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Dans
Le s(t)age, l’auteur s’inspire de ses nombreuses années d’étude à la Sorbonne ainsi que de son long stage en entreprise. Soucieux d’apporter son propre témoignage et de contester les injonctions, voire les défis lancés à la jeunesse, il décrit les expériences d’un jeune stagiaire. Il y ressort ainsi le rapport entre le monde professionnel et la vie estudiantine, à travers les joies, les excès, les peines et les apories auxquels les étudiants font face.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Professeur de philosophie en région parisienne,
Marc Vaillant trouve en la littérature la capacité incomparable de transformer l’âme humaine. C’est en Normandie, à Trouville-sur-Mer plus précisément, qu’il trouve l’inspiration nécessaire pour donner vie à son premier roman.
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Seitenzahl: 438
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Marc Vaillant
Le s(t)age
Roman
© Lys Bleu Éditions – Marc Vaillant
ISBN : 979-10-377-6975-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Le jour tant attendu. La vie active m’ouvre ses portes. Le stage, la convention, la signature ; j’aperçois enfin le commencement. Tant d’années de formation pour structurer ce corps/esprit en vue de sa propre autonomie. Le bac d’abord, bon point dans l’inauguration d’une identité bancaire, une licence ensuite, espoir d’un véritable emploi, durable, sérieux. Jobs d’été ? Boulots d’étudiants ? Épiphénomènes dérisoires. Dépassant rarement le mois, ces vétilles permettent, au mieux, quelques jours d’évasion vers une destination peu exotique au pire, des menus plaisirs gastronomiques, auditifs, visuels, de rares séances d’usine à rêves. Du soulagement et un espoir certain dans l’avenir ! S’accomplir, actualiser pleinement ses potentialités, agir en vue de l’intérêt social, du bien commun, s’émanciper une bonne fois pour toutes de l’aliénation financière de ses géniteurs, incontestablement une grande victoire ! Gagner un peu sa vie, commencer à vivre, à vivre pleinement en homme achevé, quoi de plus désirable ? S’affranchir de la cuisine familiale, des surgelés bon marché, des conserves éco plus, fuir l’ingestion des menus entrée de gamme des fast-foods addictifs, le paradis de la gastronomie, l’éden de la dégustation ! L’autonomie complète et l’indépendance réelle ne sont plus qu’à quelques coudées. Mon statut d’étudiant, l’indigence pécuniaire et le désœuvrement prendront fin d’ici peu. La situation n’est plus tolérable ! Certes tout est toujours relatif : jamais de sieste le ventre vide, aucune nuit dans la rue à la belle étoile, mais comment dans la France du XXIe siècle la contrainte peut être si sensible et tenace ? Les parents ? Une aide à durée déterminée avec l’angoisse de l’échéance en prime. Que faire avec ces pourboires, vestiges de l’adolescence ? La chambre payée, le capital se retrouve aux abois. Seule solution ? Épargner le moindre kopeck. Les petites sorties nocturnes, verres d’ivresses et soirées dans l’allégresse sont à ce prix. J’abhorre singer l’écureuil dans ce monde qui adore les déboursements versatiles. Raskolnikov ? Toute chose égale d’ailleurs je n’en suis pas très loin. Dans cette société d’indigestion ne rien pouvoir consommer est la pire des tortures. Tout est disponible, sous tes yeux, mais les moyens de les posséder, la puissance de te les approprier, tu n’en as pas ! Quelle différence avec le supplice de Tantale ?
Convaincant au terme de mon stage, monsieur Fritz – le président-directeur général – me promet une place définitive au sein de l’entreprise, avec bien entendu le salaire adéquat. Si j’aime le travail, si je suis efficace et m’intègre convenablement au sein de l’équipe, sans nul doute un CDI prendra forme. Graal attendu par n’importe quel employé, promesse d’un avenir à l’abri, un sentiment, que dis-je, le pouvoir de contrôler ce futur indéterminé en lui donnant un visage familier et rassurant. Une rémunération tombant tous les mois, la garantie de satisfaire mes besoins élémentaires, voire superflus. Origine incontestable de l’insouciance rendant la fortune moins sombre, presque amicale et accueillante. Sans sécurité – connaissant les rouages immuables et exponentiels de nos besoins physico-sociaux –, le devenir est inquiétant/terrifiant ; armé de coupures, le même fil devient une promesse de joie, nouveauté positive, plaisir/bonheur. Se coucher tous les soirs en pensant sans cesse à la servitude psychophysique, à l’éventuelle impossibilité de la satisfaire, un authentique enfer ! Nourrir décemment ce corps/esprit exige indiscutablement cette ration de sel. Le Tartare ce n’est pas tant l’état de torture, la souffrance actuelle, immédiatement sensible, que la certitude sur l’incertitude de l’avenir ; la conscience de la tension, sa contorsion entre le présent et le futur, ce va-et-vient chiasmatique nous informant d’un perpétuel état de manque. C’est comme si nous cumulions présentement – par anticipation – tous les états de carences à venir, la totalité des souffrances futures. Le supplice ? Notre impuissante clairvoyance sur ces conjonctures. Souffrir aujourd’hui c’est savoir, savoir que je ne veux plus continuer à vivoter dans cet état, otage de ma caverne gastrique, des appétits mimétiques. Captif d’un Hadès forgé de ses propres mains, qui ne voudrait pas s’extirper d’un tel guêpier ? L’enfer, les autres ? Moi-même, moi seul, mes projections/angoisses/désirs/fantasmes.
