’Annecy, le CHANGE, se trouve à l’entrée nord de la ville. Le bâtiment s’extirpait de l’obscurité comme révélé par des spots. J’y arrivai, pénétrai dans la nasse, me présentai devant les lettres rouges formant le mot « urgences ». La porte automatique me happa, j’avançai vers un comptoir où deux jeunes filles en blanc s’affairaient en silence. Avant de les accoster, je passai un bras sur mon visage encore mouillé. Je m’arrêtai et me mouchai. Leurs yeux étaient maintenant braqués sur moi. Je n’avais d’autres choix que de les approcher.

– Bonjour, je suis monsieur Chenot.

– Chenot, Chenot, réfléchit l’une d’elles en jouant de la souris.

La seconde se leva et fit le tour du bat-flanc. Elle sourit comme pour s’excuser et me pria de la suivre. Je sentais bien qu’elle aurait préféré se taire, mais il fallait meubler le temps, occuper l’espace qui nous séparait de la pièce où reposait un cadavre.

– Vous voulez boire un café, un verre d’eau ?

Comme je ne répondais pas, elle ouvrit une porte, me précédant. Un homme, le stéthoscope autour du cou, les bras croisés semblait nous attendre. Il se tenait debout près d’un lit, bombé comme un tumulus blanc par ce que je devinais être un corps. Quand il me tendit la main, la jeune femme en profita pour s’éclipser.

– Le choc a été terrible, sûrement un virage raté. L’auto s’est encastrée dans un arbre, les ceintures n’étaient pas bouclées, ça ne pardonne pas.

Je n’avais pas envie qu’il me donne des nouvelles de l’autre. Il ne l’a pas fait, prudemment.

– Ne soulevez pas le drap, monsieur Chenot, votre épouse est méconnaissable. Si vous voulez lui prendre la main, passez plutôt de ce côté. Je vous laisse, courage.

On motive ainsi les enfants qui marchent dans le noir, les soldats qui montent au front ou le malade resté seul avec son diagnostic, mais un mari qui retrouve sa femme n’a besoin que de sang-froid. Il n’est pas courageux d’aimer.

 

LA SÉPARATION

 

J’écoutai sagement le conseil du médecin, et dès qu’il fut parti, soulevai avec beaucoup de délicatesse le linge blanc. La main était froide, mais intacte, propre, mais raide. Je me suis assis, caressant les petits doigts fluets qui semblaient s’être allongés. Le contact était fade, déplaisant. Seule avait une quelconque réalité, l’alliance en or que ma mère t’avait offerte.

– Tu vois, tu n’es pas allée bien loin sans moi.

Ce n’était pas un reproche, car j’avais bien compris que ces derniers temps elle s’ennuyait à la maison. Elle était toujours sur Facebook, à l’apéro, pendant le film du soir. Son index, maintenant inerte, balayait l’écran de son téléphone, de sa tablette avec une impatience, une frénésie inédites. Elle souriait, parlait seule, s’agitait en exhibant la vidéo d’un chat qui tombe, d’une vieille qui danse ou d’une gamine qui, dans un tuto, explique les mille et une façons de se débarrasser d’une encombrante cellulite.

Bien sûr, Cœur, que moi non plus je n’irai pas très loin sans toi.

Une pulsion d’inquiétude malsaine me poussa à soulever le drap au niveau du visage, mais je m’en suis abstenu. Pas parce que ça devait être affreux s’il existait quelque chose encore, mais parce que tu n’aurais pas souhaité que j’assiste à pareille déchéance. Je sais que tu n’aurais pas voulu inspirer la pitié, que tu aurais dit sobrement :

– Voilà ! Celle-ci n’a que ce qu’elle mérite.

En effet, si nous ne faisions plus que nous frôler, nous n’aurions jamais accepté d’abîmer l’autre ou le punir. Nous étions les deux faces d’une seule pièce même si celle-ci avait beaucoup perdu de sa valeur. Souvent, il nous arrivait de nous demander ce que c’était que le grand amour puisque autour de nous tout le monde semblait penser que c’était ce que nous vivions. Jusqu’à la toute jeune caissière de chez Lambert qui nous regardait, admirative :

– Je veux juste être heureuse comme vous l’êtes après tant d’années de mariage.

