Le réveil géopolitique de la finance - Guillaume A. Callonico - E-Book

Le réveil géopolitique de la finance E-Book

Guillaume A. Callonico

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Beschreibung

Ancrés dans des années de relative paix mondiale et d’une hyper-globalisation économique, les investisseurs institutionnels reconnaissent que le risque géopolitique a été le plus sous-estimé de ces dernières décennies. Devant la militarisation croissante et évidente de plusieurs secteurs de l’économie par les gouvernements, les gros joueurs financiers sont appelés à une vigilance qui nécessitera une introspection et la refonte de leur prise de décision d’investissement. Cela prévaudra pour toutes les grandes classes d’actifs, et ce, tant dans les pays développés qu’émergents, causant assurément un choc profond des expériences.
Confronté à ce qu’on pourrait qualifier de récession géopolitique, l’investisseur qui veut réussir devra saisir, mais surtout anticiper les cycles géopolitiques qui, comme ceux prévalant en économie, suivent des tendances aussi surprenantes que persistantes à travers le temps. Sans se répéter, l’histoire rime malgré elle, dit-on.
Dans ce livre, Guillaume A. Callonico fournit une perspective et des outils pour penser différemment. Conserver cette agilité pour accepter de concevoir souvent l’inconcevable sera ce qui pourrait faire la différence dans le succès de la performance des investisseurs dans un monde de plus en plus imprévisible.
Charles Émond, Président et chef de la direction
Caisse de dépôt et placement du Québec


À PROPOS DE L'AUTEUR


Guillaume A. Callonico est directeur principal, responsable de la gestion des risques géopolitiques et transversaux à la Caisse de dépôt et placement du Québec. En parallèle, il enseigne la gestion des risques politiques et géopolitiques à l’Université de Montréal.

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Guillaume A. Callonico

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le réveil géopolitique de la finance

Votre organisation est-elle prête

à affronter la guerre ?

Essai

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Guillaume A. Callonico

ISBN : 979-10-377-8706-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À ma fille, Zoé, et mes filleules, Andrea et Joséphine,

puissent-elles continuer à grandir

à l’abri des bouleversements à venir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Merci à Charles Émond, pour sa participation

à l’écriture du résumé en 4e de couverture.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Bon espoir que 1914 soit meilleure que 1913 », derniers mots d’une lettre écrite par Augustin Callonico, mon arrière-grand-père, à sa femme, Catherine Ardoïno, pour la nouvelle année 1914 avant que l’apocalypse géopolitique ne déferle sur l’Europe, le monde et leurs vies.

 

 

 

 

 

 

Préface

 

 

 

Finance et géopolitique : le syndrome du calamar

La réalité est franchement têtue : faite désormais de guerres, de chocs et de catastrophes, elle ne correspond plus du tout aux petites histoires linéaires que l’économie cherche trop souvent à raconter. Elle dessine même avec insistance les contours d’un « New Normal » que le livre de Guillaume Callonico permet de regarder en face, et que toute décision financière ou économique doit dorénavant prendre en compte. En effet, dans ce nouveau monde, le Politique a pris la main sur l’économie pour la conduite du scénario mondial. Les entreprises doivent donc connaître les outils théoriques et pratiques des sciences politiques, afin de les intégrer à leurs réflexions stratégiques et à leurs arbitrages. C’est dans cet esprit qu’a été construit cet ouvrage.

 

Attention, tout ne commence pas avec Poutine ou Trump

Le cycle politique ne date d’ailleurs pas de la guerre en Ukraine, ou du passage d’un Donald Trump à la Maison-Blanche. En effet, ce retour bruyant des risques géopolitiques était en gestation depuis longtemps, alors même que le monde des affaires se croyait entré, après la chute de l’URSS, dans un « monde plat », c’est-à-dire organisé par une mondialisation triomphante, elle-même ordonnée par les États-Unis, puissance hégémonique qui semblait toute aussi triomphante. En somme, ce que l’on appelait alors la fameuse fin de l’histoire, adossée à un consensus qui se résume assez facilement : le développement international des échanges de biens et de capitaux semblait bénéfique, car il créait une croissance qui profitait à la classe moyenne, et il réduisait la pauvreté. L’économie menait donc la danse, et tout cela poussait en même temps à la démocratisation des pays les moins avancés tout comme à la paix globale. La théorie du doux commerce de Montesquieu semblait se matérialiser, à l’ombre du capitalisme libéral.