Pour le moment, n’oublions pas de faire tamponner la convention, le secrétariat est tout proche. Disséquer ma situation sur le plan métaphysique sera toujours possible, privilégions l’action/utilité, soyons pragmatiques ! L’heure de la plainte reviendra, sans conteste la culture tricolore de la lamentation fait partie de mes fondations. L’attente ? Interminable. La file s’allonge à chaque instant et frôle pratiquement le fond du long couloir. Dans un instant, les portes coupe-feu ne produiront plus ce claquement immonde, quelqu’un finira bien par les maintenir ouvertes. Rénovations achevées, grincement continu du parquet. Simple dépoussiérage ? Restaurations seulement superficielles et purement esthétiques ? Économiques ? Les murs – d’une blancheur immaculée – accueillent déjà des affiches et informations diverses : promotion pour séminaires, récentes publications universitaires, le savoir se vend-il toujours aussi bien ? Les horaires de la bibliothèque, dates d’un concert dans l’amphi Richelieu – probablement un ancien pensionnaire –, haut lieu d’exposition ; le Collège de France, son agenda annuel tient un emplacement de choix, les barbons font-ils encore salle comble ? L’efficacité administrative s’émousse avec le temps et l’étire inexorablement. Une monstrueuse impatience, une excessive excitation anime le cœur de tous ces étudiants. Ce stage ? Billet d’entrée dans la vraie vie, la réelle majorité, l’existence active fantasmée. On échange quelques mots, on s’occupe en fusillant les minutes avec nos objets connectés, certains jettent l’éponge. Une magnifique Eurasienne, délicatement apprêtée, méticuleusement fardée, s’agace et souffle son parfum enivrant dans mon dos. Le courage gonflé par le contexte j’engage la conversation :
Sa voix claire et sonnante témoigne-t-elle d’une détermination infrangible ?
Séduite par la nouveauté ? Choix par défaut ?
L’occasion de dévoiler légèrement la zone intérieure, se mettre en avant, faire voir la profondeur du physique olympien2, se laisser apprécier pour d’autres qualités. Le prof de philo en terminale ? Certes, jamais réellement intéressant, inspirant ou transportant. Lacunes objectives ou bien manque de maturité et influence collective ? Ayant réussi l’adaptation, j’encornais la difficulté. Une à deux semaines de bachotage intensif avaient suffi ? Des citations apprises par cœur, un survol de fiches synthétiques, une gestion optimale du stress et la première clé à mon adresse. Bon, tu veux marquer des points ? Exhibe un intérêt global et continu pour la discipline, éveille l’âme du penseur ! En attendant, laisse-lui la parole :
L’opportunité ? Trop belle. La séduire impérativement ! Laisser passer cette ouverture exceptionnelle, acte criminel. Comment s’y prendre ? S’inscrire aussi dans l’UFR ? La meilleure solution ? Une manifestation comme telle ! Nouer une relation en apparence naturelle. Cette incorporation – masquant adroitement mon intérêt inférieur pour le joli minois, la morphologie splendide, le galbe de ses fesses parfaites – permettait une fréquentation sans soupçon érotique répulsif. Témoigner d’un intérêt supérieur, dépassant l’enveloppe physique, l’essence même de la féminine séduction. Commencer la parade par des compliments corporels n’embrocherait qu’une poule préculturelle. Ruser avec la concurrence sans style, faire preuve d’un esprit subtil. Mettre d’emblée en valeur la perspicacité/noblesse psychique de la demoiselle, sans bien entendu s’oublier dans l’éloge. Principe élémentaire : l’installation sur un piédestal sans excès ou caricature exige de la part du séducteur une position à la même hauteur, l’égalité du synthétiseur ; en dessous du mépris, au-dessus de l’indifférence. Évidemment, distinction oblige, les nanas synchronisées sur la matrice – en tout point hyperconsommatrices – branchant les riches propriétaires remplis de billets verts faisaient aussi partie de l’univers.
Trois quarts de seconde, décret imprimé, le pas je sautais. Piétinais-je mes convictions pragmatiques ? Au mieux, une grande conquête, au pire, lecture de quelques parchemins. L’investissement ? Ni catastrophique ni déraisonnable. Rien à perdre, mais tout à y gagner ! Poursuivre ma séduction naturelle, rafler les mises, neutraliser la chance, emprise substantielle. Transformer le contexte, l’accommoder à ma propre finalité. Si belle et désirable, Solène ne méritait pas l’amour d’une seule coucherie, mais bien l’extase pour toutes les nuits ; les plus romantiques diraient pour la vie. Le romantisme ? Un idéal, un doux rêve. Ma préférence ? Le monde réel ! Personne ne reste ensemble la vie entière, même ceux qui le restent effectivement ; ces couples sont l’exception qui confirme la règle.
