Elle est trop grande, la mer ! - Claude Ramirez - E-Book

Elle est trop grande, la mer ! E-Book

Claude Ramirez

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Beschreibung

Une histoire entre déchirements, maladies et remords.

Nicolas, professeur de mathématiques en Haute-Savoie émigre pendant les vacances scolaires dans un camping entre Gard et Vaucluse pour être au plus près de l’hôpital psychiatrique de Montdevergues où sa fille Julie dépérit, étouffée par une psychose mélancolique. Du même âge, Carine, élève espiègle de Nicolas va s’immiscer dans ce couple déchiré entre maladie et remords.

Découvrez le parcours de Nicolas, professeur de mathématiques dont la fille dépérit étouffée par une psychose mélancolique.

EXTRAIT

– Mais enfin, dit Carine… Elle est trop jeune… C’est pas possible…
– Elle a douze ans passés… pas si jeune que ça…
– C’est vrai… elle n’a pas l’air de souffrir au moins.
– Julie ne laisse rien paraître, elle ne veut rien montrer… Même si elle souffre, tu ne le sauras pas, dis-je en caressant la main ensanglantée de la petite agressée. Je vais appeler les secours…
– Mais Nicolas, elle a ses règles, c’est tout… Si tu les appelles on est morts !
– Et si je ne fais rien, et si tu as tort, du haut de tes quatorze ans, alors c’est elle qui risque de mourir !… Tu n’imagines pas que pour protéger ta fugue je vais laisser mon enfant se vider comme un animal à l’abattoir ?
– Alors tout finit ce soir ?
– Mais qu’est-ce que tu racontes encore comme conneries ?… J’appelle le SAMU, ils confirment ton diagnostic et voilà, je te reconduis tranquillement chez toi demain… Tu sais, les médecins, ils ne vont pas se pointer avec des menottes ! ! !
– Ils vont prévenir les flics, on a nos têtes partout !
– Nous n’avons pas le choix, Carine, elle est tellement petite… Je vais voir avec le vieux… Tu peux lui tenir la main et lui parler un peu ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après trente ans d’administration, Claude Ramirez, policier retraité, décide d’écrire un roman… qui n’est pourtant pas un roman policier !

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Elle est trop grande, la mer…

 

Claude Ramirez

Elle est trop grande, la mer…

  

Les quatre murs et le plafond bavaient une pâleur imprécise qui hésitait entre le jaune effacé et le vert d’eau. Équipée d’un judas, la lourde porte, qui exposait côté couloir un bleu fade et lointain, était parée, à sa mi-hauteur, d’une grosse serrure au verrou rouillé. Le sol était d’un lino lustré, vieilli, totalement décoloré.

C’était une chambre, une chambre d’hôpital.

À l’unique fenêtre, des barreaux oxydés interdisaient l’accès au gazon pelé d’un jardinet brûlé par le soleil du mois d’août. Devant, un petit chemin gravillonné bordé de vieux platanes le traversait tranquillement ; leurs troncs faméliques hissaient au ciel clair des branches tortueuses, pliées par ce vent affolant qui arrachait leurs akènes velus pour les disperser en une frénétique agitation dans un courant nord-sud. Le Mistral apportait un souffle éperdu de vie sur ce lieu sinistrement paisible.

Dans un tel monde à peu près immobile, se bousculaient pourtant d’ébouriffantes pensées issues de cerveaux incertains, tourmentés ou pratiquement éteints. Il était fermé hermétiquement par une enceinte de vieux murs hauts de quatre à cinq mètres que seule fendait une étroite route goudronnée surveillée par une barrière amovible. Un gardien sans uniforme, dans sa petite cabane grise, en assurait le maniement. Il n’était pas l’employé le plus affairé du complexe puisque, hormis les prises et fins de service du personnel et les rares ambulances à sirène stridente, la majorité du trafic s’effectuait à pied. L’endroit, autrefois appelé centre psychothérapeutique de Montdevergues, avait été renommé récemment avec moins d’emphase « hôpital de Montfavet ». Et souvent dans les rues de la vauclusienne bourgade assise autour de la bastide fortifiée, on pouvait observer ces passants bizarres, grimaçant ou gesticulant de façon maladroite, poussant de soudains cris ou comme habités par une profonde vacuité. Les Montfavétains ne les remarquaient plus, n’en avaient pas peur, n’en riaient pas. Le Provençal est moqueur, pas méchant. Et puis ces « fous en liberté » ne menaçaient guère l’ordre public. Tout juste ne faisaient-ils que passer, invisiblement entravés par leur camisole chimique. Ils n’interagissaient pas vraiment avec cet espace de normalité. Ils étaient « ceux de Montdevergues » sans plus.