Effectivement, tout cela a fonctionné quelques années, mais surtout pour certains pays ou pour les catégories de populations les plus capables de s’insérer dans la mondialisation. En fait, les crises politiques couvaient derrière le succès apparent du système. Le consensus néo-libéral s’est donc d’abord effrité, et il est en train de s’effondrer, confronté à la réalité d’une colère politique très large qui transcende la nature des régimes ; confronté aussi à la violence de conflits inter-États qui ne valident plus du tout ce message d’une mondialisation heureuse. Pour bien comprendre ce qui est en train de se passer, il faut donc reprendre tout à zéro dans notre façon d’analyser le monde, en repartant des rapports de force géopolitiques qui le façonnent. C’est exactement ce qu’explore cet ouvrage, appuyé sur de solides théories, mais aussi sur une multitude d’exemples concrets.

 

Merci Xi ?

Cependant, il ne suffit malheureusement pas de changer d’idées pour changer la réalité, car tout cela a eu des conséquences dont nous payons aujourd’hui le prix. En effet, la rengaine d’une mondialisation heureuse a influencé la stratégie des entreprises et des États, et cela a créé une forme d’inertie et de dépendance par rapport aux choix et aux chemins du passé. On ne fait pas tourner facilement le paquebot de l’économie et de la finance mondiale. Par exemple, le dessin des chaînes de valeur répondait certes au souci de rapidité et d’économie de coûts, mais il n’avait cure des risques géopolitiques. Ainsi se préparait ce que nous sommes en train de vivre : une montée brusque de la conflictualité autour de toutes les ressources essentielles, et de toutes les chaînes de valeur stratégiques. Aucun État au monde n’échappe plus à la crainte de la rupture d’approvisionnement et de la pénurie. Quant aux États-Unis, l’idée d’un cercle vertueux puissamment à l’œuvre dans la mondialisation explique aussi une immense erreur de stratégie géopolitique à propos d’une Chine dont les Américains attendaient tout simplement que la croissance entraîne la démocratisation. Il fallait les ambitions de Xi pour que la réalité fasse soudain irruption dans un faux narratif. On l’en remercierait presque.

Nous avons donc des biais de pensée et des projections du monde qu’explore ce livre, et qui s’expliquent entre autres par une sous-estimation chronique du facteur politique et une surestimation, en regard, du facteur économie. Ce déséquilibre se retrouve d’ailleurs dans les outils de gestion des risques financiers, qui intègrent insuffisamment la dimension géopolitique. Or, cela crée de vrais points aveugles dans notre perception de la réalité, et c’est souvent là, dans ce que nous refusons de croire ou de voir, que se logent nos plus grands risques. C’est tout le sens du titre, en référence à ce film où une partie de la population mondiale peine à accepter l’arrivée d’une météorite qui occupe pourtant la moitié du ciel. C’est aussi de cette façon qu’il faut lire le récit parfois rocambolesque des réunions de Guillaume, politologue confronté à la cécité d’un monde façonné par l’économie, et sidéré par les réactions de fuite en avant d’une finance que l’évidence de la géopolitique gêne. Il se promène donc avec son dossier « guerre » sous le bras, et nous raconte comment, et pourquoi, intégrer la géopolitique dans toute la chaîne de décision des entreprises.

 

Êtes-vous prêts à la guerre ?

Pour cela, il faut d’abord ouvrir large l’angle du regard et de la pensée en rappelant que notre champ des possibles est toujours trop étroit, car borné par nos croyances. Les scénarios géopolitiques doivent donc être, par principe, questionnés et sans cesse remis sur l’établi. Il faut créer, martèle Guillaume, des équipes spéciales, formées aux sciences politiques, chargées de gérer les crises, mais aussi de challenger les positions et les certitudes de chacun, quels que soient les niveaux hiérarchiques, exactement comme le pratiquent les militaires. Pour mieux prévoir, il faut interroger nos convictions les plus évidentes et les plus inébranlables. Êtes-vous prêts à la guerre ? nous demande Guillaume. Pas évident d’être prêt à cela… D’autant qu’il y a beaucoup de façons de faire la guerre aujourd’hui, par les armes, par l’économie, par le droit, par les normes, par la culture, proches ou éloignées des terrains de conflits, tous les États, comme toutes les entreprises, doivent pourtant réfléchir à ce que cela change dans leurs fonctionnements, leurs outils, leurs arbitrages, leurs priorités.