Mon tour arrive, je pénètre dans la pièce aux trois bureaux, l’espace y est exigu, le moindre centimètre rentabilisé. Fièrement je présente ma convention, dûment remplie, élégamment signée. La secrétaire – quadragénaire, cheveux noirs, teint livide, piercings brillants – y jette à peine un coup d’œil ; aucune curiosité concernant l’entreprise, le secteur d’activité, son prestige. Avec une déconcertante indifférence la tamponne. Ce stage ? Simple formalité, banale expérience sans importance/consistance. Porteur pourtant d’une promesse de joie, il annonce une entrée incontestable sur la scène publique. Fâché, véritablement vexé, un regard et des paroles méprisantes se jettent sur la figurante :
— Moi, au moins je ne vais pas finir comme vous ! Je ne veux pas croupir toute ma vie entre les murs d’une école ; universelle certes, mais école tout de même ! Je vais non seulement travailler dans une entreprise, moteur véritable de notre économie, mais encore et en même temps je vais me cultiver ; je m’inscris en parallèle en philosophie.
Surprise par cette saillie aussi désobligeante qu’inattendue, elle se crispe un instant, lueur de colère sur son visage ? S’apprête à l’ouvrir et proférer quelques mots. Pensant à une réprimande pour insolence je m’apprête à bondir hors du lieu-dit. Son brusque changement d’attitude me laisse figé sur place ; ce n’est plus du courroux, mais un sourire, une condescendance… Non non… un rictus, une indifférence indéniable !
— Votre attitude est amusante. Elle révèle un manque total de connaissance du milieu professionnel, de sa vacuité ontologique inépuisable. Croyez-vous réellement que votre situation sera plus enviable que la mienne dans quelques années ? À vrai dire, vous allez surtout regrettez de ne pas être à ma place. En attendant, n’oubliez pas de confirmer en ligne votre inscription dans l’UFR 10 sur votre espace étudiant.
Succession monotone de syllabes, rire de nabab. L’origine de tels propos ? Jalousie profonde, long ressentiment. Tentative de renversement ? Absurde. Persuadé/convaincu du bel avenir attendu comment pouvais-je me laisser affecter ? Tournant en dérision ses paroles, je sortais du secrétariat, fier comme panthéon. Dans cette minuscule altercation oratoire me revenait la victoire. Finalement, assez peu de répondant, peu d’arguments, pas d’humour. Clin d’œil et invitation pour Solène, le lendemain un rassemblement amical exigeait sa présence et son aiguillage. Ni confirmation ni infirmation. Pour toute réponse ? Un simple sourire mystérieux, difficilement interprétable. Ne formulant aucune réclamation, je laissais dans l’ombre la traduction de ces mouvements musculaires ? Échange de numéros ? Très spontané. Un excellent début. La suite ? Palpitante. L’incertitude la rendait plus exaltante. L’inattendu conditionnait de façon positive l’avenir inconnu. La naissance de l’espoir ? L’incertain, le possible, le suspens du futur. La certitude ? Un non-événement ! Nullement troublant.
L’entretien avec monsieur Fritz ? Une dizaine de minutes. Signe d’efficacité ? Mon Curriculum vitae ? Sobre/convaincant. Son discours ? Professionnel/bienveillant. Instruction ? Générale et assez sérieuse, des jobs d’été, le débutant idéal ; suffit désormais de faire ses preuves. Toujours confirmer/parachever les promesses d’un CV, penser également à l’étoffer. La façon de parler, tenue vestimentaire, bonne impression ? Absence d’impacts négatifs sur mon interlocuteur et futur patron. Maniement oral du langage soutenu ? Précoce. Comment ? Faire oublier mes bêtises plus rapidement. La mise à jour accidentelle de Brassens/Brel/Gainsbourg en classe de seconde – un album du moustachu à graver – avait renforcé cette tendance. Le style musical3 contesté et contestataire plein mes oreilles – influence télévisuelle, sociale, contextuelle ? – dévoilait l’ascendance allocataire. Pénétrer l’expression de ces auteurs-compositeurs : s’astreindre à fréquenter le dico, pli pris illico. La pratique systématique du répertoire – hobby paternel préféré – étoffait mon bagage syllabique. Progrès inouïs, équipe pédagogique éblouie ; des souvenirs aboutis. Pédanterie pour camarades4, succulence pour le haut grade. Liminaire plus-value lors d’un entretien d’embauche ? La maîtrise linguistique et son expression sonore ! Perspective de l’entreprise : travail de l’école en amont, former le futur salarié à l’escalade du mont, le rendre pleinement employable ! Le milieu professionnel n’apprend pas les bonnes formules, conduites ou manières ; codes de pilotage, principes disciplinaires, protocoles de politesse, prérequis nécessaires5. Sans ces dispositions/potentialités, impossible d’intégrer la logistique des tâches autrement plus complexes, utiles au secteur, à son épanouissement ; début de formation propre au métier ? Rester simple et sérieux, veste en coton sur t-shirt noir, la cravate – symbole de soumission ? – à tester plus tard. Baskets, jean, ma vingtaine, rester soi-même ! Principe à la mode. Plagier les commerciaux/cadres expérimentés et dynamiques, exclu. L’habitude de porter ces mocassins de couleur sombre que tout gentleman actif arbore en été ou début automne ne prenait pas encore racine. Ne surtout pas en faire trop, la sobriété incontestablement une vertu.
Signature du contrat ? Rapide, simple formalité administrative. Le parapher en trois exemplaires, usage réglementaire ; pour l’employeur, l’université et un dernier dans ma pochette personnelle, la première professionnelle. Ce pacte particulier m’engageait à moitié, donnait la possibilité de travailler en toute légalité, à être rémunéré, tout en poursuivant ma scolarité. Commencer à accumuler une certaine expérience et, à la fois, subvenir aux besoins universitaires, payer mes études, surtout les à-côtés. Avancée considérable, conquête supplémentaire de l’autonomie.