J’en avais connu deux, moi, de ces personnes pas nettes, presque tranquilles, presque normales. Madame Toupin élevait seule ses cinq enfants. Qui la croisait dans la rue pouvait la trouver laide avec son long nez crochu de sorcière et son front haut, mais folle, non ! Et pourtant, plusieurs fois par jour, elle sortait à la fenêtre de son rez-de-chaussée et se mettait à hurler, pendant quelques secondes seulement, ce que les adultes prétendaient être des insanités ou des injures mais qu’en réalité personne ne comprenait. Je l’avais surnommée le « coq au vin » à cause de son bec, de ses cris perçants et des bouteilles vides parfaitement alignées sur son balcon. Un jour, le SAMU vint l’enlever de son poulailler et l’appartement fut reloué. La propriété retrouva dès lors calme et ennui. Il y avait aussi ce petit homme trapu, toujours en marcel blanc, le cheveu ras et l’œil noir qui servait à l’épicerie « Spar ». Il semblait trembler en permanence, toujours courant d’un bout à l’autre du magasin, pressé même de finir ses phrases, courtes, militaires. Nous savions qu’il était « fêlé » parce qu’il était passé par Montdevergues, disait la rumeur. En tout cas, une chose était sûre nous avions pour consignes parentales de ne jamais lui adresser la parole en dehors du magasin et de ne surtout pas le contrarier, même à l’intérieur de celui-ci !

Mais la folie, depuis, s’était retrouvée sur le bas-côté de ma vie, oubliée, laissée là, derrière moi comme une ombre. Dans nos vies trépidantes, nous n’avons pas le temps de nous intéresser à ceux qui vivent en marge, pour une raison ou pour une autre. Puis il y eut cette enfant, proscrite, assise sur le lino rayé, vide d’échanges, les pieds qui traînaient sous l’unique meuble de la pièce, une vieille chaise, le front reposant sur son dossier comme si elle ne pouvait tenir droite sans. Elle avait immuablement les yeux couchés au sol, ouverts parfois, mais qui ne regardaient rien… Cette adolescente-là n’était plus qu’un objet qui respire, pâle, maigre, absente : atteinte de mélancolie. Oh, mais pas de celle que chantent les poètes et qui rend tristounet, comme presque heureux de ne pas l’être ! Non, cette maladie, autrefois appelée « bile noire », est une psychose et elle tue. Contrairement aux dépressifs qui font des tentatives de suicide souvent destinées à interpeller l’entourage sur leur mal, les mélancoliques, eux, ne s’attendant à rien et n’espérant personne, ne tentent pas, ils réussissent !

Elle aurait ainsi pu dire « je dépéris » si elle avait encore su se plaindre, si elle avait encore eu la moindre idée de ce qu’était ce « je » dans lequel elle vivait emprisonnée !

C’était Julie, c’était ma fille.

Elle était internée dans une aile réservée aux enfants, loin des bâtiments qu’occupent les adultes et que la tension écrase : hurlements continus, odeurs qui s’insinuent partout, émanations corporelles de toutes sortes, urine et excréments, sperme et sang, haleines fétides ou tabac froid. Exhalaisons d’épouvantes parfois, plus indéfinissables mais plus terrifiantes encore, comme dans l’U.M.D., unité pour malades difficiles, une des sept en France, où débarquent les assassins désordonnés et les monstres tourmentés. Ceux que la justice n’a pas pu condamner parce que, pendant l’acte meurtrier, leur discernement était aboli. Ils sont ainsi écartés, bannis de l’humanité puisque ne relevant pas de la justice des hommes !

Julie semblait ne rien percevoir du monde qui l’entourait. Brune, les cheveux tirés en queue-de-cheval, le teint blafard, de longues jambes et de longs bras qu’étirait encore une maigreur extrême. Des mains blanches, effilées qui ne cherchaient jamais rien à attraper. Ses yeux étaient d’un bleu profond autrefois, ils apparaissaient maintenant plutôt noirs, sans reflets, sans lumière. Ma petite n’était plus que là où on la posait, ne mangeait que si on la nourrissait, ne vivait que parce qu’on la forçait à vivre. Et sauf quelques onomatopées évacuées déraisonnablement, sans conviction, quelques syllabes construites par sa bouche seule, elle ne communiquait plus depuis l’accident. À cet instant précis, devant cette image-là, elle s’était débarrassée, comme d’un vulgaire vêtement, de sa personnalité… elle s’était fondue dans la terre enneigée, inexorablement.