Et plus particulièrement en matière de finance, comment faire ? Il faut compléter systématiquement les outils traditionnels de prévision des risques macro-économiques et financiers, par de nouveaux process et de nouveaux critères, spécifiquement ciblés sur les risques géopolitiques. Pour ce faire, il faut extraire de la boîte à outils des politologues ce qui sera le plus opérationnel. Ainsi, Guillaume revisite-t-il les théories des systèmes monde et des cycles hégémoniques d’un Gilpin, d’un Modelski ou d’un Wallerstein, pour rappeler que les événements dits « de rupture » que nous vivons sont en fait très typiques d’un cycle d’affaissement hégémonique. L’argumentaire théorique est convaincant, et même troublant, tant il semble coller à la réalité. C’est grâce à cette grille d’analyse cyclique de l’histoire que Guillaume éclaire en profondeur, et dans le temps long, la nature de la rivalité États-Unis/Chine. L’apport des sciences politiques est également incontournable pour mettre en place les systèmes d’alerte nécessaire afin d’évaluer les risques politiques au sein de tous les pays, et cela, quels que soient leur niveau de développement ou leur type de régime. Guillaume utilise donc toute la gamme des sciences sociales pour caractériser la nature des régimes, leur légitimité, et leurs points de rupture. Il propose des outils, des process, des méthodes. Il traduit Max Weber pour la finance.

 

La grande nostalgie de l’homo-economicus

Mais au fond, derrière les conseils très pratiques qu’il prodigue, il nous aide surtout, dans une grande tradition d’économie politique, à prendre conscience des ravages qu’a pu faire cette idée d’un homme réduit à sa condition rétrécie d’homo-economicus, soi-disant orienté par sa seule rationalité et sa volonté d’optimiser ses intérêts, au moment même où l’homo-politicus entrait pourtant dans une longue colère historique, contre une mondialisation libérale dont il n’accepte plus les inégalités.

Voir différemment les individus et la nature de leurs préférences, les voir malmenés par leurs passions et leurs émotions, les voir dotés d’une autre rationalité que celle de l’économie, c’est la seule façon de contrebalancer l’un des biais les plus ancrés sur les marchés financiers : cette tendance systématique à ne s’intéresser au risque politique qu’à court terme, voir même à le surestimer, par exemple au moment d’une élection, mais à l’oublier vite ensuite, et donc à le sous-estimer dès qu’il est moins visible, alors qu’il est pourtant toujours au travail pour orienter la trajectoire des pays. C’est à cause de ce biais, que face à l’avalanche des événements qui pointent tous une grande crise mondiale de légitimité politique, la finance peine pourtant encore à ne pas rêver d’un retour « à la normale », c’est-à-dire à un monde où l’économie présiderait aux arbitrages des individus comme des États ; un monde où les chocs géopolitiques redeviendraient des anomalies singulières, de simples déviations par rapport à la tendance. Qu’il était agréable, ce monde probabilisable, fait de droites et de cycles !

 

Ne vous trompez pas de lunettes

Chausser ce genre de lunettes, croire à la « normalisation », croire encore à l’homo-economicus-roi conduirait pourtant, une fois de plus, à de faux diagnostics. La réalité géopolitique est pour l’instant, et pour un bon moment encore, en déséquilibre. Les plaques tectoniques bougent. C’est cette réalité qu’il faut accepter. C’est cette incertitude avec laquelle il faut travailler. C’est à cela que nous aide Guillaume.

PS : Tu sais, il paraît que les calamars sont les seuls animaux à ne pas avoir de points aveugles. De là à prétendre qu’ils savent mieux que les hommes se regarder tels qu’ils sont, je n’irais pas jusque-là, mais franchement, je suis bien tentée, parlons-en un de ces jours… Merci à toi pour ces nombreux échanges et bravo pour ce livre nécessaire.

 

Tania Sollogoub

Responsable de la coordination des pays émergents

et de l’analyse des risques géopolitiques au Crédit Agricole

 

 

 

 

 

 

Préambule

 

 

 

L’apocalypse géopolitique ne commence pas avec l’agression de l’Ukraine par la Russie, mais par une forme de déni collectif, à l’image du film Don’t Look Up, à ne pas vouloir constater la montée aux extrêmes et le retour de la logique de la guerre.

Éviter la guerre. C’est justement la tâche que s’étaient donnée le Premier ministre britannique Arthur Neville Chamberlain et le président du conseil français Édouard Daladier, en se déplaçant à Munich les 29 et 30 septembre 1938 rencontrer Adolf Hitler et Benito Mussolini. Vingt ans à peine après la fin de la Première Guerre mondiale, les démocraties souhaitaient éviter que la guerre n’éclate à nouveau sur le continent européen. Il fallait alors, sous les auspices d’une diplomatie chancelante et d’une course à l’armement engagée par les puissances autoritaires, éviter le désancrage des anticipations vers la guerre. Il était nécessaire de court-circuiter le dérapage vers le conflit. Pour préserver une paix intenable, ils vont sacrifier la souveraineté de la Tchécoslovaquie et acter la cession des Sudètes au profit du IIIe Reich.