La convention légitimait mon statut d’employé insolite dans la structure hiérarchique. Économies et main-d’œuvre bon marché, capable – dans le meilleur des cas – d’accomplir la quasi-totalité des tâches d’un salarié lambda ordinaire. Situation du stagiaire ? Suspendu à l’arbitraire du chef d’entreprise ; certes précaire, mais en même temps très enviable, l’occasion de s’éprouver, d’exposer sa valeur aux yeux de tous ! Signe de son efficacité/productivité ? Exécuter en moins de temps la besogne d’un employé titulaire, prouver ses capacités/valeur, sa réussite. Au pire, espoir de prolonger son stage, au mieux, place définitive au sein de l’équipe. Son impotence/anémie ? Synonyme de renvoi, bon retour chez mamie. Pourquoi s’embarrasser davantage d’un inapte ? Quelques semaines, un mois tout au plus, suffisait pour déceler ses aptitudes/compétences. N’importe comment, une mise à pied, sans conséquences ; des centaines de milliers de remplaçants ! L’entreprise pouvait toujours esquiver, passer à la trappe – considérant son rôle impropre ou son temps trop précieux – la formation pro du stagiaire. En revanche, ce dernier restait invariablement ce salarié hyperflexible, super malléable, ultra-modulable, désiré et recherché par tout bon patron. Opérant/fonctionnel, à garder sans le moindre coup financier ; impuissant/médiocre, à licencier sans la moindre justification. Le stagiaire, l’être remplacé et remplaçable par excellence, rouage potentiellement à usage unique, solution temporairement indéfinie ; bouchon capable de colmater n’importe quel trou. Mon existence d’étudiant se poursuivait à l’image des internes en médecine. La différence ? Le cachet, un tiers du SMIC. Suffisant pour frime minimale ? Capable de fossoyer davantage les fondations de la tutelle familiale ?
Jocelyne, trésorière et directrice RH, appliquait consciencieusement son sceau aux exemplaires. Plaisanterie à bannir face au Code du travail, des sanctions lourdes sans respect scrupuleux des règles. En désordre, sa table de travail témoigne d’une activité intense, difficile de trouver du temps pour le rangement en croulant sous les responsabilités. Satisfaire les caprices des employés, veiller au fonctionnement harmonieux de l’ensemble, loin de la tâche aisée. Des photos d’une jeune fille, joliment encadrées sur son bureau gris pâle ; d’autres clichés, certainement plus récents, placardés au mur blanc crème. Sa fille ? Sa fille unique ! Profil de l’impression ? Femme avenante/aimante.
Est-ce un discours convenu, rôdé ?
Coller aux attentes de la responsable, tenir un discours similaire ; le paradigme éponge guidait mes propos. Anticipation possible des péripéties à venir ? Aucune. Quelle personnalité derrière les traits de cette dame bienveillante ? Femme de pouvoir désirant tout régenter, capable des pires méfaits et trahisons ou bien une personne profondément soucieuse du bien-être général ? Maîtresse de ses manifestations publiques elle se contentait pour le moment d’une poignée de main et du pilotage jusqu’à la porte de son bureau, rien ne semblait perturber ce cérémonial mille fois répété. Le jeu de masque, sa spécialité ? Dirigeant/orchestrant à la perfection les expressions de son visage, la sincérité encore possible pour une personne capable avec tant d’aisance de tracer l’émotion souhaitée ?
La rémunération ? Certes, peu alléchante, mais déjà un début. L’espoir patent nourri ? Une épargne pour ma première auto6. Un écœurement croissant des entrailles parisiennes s’enracinait dans mes tripes ; leur puanteur, la quantité de bipèdes siphonnés y circulant rendaient ce transport de plus en plus horripilant. Couvais-je une variante de la métrophobie ? Plus de séjour dans ces galeries souterraines sans rencontre de parasites avec colonies d’araignées au plafond ! Tempérer mes ardeurs, continuer à supporter en silence ces scandales perceptifs/sensitifs/olfactif. Aucune voiture personnelle dans l’immédiat, encore moins de véhicule similaire à celui de mon président. Réduit à la culture de ma patience, autre vertu. Parfaitement normal, encore jeune après tout, chaque chose viendrait en son temps. Qui n’a jamais cru à un tel lieu commun ? Construire rationnellement mon avenir, présence de fondations, prochaine étape les murs porteurs, la décoration intérieure ? Projet précoce.
Sorti des locaux, coup de fil aux poteaux, soirée confirmée ; l’événement méritait largement une menue fête ! Station Odéon, Antoine y connaissait un bar chic caméléon. « Le moment est venu de fumer ton premier cigare », disait-il. La doublure phallique ? Symbole de sommets, la tenue de ces feuilles enroulées dévoile notre appartenance à la dimension sacrée. Toujours une question de feuilles : vertes, tabac ou blanches. Aussi un excellent moyen pour stopper la fumette de tiges fines. Prendre goût au cigare, renoncer à la cigarette, expérience sans arêtes. Évidemment les impécunieux disent adieu aux gros calibres, se rabattent sur les cigarillos. Conscient de mes compétences, de ma volonté d’aller de l’avant7, qui pourrait empêcher mon intégration définitive à la structure, une vie active/autonome/indépendante. L’avenir me souriait à travers mes projections cohérentes. Sans toutes les cartes en main, comment juger de façon satisfaisante/exhaustive de ma situation ? Garder les pieds sur terre, ne pas s’emballer, poursuivre les développements de nouvelles vertus. L’idée de ma place dans la vie active pouvait-elle subir des avaries ? Invalider mes jouissances presque actuelles ? L’expérience ? Refaçonner mes constructions théoriques ou au contraire les briser comme des cristaux de verres ?