Les deux femmes en blouse blanche chuchotaient devant la porte de la chambre fermée :

– Son père l’a prise, hier après-midi, confia, en refermant derrière elle, la grosse infirmière à la petite aide-soignante qui la suivait.

– Et alors ? s’étonna la jeune, en ouvrant grand les yeux, comme une actrice qui en fait trop.

– Peuchère… rien… je partirai à la retraite qu’il n’y aura toujours rien ! Qu’est-ce que tu veux qu’il y ait… Ça fait des années qu’elle végète cette petite et tu crois quoi ? Qu’elle va soudain se lever et crier « olé » ?

Elles marchaient dans le couloir, les deux têtes dodelinaient, la vieille avec une moue de résignation et la petite, curieuse.

– Ça fait longtemps qu’elle…

– Oh elle est arrivée voici quatre ans, quatre ans et demi, peuchère… elle était toute mignonne… maintenant tu vois, elle en a douze, elle a grandi, elle a beaucoup maigri… Mais franchement, elle paraît plus être ici… Tu vois, c’est comme si son cerveau se croyait arrivé au bout du chemin, comme s’il s’était arrêté de fonctionner… tiens, tu sais, dans la salle d’appel, cette machine à café qui ne marche plus depuis si longtemps que personne ne se souvient plus l’avoir vue fonctionner… eh bien voilà, c’est pareil… c’est vraiment malheureux… Je veux dire pour la fillette.

– Tellement malheureux, s’apitoya l’autre.

– Moi je vais te dire, Sonia, moi, c’est le papa qui me fait peine… il est professeur, encore jeune, bien beau… tu vois la petite elle, elle ne ressent plus rien… et lui, il est toujours présent, à lui parler, à lui lire des histoires, à la sortir un peu d’ici…

– La mère ?

– Elle est morte dans un accident de voiture… Je crois même qu’il y a un rapport avec l’état de la petite Julie, poursuivit-elle, en remontant son gros sein droit… Et le père, tu sais, il habite vers la Suisse là-bas, dans les montagnes. Toutes les vacances, peuchère, il les passe dans un camping près d’Avignon, comme un fantôme… Et tous les jours il vient voir son enfant… Et il repart avec de l’eau plein les yeux… C’est malheureux…

Une lumière rouge au bout du couloir s’alluma et avec elle une alarme étouffée retentit.

– Oh vé, c’est encore ce bandit de monsieur Talon… Mon Dieu, mais il ne peut pas rester tranquille cinq minutes, celui-ci ! fit la vieille en se précipitant mais avec le flegme de celle qui sait la réalité relative de l’urgence qui se répète plusieurs fois par jour.

L’aide-soignante, encore dans ses pensées compatissantes, la suivait en traînant des Crocs.

Quand je quittais le camping de la Barthelasse, de l’autre côté du Rhône, pour remonter sur Annemasse je faisais toujours le détour par Montfavet. Je m’arrêtais de l’autre côté de la rue et laissais mon regard nostalgique traverser les murs gris derrière lesquels ma petite Julie n’était plus en vie que biologiquement. À chaque période de vacances scolaires, je venais ranger mon vieux camping-car allemand du côté Gard du fleuve. C’était la seule solution que j’avais trouvée pour demeurer en ces temps variables sans avoir continuellement à chercher une location pas trop éloignée de l’hôpital. Je pouvais ainsi aller la visiter tous les jours. Et je m’asseyais près d’elle, par terre, lui parlais d’elle ou de moi, d’elle avec moi, lui lisais des poésies de Rimbault ou d’Aragon « je suis né vraiment de ta bouche, ma vie est à partir de toi ». Mais elle gardait cette impassibilité qui me paraissait plus violente que des coups… Jamais un rictus, jamais un sourire, jamais un étonnement ou une quelconque contrariété. Il lui arrivait parfois, profitant qu’on lui tournait le dos, de lâcher quelques débuts de phrases qu’elle avalait aussitôt, de lancer un objet instinctivement harponné avant de retrouver immédiatement une morbide immobilité.

