Le Prince et les animaux - Joan Pieragnoli - E-Book

Le Prince et les animaux E-Book

Joan Pieragnoli

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Beschreibung

Entre utile et futile, les animaux accompagnent l'existence quotidienne du prince dont les chiens et les chevaux réclament de monumentaux bâtiments à Versailles. Mais au siècle des Lumières les animaux favorisent aussi l’apparition d’un Versailles intime à travers l’artisanat du luxe et de multiples constructions zoologiques de fantaisie.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Docteur en histoire, Joan Pieragnoli s’est spécialisé dans l’étude des animaux durant la période moderne et a consacré plusieurs articles et ouvrages à la Ménagerie de Versailles. Il a récemment collaboré au Dictionnaire Louis XIV (Robert Laffont, 2015) dont il a signé les notices dédiées aux animaux et a publié La cour de France et ses animaux, XVIe-XVIIe siècles (PUF, 2016).

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ÉTUDES SUR LE XVIIIe SIÈCLE Revue fondée par Roland Mortier et Hervé Hasquin Directeurs Valérie André et Christophe Loir Comité éditorial Bruno Bernard, Claude Bruneel (Université catholique de Louvain), Carlo Capra (Università degli studi, Milan), David Charlton (Royal Holloway College, Londres), Manuel Couvreur, Nicolas Cronk (Voltaire Foundation, University of Oxford), Michèle Galand, Jan Herman (Katholieke Universiteit Leuven), Michel Jangoux, Huguette Krief (Université de Provence, Aix-en-Provence), Christophe Loir, Fabrice Preyat, Daniel Rabreau (Université de Paris I, Panthéon-Sorbonne), Daniel Roche (Collège de France) et Renate Zedinger (Universität Wien).GROUPE D’ÉTUDE DU XVIIIe SIÈCLE Écrire à : Valérie André : [email protected] Christophe Loir : [email protected] ou à l’adresse suivante : Groupe d’étude du XVIIIe siècle Université libre de Bruxelles (CP 175/01) Avenue F.D. Roosevelt 50 B – 1050 Bruxelles

 

Le prince et les animaux

Une histoire zoologique de la cour de Versailles au siècle des Lumières (1715-1792)

Illustration de couverture Pierre Gobert (1662-1744), Louis XV, enfant, 1714 Espagne, Madrid, Museo Nacional del Prado. © Museo Nacional del Prado, Dist. RMN-GP / image du PradoISBN 978-2-8004-1761-5eISBN 978-2-8004-1762-2ISSN 0772-1358 D/2021/0171/12 © 2021 by Éditions de l’Université de Bruxelles Avenue Paul Héger 26 - 1000 Bruxelles (Belgique)[email protected] Publié avec le soutien de l’Université Sorbonne-Université, du Fonds national de la recherche scientifique - FNRS, du Centre Roland Mousnier et de l’Institut de la recherche sur les civilisations de l’Occident moderne (IRCOM).

À propos de l’auteur

Docteur en histoire, Joan Pieragnoli s’est spécialisé dans l’étude des animaux durant la période moderne et a consacré plusieurs articles et ouvrages à la Ménagerie de Versailles. Il a récemment collaboré au Dictionnaire Louis XIV (Robert Laffont, 2015) dont il a signé les notices dédiées aux animaux et a publié La cour de France et ses animaux, XVIe-XVIIe siècles (PUF, 2016).

À propos du livre

Durant le règne de Louis XIV, les animaux contribuent à ériger Versailles en véritable monument à la gloire du prince, car ils sont des symboles de pouvoir et deviennent le prétexte de bâtiments grandioses. Cependant, au XVIIIe siècle, les derniers Bourbons délaissent ostensiblement leur principale demeure. L’histoire zoologique proposée ici, en considérant les pratiques de chasse et la gestion des populations animales qu’elles impliquent, prétend d’abord expliquer cette désaffection. Elle invite également à évoquer un Versailles méconnu, où l’architecture zoologique de fantaisie consacre l’apparition d’une demeure intime au sein de la résidence officielle. Moins qu’à la magnificence, les animaux se trouvent désormais associés à la quête de l’existence privée confortable privilégiée par le roi et son entourage. À travers l’artisanat, l’industrie du luxe et la gastronomie les bêtes participent d’une consommation somptuaire qui définit l’art de vivre des Lumières. Mais l’opinion, indisposée par le coût des ménageries et celui des équipages, juge sévèrement des dépenses qui permettent aux princes de se comporter comme de simples particuliers. Le faste équestre et cynégétique, notamment, joue un rôle prépondérant dans l’effondrement de la monarchie, car les réformes destinées à limiter le nombre de chiens et de chevaux nécessaires au service de la cour interviennent trop tard. Déjà, la Révolution éclate et conduit à des choix autrement plus radicaux.

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Table des matières

Remerciements

Introduction

Chapitre liminaireLes animaux : un « habitus du prince » ?

Le cadre social

Le cheval et la culture équestre

La place centrale de la chasse

L’influence du courant pastoral

Raffinement des mœurs et du cadre de vie

Le cadre administratif et architectural

Les écuries et la Vénerie

Officiers et serviteurs non privilégiés

Les dépenses des écuries et de la Vénerie

L’administration des domaines royaux et l’itinérance du souverain

Les ménageries

Les écuries et les bâtiments réservés aux équipages de chasse

Le contexte anthropologique

Animaux familiarisés sans utilité

Animaux non familiarisés sans utilisation

Animaux appropriés et non familiarisés

Animaux sauvages à demi-familiarisés

PREMIÈRE PARTIELes animaux et le retour de la cour à Versailles

Chapitre ILes animaux et la Maison du roi

Les équipages de vénerie

Des équipages trop nombreux mais insuffisants

La meute royale pour le cerf

Les membres de l’équipage du cerf

Les chiens d’Écosse chassant le lièvre et la meute pour le chevreuil

Petits chiens et petite meute

Le Vautrait et les toiles de chasse

Les lévriers de Champagne

La Grande Louvèterie

Les équipages de fauconnerie

Les oiseaux utilisés pour la chasse au vol

La Grande Fauconnerie de France

Les oiseaux du Cabinet

Les équipages et les animaux de la Chambre

Les chiens couchants et les porte-arquebuse

Les lévriers et levrettes de la Chambre

Les petits équipages de la Chambre

Les autres charges

Les écuries du roi

Équipages et charges des départements équestres

Les chevaux : usages et approvisionnement

Chapitre IILes temps retrouvés de la chasse

Les saisons et les chasses

L’hiver

Le printemps

L’ été

L’automne

Les séquences de la chasse

La quête

L’ assemblée

L’ attaque

Le laisser-courre

La curée

L’économie de la chasse

Les cartes des chasses

Assurer la multiplication du petit gibier

La gestion du grand gibier

L’ élevage des chiens

Chapitre IIIRepeupler la Ménagerie

Protagonistes de l’approvisionnement et itinéraires

Le roi et son secrétaire d’État à la Marine

Consuls des échelles, intendants et commissaires de la Marine

Les commandants et les matelots

Les itinéraires principaux

Protagonistes et trajets alternatifs

Les animaux : peuplement et transport

La volaille et les oiseaux indigènes

Les lions

Les autres grands félins

Les chèvres d’ Angora et les moutons de Barbarie

Les gazelles

Les autruches

Les poules de Pharaon et les demoiselles de Numidie

Les grandes étapes de l’approvisionnement

Des débuts laborieux (1722-1724)

Premiers arrivages et livraisons régulières (1725-1727)

Des livraisons de plus en plus sporadiques (1728-1731)

Conclusion de la première partie

DEUXIÈME PARTIELes animaux et la privatisation des plaisirs royaux

Chapitre IVL’architecture royale : bâtiments zoologiques et vie sociale

Situation et fonction des constructions royales

Maisons de plaisance ou châteaux de chasse ?

Les ermitages et les ménageries

Les pavillons de chasse

Les animaux et la distribution du corps de logis

Le plan en U

Variations autour du plan en U

Le plan centré

Organisation et place des cuisines

Les appartements

Les basses-cours et les autres dépendances d’utilité

Les écuries : des dépendances indispensables ?