Soirée ? Tip-top. Présence des plus proches amis. Look artiste, allure pseudo-spleen, Julien ne manquait aucune occasion pour se divertir. Épicurien né, il possédait la fête, la musique, les femmes en héritage, rigoureusement transmises de génération en génération. À la louche les filles tombaient à ses pieds, le secret de ses sérénades ? Fuyant comme la peste la drague à plusieurs, impénétrable. Passer un moment hors de la banalité quotidienne, toute proposition valable, s’éclater jusqu’à l’épuisement, sa tradition vitale. Riche héritier d’une famille bourgeoise, Antoine m’honorait par l’offrande du cigare. Excentrique raffiné, saltimbanque verbal, condescendant volage. Choquer/provoquer dans la subtilité et le style, sa spécialité fertile. Ses tenues, gestes et propos toujours disposés en vue d’un tel déploiement ; sa seule présence distançait la norme, même s’il est vrai jamais je ne m’adonnais aux mêmes genres de réformes. Sa simple camaraderie suffisait à participer de son microcosme, frôler plus de liberté, se sentir différent. Ma fenêtre favorite vers l’univers alternatif ; toujours sérieux8, aucune audace stimulante pour en franchir le seuil. Antoine adorait briller comme Julien, l’un excellait dans l’humour, l’autre dans l’abîme existentiel. Superficiels par excès de profondeur ! Le monde n’offrait rien sinon sa représentation/phénoménalité, intuitivement/spontanément ils comprenaient cette vérité. Derrière les ombres de la caverne ? Le néant ! Volonté profonde de croire aux trois mousquetaires, inséparables, unis dans la joie et la tristesse. Antoine la dérision bouffonne, Julien la harpe poétique, et moi ? La raison rigoureuse et logique. Cette complémentarité ontique se reproduisait à chaque nouvelle rencontre.
En terrasse, mojito à la main, savourant Roméo y Julieta, l’astre majestueux se manifesta. Habillée de manière plus classieuse, elle séduisait n’importe quel homme indifféremment de l’âge, du goût, de la sexualité. Rendant le voyage pressant, le visage de cette magnifique Eurasienne laissait l’exotisme convalescent. Comment résister à cette beauté lointaine/originale et à la fois si universelle ? Un simple regard à ses yeux en amande et plongeon dans une rêverie paradoxale à la commande : l’ensemble de nos sens en éveil subissant une léthargie hypnotique. Sa présence m’électrisait, sa voix me charmait, sa gestuelle m’excitait ; prêt à tout pour passer des nuits torrides avec cette déesse.
La bise, prompte implémentation à mes côtés. Présentations faites, mes acolytes placardaient l’adjectif veinard. Tous deux – également séduits/attirés par la sensualité intercontinentale – torturaient leurs instincts de rapaces ; sans égard envers leur vieux camarade, de redoutables concurrents à éliminer. Ce soir ils jouaient le jeu de la raison. L’annonce de ma récente inscription dans la fac éthérée ? Une surprise mesurée. Compréhension immédiate de ma ruse astucieuse pour suivre la métisse ou bien absence de hiatus entre ce choix et l’image de mon caractère/personnalité ? Où se trouvait la place de la raison sinon dans cette discipline ? Certes, aucun intérêt singulier pour des questions métaphysiques ne me rongeait ; par son absence d’aura, le dernier professeur, ne me laissait ni séduit ni enchanté. Toutefois, il faut le reconnaître, l’indifférence nullement le sentiment éprouvé. Indication du chemin vers la psychologie, l’observation, l’analyse de mon prochain. Mes réminiscences des lectures de Nietzsche/Freud, aucunement désagréables. En ne sachant rien de la philosophique destination, j’imaginais passer quelques mois peu désagréables. J’attendais des réjouissances non seulement en présence de penseurs perspicaces, mais surtout en compagnie de filles charmantes, plus délurées les unes que les autres. Où trouver l’hétéroclite et le baroque sinon dans cette filière ? Des individus se fichant pas mal des conventions ou règles sociales en vigueur ; un département d’ouverture, des filles réceptives à toutes propositions inondaient mes représentations.