C’était une enfant remuante et joyeuse autrefois, belle et brune comme sa mère. Ses yeux, d’un bleu profond, se plissaient souvent quand elle vous regardait, préparant dans ce geste, un sourire éclatant.

« Papa, on est perdus », disait-elle quand nous allions aux champignons, alors que nous nous étions éloignés d’environ huit mètres de l’auto.

« Papa, c’est qui le plus fort, le volcan ou le cyclone ? »

Papa, papa, et puis, plus rien !

Ainsi durant toutes les vacances scolaires, je partageais mon temps entre ce camping arboré et la chambre confinée de l’hôpital. Une fois toutes les deux semaines cependant, j’étais autorisé à la prendre la journée entière. J’achetais des petits pots pour bébé, « 18 mois » et l’emmenais à Frigolet, forêt située près de Barbentane dans la grande banlieue d’Avignon. Je garais le Volkswagen dans la clairière, face au monastère et nous passions l’après-midi dans la tranquillité du vacarme des enfants turbulents, des cigales bavardes et ponctuellement des cloches marquant les offices. Parfois quand un chien aboyait près d’une fenêtre du camping-car, sous l’effet de la surprise, le regard de Julie semblait s’intéresser et se refermait aussitôt. Seul un réflexe pouvait atteindre son petit cerveau inaccessible. Un jour, j’avais posé sur ses cuisses un caniche chiot couleur abricot, adorable boule de poils indisciplinée. J’avais posé ses mains autour de la tête de l’animal mais elle ne l’avait pas vu, ne l’avait pas senti et le chien, trop impatient et trop vivant, après deux ou trois coups de langue fougueux avait rapidement sauté loin de cette embarrassante posture.

– Papa ce soir, tu voudras être mon doudou ?

– Mais tu es folle ! Je ne suis pas un chiffon.

C’étaient des dialogues du temps passé, fini, qui me traversaient souvent l’esprit, des mots parfaitement simples, des situations extraordinairement banales. Tout cela se mêlait dans une sorte d’intemporelle intrication avec le présent et je ne savais plus parfois si ce que je vivais en rêve n’était pas plus important que la réalité de mon présent.

Il fallait compter entre quatre et cinq heures, selon la météo et le trafic pour rentrer à Annemasse, en Haute-Savoie, où j’étais propriétaire d’un petit trois-pièces acheté avec ma femme et toujours pas fini de payer. Nous étions tous les deux fonctionnaires de l’éducation nationale, dans le même collège et ne pouvions donc prétendre aux salaires mirobolants des frontaliers ; ils attisaient la convoitise de ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient travailler à Genève :

« Le franc suisse va se casser la gueule et ils seront tous ruinés. »

Ou bien encore :

« Ouais mais y’a pas de droit du travail de l’autre côté, tu peux être viré d’une heure à l’autre. »

Cela durait depuis des décennies et malgré ces oiseaux de mauvais augure, le frontalier qui avait fait l’effort de s’expatrier, même pour seulement quelques kilomètres, alimentait la haine des jaloux que les agences immobilières raillaient quand ils présentaient à un devis leur misérable salaire français.

J’habitais, depuis l’accident, seul avec Foufoune, la chatte qui maintenant avait à peu près l’âge de Julie. C’était un chat de gouttière, couleur écaille de tortue, d’une douceur absolue mais qui avait la particularité d’ouvrir les portes en se jetant, comme un sauteur de fosbury, sur leur poignée. Nous devions donc tout laisser ouvert si nous ne voulions pas être réveillés en sursaut dans la nuit. Et donc, lorsque je partais pour le sud, c’est ma voisine de palier, madame Portalier qui la prenait chez elle. Elle était grande et quasiment obèse. Son mari, lui, homme minuscule et mince me faisait l’impression d’un ours en peluche vivant avec un grizzly. Il ne se faisait entendre que quand il était enrhumé et je l’imaginais avoir trouvé là le seul moyen de hausser le ton, de se rebeller : son éternuement extraordinaire, haut dans les décibels et d’une longueur démesurée semblait crier, tout droit venu de ses poumons étriqués :

– J’existe moi aussi… meeerrrddddeeeeee !

Il devait aller ensuite, contrit, apeuré mais certainement pas peu fier, s’offrir à la critique de la grande ourse… Et dans une saisonnière renaissance, lors de chaque rhume, bravant l’imposante épouse, il éternuait de plus belle. C’était, j’en suis convaincu, l’acte d’un formidable phallocrate inhibé !