C’est vrai que nous étions toujours ensemble, aux courses, aux concerts bien sûr, mais également chez le dentiste, le gynéco, aux réunions de groupe pour arrêter de fumer, pour dénoncer dans la rue la présence chinoise au Tibet, partout. Nous étions l’un sur l’autre en permanence, à nous chercher quand notre ombre ne nous suivait pas, la main dans la main, le pied sur le pied, les yeux, la bouche et finalement les corps imbriqués. On parlait de durée ou d’intensité. On était convaincus que le grand amour c’était commencer une histoire et la finir en même temps. Mais tu as voulu arriver trop vite ailleurs où seul un arbre t’attendait. Et pendant que j’étais sur le balcon à regarder bêtement le Salève changer de couleur, tu étais emportée dans ses bras inhumains.

La porte s’entrouvrit, un visage féminin aux yeux rouges et brillants me questionna silencieusement puis s’excusa et disparut. C’était peut-être la femme trompée, la veuve, celle qui avait prêté son mari pour préserver son couple et sa famille, qui t’avait apporté le feu pour te consumer une dernière fois. Cette sage épouse qui était comme les volcans d’Auvergne, éteinte depuis longtemps. Quand elle faillit entrer, je n’ai pas esquissé un geste, tenté le moindre mot de réconfort. Nous aurions pu nous présenter réciproquement nos condoléances, entrechoquer nos cornes de cocus, chercher à consoler l’autre ou à l’accabler, mais je n’avais pas envie de rapprocher le visage dans l’entrebâillement de la porte et celui disloqué sur le lit. J’étais trop mal avec la petite main froide à caresser et me sentais à ce moment-là aussi peu vivant que le corps sous le drap.

Je sais bien, Cœur, que tu t’en serais retournée. Quand tu aurais fini de rigoler dans un parking, que tu aurais suffisamment chauffé le cuir d’une Porsche, qu’il en aurait eu assez de t’entendre si heureuse ou aurait souhaité renouveler son cheptel, tu serais revenue, comme la Pomponnette de Raimu. Et nous aurions mené à bien le parfait amour, mourant ensemble, la main dans la main, comme les grands romantiques des temps passés. Nous étions, en effet, dignes de figurer à leurs côtés. Notre jardin des Capulet, révolution industrielle oblige, était la gare d’Avignon, quand un soir j’étais rentré de Paris avec mon diplôme en main. Elle était là avec ma mère et ma sœur qu’elle avait incluse de force dans son rayon amical pour être toujours plus près de moi, celle qui était maintenant couchée, détruite, sous des draps blancs. Lorsque l’on s’était fait la bise, on avait pensé spontanément s’allonger sur le béton chaud, s’enrouler comme des fils électriques, se toucher, se lécher l’oreille ou les narines, permettre, sans retenue, à nos corps de se retrouver. Dans un monde réel, celui où l’on pouvait admettre que l’homme n’est qu’un animal, un mâle et la femme seulement une femelle, c’eût été possible. Mais au sein de cette société trop raisonnable, formatée par une morale désuète, non. Alors nous nous étions à peine effleurés. Plus tard, nous avions fumé quelques cigarettes sur le balcon puisque tu avais été autorisée à dormir chez ta copine, ma sœur. L’été t’avait imposé une tenue légère, teeshirt et culotte. Nous n’avons partagé cette nuit-là ni le même lit ni la même chambre, mais, par-delà les murs, nous savions déjà que nous partagerions le reste de notre vie, jusqu’à ce rire assassin qui m’avait conduit devant le tertre blanc.

 

Une infirmière menue et timide m’apprit avec infiniment de précaution que le corps devait maintenant être « apprêté » et que je devais quitter les lieux. Je la regardai dans le fond des yeux et imaginais ces esthéticiens spécialisés en embaumement de cadavres. Je les voyais cherchant à reconstituer des puzzles humains, effaçant des traces ici et rajoutant des matières là. Ils doivent avoir l’impassible froideur de ceux qu’ils manipulent.