La question abbépiérriste de Solène secouait ma torpeur onirique. De corps nus et libérés sauter aux préoccupations des misérables en passant par le sort des ONG, prouesse d’acrobate. Oubliais-je la voie indirecte de la séduction d’une femme intelligente ? Jamais une simple enveloppe charnelle désirée par cette dernière. Vérifier l’esprit de l’individu en question, ses pensées/niveau/intentions/ambitions, exercice primordial. Une femme cultivée ne couche jamais avec un simple corps, mais avec un esprit à la hauteur du sien ! La jouissance parmi les représentantes de cette catégorie est avant tout psychique/mentale. Avant l’union des corps, les esprits doivent s’accorder et fleurir. Veiller à cet accord dès à présent ! L’union noématique assurait l’union hylétique. Je me lançais donc dans une longue dialectique sur les possibilités d’un gouvernement en matière de droits de l’homme, de devoirs et de libertés ; le raisonnable, l’équitable, l’injuste. J’envisageais les solutions de l’intervention étatique au cœur de l’économie, ses conséquences probables, l’impression d’une démarche isolée sur les dirigeants d’autres pays, l’ensemble des citoyens. Bref, je m’improvisais en ressortissant responsable, conscient des dangers de la mondialisation et à la fois comme critique politique au courant des derniers enjeux géostratégiques, un philosophe en herbe avec toute la modestie qui lui sied9. Cette manœuvre enthousiasma mes complices ludophiles ; à leur tour ils se lancèrent dans des discours non moins spectaculaires qui firent durer l’assemblée jusqu’au milieu de la nuit. Épuisés, mais satisfaits de notre café politique écoresponsable nous nous séparâmes sur des désaccords féconds. Je me proposais de raccompagner la belle qui l’accepta bien volontiers. Encore chez sa mère dans le cinquième. Au pied de l’immeuble, une proposition nullement indifférente, étonnante.
Loin de mon imagination la plus folle l’idée de se retrouver le soir du premier rendez-vous à son domicile. Aucune anticipation même schématique d’une telle proposition esquissée par mon esprit rétrograde. Toutes les filles en philosophie si perméables ? L’année encore plus excitante et inoubliable. Établissement accompli de la connexion spirituelle tant convoitée ? Sous le charme de cette ondulation, Solène prête à passer à l’action ? Toutefois, en montant les escaliers en colimaçon une inquiétude se bâtissait sans maçon. À la hauteur du plan horizontal ? Certes, multiples occasions pour parfaire les pratiques exaltantes, mais jamais avec une cylindrée aussi désirable, intelligente et cultivée. À quoi s’attendait-elle ? Les manières de sa satisfaction ? Ses exigences ? Ses préférences ? Assaillie de questions, aucune réponse. Pris au dépourvu, l’anticipation, encore moins la préparation de cette étape de la séduction, en friche. Comment ? Le soir même se retrouver dans son lit ? Moi, le romantique ? Non seulement aucune protection prévue, mais encore – histoire d’avoir l’esprit tranquille, éviter les redressements incontrôlés lors de ses regards charmeurs – chargeur soigneusement vidangé avant la sortie. La tête prise dans cette tourmente Solène m’invitait à pénétrer dans sa demeure. Profitant du moment d’allègement vestimentaire, me serrant adroitement contre la porte elle m’embrassa ardemment. Ses lèvres douces glissèrent dans ma bouche comme un fruit mûr outrageusement exotique ; je goûtais aux saveurs de l’Asie.
La présence de cette figure dans un espace inconnu figea ma respiration, tétanisa mes cardiaques pulsations ; au risque de faire grincer le parquet, l’amas de chair n’osait plus bouger. Pensant être seul, invisible, je me retrouvais soudain avec cette existence fantomatique, excessivement envahissante de sa génitrice. Ce simple avertissement faisait naître un observateur tiers, un juge notant et évaluant mes moindres faits et gestes, mes microscopiques oscillations et intentions. L’étrangeté de la parole : suffit de nommer une chose pour la faire être virtuellement devant soi. L’être latent actuel stimulait mon angoisse, perdre mon sang-froid, ma virilité, catastrophique. Sur la pointe des pieds la métisse m’invitait à la suivre vers le fond du couloir, la lampe LED du smartphone dissipait les ténèbres ; on laissait derrière nous le salon et l’antre matriarcal. Sa chambre ? De taille moyenne, correspondant aux standards des vieux appartements parisiens. Sur la gauche, une bibliothèque assez fournie, essentiellement des livres de droit, des romans classiques. À droite, une chaîne Hifi haut de gamme, quantité impressionnante de disques entassés un peu partout ; aucune manie du rangement. Ses préférences ? Le rock, jazz, R&B, variété française, des goûts éclectiques ! Mes complexes s’étendaient, le ZZ, un vrai X dans ma conscience musicale. Face à la porte ? Lit une place prenant la moitié de l’espace, bois laqué, transformable en canapé. À côté, au pied de la fenêtre ? Son bureau, style colonial, lampe Tiffany. Une authentique ? Un parfum suave dans la pièce, présage d’un futur peu contingent.
Invitation à se poser sur cette couche soigneusement défaite, fermeture rapide de la porte et immixtion dans mon intimité. Pantalon déboutonné, bijoux en bouche ; l’eurasienne aux commandes ne bottait pas en touche. Surprise totale ! La savoureux va-et-vient réchauffait l’estomac, malgré le lustrage matinal, le raidissement ne se fit pas attendre. Faire cette confidence toujours mal vue : turlute olympienne ! Au niveau de l’organe, la pole position, des sensations invraisemblables. Moment de grâce, durée courte, apparition de l’armure, installation sur la tige adéquate, à mon tour de prodiguer le plaisir mégawatt. Précisément à cette occasion mes angoisses relancèrent une offensive, sur le champ une débandade ! Maintenir l’illusion quelques minutes, caresses, baisers, extraits de films, nul moyen de retrouver ma pointure ! Plus j’essayais moins j’y arrivais ; lui avouer, inévitable :
Terrifié en prononçant ces paroles, comment cacher autrement mon anxiété ? Comment réagirait-elle ? Exclusion d’urgence de l’appartement ? Des noms d’oiseaux en primes ? Contrairement aux attentes, sa réaction fut douce et compréhensive.