L’appartement n’était pas un sanctuaire. Il n’y avait seulement dans la salle à manger que deux photos de nous trois, enlacés, souriants, d’une époque où nous vivions encore. La chambre de Julie dans laquelle personne d’autre que moi n’entrait (pas même la chatte, j’avais fermé à clé) était restée dans l’état où elle l’avait quittée mais sans l’odeur… cette odeur de petite fille qui n’est plus un bébé pour les autres mais qui le sera toujours pour son papa. J’allais m’y ressourcer parfois quand j’avais vu un peu trop de cons dans la journée, trop de garçons bêtement fiers, éructant comme des cerfs qui brament, trop de filles vulgairement maquillées, trop de femmes agaçantes, en extase devant la beauté réelle ou pas de leur progéniture. Je me couchais à même la moquette et replaçais mentalement les images dans un ordre que le destin avait autrement associées : le bonheur, c’est parfois juste une question de tri.

Notre T3 se situait au dernier étage d’un petit immeuble caché au fond d’une rue sans issue, à l’écart du trafic frontalier. Je garais le camping-car sur la friche nous séparant de la voie ferrée, sans même le verrouiller… les lieux étaient sûrs.

– Vous arrivez tard aujourd’hui, Nicolas.

– De plus en plus de trafic… les gens se plaignent de ne plus avoir de sous et ils roulent de plus en plus… ils parlent réchauffement climatique et envoient leur diesel le plus loin possible, dis-je, m’incluant dans « les gens », avec mon vieux Volkswagen polluant.

Ma réponse ne l’intéressant pas, elle tourna les talons et revint vite, avec Foufoune dans les bras.

– Alors ? fis-je en la prenant.

– Elle a été adorable, comme toujours… dommage qu’elle ait un nom un peu… Tiens, l’autre matin, revenant du marché, elle était là, allongée sur le balcon, en équilibre, elle m’attendait et s’est mise à miauler, à se contorsionner en m’apercevant… Et vous le croyez, ça, monsieur Nicolas ?… moi, en train de crier, d’en bas, « Foufoune, ma Foufoune »… Dites donc, à mon âge… et elle répétait en mimant « Foufoune, Foufoune ».

La voix de monsieur Portalier émergea de l’appartement :

– Et pis si quelqu’un t’avait entendue, hein mémère ?

– Mais ça, c’est ta faute, faut pas la laisser aller sur le balcon… Avec les poses qu’elle prend, un jour, elle va rouler en bas !

J’entrevoyais, derrière mon imposante voisine, son mari assis dans un petit fauteuil, les mains sur ses genoux pliés. Je l’imaginais ruminant quelque vengeance sternutatoire qu’un futur rhume voudra bien encourager.

Et le lendemain, c’était la rentrée du corps enseignant.

– Papa, quand tu seras vieux, maman aussi sera vieille ?

– Mais non, tu le sais bien, les mamans ne vieillissent jamais !

Dans la grande salle dite « des professeurs », ils arrivaient progressivement. Les habitués avec une claque sur l’épaule ou une vigoureuse embrassade et les nouveaux avec leur petit cartable tout neuf et bien brillant. Certains se distinguaient par des tenues qui, comme un uniforme, les rangeaient d’emblée dans un espace qu’ils revendiquaient avec ostentation : ici les profs bobos qui revenaient du cap d’Agde ou du Népal, là des héritiers marxistes avec l’Huma sous le bras souvent exhibé pour accompagner leurs propos révoltés. Ici le professeur accablé de siècles de discipline et là, moi… juste moi, dans un coin à observer cette foule agitée.

Monsieur Grabbert, le plus ancien professeur de mathématiques était retourné finir sa carrière chez lui à Cherbourg, ce qui faisait de moi, à seulement trente-six ans, le doyen dans ma matière. Cela conférait à ma modeste personne une prestance qui me dérangeait plutôt. Je n’étais plus l’invisible que je voulais paraître.

– Qu’en pensez-vous, monsieur Chamfort ?

– Euh, oui oui monsieur le Proviseur, répondis-je en ayant seulement vu bouger sa grosse moustache.

– Et pour les demis-groupe de travaux dirigés, vous positionnez-vous plutôt en faveur des formations par ordre alphabétique ou par niveau scolaire ?

– Bien sûr, fis-je en remarquant que, dans la cour, certains arbres avaient été rasés.