De très discrets chenils

La basse-cour et la ferme : l’ exemple de Versailles

La laiterie

Poulaillers et pigeonniers : le cas de Trianon

Chapitre VLa société des chasses royales

Les chiens et les membres des équipages

Le roi et ses meutes

Le service du chenil

D’un chenil à l’autre

Soins et maladies

D’une meute à l’autre

Improbables cohabitations

La maison régnante

Le Dauphin

La reine et les princesses

Les princes légitimés et les princes du sang

Les courtisans

Maîtresses et favoris

Les courtisans ordinaires

Petits soupers et voyages de chasse

Chapitre VILe renouveau de l’alimentation carnée

L’approvisionnement de la viande et du poisson

La pourvoirie et les autres fournisseurs

La chasse et la pêche

Les élevages des ménageries royales

La distinction par le don

La redistribution de la viande sur les tables de la cour

Les tables de la famille royale

Les tables des officiers

La structure de la consommation

Les tendances générales

La volaille

La viande de boucherie

La venaison et le petit gibier

L’ évolution des chairs maigres

Conclusion de la deuxième partie

TROISIÈME PARTIELes animaux au crépuscule de Versailles

Chapitre VIIDes animaux de bonne compagnie

L’animal aimé : les témoignages artistiques

La peinture de chevalet

Les portraits miniatures et les portraits en céramique

Le bestiaire de l’intime

La prépondérance des petits chiens

Les épagneuls

Le lévrier

Le barbet et les autres races

Les perroquets et les petits oiseaux chanteurs

Le singe : un animal de compagnie comme les autres ?

Le soin et la nourriture

Au service des animaux

Les oiseaux

Les chiens de salon

Bijoux et vêtements

Les mausolées

Cahier d’illustrations

Chapitre VIIILa Ménagerie : abandon et renouveau d’une institution royale

La Ménagerie : une institution obsolète ?

Le temps du déclin et la concurrence des autres fondations royales

L’ école vétérinaire d’Alfort et ses ménageries

La ferme expérimentale de Rambouillet et les moutons mérinos de Louis XVI

Le hameau de la reine

Le renouveau du peuplement de la Ménagerie

De nouveaux protagonistes

Les grands félins et les autres carnivores

Le rhinocéros, l’ éléphant et les autres gros herbivores

Les autres animaux

Le fonctionnement quotidien

Le personnel

Le transport des animaux jusqu’ à Versailles

La répartition des animaux dans les enclos

Les soins et la nourriture

Chapitre IXLes animaux à l’heure des réformes

L’héritage du règne de Louis XV et les premières mesures de Louis XVI

Des écuries et des chenils vétustes

Les départements équestres : l’impossible réforme ?

Des équipages de chasse pléthoriques

Les Chiens Verts et la ménagerie de Trianon

Les grandes réformes de la fin de l’Ancien Régime

La réforme de 1780

La réforme de 1787

La période révolutionnaire

Entre les Tuileries et Versailles

Le démembrement des écuries royales

Le destin des équipages de chasse

La fin de la Ménagerie

Conclusion de la troisième partie

Conclusion générale

Annexes

I. Les chiens anglais

II. Recommandations pour prendre soin d’oiseaux exotiques destinés à la Ménagerie de Versailles

III. Les volailles de la ménagerie de Trianon

IV. Le lion de la Ménagerie de Versailles

V. La mort du rhinocéros de Versailles

Sources et bibliographie

Sources manuscrites

Sources publiées

Sources imprimées

Guides de recherches et dictionnaires

Études

Glossaire

Table des figures

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Remerciements

Mes remerciements vont d’abord à Fabrice Preyat pour l’enthousiasme qu’il a immédiatement manifesté pour ce livre et le soutien qu’il lui a apporté.

Ma gratitude va ensuite à Lucien Bély et Cyril Grange pour le soutien financier que le Centre Roland Mousnier et l’IRCOM ont apporté à cet ouvrage.

Je renouvelle ma gratitude à Raphaël Masson pour tous les documents qu’il m’a fournis et pour ses conseils amicaux avant et pendant la rédaction de ce livre qui ont tant contribué à lui donner sa forme définitive. Je remercie également Mathieu da Vinha pour sa très grande disponibilité toutes les fois où je l’ai sollicité.

Merci à Marie-Laëtitia Lachèvre, responsable de la bibliothèque de la Conservation du Château de Versailles, et à Delphine Valmalle, alors bibliothécaire dans cette même institution. Que soient également remerciés pour l’aide qu’ils m’ont apportée Sylvie Drago, responsable des collections et archives de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Marseille, Jean-Claude Leroux, SHD chef de la division de Lorient, Marie-Pierre Dion, conservateur général des bibliothèques, chargée des archives et des bibliothèques du musée Condé de Chantilly, Charles-Henri Dunoyer de Noirmont, contrôleur général des armées.

Je remercie également Christian Binois et Daniel Sotteau qui m’ont guidé dans mes investigations sur les volailles. Merci aussi à Juliette Boudot pour le très beau plan de la Ménagerie.

Merci aussi à tous mes proches pour leur scrupuleuse relecture et pour leur aide : L. Arsac, K. Clément, M. Fraisier-Roux, A. Halna du Fretay, C. Josserand, T. Lebaud, C. Maurer-Montauzé, A. Meyer, S. Motard, S. Ney, F. Parkmann, P.-Y. Samson.

Je remercie enfin spécialement mes amis Brigitte et Alain Galdeano pour leur patiente relecture. ← 9 | 10 →

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Introduction

À la mort de Louis XIV, le comte de Charolais s’amuse à exterminer tout le gibier de Versailles et de Marly, dont il abat chaque jour six à sept cents pièces. Durant cette période, dit-on, les gens de sa suite mangent du faisan à leur déjeuner, mais sans parvenir à consommer la totalité des fruits de ce massacre, vouée à la putréfaction1. La dispersion des autres animaux du roi intervient dans les mois qui suivent. Il semble que Philippe d’Orléans se soit débarrassé des carpes si chères au souverain dès 1716 en les offrant au duc d’Antin2 avant, probablement au cours de la même année, de céder au duc de Bourbon les spécimens exotiques de la ménagerie royale. Ces mesures trahissent-elles, comme on l’a dit, des velléités de détruire Marly ou, dans le cas de la Ménagerie, de signifier un partage des pouvoirs tout en effaçant le souvenir d’un despotisme honni3 ? L’importance symbolique des collections vivantes, que les princes se réservent pour exprimer leur gloire et orner leurs palais4, pourrait le laisser penser. Elle accrédite en tout cas le système de représentation qui associe par synergie l’image du roi à celle de Versailles et souligne le rôle que les animaux ont pu jouer dans cette identification. Beaucoup de travaux ont conforté cette vision, érigeant le Versailles absolutiste en archétype de la domination exercée par le prince sur la nature et sur le règne animal5. De fait, ce thème est inlassablement décliné dans le programme architectural et pictural de Versailles, voulu comme un véritable manifeste de pierre glorifiant le souverain6 où l’animal, seul ou subordonné à la figure du monarque, participe à son exaltation. Toutefois, cette omniprésence ne doit pas conduire à étudier le Versailles zoologique en objet de l’histoire de l’art, c’est-à-dire en transposant des considérations esthétiques ou littéraires dans le domaine de la gestion des populations animales. En dénonçant le « fantasme de l’absolutisme environnemental », Grégory Quenet a montré que cette approche est pourtant devenue fréquente dans l’historiographie consacrée à Versailles où, dépourvue de fondement historique et archivistique, elle procède par analogies de formes ou par métaphores, convoquant à cet effet les auteurs les plus célèbres du Grand Siècle7. De façon assez révélatrice, les animal studies ont souvent évolué vers une tendance tout aussi spéculative, en ← 11 | 12 → mobilisant les mêmes écrivains qui autorisent d’infinies variations sur la prétendue placidité des animaux de la ménagerie royale, identifiée à un véritable « théâtre de civilité » où le spectacle d’espèces tranquilles et paisibles aurait été donné en exemple à une cour policée, afin d’élaborer un « modèle animal de l’absolutisme »8. À cette image triomphante du prince absolu exerçant sa domination sur le règne animal, l’histoire environnementale prétend substituer celle, moins glorieuse, d’un choc écologique sans précédent. Dans cette perspective, la sédentarisation de la cour à Versailles et les effets de chasses quotidiennes, faiblement compensés par les séjours de villégiature, entraîneraient, à terme, un effondrement de la population de la faune sauvage que Louis XV, à son retour, en 1722, trouverait diminuée des deux tiers. Cette lecture, qui veut appréhender dans le temps long l’intensité des chasses versaillaises et leurs conséquences écologiques, remet donc en cause toute une mystique de la puissance royale, fondée sur la surabondance du gibier9.