– Monsieur, murmura-t-elle en me prenant la main, j’ai participé à deux ou trois stages avec votre épouse. Je l’aimais beaucoup, elle était pleine de vie.

Le terme était plutôt mal choisi.

Marie avait brillamment réussi son diplôme d’infirmière, ce qui n’avait pas été bien difficile pour elle puisqu’il s’agissait d’une vocation. Elle avait avec ses patients, cette attitude rapide, économe et parfaite du spécialiste. Et pendant que ses mains corrigeaient les attaques contre la chair, elle parlait à mots comptés, doux comme des peluches d’enfants, précis comme ses gestes.

– Et qu’est-ce que je dois faire ?

– Rentrez chez vous, dormir un peu. On vous appellera quand le corps sera déposé à la maison funéraire. Venez, fit-elle sans lâcher son étreinte, en m’entraînant vers la sortie.

La femme qui avait tout à l’heure passé la tête par la porte de la chambre était assise près de la petite salle où docteurs et infirmières s’affairaient comme dans une ruche. Des registres étaient remplis, des doses prescrites, des noms ajoutés et d’autres biffés. Une jeune fille était à genoux devant elle et pleurait. L’épouse me regarda cette fois-ci presque méchamment. Je crois qu’elle aurait aimé me tuer. La douleur est aveugle, elle jette sa vengeance sans aucune précision et le mal tombe à peu près n’importe où. Mais quand je voulus franchir le seuil vitré qui menait vers l’ennui du reste de ma vie, elle attrapa ma chemise au vol et leva vers moi son visage boursoufflé.

– Pardon, pour mon mari.

Et poursuivit avant que je n’aie eu le temps de m’apitoyer sur son propre sort :

– Je vous déteste, monsieur.

Elle arracha sa main qui partit se réfugier dans la chevelure de l’adolescente agenouillée. On se hait plus vite et plus fort quand on est malheureux. On se trompe de cible, c’est vrai, mais moi aussi je la maudissais, peut-être par contagion. Alors j’ai fui.

Le parking se remplissait à vive allure des personnels qui devaient assurer la relève du matin, les pas s’allongeaient, les cigarettes se finissaient et moi j’allai cacher ma détresse dans la Corsa. Un médecin m’avait appris, mais je m’en foutais parfaitement, que l’amant, le mauvais conducteur, le détestable mari était encore en salle d’opération, très gravement atteint. Quand il me parla de pronostic vital engagé, j’avais eu envie de parier sur la mort, de pointer le pouce vers le sol en bavant des encouragements sadiques. C’était gratuit, méchant ou inhumain, sans plaisir, mais je souhaitais qu’il crève aussi. Il était le feu et Marie la bûche. Elle s’était consumée, il devait donc s’éteindre ! Et puis merde après tout, il a voulu un vélo, il pédale. Il ne faut pas se méprendre, car l’innocent, c’est celui qui buvait tranquillement un coup sur son balcon. Le seul mal qu’il aurait pu faire, le cocu, c’est claquer un moustique envahissant, sûrement pas enrouler autour d’un arbre une femme qui s’était peut-être trompée de questions.

Tandis que je traversais le parking déjà encombré, une voix familière m’interpella. C’était Violette, ma fille, enceinte jusqu’au cou. Elle avançait, se dandinant maladroitement, une main retenant le ventre tendu par ses invitées de huit mois, des jumelles. À dix-neuf ans, elle était mère d’un petit garçon qu’elle avait eu, encore mineure, avec un vague compagnon mort dans les toilettes d’un lugubre squat où il était venu s’approvisionner en poudre bon marché.

– Je vais t’accompagner, dis-je en soutenant son bras, mais tu ne pourras pas la voir très longtemps.