– Pardon ?

S’étant aperçu que je n’étais plus là, il se retourna vers ma voisine.

– Bon… et vous mademoiselle Pinchu ?

Personne n’avait pensé ou osé ouvrir les fenêtres malgré la pesante atmosphère de ces pré-rentrées ennuyeuses lors desquelles chacun, fort de ses lectures d’été, se devait d’émettre un avis sur de nouvelles façons d’envisager l’éducation, sur de nouvelles manières d’appréhender les relations élèves-professeurs. Beaucoup cependant, calendrier en main, se réjouissaient plutôt des jours fériés tombant ici ou là, pour offrir, ou pas, un bien sympathique petit pont entre deux périodes de vacances scolaires.

C’était en revanche un moment privilégier pour monsieur Repaire, le proviseur, qui allait s’essoufflant, de l’un à l’autre, portant l’empathie ou l’impatience, la rigueur ou la bienveillance. Il avait à peine plus de quarante ans mais sa compétence, son autorité et son ambition s’accordaient pour faire de lui un modèle de tous reconnu. Aveuglément par l’éducation nationale qui félicitait en lui le bon soldat et par les parents d’élèves qui reconnaissaient dans son personnage le maître de discipline d’autrefois. Il y avait un peu plus de réserve dans le corps professoral qui déplorait parfois une certaine duplicité politique qui le rendait impatient et cinglant.

Un jour, à l’occasion du départ à la retraite d’un quelconque professeur, après un long, élogieux mais triste discours, il s’avança vers moi et se vanta :

– Voilà, ce texte, je l’ai écrit ce matin, dans le bus, toujours rentabiliser le temps, monsieur Chamfort, ne jamais s’arrêter, ne jamais reculer, ne jamais hésiter…

– Méfiez-vous qu’un jour pourtant votre formidable agitation, ne vous conduise pas à l’immobilité… il ne faut pas négliger les espaces vides, monsieur le proviseur, pas omettre les moments de liaison.

– Ah, c’est bien le professeur de mathématiques qui parle !… Il faut avancer, mon vieux, il faut oublier, finit-il en essuyant ses lunettes à triple foyer pleines de traces de ses doigts nicotinés.

Dans cet établissement, j’avais beaucoup de collègues imposés et peu d’amis. Mes connaissances émanaient de deux camps bien distincts : ceux qui m’avaient connu avant et les autres. Les premiers, peu nombreux, avaient donc connu le suprême honneur de côtoyer Mylène, ses grands cheveux bruns, ses yeux châtaigne, sa fine bouche rieuse et son caractère enjoué, sa façon, bien à elle aussi, d’enseigner le français même aux cancres les plus récalcitrants. Ils avaient entendu, dans les conseils de classe, quand elle montait au créneau pour défendre un élève peu doué qui rendait des rédactions encombrées, laborieuses, quand elle s’évertuait patiemment à faire comprendre l’utilité du « e » muet dans un alexandrin.

Nous étions arrivés ensemble, pour notre premier poste dans ce collège flambant neuf et c’est au réfectoire que nous fîmes connaissance : une banale histoire de verre ébréché et sa vie était entrée dans la mienne à tout jamais.

Dès la sonnerie de cinq heures je me précipitai au portail et la croisai, fort opportunément. J’invoquai maladroitement le hasard en essayant une phrase pas trop anodine, cherchant à capter une brève attention mais elle filait déjà dans sa jupe jaune à fleurs vertes qui volait sur le bitume. Et moi, piégé dans ce lumineux tourbillon je suivais haletant, levant le doigt pour l’interpeller, comme un élève qui demande à répondre.

– Mylène, Mylène.

Elle ne me voyait pas. Heureusement, la signalisation routière se fit complice et enfin appuyé contre un feu passé au vert, j’osai cette question potache et ridicule :

– Quand on entre dans la vie active, il paraît que ça se fête…

– Il paraît, dit-elle, peut-être en feignant de me découvrir.

– Il y a un resto, juste en bas de chez moi…

Elle n’hésita pas longtemps, d’ailleurs, elle n’hésitait jamais.

– Ok mais là je suis pressée, je vais visiter un appart… Huit heures ?

Et elle était repartie…

– Attends Mylène, tu n’as pas l’adresse !