Cependant, l’itinérance constante des derniers Bourbons entre plusieurs maisons de plaisance, qui satisfait tout à la fois aux exigences de la vénerie et au goût grandissant pour la vie privée, invite à tempérer l’idée d’une cour fixée à Versailles et les conséquences écologiques attribuées à cette prétendue sédentarité. La multiplication de ces demeures, qui éloignent le prince de Versailles une bonne partie de l’année et auxquelles il faut ajouter nombre de constructions de fantaisie plus proches du palais, renvoie néanmoins de nouveau à la genèse du fantasme de l’absolutisme environnemental et animal, idée qui s’enracine dans la pensée de Norbert Elias. Dans la théorie éliasienne, fondée sur l’œuvre de Saint-Simon, le Versailles de Louis XIV est présenté comme un terrain privilégié où le souverain se serait plu à « tyranniser la nature et à la domestiquer », ce qui conduit le sociologue à tisser une homologie entre la géométrie des jardins de Versailles, symbole d’une nature maîtrisée, et l’image d’une cour parfaitement disciplinée, embrassées l’une et l’autre dans un même regard par le prince absolu10. La contrainte ainsi exercée serait à l’origine de cette forme d’opposition symbolique à Versailles qu’Elias appelle le « romantisme aristocratique », phénomène dont il situe l’acmé au XVIIIe siècle et qui désigne, tant chez les princes que chez les courtisans, la nostalgie pour une vie rurale idéalisée, en tant qu’elle représente un état antérieur à la curialisation qui arrache la noblesse à ses terres11. Cette grille de lecture a été d’autant plus facilement adoptée par l’historiographie que les animaux, et particulièrement ceux de basse-cour, semblent inextricablement liés à la « privatisation du plaisir noble »12. On remarque en effet que la construction de luxueux colombiers et poulaillers accompagne, quand elle ne la précède pas, l’édification des résidences de plaisance de Louis XV, les logements de ces volailles envahissant jusqu’à la terrasse des Petits Appartements du roi, au cœur même du château de Versailles. La façon dont les ← 12 | 13 → études animales investissent un champ moins connu − parce que moins documenté par les sources −, celui des compagnons familiers, demeure également tributaire de la vision éliasienne du pouvoir, dans la mesure où le goût prononcé des hommes de cour pour cette catégorie d’animaux est perçu comme un moyen de combler le besoin affectif généré par le processus d’autocontrainte et de contrôle des affects inhérent à la curialisation.

C’est donc une certaine vision du pouvoir royal, largement conditionnée par Norbert Elias, qu’il faut déconstruire à travers le prisme zoologique. Le cadre chronologique retenu (1715-1789) renforce le principe d’une « histoire humaine des animaux »13, car il forme une durée assez brève. Il se prête mal, notamment, à la perspective diachronique suivie par Robert Delort14. Il ne peut être question, non plus, d’analyser l’émergence des races, investigation qui réclamerait un temps plus long. Tout au plus peut-on constater que certaines d’entre elles se trouvent déjà constituées au siècle des Lumières. Il s’agit donc moins ici d’étudier les animaux de cour que leur utilisation par l’homme durant une époque restreinte mais représentative de l’institution curiale. En tant que telle, cette démarche peut néanmoins contribuer à la « zoologie historique » prônée par Delort et tenter de combler la carence que l’historien constate pour l’époque moderne15.

Ces présupposés inscrivent d’emblée la réflexion dans une perspective particulière, centrée autour de l’homme utilisateur des animaux. Il importe toutefois de ne pas sous-estimer la portée zoologique de l’approche puisque, à travers l’évocation des usages de l’animal, c’est bien de lui qu’il est question. Cependant, si l’histoire proposée ici n’adopte pas le « point de vue animal », il ne s’agit pas de nier la sensibilité des bêtes ou de contester leur statut de sujets agissants. La période considérée, qui place la réflexion autour de l’animal au cœur de sa pensée, invite au contraire à examiner comment cet impératif éthique nouveau a pu entrer en conflit avec un mode de gouvernance politique et environnemental anthropocentrique, tout entier dévolu au prince.