Les Britanniques et les Français acclameront par milliers la nouvelle et leurs chefs de gouvernement sans comprendre que « la reculade de Munich est porteuse d’un immense danger que la conférence n’est pas parvenue à écarter »1. Dit autrement, la facilité avec laquelle Hitler a obtenu ce qu’il voulait va probablement le convaincre qu’il est temps de passer à l’acte. Les démocraties, on le sait, étant plus réticentes à la guerre que les régimes autoritaires2.

De retour sur le sol britannique, Chamberlain s’adressera à la foule massée sur le tarmac de l’aéroport et dira « je crois que c’est la paix pour notre époque »… « nous jugeons que le traité, signé la nuit dernière, et le Traité naval anglo-allemand sont les symboles du désir de nos deux peuples de ne jamais s’engager dans la guerre à nouveau l’un contre l’autre ». Le 15 mars suivant, violant délibérément les accords de Munich passés six mois plus tôt, le IIIe Reich envahit les régions de Bohême et de Moravie, mettant fin à l’existence de facto de la Tchécoslovaquie, sans que Londres ni Paris ne réagissent. Cinq mois plus tard, Berlin attaque la Pologne. L’engrenage des alliances s’en suit… comme en 1914. La Seconde Guerre mondiale a d’abord commencé parce qu’on n’a pas voulu croire qu’elle pourrait avoir lieu. Et les marchés ? Ils décrocheront à partir de la campagne de France en mai 1940.

Et ce déni, on l’a récemment revécu au niveau mondial. On ne voulait pas croire à la victoire de Trump en 2016. On ne voulait ensuite pas croire à l’idée qu’il pouvait lancer une guerre commerciale contre la Chine. Pas croire non plus à l’idée que le conflit allait s’étendre à la technologie, à Hong Kong, aux Ouïghours ou à Taïwan. Ni même n’avons-nous voulu croire à l’idée que la Russie de Poutine puisse déclencher la première guerre interétatique sur le continent européen depuis 1945.

Et là aussi, la tension géopolitique sino-américaine n’a pas commencé avec Trump. Le 11 octobre 2011, Hillary Clinton publiait un article dans la revue Foreign Policy intitulé : America’s Pacific Century. Alors secrétaire d’État des États-Unis, Clinton annonçait les couleurs d’une vaste politique de rééquilibrage de la puissance américaine du Moyen-Orient vers l’Asie-Pacifique en affirmant que « le futur de la politique se jouera en Asie, pas en Afghanistan ou en Irak, et les États-Unis seront au cœur de l’action »3. Un mois plus tard, lors d’une visite officielle à Canberra, le Président Obama corroborait la position de sa secrétaire d’État en garantissant que « les réductions dans les dépenses de défense américaine ne se feront pas, je répète, ne se feront pas, au détriment de la zone Asie-Pacifique. Les États-Unis sont une puissance du Pacifique et nous sommes là pour rester »4. Un engagement définitivement garanti le 5 janvier 2012 dans la présentation du Sustaining Global Leadership : Priorities for the 21st Century. Si l’Amérique considère dorénavant l’Asie-Pacifique comme la région la plus importante pour la protection de ses intérêts stratégiques, le Sustaining Global Leadership énonce une sérieuse raison à ce rééquilibrage des forces américaines vers l’Asie : la Chine. Son émergence « as a regional power will have the potential to affect the U.S. economy and our security in a variety of ways »5. En 2017, la mise à jour de la stratégie de sécurité nationale des États-Unis sous Trump accuse la Chine de façon encore plus directe : « China challenges American power, influence and interests, attempting to erode American security and prosperity »6, faisant de la Chine une puissance révisionniste de l’ordre américain7.

À travers cette nouvelle politique de défense, Washington entend renforcer sa présence afin de sécuriser une région dont dépendent la sécurité et la prospérité des États-Unis dans l’avenir. La stratégie de basculement du pivot asiatique confie, de la sorte, un rôle prééminent à la marine américaine dont 60 % des capacités militaires navales seront déployées dans la région de l’Asie-Pacifique.