Et là, son visage radieux éclata d’un sourire qui sentait la promesse d’un bonheur à l’instant commencé. Je lui griffonnai mon adresse et nous nous retrouvâmes à l’heure dite au « palais impérial » devant lequel j’attendais impatient, depuis trois quarts d’heure.

En fait oui, c’était vraiment elle que j’attendais depuis toujours. Elle mangeait les nems avec une baguette en parlant d’Elsa Triolet, réclamait des explications sur une formule mathématique incomprise. Elle s’interrogeait en s’amusant de mes motivations professionnelles ou amoureuses avec la même élégante pudeur. Et moi, fasciné, je buvais ses paroles et je mangeais dans sa bouche les phrases qu’elle ne disait pas. Quand elle se bloquait, sourire figé, regard malicieux et qu’elle demandait :

– Et toi, Nicolas, qu’en penses-tu ?

Je demeurais coi pour ne pas avoir à lui répondre bêtement :

– Je t’aime, je t’aime, je t’aime.

À partir de cette date, une nouvelle entité naquit : nous.

Le jour, silhouette à deux têtes, blottis l’un contre l’autre et la nuit, serrés l’un sur l’autre, les doigts, les pieds et les yeux enlacés, jamais fatigués, jamais rassasiés. Nous parlions de mécanique quantique devant un Beaujolais léger, écoutions avec un même plaisir le réveil des oiseaux juste avant le lever du soleil et l’orchestre philharmonique des pays de Savoie. Nous goutions chaque chose en la redécouvrant chaque fois, nous félicitant de nous être enfin rencontrés.

D’ailleurs je crois que le monde n’était pas assez grand : un jour ou l’autre nous nous serions trouvés !

Je la regardais dormir, je la regardais marcher ou rire et ma journée devenait exceptionnelle. Mais sitôt qu’elle tardait, qu’elle n’était pas là où elle devait se trouver, qu’elle ne répondait pas, tout alors demeurait en suspension, la vie elle-même refusant de poursuivre sa route.

Alors, bien sûr, il y avait les Cassandre, ces oiseaux de mauvais augure qui crient plus qu’ils ne chantent, toujours la fiente au bec. Mais nous nous moquions tant de les entendre hurler que le bonheur parfois se développe au bord d’un précipice.

Et donc, certains collègues nous regardaient avec condescendance et nous rappelaient que l’amour souvent se consume vite tandis que d’autres nous enviant, examinaient ce qui dans leur couple avait dérapé. Les derniers enfin, célibataires, se demandaient ce que Mylène pouvait bien trouver dans ce professeur de maths ou ce que celui-ci pouvait encore attendre d’elle. Beaucoup s’étonnaient surtout de ne jamais nous voir l’un sans l’autre et cherchaient des explications alambiquées et sans fondements nées de leur esprit soupçonneux.

Et le quinze août suivant, tranquillement, Julie fit son apparition ici-bas. Traversant un accouchement long et pénible, elle se pointa gaillardement, à peine fripée, toute rose, les cheveux longs, avec des yeux bleus et malins, écarquillés, déjà très attentive au monde qui venait de la recevoir. Elle était l’aboutissement de notre passion et fusionna tout naturellement avec ses parents… Nous étions à nous trois une créature issue d’une biologie idéale : une même personne avec deux gros cœurs et un petit.

– Mais papa, tu es ridicule ! s’esclaffa Julie alors que je tentais avec une branche trop courte et trop fragile de faire tomber des noix encore vertes de l’arbre.

Puis, quand je parvins à en faire dégringoler deux ou trois à ses pieds, se ravisant, elle s’écria émerveillée :

– Voilà mon beau papa… voilà le spécialiste !

Huit jours plus tard, c’était ma douzième rentrée. J’avais quatre classes, deux de sixième et deux de troisième pour trente-deux élèves chacune. Avec une telle affluence, il était presque déraisonnable d’envisager enseigner correctement les mathématiques même aux élèves les plus motivés ou les plus doués. Il est toujours possible de passionner des collégiens autour d’un poème, d’un grand homme ou d’un pays, de les fédérer, de les conduire là où l’on sait qu’ils pourront peut-être apprendre quelque chose. Mais une équation ne produit pas un tel effet. Et c’est à chaque enfant qu’il faut s’adresser, chaque œil qu’il faut attraper, chaque cerveau qu’il faut, d’abord animer puis captiver et enfin entretenir, toujours, sans relâche.