Ouf ! L’existence d’une prochaine fois. L’avenir métissé restait éclairé, l’espoir d’une conquête de l’Eurasie toujours envisageable/envisagée. Pas de sommeil chez elle ce soir, hors de question de prendre connaissance des notations maternelles. Le dernier métro, merci Truffaut, retrouver mon placard, mon coin, souffler, récupérer. Quasiment seul dans ce wagon puant, je pensais à la sucette céleste ; plus j’y songeais plus les doutes sur son existence effective devenaient sérieux.
Mon travail commence aujourd’hui, très mauvais genre d’arriver en retard dès le premier jour. L’entreprise dans la banlieue est, une heure à une heure trente, pas facile de traverser le tout Paris. Porte de Montreuil en métro, vingt minutes de trajet supplémentaire en bus. L’endroit ? Pas vraiment folichon, grillage vert, quelques arbustes, immeuble gris rectangulaire, deux étages, fenêtres bleu aluminiage. Rarissimes les structures avec leur siège en plein cœur de Saint-Germain-des-Prés. Légèrement en avance, porte vitrée, civilités à la secrétaire dont j’ignore encore le nom, premier étage, bureau de Jocelyne. Au téléphone, signe pour m’asseoir. L’entretien à distance concerne le défaut de fabrication d’un trépied à caméscope, l’interlocuteur exige un remplacement d’urgence ; la RH brode avec professionnalisme. Conversation terminée, ses propos :
Premièrement les ingénieurs : une dizaine, regroupés à l’intérieur d’un open-space lumineux occupant le tiers de l’étage. Bleu métal omniprésent, associé à au rose pâle l’ensemble laisse une impression singulière, rétro ? Rétromoderne ? Placé dos aux fenêtres, séparé de leurs voisins par une cloison transparente, chacun dispose d’un espace de travail à peu près identique. Séparation dans la transparence ? À tous son petit coin/intimité, union du clos et de l’ouvert. L’objectif de la disposition ? Donner l’illusion de l’intimité tout en gardant le contrôle sur l’activité de chacun ; surveillant et surveillé à la fois10 ? Dans l’espace commun, seule Sandrine – responsable des achats – jouit d’une pièce transparente entièrement close ; aquarium géant pour squale financier ou raison sonore ? Oui à la vision, non à l’audition. Plus on monte dans la hiérarchie, plus les bureaux deviennent intimes/opaques ; hors de question de faire travailler Jocelyne, encore moins monsieur Fritz, dans la glasnost. Le secret des affaires, un secret pour personne. Conséquence ? Le sommet à l’abri des regards et des oreilles, la base/subalternes dans une transparence cristalline. Les espaces intermédiaires ? Une nouveauté ? Simulacre de Pont ?
La RA11 ? Occupée/en ligne. Fait comprendre à sa chef le report des présentations. Un peu plus loin, Denis : physique passe-partout, air décontracté, rivé sur sa dalle 27 pouces ; schématise sur AutoCAD. Nous perçoit-il ? Oui. Se lève sans précipitation, me salue vigoureusement en comprimant ma main. Signe de confiance ?
Rebelle ou plaisantin ?
Toutes les économies, bonnes pour l’entreprise ; pourquoi employer une personne supplémentaire quand parmi nos salariés quelqu’un d’assez compétent travaille plus et gagne autant ? Presque la quarantaine, visage pétillant/sympathique, mon futur mentor ? Moniteur des différentes tâches professionnelles ? Entente cordiale, contacts simples ? Jocelyne m’indique le bureau à côté de celui de l’ingénieur comme désormais mien, délégation de ma visite et retour précipité vers son espace opaque.
Sans prendre en compte l’administration, distinction en trois catégories des ordinateurs de l’entreprise : unités centrales performantes et visuels panoramiques, réservés aux ingénieurs. Datasphages inextinguibles, leurs besoins exponentiels nécessitaient des machines de plus en plus véloces. Les logiciels 3D d’animation évolués/évoluant indéfiniment se nourrissaient exclusivement de gigahertz. Machines portables, moyenne gamme, l’apanage des commerciaux ; souvent en déplacement impossible de s’aventurer hors territoire sans valets binaires. Enfin, les antiquités, calculettes datant de mathusalem, celles fonctionnant encore, finissaient entre les mains des secrétaires, câbleurs et stagiaires. Une pièce entière consacrée aux vieilles tocantes, y faire sa cueillette en cas de dysfonctionnement de certains composants. L’endroit épouserait-il une tout autre fonction ?
Introduite par le collègue, la salle des serveurs dépasse à peine 5 m². Grand meuble encastré avec rangements un peu partout prend ses aises, aperception de différents systèmes d’exploitation, notices diverses et des disquettes ? Personne n’y fait donc le ménage ? En face, grande table rectangulaire accueillant trois grandes tours et écran 17 pouces ; cœur du réseau, les serveurs, nullement de la dernière jeunesse, au bord de l’infarctus. La partie cruciale de mon travail consiste à sauvegarder sur une cassette numérique – quel archaïsme – l’ensemble des échanges de la journée, vérifier la bonne santé du labyrinthe, l’absence de contamination, faire la chasse aux virus/malware. Successeur de Dédale ? En l’absence d’incident grave, à peine un quart d’heure pour clôturer la tâche. En cas d’attaque massive ? Largué. Parfaire mes connaissances, préparer en amont la défense, bouquiner Clausewitz12 ?