Évoquer tous les animaux qui évoluent dans l’entourage de ce dernier, c’est, semble-t-il, investir un domaine désormais bien jalonné16, d’autant que les études consacrées à la culture équestre et à la chasse ont considérablement enrichi l’histoire de la cour de Versailles en multipliant les angles d’approche. L’œuvre de Daniel Roche, en particulier, a permis de mettre en lumière la place des chevaux aussi bien dans les espaces quotidiens que dans la définition des hiérarchies sociales. À travers l’étude administrative des écuries royales, Daniel Reytier a quant à lui envisagé le rôle des commensaux au service du monarque dans le cadre de son transport quotidien et leur action pour répondre aux besoins grandissants de la cour. Dernièrement, William R. Newton a apporté des éclairages décisifs sur les bâtiments des écuries et ceux des équipages de chasse. Les auxiliaires de vénerie n’ont certes pas profité de la conservation de vestiges architecturaux comparables à ceux qui ont guidé l’étude des écuries royales, mais leur histoire s’est elle aussi souvent confondue avec celle de la cour ← 13 | 14 → de Versailles, notamment à travers la « somme » d’Édouard Dunoyer de Noirmont, toujours indispensable, et l’ouvrage désormais classique de Philippe Salvadori ou celui, plus récent, mais tout aussi érudit, d’Henri Pinoteau. Si les études sur les pratiques équestres et cynégétiques restent les plus nombreuses, c’est sans doute aussi parce qu’elles bénéficient d’une tradition aussi ancienne que leur objet. En lien ou non avec la chasse, l’histoire des pratiques alimentaires a, elle aussi, considérablement enrichi les études animales grâce aux travaux de Jean-Louis Flandrin et de Florent Quellier. En revanche, les autres bêtes ont souvent été reléguées dans le « domaine anhistorique des délices privés »17 et n’occupent généralement qu’une place marginale dans les court studies. Celle des collections zoologiques dans la logique de la distinction leur a toutefois permis d’être réévaluées, principalement grâce à Éric Baratay. En comparaison, l’historiographie consacrée aux compagnons familiers demeure décevante car ces animaux continuent de susciter la réticence des chercheurs. Cela reste particulièrement manifeste dans les biographies, où l’importance de la chasse dans la vie du modèle est systématiquement abordée, alors que ses animaux de compagnie demeurent souvent dans l’ombre, parfois en dépit de sources abondantes. Lorsqu’elle existe, la littérature qui leur est dédiée reste généralement dépourvue de portée scientifique. La plupart n’ont été tirés de l’oubli et de la petite histoire que tardivement, grâce aux publications de Corinne Beck et Fabrice Guizard, auxquelles il faut ajouter l’ouvrage majeur d’Éliane Del Col sur les oiseaux de cage. Comme l’ont montré les actes d’un colloque publiés par Mark Hengerer et Nadir Weber, qui ont voulu engager les court et les animals studies dans un dialogue international, nos connaissances sur les animaux à la cour se limitent à des cas particuliers – certaines espèces, certaines cours ou pratiques18 –, au risque, peut-être, de négliger l’importance des relations interspécifiques dans l’économie du pouvoir princier. Sans doute une vision comparative fait-elle encore défaut, ce qui, au vu du rayonnement européen de Versailles au siècle des Lumières, reste particulièrement dommageable. À notre sens, un autre obstacle réside, surtout s’agissant des travaux consacrés à la chasse, dans la prédilection accordée à l’étude d’usages nobles et codifiés, tels que les décrivent les traités de vénerie, qui ont quelque peu empêché de pousser plus avant l’investigation autour du statut des animaux. Il est vrai que, de ce point de vue, un tournant important est intervenu avec les travaux de Vincent Maroteaux qui, en étudiant l’administration de Versailles en tant que domaine de chasse, a mis en lumière deux aspects essentiels. Le premier est passé à peu près inaperçu, malgré son importance : au XVIIIe siècle, à part du petit gibier à plume, on ne chasse plus guère dans les parcs de Versailles, désertés par les laisser-courre du souverain19. Le second aspect, qui a récemment inspiré à Nadir Weber le concept de liminal animals20, conduit à évaluer le statut de la faune qui peuple les parcs royaux, dont la prospérité est assurée par des dispositifs qui interdisent d’évoquer des animaux ← 14 | 15 → véritablement sauvages. Plus largement, c’est l’idée même de « domestication » qui se trouve interrogée. Comme le souligne François Sigaut, le principal inconvénient de cette notion est qu’elle confond des réalités de plusieurs types, au risque de conduire à appréhender certaines situations comme aberrantes ou marginales21. Cette notion s’inscrit par ailleurs avec son contraire, celle de sauvagerie, dans une dualité qui ne correspond pas toujours au cadre de la France du XVIIIe siècle, dans laquelle, comme dans d’autres sociétés préindustrielles, les hommes, à l’instar du roi lui-même22, sont à la fois chasseurs, éleveurs, cultivateurs. Il s’ensuit que certaines espèces peuvent être conservées en même temps au titre de l’agrément, pour peupler les parcs de chasse ou comme ressource alimentaire. Tenter de montrer cette diversité en voulant répondre aux exigences de la globalité tout en tenant compte d’archives souvent fragmentaires pourrait conduire à une analyse dispersante23, voire à dissocier des catégories d’usage qui ne constituent pas nécessairement des champs séparés pour les hommes des Lumières. C’est pourquoi l’inégale disponibilité des sources détermine ici à éclairer successivement les domaines de la vie sociale dans lesquels les animaux interviennent. Il est également vrai que l’état des archives reflète aussi fréquemment une réalité, une situation particulièrement évocatrice, par exemple s’agissant de l’approvisionnement en espèces exotiques, très documenté au début du règne de Louis XV, ou de la consommation carnée, exceptionnellement bien renseignée durant les années 1745-1760. En dépit de sources parfois lacunaires, l’histoire zoologique proposée ici ambitionne de fournir une base archivistique assez large afin de la confronter aux textes normatifs et les soumettre à un devoir d’inventaire. Une mise en perspective apparaît également indispensable pour appréhender la nature des liens qui unissent le prince au monde animal. C’est ce à quoi voudrait s’attacher le propos liminaire, centré autour de la figure du prince, auquel son rang impose dès l’enfance d’être entouré d’un très grand nombre d’animaux. Montrons ensuite comment cette relation a évolué tout au long du siècle, depuis le retour de la cour à Versailles en 1722 jusqu’à son départ définitif et l’abrogation de la monarchie en 1792. ← 15 | 16 →

1Pierre Narbonne, Journal des règnes de Louis XIV et Louis XV, de l’année 1701 à l’année 1744, Joseph-Adrien Le Roi (éd.), Paris-Versailles, A. Durand et al., 1866, p. 149.

2Arch. nat., O1 1053, p. 136 : le 17 novembre 1716, le Régent donne au duc d’Antin « les poissons et héritages qui se trouvent dans les étangs et réservoirs qui servent aux fontaines de Versailles et de Marly […], pour en disposer comme de choses à luy appartenant ». Le document ne précise pas, il est vrai, si les carpes colorées sont du nombre, mais il y a tout lieu de croire que oui dans la mesure où leurs bassins sont comblés la même année.

3Sur cet aspect : Éric Baratay et Élisabeth Hardouin-Fugier, Zoos, histoire des jardins zoologiques en Occident (XVIe-XXe siècle), Paris, La Découverte, 1998, p. 100.

4Ibid., p. 41 et 93.

5Grégory Quenet, Versailles, une histoire naturelle, Paris, La Découverte, 2015, p. 10.

6Joël Cornette (dir.), Versailles, le pouvoir de la pierre, Paris, Tallandier, 2006.

7G. Quenet, op. cit., p. 40-41.

8Peter Sahlins, « The royal Menageries of Louis XIV and the civilizing process revisited », French Historical Studies, vol. 35, n° 2, 2012, p. 243-244, 250 et 255.

9G. Quenet, op. cit., p. 48. À propos de la diminution du gibier, voir p. 119 : « L’explication semble toute trouvée : à grand roi, parc abondant, à roi faible, parc dépeuplé. L’inconvénient d’un tel argument, fréquemment avancé, c’est qu’il néglige l’intensité de la prédation – à grand roi, chasse abondante –, le dynamisme des espèces naturelles et la complexité des mécanismes écologiques en jeu ».

10Norbert Elias, La Société de cour [1974], Paris, Flammarion, 1985, p. 255-256.

11Ibid., p. 270.

12Michel Denis et Noël Blayau, Le 18e siècle, Paris, Armand Colin, 2004, p. 64.

13Éric Baratay, Le Point de vue animal : une autre version de l’histoire, Paris, Seuil, 2012, p. 11.

14Robert Delort, Les Animaux ont une histoire, Paris, Seuil, 1984.

15Ibid., p. 11. Depuis la parution de l’ouvrage de l’historien, plusieurs travaux ont en partie comblé cette lacune.

16Consulter, pour chacun des auteurs suivants, la bibliographie en fin de volume.

17Katia Béguin, Les Princes de Condé, rebelles, courtisans et mécènes dans la France du Grand Siècle, Seyssel, Champ Vallon, 1999, p. 330-331.

18Mark Hengerer et Nadir Weber, « Introduction », in Mark Hengerer et Nadir Weber (dir.), Animals and Courts, Europe, c. 1200-1800, Berlin, De Gruyter Oldenbourg, 2020, p. 3.

19Vincent Maroteaux, Versailles, le Roi et son domaine, Paris, Picard, 2000, p. 181.

20Nadir Weber, « Liminal Moments: Royal Hunts and Animal Lives in and around Seventeenth-Century Paris », in Clemens Wischermann, Aline Steinbrecher et Philip Howell (dir.), Animal History in the Modern City: Exploring Liminality, Londres, Bloomsbury Academic, 2018, p. 49-50.

21François Sigaut, « Critique de la notion de domestication », L’Homme, t. 28, n° 108, 1988, Les Animaux : domestication et représentation, p. 59.

22Sur ce point, voir Michel Antoine, Louis XV, Paris, Fayard, 1989, p. 233-234.

23Voir, à ce propos, R. Delort, op. cit., p. 12.

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Chapitre liminaire

Les animaux : un « habitus du prince » ?

Si le cheval, associé aux prérogatives militaires de la noblesse, entre véritablement dans la définition d’un habitus princier1, c’est également le cas des chiens ou des faucons, car la chasse, que les « miroirs aux princes » érigent en école de la guerre, assure une fonction comparable à celle de l’apprentissage équestre, en complétant l’éducation du roi, comme le montre l’exemple du jeune Louis XV. Les premières représentations officielles du souverain, où l’accompagnent singes et lévriers, révèlent que les espèces d’agrément participent elles aussi d’une « nécessité de prince »2, révélatrice d’un style de vie. Dans l’Europe absolutiste, par les dépenses qu’ils engagent à travers la construction d’édifices monumentaux et l’emploi d’un personnel pléthorique, les animaux permettent de marquer l’appartenance à une culture commune dont Versailles est devenu le système référentiel depuis la fin du règne de Louis XIV. L’adoption de pratiques cynégétiques spécifiquement françaises, mais aussi les multiples imitations que suscite l’architecture zoologique édifiée par Le Vau et Hardouin-Mansart, témoignent du rôle primordial tenu par les animaux dans la diffusion du modèle versaillais dans un contexte concurrentiel, marqué par l’audience de nouveaux médias imprimés et l’émergence d’un « public courtois » européen à travers lequel les cours s’observent attentivement3.