La perception des autorités chinoises, face à ce repositionnement, fait peu de doute. Les États-Unis sont la plus grande menace à la sécurité et aux intérêts nationaux de la Chine, confirmera dès 2010, le vice-amiral chinois Yang Yi devant un parterre d’officiers hauts gradés de l’armée américaine8.

Je mentirais en disant que la confrontation sino-américaine ne prédate pas la période Obama. Sans remonter à la guerre froide, ni même à la période des traités inégaux9 qui sont pourtant omniprésents dans la pensée et les discours de Xi Jinping, la crise du détroit de Taïwan en 1995-1996, le bombardement de l’ambassade de Chine à Belgrade par les forces de l’OTAN en 1999, ou bien l’incident aérien de 2001 menant à la détention de l’équipage d’un avion-espion américain en Chine ne seront traités que comme des événements isolés, ne devant surtout jamais, pour les marchés et les chancelleries occidentales, se lire sous le prisme d’une quelconque tendance de fond. Il fallait encourager l’Orient, la Chine et la Russie notamment, à converger, malgré les multiples signaux contraires envoyés par ces puissances émergentes et révisionnistes.

Malheureusement, il n’est ni prudent ni rassurant de s’en tenir à lister des événements sans les remettre en perspective. On s’accroche à l’idée rassurante que le chaos n’a pas de rationalité. Certes, il est peu probable qu’une nouvelle guerre mondiale ressemble aux précédentes alors que la dissuasion nucléaire change les paramètres d’engagement dans un conflit entre grandes puissances. Néanmoins, la guerre est de retour, multiforme et elle choque tout le monde, marchés financiers compris. Un peu comme un réveil douloureux après plusieurs décennies de déni collectif.

Cet ouvrage veut ainsi contribuer au réveil des consciences sur les enjeux de nature politique et géopolitique qui vont structurer l’environnement économique et d’investissement dans les prochaines années. Au-delà des clefs de lecture, il veut aussi aider les organisations à s’adapter à la récession géopolitique qui déferle. Parce que l’international n’est pas une affaire étrangère à l’investissement.

 

 

 

 

 

Mémo exécutif : comment gérez-vous

les risques géopolitiques ?

 

 

 

Avez-vous la perception que le monde a changé ?

Estimez-vous que l’environnement d’investissement et des affaires puisse être structurellement redéfini par la géopolitique ?

Avez-vous une équipe compétente dédiée à l’analyse de risque géopolitique ?

Avez-vous développé des outils de mesure et de suivi du risque géopolitique ?

Avez-vous défini votre appétence pour le risque géopolitique ?

La gestion des risques géopolitiques est-elle à la périphérie ou au cœur de votre entreprise ?

Votre organisation dispose-t-elle d’une stratégie géopolitique ? Avez-vous le réflexe de penser que votre client ou votre contrepartie pourrait en avoir une ?

Finalement, avez-vous le sentiment que votre organisation gère bien les risques géopolitiques ?

Ces questions, je me les pose depuis près de 10 ans, et ce livre est le fruit de mes réflexions et de mon expérience.

 

 

 

 

 

Introduction

 

 

 

It is difficult to get a man to understand something, when his salary depends on his not understanding it.

Upton Sinclair

8 novembre 2016, 21 h 30

 

Donald Trump est en passe de devenir le 45e président des États-Unis d’Amérique. L’oreille scotchée à la radio de ma voiture, plus rien ne semblait aller pour Hillary Clinton qui perdait du terrain dans les grands États clefs comme l’Ohio ou la Floride. Le trajet depuis le siège de la Caisse de dépôt et placement du Québec à mon domicile ne devait durer que quelques minutes. Il m’a semblé durer des heures. Je jetais un coup d’œil dehors, personne ne semblait réagir. Pourtant, j’avais l’intime conviction que nous étions en train de vivre un événement pivot de l’histoire.

Cette trouble sensation, je me souviens l’avoir ressentie la première fois le 11 septembre 2001 et la dernière fois le 24 février 2022 lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, marqueur du retour de la guerre sur le sol européen. Ainsi en une seule soirée électorale, un puissant séisme venait de réveiller les consciences politiques après des années de crise sociale, de délabrement des services publics et de plans d’austérité : on assistait, en direct, à une irruption étourdissante de la géopolitique mondiale sur un sol américain que l’on croyait protégé.

Pour les marchés, cette impression de mauvais goût n’allait durer que quelques heures. Alors que les contrats à terme sur le S&P500 perdaient 6 % entre 20 h et 23 h, le S&P était déjà revenu en territoire positif à la fermeture le 9 novembre. La principale cause de ce renversement rapide de tendance ? La perspective de baisses d’impôt historiques pour les entreprises alors que la victoire de Donald Trump achevait l’alignement avec la majorité républicaine conservée dans les deux chambres du Congrès.