Je me retrouvai donc amarré à mon bureau, reverni une énième fois pendant les vacances, avec cinquante-cinq minutes durant ces enfants de sixième qui ne regardaient que moi quand ceux de troisième eux, voyaient à peu près tout le monde sauf le professeur assis devant le tableau. Ils étaient à peine sortis de l’école primaire où un maître attentif et patient les dorlotait ou déjà bien aguerris à une éducation aux multiples visages qui leur avait enseigné l’impersonnalité. Entre l’une et l’autre classe, l’enfance avait laissé place à l’adolescence, doucement, sans un examen de passage comme quand ils deviendront adultes avec le baccalauréat, leur premier salaire ou hélas leurs premières indemnités de chômage ! Les garçons qui, autrefois, se chamaillaient entre eux dans les couloirs veillaient maintenant à ne pas paraître idiots devant les filles et elles ne les repoussaient plus par ces petits cris offusqués mais commentaient fièrement une attitude déplacée en rajustant leur mèche. C’était amusant d’observer ces visages poupins se couvrir de poils ou de boutons d’acné, d’entendre ces voix haut placées jadis déraper d’un grave éraillé à un aigu ridicule. Les ongles se peignaient de rose, les lèvres de rouge et les yeux de noir. Ici, les sixièmes chahutaient dans le couloir puis se calmaient une fois entrés, encore obéissants. Là, les troisièmes qui avaient oublié la solennité d’une salle de cours, finissaient en classe d’envoyer leur sms, de vérifier leurs courriels, de photographier la voisine qui se penchait, le copain qui bâillait. On tirait les cheveux des gamines de devant pour les premiers quand les seconds se frottaient avec une intentionnalité pas toujours assumée. Mais ils étaient tous attachants, les petits, les grands, les bons élèves du premier rang et les cancres assis, selon le cliché vérifié, près et parfois sur les radiateurs, les intéressés et les rêveurs, les méticuleux et les négligents.

Car en réalité, les adolescents sont tous un peu les mêmes, ils ont la tête dans des montagnes russes, très hauts, très bas, rarement stables, un rien peut transformer leur vie en cauchemar. Tandis qu’ils sortent à peine de leurs rêves jolis, les voici découvrant, là juste au milieu du front l’attaque nocturne d’un agressif et disgracieux bouton. Un peu plus tard les voilà se tapissant derrière la silhouette qui les précède pour ne pas inciter le doigt professoral à les faire passer au tableau. Enfin les voici timides, impatients et nerveux qui guettant le regard de l’autre, espéré et superbement ignoré, font et refont ces expériences-là qui les rendront adultes.

Pour ma part, j’avais été un très bon élève d’école primaire quand il s’était agi d’avoir beaucoup d’imagination et de travailler vite. Je ne fus pas trop mauvais en secondaire même si, conformément à ce que pressentait mon professeur de français, madame Pile, les petits cochons déjà commençaient à me manger et enfin pas plus qu’il ne fallait dans mes études supérieures. Peut-être avais-je, suivant le principe de Peter, atteint prématurément mon niveau d’incompétence. Et les dernières années, je menais mes études sans vraiment être concerné dans cette université, vaste océan déshumanisé, secoué de courants irrésistibles qui mènent les uns à travailler toujours plus et conduisent les autres vers des îles désertes d’où l’on ne revient plus. J’apprenais et restituais, comprenant d’instinct ou ne comprenant rien. J’avançais.

– Papa, dans la forêt, il faut mettre des panneaux pour protéger les animaux des chasseurs !

– Tu sais Julie, j’en connais pas beaucoup moi, des animaux qui sachent lire.

Ma rentrée avait globalement été une réussite et le mois d’octobre, si vite effacé, m’avait rappelé cette constatation qu’il faut plusieurs années à un professeur pour servir un honnête enseignement à une classe chaque fois différente, ajuster la discipline et la détente, le sérieux et la bonhomie. On n’attrape pas l’attention d’un élève de dix ans comme celle d’un adolescent de seize. On ne punit pas l’un comme l’autre, on ne plaisante pas non plus de la même manière ou sur les mêmes sujets.

Cette année, les quatre classes dont je m’occupais semblaient assez homogènes. Pas de véritables trouble-fête, pas de génies non plus et malgré des salles bondées je bénéficiais d’une écoute calme et attentive.

J’avais porté, dans mon camping de l’île de la Barthelasse, sur la rive droite du Rhône, pour ces vacances de la Toussaint, plus de cent vingt copies à corriger.