Le cadre social

Les animaux qui évoluent dans l’entourage des princes renvoient à l’identité sociale de la noblesse, façonnée par sa vocation militaire et son statut de propriétaire terrienne. La composition du bestiaire royal au XVIIIe siècle traduit aussi un raffinement des comportements de l’aristocratie de cour. ← 17 | 18 →

Le cheval et la culture équestre

Les chevaux se révèlent des animaux indispensables au fonctionnement quotidien d’une cour. À titre d’exemple, on rappellera que lors du voyage d’automne à Fontainebleau, le cortège du souverain, qu’accompagnent des membres de sa famille et les princes du sang, comprend au bas mot quatre ou cinq carrosses des écuries royales, chacun attelé à six chevaux, soit vingt-cinq à trente animaux. Le roi et la cour accomplissent dans la journée et d’une seule traite les soixante-dix kilomètres qui séparent Versailles de Fontainebleau, ce qui implique de relayer en cours de route dans la mesure où les chevaux ne peuvent parcourir tout le trajet au grand trot. En conséquence, le seul cortège royal réclame une soixantaine de chevaux et cela sans tenir compte des montures destinées aux officiers, des animaux attelés aux véhicules qui transportent les bagages de la Maison-Bouche, soit dix voitures et quatre-vingt-seize chevaux (en comptant les relais, donnés à Essonne). Aux chevaux de carrosse s’ajoutent bien sûr les montures de chasse du souverain, qui le devancent dans ses demeures, celles des officiers4, celles réclamées par le service des ministères, etc. De fait, alors qu’au début du XVIIe siècle les écuries royales mobilisent seulement deux cents chevaux, ce nombre s’élève à sept cents à la mort de Louis XIV. La relative sédentarisation de la cour à Versailles accélère cette augmentation, car elle s’accompagne du développement d’une véritable cité administrative. Dès cette époque, les écuries de Versailles ne peuvent abriter cette population équine dont l’excédent investit des annexes dans la ville. À partir de 1715, le nombre de chevaux connaît une inflation permanente, que les écuries des autres châteaux tentent de résorber. Cette augmentation constante s’accompagne d’une diversification des utilisations du cheval que la cour de Versailles encourage, car, contrairement à ce qui a lieu dans le reste de la société de l’Ancien Régime, où les acquéreurs recherchent des chevaux pouvant accomplir des tâches différentes, les écuyers du souverain privilégient une demande sélective, en vue d’un usage extrêmement spécialisé5.

La diversité des pratiques équestres retrouve une forme d’unité à travers la figure du prince cavalier qui décline tous les usages du cheval – chasse, guerre, spectacle et manège – et définit de la sorte un habitus qui complète la préparation intellectuelle au métier de roi6. Au XVIIIe siècle, les grands moments de l’apprentissage équestre du prince restent publics, selon l’usage inauguré par Antoine de Pluvinel dans Le Maneige royal (1623). Ainsi, en février 1720, le duc de Chartres monte-t-il à cheval en présence du Régent et d’un grand nombre de courtisans réunis dans le manège de la rue Saint-Honoré, où Pluvinel avait établi son académie. La même année, Louis XV commence à regarder les écuyers manier des chevaux dans le manège des Tuileries ← 18 | 19 → en même temps que débutent ses premières leçons7. Leur précocité s’explique par la nécessité d’incarner la figure du roi cavalier que mettent en scène les principales cérémonies de la monarchie, qu’il s’agisse de rituels politico-religieux comme les sacres et les funérailles, ou d’évènements liés au rôle militaire et guerrier du souverain, parmi lesquels la revue des troupes à cheval ou la chasse8. La charge symbolique élevée dont la figure du roi cavalier se trouve investie ne se dément pas au XVIIIe siècle. Elle se donne à voir en particulier lors des premières apparitions publiques de Louis XV, à l’occasion desquelles les observateurs relèvent que le maréchal de Villeroy, qui l’accompagne, monte lui aussi un cheval de petite taille, de façon à ne pas éclipser le jeune monarque. Pour ce type d’occasion – autre signe de l’usage très spécialisé des équidés à la cour –, les cavaliers utilisent des chevaux nains, spécialement importés des rivages de la mer Baltique ou de Métélin (Mytilène) afin de servir de montures aux jeunes princes ou pour être attelés à leurs carrosses miniatures.

La culture qui se développe à partir du XVIe siècle autour des attelages participe elle aussi de cet habitus princier, mais emprunte des voies différentes. D’abord limitées à la famille du souverain, les véhicules hippomobiles connaissent une importante diversification à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle suivant un double mouvement qui permet, d’une part, la fabrication de véhicules plus légers pour le transport des particuliers et, d’autre part, la conception de voitures plus lourdes et plus sûres pour les besoins collectifs9. La berline concurrence le carrosse lors des grandes cérémonies royales tandis que la chaise de poste s’impose pour les courts déplacements. Les véhicules utilisés à la chasse varient en fonction des participants et de la technique pratiquée. Des membres de sa famille accompagnent Louis XIV dans de spacieuses calèches employées lors de la chasse à courre mais, pour les tirés, le roi préfère des véhicules qui ne comptent que deux places car la partie antérieure est spécialement accommodée pour y transporter ses chiennes couchantes. Bien souvent, le tout-venant des courtisans se contente de la « terrible gondole », vaste voiture que redoutent les chasseurs qui cherchent à se faire remarquer du roi car elle permet d’entasser une quinzaine de passagers qui gagnent en anonymat ce qu’ils perdent en confort.

La place centrale de la chasse

La chasse constitue le médium privilégié par lequel les princes manifestent l’éclat de leur pouvoir. Elle est pratiquée à Versailles sous trois formes principales. La fauconnerie, de loin la plus ancienne, est usitée en Europe occidentale depuis l’Antiquité tardive et devient dès l’époque mérovingienne un privilège royal et seigneurial. Toutefois, cette chasse connaît un lent déclin depuis le milieu du XVIIe siècle. Au début du suivant, le grand fauconnier n’exerce plus qu’un rôle honorifique lors de la cérémonie annuelle durant laquelle l’envoyé du roi de Danemark présente au souverain ← 19 | 20 → les oiseaux de proie offerts par son maître, ainsi en 171710. La place importante de la chasse au vol dans le cérémonial explique également que les vols du Cabinet demeurent les seuls équipages royaux à suivre Louis XV lorsqu’il vient s’établir aux Tuileries. Indirectement, l’installation de la cour à Paris et la minorité royale favorisent un regain d’intérêt pour la chasse au vol, car celle-ci peut se tenir à l’intérieur des palais. La présence de quelques étendues boisées autour de Paris permet même à la cour d’assister à la « volerie plénière » qui réunit l’ensemble des fauconneries royales chaque année. En 1718, la cour se rend ainsi à la porte Gaillon pour y assister à la chasse au vol mais le désordre causé par l’afflux de carrosses nécessite de congédier la Grande Fauconnerie et de ne conserver que les vols du Cabinet11.

La chasse au fusil ne bénéficie pas d’une tradition aussi ancienne que la fauconnerie. Entre l’extrême fin du XIVe siècle, période au cours de laquelle apparaissent les premières armes à feu, et le XVIe siècle environ, cette catégorie cynégétique reste même dépréciée car assimilée au braconnage. Pourtant, si les souverains français interdisent la chasse au fusil à leurs sujets, eux-mêmes s’y adonnent volontiers, à l’instar de Louis XIV vieillissant. Par ailleurs, le tir fait partie intégrante de l’éducation du prince qui y est initié bien avant de chasser à courre. Ainsi en est-il pour Louis XV, qui commence à abattre du petit gibier dès l’âge de dix ans lors de ses visites à la Muette.