Ce jour-là, c’est-à-dire dès le lendemain de l’élection de Trump, se manifestait en fait avec évidence l’une des plus profondes ambiguïtés des marchés vis-à-vis des événements de rupture politique dans les pays avancés, ambiguïté qui n’a cessé de marquer les cours depuis cette date, créant une énorme volatilité : le risque géopolitique est analysé à court terme, en fonction de son impact sur les scénarios macro-économiques et financiers, et non pas dans sa profondeur historique, qui a pourtant, parfois, un impact bien plus fort sur les orientations des affaires.

De fait, à court terme, les marchés avaient raison : un peu plus d’un an après l’élection de Trump, la réforme fiscale était définitivement adoptée et l’euphorie boursière s’était cristallisée dans les rendements des principaux indices américains : +24 % pour le S&P 500, +32 % pour le Dow Jones ou +34 % pour le Nasdaq.

Pour les investisseurs, Trump n’était donc plus la menace tant crainte pendant la campagne électorale de 2016. Il en était devenu le porte-bonheur. Treize mois après son élection, il n’avait finalement pas menacé la Chine ou l’Iran ni mis à exécution ses pressions protectionnistes. À peine avait-il commencé à renégocier l’ALENA tout en rencontrant de solides résistances à Mexico et Ottawa.

Dans ses prévisions pour 2018, publiées en novembre 201710, la banque américaine Goldman Sachs n’évoquait même plus de potentielles tensions avec la Chine alors qu’en février de la même année, le risque de tarifs douaniers sur les produits chinois importés par les États-Unis menaçait pourtant la croissance mondiale11… À la place, la banque constate que « l’économie mondiale surpasse la plupart des prévisions » et s’attend logiquement à ce que cette tendance « se maintienne »12 en 2018.

Là encore une évidence : à cette date, c’est-à-dire il y a à peine cinq ans, le risque géopolitique n’est absolument pas pris en compte par la plupart des grands prescripteurs d’opinion de la finance internationale, alors qu’il va pourtant devenir l’un des game changers majeurs du scénario global, très peu de temps après… Il ne s’agit pourtant pas d’événements imprévisibles, mais d’événements qui ne sont pas vus, pour des raisons bien précises qui sont justement l’objet de ce livre.

À ce moment, en contradiction avec l’euphorie ambiante de marché, sur la base d’analyses politiques de long terme, mon équipe et moi continuions d’alerter l’organisation sur le fait que Trump n’avait pas abandonné ses projets protectionnistes. Or, à peine trois mois plus tard, la lune de miel qui s’était installée entre Trump et la finance volait effectivement en éclat. Trump allait alors inaugurer une nouvelle période de son mandat, celle de l’America First, qui va par ailleurs se prolonger dans bien des orientations du programme de Biden. Après avoir annoncé des tarifs sur les machines à laver en janvier 2018, puis sur l’aluminium et l’acier en février, la Maison-Blanche annonçait son intention d’imposer des tarifs punitifs sur les produits chinois importés dès le mois de mars.

Ces annonces ne seront que les premières d’une série qui va profondément remettre en cause l’idée selon laquelle l’interdépendance économique et financière très profonde entre deux économies érode peu à peu le risque d’affrontement géopolitique violent. Ce dogme est ancien, né de l’idée de « doux commerce » de Montesquieu, et profondément consanguin à la globalisation moderne. Dotés de ces certitudes, les marchés analysent mal les relations du politique et de l’économique, et sous-estiment structurellement la capacité du premier à affecter le second. Cette difficulté d’analyse crée un problème d’incertitude permanente face aux événements géopolitiques et aux risques associés.

Et dans le cas de Trump, la résurgence de la thématique du conflit avec la Chine va surprendre les marchés (graphique ci-dessous). Après la période d’euphorie, qui avait immédiatement suivi sa victoire, se substituait une période d’incertitude liée à l’enjeu commercial d’abord, ensuite technologique et enfin géopolitique.