Je ne lui racontai ni le rire ni la Porsche, sa maman avait juste raté un virage en se promenant sur le Salève. Née deux ans et demi après son frère Benoît, elle n’avait pu emboîter le pas de celui-ci, très vite diagnostiqué enfant à haut potentiel intellectuel. Il me semble entendre sa voix chétive répétant :

– Non, Benoît, non, je ne comprends rien. Tu as beaucoup trop d’idées !

Et l’autre de lui parler, alors qu’elle n’avait pas trois ans, de la Première Guerre mondiale ou de l’obligation vitale de connaître tous les panneaux de signalisation. Il était à présent capitaine dans l’armée de terre, dirigeait un obscur commando en Afrique subtropicale et ne revenait en France que tous les six mois. Pressé de retrouver ses anciens amis ou de rattraper avec des femmes de hasard les années perdues dans le désert, il ne venait nous voir qu’en coup de vent, juste le temps de nous reprocher notre manque de désir d’évasion et l’absence d’ambition de sa sœur, le mauvais choix de ses fréquentations.

– Holà ! cria une petite infirmière alors que je m’apprêtais à ouvrir la porte de la chambre.

Je lui présentais ma fille, elle entra seule puis quelques instants plus tard nous fit pénétrer en répétant les recommandations précédemment émises. Les pleurs s’intensifièrent devant le lit bombé et je dus l’aider à s’asseoir pour ne pas avoir à la ramasser sur le lino gris. Elle s’empara doucement de la main qui pendait hors de la couche et la posa sur son ventre gonflé en psalmodiant des phrases incompréhensibles. Le membre froid caressait la vie par-delà le tissu fleuri et la fine peau tendue. Qui sait ce que devaient percevoir, à cet instant, les jumelles noyées dans leur cocon ? Ressentaient-elles le dernier contact avec leur mamie ou le premier avec la mort ?

Très vite, deux brancardiers étaient entrés, embarrassés, formulant de confuses excuses, de vagues condoléances. Ils accomplissaient une œuvre entre toutes détestable, déchirer ce que l’amour avait mis des décennies à construire. Nous sortîmes en caressant le plus longtemps possible le drap sur l’étroit brancard. La salle d’attente était vide, l’épouse trompée n’y était déjà plus. Elle avait été appelée au service réanimation où se reposait son mari après une minutieuse intervention au niveau des membres inférieurs notamment. Il s’en était tiré, lui.

– Il n’y en a que pour la crapule ! retentit une voix sourde et métallique dans mon cerveau.

Il marcherait maintenant moins bien, jamais sans une béquille, mais pourrait à nouveau conduire des voitures de sport pour peu qu’elles soient automatiques. Lui non plus n’oubliera pas Marie, elle restera à jamais accrochée à ses basques.

– Benoît arrive demain, je vais le chercher à Genève à midi et demi.

Nous avancions dans le parking avec Violette comme un seul quadrupède, sa tête nichée dans mon cou, mon bras entourant le sien, nos joues mouillées accolées.

– Tu viens avec moi à Bellegarde ?

– Je ne peux pas. Je dois être à l’hôtel funéraire, même si tu connais mon opinion à ce sujet.

J’ai cru en Dieu jusqu’aux premières années de communion lorsque la religion était un conte fantastique avec des gens qui marchent sur l’eau, qui reviennent de la mort avec les mains trouées. Quand j’étais enfant de chœur, j’adorais l’odeur de l’église, l’argent des objets et puis la gifle d’un curé obèse et violacé a coupé les ailes des anges. Après la baffe retentissante, il avait foutu son haleine de reproche dans ma bouche étonnée d’apprendre que Dieu n’était pas qu’amour. Suite à cette agression, si j’accompagnais ma grand-mère à la messe c’est qu’elle me promettait une pièce de cinq francs. Je vomissais à la vue du gros lard en robe d’hypocrisie sur l’autel et n’entendais pas ce qui se passait : j’avais dans les oreilles des écouteurs et dans la poche une radio, c’était l’heure du hit-parade.

Violette savait que je ne croyais pas en ces âmes hypothétiques qui filent vers