Plus que toute autre chasse, la vénerie s’identifie à une pratique princière. Elle consiste à poursuivre un même animal jusqu’à ce que, épuisé, il soit aux abois, sans qu’il puisse donner le change, de façon à ce que sa fatigue progresse en même temps que la chasse. Autant dire que les exigences de la chasse à courre supposent de disposer de terrains très vastes, devenus depuis le XIIe siècle dans la plupart des régions d’Europe l’apanage des souverains. Aussi les gibiers qui, comme le cerf ou le chevreuil, se chassent à courre, apparaissent-ils d’autant plus prestigieux qu’à compter de cette époque, très rares sont les princes qui consentent à descendre de leur monture comme c’est souvent le cas lors des chasses des petits seigneurs. En dehors même du comportement du cerf à l’état naturel, qui donne lieu à un cérémonial complexe, des motifs symboliques concourent aussi à affirmer sa prééminence sur les autres gibiers. Omniprésent dans les textes hagiographiques, le cerf apparaît à saint Hubert, une croix entre les bois. Ces bois, symboles de résurrection car ils repoussent chaque année, alimentent la métaphore christique et concourent à ériger le courre du cerf comme modèle de la chasse royale dans toute la littérature courtoise du XIIIe siècle. Entre la fin du XIVe siècle et le début du suivant, la chasse du cerf reste la seule pratiquée dans la plupart des cours princières12.

L’interdiction de courre le cerf finalement promulguée par François Ier identifie définitivement cette chasse à la royauté, association qui s’impose aussi dans la littérature cynégétique. Jacques du Fouilloux, dans La Vénerie (1561), fait ainsi apparaître le roi à trois reprises. Mais c’est Robert de Salnove qui, avec La Vénerie royale (1655), demeure le premier des auteurs de chasse à assumer la logique de la société de cour et à promouvoir ← 20 | 21 → un modèle de civilité centré sur le roi13. De façon quelque peu paradoxale, les « miroirs aux princes » évoquent peu le courre du cerf. Dans son propre ouvrage, Jean Héroard y fait allusion, mais préconise pour l’enfant-roi la pratique de la fauconnerie ou celle de la levretterie14, ce qui, encore au temps de Louis XV, correspond à la réalité des usages. L’initiation du prince à la vénerie n’intéresse guère non plus les traités. Salnove, dont le livre est pourtant dédié à deux jeunes souverains, ne soulève pas la question. Il faut se tourner vers une lettre que cet auteur adresse à Christine de France pour trouver le problème explicitement abordé. Salnove y recommande de former d’abord Charles-Emmanuel II à la vénerie du lièvre et de lui faire courre une dizaine de cerfs par an, « car, dans l’âge où est S. A. R., j’aprenderois, si l’on le métoit tout à faict dans la chasse pour cerf, que cela ne préjudisiasse à sa santé, étant une chasse très pénible »15. Ce point de vue semble avoir été largement partagé, comme le montre une nouvelle fois l’exemple de Louis XV, tardivement instruit aux subtilités du courre.

Pratique spécifiquement française et modèle du rituel monarchique, la chasse à courre du cerf rencontre un écho privilégié dans les États de princes absolutistes comme le duché de Savoie, où elle est introduite au moins dès le XVIe siècle. Elle se diffuse plus tardivement dans l’espace germanique mais son adoption y constitue une preuve supplémentaire de l’influence culturelle de la cour de Versailles. Entre la fin du XVIIe siècle et le début du XVIIIe, beaucoup de princes allemands se dotent d’équipages semblables à ceux de Louis XIV, organisés à la française et utilisant des termes français16. En revanche, le courre du cerf reste peu répandu dans les monarchies tempérées, notamment en Angleterre, où l’animal se chasse surtout en parc. Georges Ier d’Angleterre entretient, il est vrai, un équipage pour le cerf, tout comme Auguste II, souverain de la libérale Pologne, mais le premier dans son électorat de Hanovre à Celle et le second dans son propre électorat de Saxe à Dresde. Si, au début du XVIIIe siècle, la plupart des princes allemands se détournent de la vénerie, autour de 1720 subsistent encore dans tout l’Empire pas moins de dix équipages de chasse à courre, dont ceux de Georges Ier et d’Auguste II, auxquels il convient d’ajouter, notamment, celui du prince d’Anhalt-Dessau à Dessau-Mosigkau ou encore celui du landgrave de Hesse-Darmstadt à Darmstadt17.

L’influence du courant pastoral

On comprendrait mal l’importance des animaux de ferme dans la culture de cour si l’on n’évoquait la mode pastorale. La traite des vaches, la confection et la consommation du beurre constituent des divertissements curiaux par excellence car ils renvoient, ← 21 | 22 → sous une forme idéalisée, aux activités des nobles campagnards. Dangeau, en 1719, les mentionne encore :

Il y a quelques jours que le roi étant allé voir mademoiselle de La Chausseraye, à sa petite maison de Madrid, elle lui fit présent d’une jolie vache fort ornée pour entrer dans la ménagerie qu’il établit à la Meutte ; et M. le duc d’Orléans, qui s’y trouva, donna au roi beaucoup de vases de porcelaine fort ornés d’argent et de bronze pour le service de la vache ; ceux qui ont vu le présent disent que rien n’est plus agréable ni plus magnifique18.

Pour Norbert Elias, ce type de divertissement est lié à la curialisation de l’aristocratie sous Louis XIV. Cette mutation, qui arrache la noblesse à ses terres, éloigne les producteurs de denrées alimentaires de leur lieu de production, de l’agriculture et de l’élevage. Elle constituerait l’origine du « romantisme aristocratique », qu’Elias définit comme une forme d’opposition symbolique à la domination de la nature mise en scène à Versailles. Du point de vue de Norbert Elias, la nostalgie de la campagne associée au romantisme aristocratique trouverait une préfiguration dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé qui décrit l’existence idéalisée de bergers-gentilshommes opposée au monde corrompu de la cour. Dans la perspective développée par Elias, c’est cependant au siècle des Lumières, en réaction contre la curialisation, que le romantisme aristocratique connaîtrait son apogée, concrétisé par les jeux pastoraux de l’aristocratie19. Cependant, les nombreuses mentions de grands personnages de la cour des Valois s’adonnant à des jeux pastoraux indiquent que ce type de divertissement reste très antérieur au renforcement de l’absolutisme. De fait, l’exaltation des activités agricoles et pastorales demeure profondément liée à la critique de la vie de cour qui commence à se faire jour après la publication du Cortegiano de Baldassare Castiglione (1528), ouvrage que les contemporains lisent comme un manuel technique à destination du courtisan professionnel en quête de pensions. En réaction contre l’idéal comportemental et les préceptes enseignés par Castiglione, les attaques contre la vie de cour s’imposent dans le sillage Du mespris de la court & de la louange de la vie rustique d’Antonio de Guevara (1542)20. Face aux artifices curiaux, les auteurs célèbrent la simplicité de la vie campagnarde au travers d’œuvres dont L’Astrée, l’une des dernières du genre, est aussi la plus emblématique. Loin de traduire une réaction contre le modèle curial louis-quatorzien, la constitution des ménageries aristocratiques du XVIIIe siècle révèle donc la persistance de l’héritage culturel de la Renaissance et des divertissements scéniques donnés à la cour des Valois dont l’esthétique paradoxale se retrouve dans l’œuvre d’Honoré d’Urfé, laquelle met en scène des gentilshommes déguisés en bergers qui n’ont pas pour autant renoncé à leur statut social21. Aussi leurs vêtements et leur houlette sont-ils tirés des matières ← 22 | 23 → précieuses qui composent les atours des courtisans, de même que, lors des jeux de Louis XV, la traite des vaches signale une activité humble, mais s’effectue dans des réceptacles de porcelaine et d’argent.