 

Graphique 1 : S&P500 : de l’euphorie à l’incertitude

 

 

Une inquiétude qui grandit à chaque événement de rupture

L’incertitude croissante entourant le politique et le géopolitique s’impose de plus en plus à la finance et au monde des affaires comme un facteur structurel et structurant de notre environnement. Dans une étude réalisée en 202013 par le cabinet d’audit EY auprès de plus de 1000 chefs d’entreprises internationales, 65 % d’entre eux estiment que les risques politiques et géopolitiques ont un impact élevé à très élevé sur leurs entreprises, et 72 % constatent une croissance de l’intensité de ces risques depuis deux ans. Cette inquiétude s’est confirmée dans une série d’autres consultations auprès de PDG ou de chefs des risques depuis les cinq dernières années14 et renforcée depuis la guerre en Ukraine15. L’incertitude géopolitique et politique représente l’un des plus grands défis à leurs investissements dans un avenir rapproché. Un défi qui, conjugué à celui du retour de l’inflation, fragilise toutes les relations historiques de marchés sur lesquelles nos organisations ont bâti leurs fonctions de réaction.

Cette inquiétude s’observe également auprès des principaux fonds de pension canadiens (graphique 2). À partir d’une analyse lexicale des rapports annuels de cinq fonds de pension canadiens16 gérant près de 2000 milliards $CAD d’actifs sous gestion dans le monde, on constate que la fréquence d’utilisation des mots reliés à la « géopolitique » et la « politique » s’est accélérée depuis la crise financière de 2008. L’enquête annuelle sur les perspectives de risque du Global Risk Institute in Financial Services de 2020 constatait déjà que la géopolitique était devenue le principal risque pour le système financier selon les fonds de pension canadiens17. Inexistante avant 2010, la référence à la « politique » émerge dans les rapports annuels des fonds de pension en écho aux printemps arabes puis à la crise de la dette en Europe avant de revenir en force avec le recours au champ lexical de la géopolitique depuis 2016 et la présidence Trump. Et nous pouvons déjà envisager qu’au vocable géopolitique s’ajoutera le mot « guerre » dans les rapports 2022/2023.

 

 

Graphique 2 : récurrence lexicale de la géopolitique dans les rapports annuels de fonds de pension canadiens 2008-19(source : Callonico)

 

 

La crise de Crimée en 2014 puis l’invasion de l’Ukraine en 2022 marquent ainsi un point de rupture très important des consciences, notamment dans l’espace européen. Cette fois, c’est le dogme de l’intangibilité des frontières qui est remis en cause – autant dire l’un des piliers fondateurs du multilatéralisme d’après-guerre. À la limite, les investisseurs étaient « habitués » à ce que ce dogme puisse être transgressé dans des pays et des zones considérés moins comme moins avancés, mais pas sur un territoire si proche de l’Europe. Avec la crise ukrainienne, c’est un retour violent de la notion de frontière et de géographie qui frappe tous les esprits.

Les sanctions contre la Russie qui vont alors être mises en place marquent un moment important de la montée du risque géopolitique global, mais elles témoignent aussi d’un point essentiel, encore aujourd’hui : les pays occidentaux sont beaucoup moins enclins au conflit et à l’affrontement militaire direct que beaucoup d’autres puissances, notamment autoritaires, comme la Russie, la Turquie et possiblement la Chine, selon ce que certains anticipent. Ce point peut être vu comme une vulnérabilité importante de pays qui sont néanmoins des puissances militaires majeures, et il va expliquer bien des stratégies géopolitiques à venir.

 

Une résistance des consciences liée à l’idée d’un retour possible « à la normale »

Pourtant, malgré l’avalanche d’événements tout au long de la dernière décennie qui marque le changement d’époque et le retour du politique et de la géopolitique, le marché a encore de la difficulté à digérer l’idée que cette incertitude est là pour durer et il a donc du mal à accepter l’idée que la géopolitique doive faire durablement partie de ses analyses. Dans le cas de l’analyse économique, la surutilisation de l’équilibre de long terme dans les prévisions de croissance potentielle, de cible d’inflation ou de valeur d’équilibre des devises fait croire au retour permanent à la normale ; ce qui par définition est improbable en cas de changement de régime ou de paradigme géopolitique. Par conséquent, le marché répète sans cesse les mêmes erreurs, et il va s’avérer être un piètre prévisionniste géopolitique et politique pendant toute la période. Ainsi, il n’a pas plus anticipé la victoire de Donald Trump et du Brexit en 2016 ou celle des populistes en Italie en 2018, ni même le conflit commercial puis géopolitique sino-américain.