Raffinement des mœurs et du cadre de vie

La composition du bestiaire qui peuple l’environnement direct des princes s’explique par un mouvement général de raffinement des mœurs et de progrès de l’hygiène devenu sensible à partir du milieu du XVIIe siècle. L’évolution des goûts cynophiles de l’aristocratie de cour en constitue un indice révélateur. Durant les Lumières, les chiens d’arrêt restent les seuls animaux de chasse véritablement représentés dans l’intimité royale. Au contraire, les dogues et les grands lévriers d’attache qui vivent aux côtés des grands seigneurs jusque durant la régence d’Anne d’Autriche perdent ensuite leur statut d’animaux familiers. Au siècle suivant, pour leurs intérieurs, le roi et ses proches privilégient aussi de petites espèces exotiques comme le capucin ou le singe vert, tandis que les chimpanzés et les orangs-outans, encore mentionnés aux côtés des premiers Bourbons, sont relégués dans les ménageries. Ils y sont rejoints par des oiseaux marins indigènes comme la sterne et le goéland, commensaux des appartements jusqu’au règne de Louis XIII.

La prédilection pour les petits animaux soutient l’esthétisation du cadre de vie associée à l’installation de la cour à Versailles. À partir des années 1680, les mentions de niches en tapisserie à la garniture richement galonnée commencent à se multiplier dans le journal du Garde-Meuble royal22. D’un usage plus ancien, quoique mal documenté, le mobilier réservé aux oiseaux exotiques stimule lui aussi la consommation somptuaire. Les cages en bois d’amarante, garnies de mosaïques et de fils d’argent, comme celle que le Régent réserve à son perroquet23, semblent avoir été assez répandues. En contrepartie, les compagnons familiers deviennent plus discrets dans la culture littéraire. Alors qu’ils suscitent l’émulation des poètes de cour durant la Renaissance, au siècle des Lumières la flagornerie courtisane adopte des formes plus pragmatiques. En 1721, un officier gascon qui désespère d’obtenir une pension du Régent attache son placet au cou de l’un des barbets du prince, lequel accorde la pension, ayant trouvé ce « tour de Gascon » fort plaisant24. ← 23 | 24 →

Le cadre administratif et architectural

La Maison du roi, administration domestique qui assure son service, forme, avec celles des membres de sa famille, le noyau de la cour. D’elles dépendent des officiers chargés d’administrer Versailles et les autres domaines de la Couronne, mais aussi plusieurs départements ou institutions dédiés aux animaux. Pour abriter les hommes et les bêtes qui composent ces institutions, chaque résidence royale comprend un certain nombre de bâtiments indispensables.

Les écuries et la Vénerie

Les écuries constituent l’un des principaux départements des Maisons royales et leur poste de dépense le plus élevé. On estime de la sorte que les seules écuries du roi coûtent chaque année environ un million cinq cent mille livres. Selon l’usage, les départements équestres des Maisons royales assurent le transport des princes mais aussi l’éducation des pages. Traditionnellement, les reines et les Dauphines disposent d’une écurie indépendante avec leurs propres pages alors que les enfants de France ne bénéficient que de détachements des écuries du souverain. Les écuries du roi se divisent en trois entités : la Grande Écurie, la Petite Écurie et l’administration des haras. La Grande Écurie regroupe préférentiellement les chevaux de selle sous le commandement du grand écuyer, dit « M. le Grand ». En 1718, c’est le prince Charles qui accède à cette charge détenue depuis le milieu du XVIIe siècle par sa famille, branche française de la Maison de Lorraine. La Petite Écurie réunit attelages et chevaux de trait sous l’égide du premier écuyer, appelé « M. le Premier ». Moins prestigieuse que celle de grand écuyer, la charge de premier écuyer appartient depuis 1645 à une dynastie issue de valets de chambre, les Beringhen. Dans les faits, la répartition des fonctions entre les deux écuries se révèle souvent inefficiente, de même que l’autorité du grand écuyer sur ces deux entités. Les règlements royaux, qui prétendent mettre un terme aux conflits entre le grand et le premier écuyer, ne font qu’alimenter leurs querelles qui reprennent régulièrement sous divers prétextes. En 1720, par exemple, une mention du Mercure semble indiquer que M. le Grand et M. le Premier se disputent l’honneur de mettre le roi à cheval pour la première fois. Finalement, le choix se porte sur deux montures offertes à Louis XV par son cousin le prince des Asturies, ce qui permet une nouvelle fois d’éluder le fond de la contestation25. L’administration des haras, qui comprend le haras royal et les dépôts d’étalons en province, forme un troisième ensemble. Placé sous la direction du grand écuyer, il est chargé de la sélection et de la reproduction des chevaux afin d’approvisionner la cour et la cavalerie militaire26.

Sous le nom de Vénerie, les comptes royaux regroupent abusivement une grande partie des services de chasse de la Maison du roi, comme la Grande Vénerie ← 24 | 25 → proprement dite, c’est-à-dire l’équipage du cerf, mais aussi la Grande Fauconnerie de France, dirigée par le grand fauconnier, ou les oiseaux du Cabinet. Sont exclus de la Vénerie − au sens comptable − la Grande Louvèterie et les équipages qui dépendent de la Chambre du roi, comme les levrettes. La Maison des représentants masculins de la famille royale, mais non celle des princesses, comprend des équipages semblables, dont l’organisation reproduit, en la simplifiant, celle qui définit les départements de chasse à la disposition du souverain. Au moment de sa régence, celle de Philippe d’Orléans réunit de la sorte un premier veneur, un capitaine des levrettes, un premier fauconnier et un chef des oiseaux du Cabinet. S’agissant de personnages aussi peu chasseurs que le Régent (et avant lui son père), la multiplication de ces équipages participe surtout d’une nécessité de prince, qui renvoie autant à l’indispensable apparat entourant sa personne qu’à son rôle de protecteur dont le patronage consiste à assurer des emplois à sa clientèle.

Officiers et serviteurs non privilégiés

Au sein des Maisons royales, le service est assuré par deux types de domestiques. Les officiers sont propriétaires de leur charge (ou office) qu’ils accaparent souvent durant plusieurs générations. C’est particulièrement le cas de ceux qui dirigent chaque département de la Maison du roi et appartiennent à de grandes familles aristocratiques. Des formes de « régences », très fréquentes aux XVIIe-XVIIIe siècles, facilitent cette transmission héréditaire. Cette pratique consiste à faire remplir les obligations de la charge par un parent proche durant la minorité du titulaire. La famille des Marets parvient de la sorte à conserver celle de grand fauconnier qu’elle détient depuis 1650. « La charge est depuis trop longtemps dans votre famille pour en sortir»27. Telle est la réponse faite par le Régent à la comtesse des Marets venue le remercier de conserver cet office à son fils qui n’a pas sept ans. L’acquisition de ces charges relève d’un placement qui procure revenus et prestige. Bien souvent, les offices subalternes ne réclament même pas la présence des titulaires. À la Grande Écurie, la plupart des officiers viennent signer les registres au début de chaque quartier et reçoivent en échange le certificat qui leur permet de prétendre aux revenus de la charge28.

L’absence de service réel de beaucoup des officiers explique que les Maisons royales emploient des domestiques non privilégiés qui se divisent en trois catégories. Ceux qui détiennent un simple brevet exercent souvent des charges afférentes au service personnel du souverain, comme le commandement de ses équipages de chasse privés ou la garde de ses animaux domestiques. Les serviteurs pourvus de commissions servent quant à eux au sein des écuries et des équipages de chasse à partir du règne de Louis XIV. Leur proportion augmente sans doute après la réforme de 1706, qui sanctionne l’incompatibilité fondamentale entre, d’une part, le fonctionnement général de la Maison du roi, où les officiers servent par quartiers de trois mois et, d’autre part, le fonctionnement de la Vénerie elle-même, dont les meutes sont réformées tous les six ← 25 | 26 → mois. Suivant ce système, les gentilshommes qui reprennent leur service après neuf mois d’absence trouvent la meute presque entièrement changée et ne connaissent plus ni le caractère des chiens ni même leur nom. C’est la raison pour laquelle Louis XIV décide de dispenser la plupart des officiers de service effectif, tout en leur conservant leurs privilèges. Les gens de livrée forment la troisième catégorie de domestiques non privilégiés. Ils servent surtout dans les écuries et la Vénerie. Il s’agit d’un personnel subalterne, souvent en condition précaire. À la mort de Louis XIV, le nombre des gens de livrée nécessaires au soin des six cent quarante-huit chevaux entretenus dans les deux écuries royales représente trois cent sept personnes29.