Il n’a pas su non plus interpréter les vrais principes de leurs agendas politiques qui marquent de façon très durable les paysages politiques, bien au-delà du rythme de leur seul mandat : le nationalisme, la tension géopolitique, le protectionnisme ou la remise en cause des règles de la zone euro. Il a suffi que le mouvement Cinque Stelle et la Lega se taisent sur la monnaie unique ou que Steven Mnuchin, le secrétaire au trésor américain sous Trump, négocie une trêve commerciale avec la Chine pour que les marchés estiment que les probabilités d’une crise de la zone euro ou d’une guerre commerciale et technologique aient disparu ; en vain. Dans le même temps, le marché a aussi tendance à surestimer les capacités de certains leaders comme le français Emmanuel Macron, le canadien Justin Trudeau ou l’argentin Mauricio Macri à inverser la profonde tendance qui émerge et les bouleversements qui l’accompagnent à l’image de la crise des Gilets Jaunes, du Convoi de la liberté ou du retour du péronisme et du kirchnérisme à Buenos Aires.

Derrière ces erreurs se trouve, en fait, le même problème : la finance (et d’ailleurs la société occidentale en général) n’intègre pas l’idée d’une modification durable de son environnement, modification induite, justement, par la géopolitique. Par conséquent, la trame à partir de laquelle tous les événements sont analysés reste orientée par l’idée d’un « retour à la normale », c’est-à-dire, au fond, d’un retour à un monde où l’économie est maîtresse du scénario, et non le politique.

Par ailleurs, non seulement la théorie du doux commerce n’est plus pertinente, mais c’est même l’inverse qui se produit : à mesure que les économies sont plus intégrées les unes aux autres, elles sont aussi davantage exposées au risque politique et géopolitique de leurs partenaires économiques et commerciaux. Ce risque a acquis une dimension globale systémique et aucun pays, qu’il soit avancé ou moins avancé, ne peut plus s’en échapper.

 

Que faire, alors ? Intégrer la géostratégie de l’investissement au cœur de l’entreprise

Il est fondamental, dans un monde de plus en plus interconnecté, d’intégrer dans la démarche d’investissement, l’angle géopolitique au même titre que l’analyse économique et financière, l’ESG ou le climat.

Pour l’organisation ou l’investisseur soucieux non seulement de mitiger les pertes potentielles liées à ces enjeux, mais également de penser à long terme sa stratégie de déploiement et son appétit pour le risque, la mise en place d’une fonction d’identification et de gestion du risque géopolitique est une précondition nécessaire… mais insuffisante. Dans la mesure où il existe des différences fondamentales entre les fonctions qui consistent à analyser un enjeu, celles qui permettent d’en partager l’analyse réalisée, celles qui influencent la prise de décision tactique, et celles qui permettent de participer à la définition du cadre de gouvernance et de la stratégie d’allocation d’actifs, il est nécessaire de ne pas limiter la fonction du risque géopolitique à sa seule analyse. En ce sens, cet ouvrage propose un angle d’analyse original des grandes thématiques politiques et géopolitiques destiné à fournir au chef d’entreprise, à l’investisseur ou au gestionnaire de risque et au lecteur amateur un cadre analytique et opérationnel permettant d’adapter l’organisation aux bouleversements géopolitiques qui s’opèrent dans l’environnement d’investissement.

Comme je l’explique dans la dernière partie de l’ouvrage, cette capacité d’analyse doit ensuite être mise au service de l’organisation et intégrée à l’intelligence collective de l’entreprise, c’est ce que nous nommons la géostratégie de l’investissement. Pour remplir cet objectif géostratégique, l’entreprise devrait être en mesure d’assurer une connexion optimale entre la production de l’analyse géopolitique et son opérationnalisation dans l’ensemble des activités de l’organisation, de l’ajustement de simples hypothèses économiques et financières aux choix d’allocation géographique et sectorielle, à la gestion de la résilience en période de crise et contribuer à la réflexion stratégique et à la diplomatie de l’organisation.

Aucun investisseur ne peut plus ignorer aujourd’hui l’intensité croissante du risque géopolitique et politique. Autant dans les pays émergents que dans les économies développées. Et même si humainement, nous préférons croire au hasard plutôt qu’à la fatalité d’une certaine forme de déterminisme, la première partie de l’ouvrage rappelle que l’émergence d’un nouvel univers géopolitique et politique bouleverse la définition des possibles et redéfinit les règles du jeu.

Parmi le florifère de risques, la rivalité sino-américaine, et plus largement sino-occidentale ainsi que le risque d’interférence gouvernementale et de changements réglementaires en sont les éléments les plus visibles pour l’investissement. La deuxième partie de l’ouvrage fournit ainsi des clefs de lecture pour comprendre puis expliquer la trajectoire croissante de conflictualité à venir sur la base de l’analyse des tendances lourdes géopolitiques et politiques.