Les dépenses des écuries et de la Vénerie

L’administration des écuries royales et de la Vénerie repose sur des budgets prévisionnels qui encadrent les dépenses ordinaires. Toutefois, ces budgets, établis sur un pied ancien, ne tiennent compte ni de l’accroissement numérique des animaux (et conséquemment du nombre de domestiques employés) ni de l’augmentation du prix des fournitures. Afin de pourvoir aux dépenses de ses équipages de chiens et de chevaux, le roi doit donc ajouter un fonds extraordinaire composé de sommes à peu près fixes, versées annuellement, et de suppléments accordés de façon plus circonstancielle30. Dans le cas de la Grande Vénerie, ces suppléments atteignent cinquante mille livres annuelles, que le monarque cesse d’accorder au grand veneur en 1714, lorsque son fils légitimé, le comte de Toulouse, accède à cette charge. Dès lors, cet officier se trouve contraint à un équilibre financier tout relatif, comme le révèle sa comptabilité (fig. 1).

Fig. 1. Les comptes de la Grande Vénerie, exprimés en livres (1719-1722)

Le fonds ordinaire dévolu à la Grande Vénerie s’établit autour de soixante-dix-neuf mille livres, en principe versées annuellement. En 1720, cependant, le comte de Toulouse reçoit la somme de cent cinquante-neuf mille sept cent soixante-deux livres, pour l’année en cours et celle qui la précède. Dans ce dernier cas, il s’agit donc d’un simple remboursement qui prouve qu’il va de l’intérêt du souverain de confier sa ← 26 | 27 → Vénerie à un seigneur fortuné, lequel peut consentir des facilités de caisse au Trésor royal. Des revenus occasionnels complètent le fonds ordinaire. En 1720, s’y ajoutent trois mille six cents livres, somme qui correspond à divers arriérés remboursés par le marquis de Beringhen pour le renouvellement des chevaux des pages de la Vénerie (pour la période 1714-1719). Le grand veneur perçoit par ailleurs un autre type de recette, puisque, comme les autres grands officiers, il dispose des charges constitutives de son département lorsqu’elles deviennent vacantes et dont la vente forme son « casuel ». Ces ventes, toutefois, compensent mal les dépenses et, en dernière analyse, la charge de grand veneur coûte au titulaire davantage qu’elle ne lui rapporte. Pourtant, en dépit des dépenses engagées, l’achat de cette charge par le comte de Toulouse lui reste profitable. Membre de la maison régnante et par conséquent condamné, par nécessité de prince, à disposer d’un équipage pour le cerf, il reçoit le plus prestigieux de tous, dont l’entretien lui coûte moins que s’il lui appartenait en propre.

L’administration des domaines royaux et l’itinérance du souverain

Avant d’examiner la spécificité de Versailles, il convient de rappeler que les demeures royales se situent au cœur de capitaineries, circonscriptions territoriales instaurées par François Ier et administrées par des officiers de la Maison du roi, dans lesquelles le souverain dispose du monopole du droit de chasse31. Bien souvent, ces territoires réservés englobent les terres de particuliers qui n’ont de cesse de solliciter que leurs domaines enclavés soient soustraits de la capitainerie dont ils dépendent, ainsi en 1721, lorsque le président de Menars supplie Philippe d’Orléans de distraire ses terres de Conflans-Sainte-Honorine de la capitainerie de Saint-Germain32.

D’une façon générale, la Régence constitue une époque laxiste, en raison des nombreuses permissions délivrées pour chasser au sein des capitaineries royales et du nombre de chasseurs qui s’y exercent sans aucune permission. L’ensemble des officiers affectés à la surveillance du gibier, ou chargés de statuer sur les infractions, sont placés sous l’autorité d’un capitaine des chasses parfois également investi de la fonction de gouverneur de la résidence royale dont dépend la capitainerie. Durant le règne de Louis XIV, on compte jusqu’à trente-neuf capitaineries dans l’ensemble du royaume. La sédentarisation de la cour en Île-de-France, qui rend superflu l’entretien d’un personnel nombreux en province, entraîne la suppression de beaucoup d’entre elles, ramenant leur nombre à treize au début du XVIIIe siècle, ce qui augmente en proportion le budget et l’activité des capitaineries royales franciliennes33. Vers Nemours, au sud-est, se trouve la capitainerie de Fontainebleau. La capitainerie de Saint-Germain-en-Laye touche au sud la forêt de Rambouillet et au nord la rive ← 27 | 28 → droite de la Seine ainsi que les deux rives de l’Oise. Entre ces deux vastes ensembles se niche la capitainerie de Corbeil, sur la rive droite de la Seine, cantonnée au sud par la capitainerie de Fontainebleau et au nord par celle de Vincennes, cette dernière créée en 1676 par des prélèvements opérés sur la capitainerie de Livry et sur la varenne du Louvre. Au nord de la capitainerie de Vincennes prend place la capitainerie de Livry et Bondy. À l’ouest de la capitale s’étend la capitainerie de la varenne des Tuileries et bois de Boulogne, augmentée par le démembrement de la varenne du Louvre en 1705. Au nord de ce territoire continu se situent les capitaineries de Compiègne et de Halatte34. Du point de vue administratif, Versailles demeure « une curiosité institutionnelle ». En effet, le domaine, malgré son immensité – le Grand Parc atteint déjà huit mille hectares en 1683 –, n’a jamais été érigé en capitainerie, mais garde au contraire un caractère privé que le monarque s’attache à lui conserver. Le départ de la cour en 1715 remet en cause ce statut particulier. L’année suivante, un édit royal intègre Versailles à l’administration générale des domaines de la Couronne, rattachement confirmé par un nouvel édit, promulgué en 172235.

Siège de la cour et véritable « vitrine » de la monarchie, Versailles ne constitue pourtant pour le roi qu’une résidence parmi d’autres. Tout au long de l’année, il partage son temps entre plusieurs châteaux où ses chiens et ses chevaux l’accompagnent. Les déplacements du souverain dans l’une ou l’autre de ses demeures restent essentiellement motivés par les terrains de chasse qui en dépendent, où les gibiers, la nature du sol, la répartition des plaines, des forêts et des zones humides varient. Selon le type de chasse pratiqué, chacun de ces territoires présente des spécificités et un attrait particulier, différemment exploités en fonction des saisons et des désirs du prince36. Sous Louis XIV, les tirés se tiennent préférentiellement à Versailles, qui accueille aussi de petites chasses de divertissement auxquelles le roi peut s’adonner sans négliger les affaires de l’État (vénerie du lièvre). Les grandes chasses d’apparat (vénerie du cerf) se tiennent plutôt à Fontainebleau, où la cour réside presque chaque automne. Le monarque s’adonne à des « chasses de parc » (vénerie du daim) dans celui de Marly où il séjourne de plus en plus fréquemment à la fin du règne. Saint-Germain offre un cas un peu particulier puisque le roi y chasse, mais sans y résider depuis qu’il a fixé sa résidence à Versailles. Compiègne constitue une autre des maisons de chasse privilégiée par Louis XIV, qui cesse toutefois de la fréquenter à partir de 1698.

Le roi ne séjourne dans ces grands châteaux royaux qu’à compter du moment où il établit sa cour à Versailles, dont ces demeures constituent en quelque sorte des satellites. Il convient de souligner qu’en septembre 1715, l’entourage royal n’abandonne pas seulement Versailles, mais aussi ce réseau de résidences qui lui est directement associé. En contrepartie, le retour du souverain dans sa capitale redonne de leur importance aux maisons royales situées à Paris et dans ses environs, dont l’intérêt, cette fois encore, diverge en fonction des chasses proposées au prince. La cour de Louis XV s’établit d’abord à Vincennes. Elle y demeure quatre mois avant de s’installer aux Tuileries en ← 28 | 29 → janvier 1716. Bien qu’il n’y réside plus, Louis XV