La partie moins essentielle, mais tout aussi importante consiste à mettre à plat l’ensemble des appareils, effectuer régulièrement des mises à jour, nettoyer d’éventuelles contaminations localisées, surveiller, voire limiter l’activité des salariés, proscrire l’installation des programmes au choix. Les droits des usagers ? Obligatoirement restreints. Les employés ne touchaient pas au centre névralgique de leurs bêtes. Devenais-je le seul maître de ces outils virtuels ? Administrateur du réseau informatique, fonction explicitement énoncée dans ma convention. Mes instructions ? Très clairs. Ce qui ne concernait pas le travail, place nette du disque dur. Par mon intermédiaire, à distance, la superstructure contrôlait l’infrastructure et son activité. Si la firme met entre vos mains un moyen de production, elle s’assure dans le même mouvement de son éloignement de votre intérêt personnel. L’objectif ? L’efficacité/rentabilité, le profit et non la détente/amusement individuel ; sentir dans le travail la contrainte/pression, une priorité13. Assurer la non-dilapidation du temps financé par l’entreprise en occupations inutiles, éviter la pure perte, à moi d’endosser l’uniforme, tenir le lieu du pouvoir.
Enchantement de l’exercice, responsabilité à ses aurores ? Dans la pyramide un pouvoir immédiat et direct sur l’ensemble des collègues. Tirant déjà les ficelles, je devenais le point de jonction entre la tête pensante de l’organisation et ses bras/jambes, tout son corps en somme. Comme superviseur des moyens de production, j’obtenais par ce biais un ascendant indubitable sur tous les employés. Accéder à leurs outils numériques aucun autre choix que celui de m’obéir. Certes, mon contrôle aucunement absolu, l’accès à certains postes toujours défendu, hors de question de laisser un stagiaire fourrer son museau dans les dossiers dématérialisés de monsieur Fritz, de la TRH et d’autres bigfoots, des passe-droits distribués aux compte-gouttes. Dans le domaine virtuel un pouvoir, non d’emblée les pleins pouvoirs. Finalement tout à fait normal. Gagner leur confiance, écarter leur défiance, progresser dans l’ambiance et la cybersurveillance.
Christelle, jeune collègue récemment embauchée, me tire de ces méditations. Châtain clair, coupe garçonne, jean slim Levi’s, mise en valeur de ses jolies formes. Dans les canons de la mode actuelle ? Pas vraiment. Charme ? Certainement. Grands yeux noisette, nez légèrement retroussé, courbures plantureuses. Denis à son tour délègue le temps ingrat des présentations, son ancienneté l’exempte de ces futilités. La jeune femme ne rechigne pas et m’invite volontiers à la suivre. Après le bureau de Christelle celui de Maklouf14, la soixantaine, d’origine kabyle, grosse moustache grisonnante, avenant/placide ; plongé dans son tableau Excel, avec une certaine indolence, le remplit judicieusement. Christophe, Catherine, puis Jean-Louis, Thierry, etc. Les prénoms s’enchaînent, c’est à peine si je les retiens – formalités nécessaires pour au moins scanner quelques visages dans la mémoire. L’espace des ingénieurs achevé, enchaînement avec le territoire des commerciaux, ce jour-là étrangement vide ; le temps d’apercevoir un certain Daniel qui s’en va précipitamment. Croisière clôturée avec la place des câbleurs, au rez-de-chaussée ; deux employés d’origine thaïlandaise, Tran et Vath, vaquent tranquillement à leurs occupations dans une ambiance musicale Chérie FM.
À la fin de cette visite instructive, mais éreintante – près d’une vingtaine de personnes rencontrées, sans parler de la distance parcourue sur deux étages – mon guide du jour propose une pause cigarette. Bien entendu pour griller la baguette à cancer, quitter le bâtiment, loi Evin oblige, inévitable15. On se retrouve sur ce parking à moitié désert. Les véhicules – alignés comme des dominos – nous jettent leurs regards laconiques, nous empêchent d’être seuls. Elle fume des Lucky Strike, inhale des bouffées généreuses, irrésistiblement je la trouve sexy, désirable. Ses lèvres pulpeuses, sa poitrine philanthrope – mouvante sous l’effort des bronches – me donnent des idées bien cochonnes. La femme la plus jeune/belle de la boîte, la seule réellement courtisable. Et Solène ? La drague au boulot possède un charme autrement attirant ; pourquoi empêcher la variation des plaisirs ? Profitant de notre escale je mène ma petite enquête sur son parcours socioprofessionnel et ses confrères bipèdes. Études achevées à Orléans, décision hardie de monter à la capitale pour tester sa chance et son potentiel. Des tentatives de-ci de-là, soldées par ce poste d’ingénieur. En CDI depuis quelques mois – la période d’essai validée avec succès – mais pas rassurée pour autant, d’après ses intuitions la trésorière ne la porte pas dans son cœur. Selon Christelle, derrière le visage affable de Jocelyne se cache une véritable garce. J’apprends également la liaison aérienne de Denis/Sandrine, le poisson du bocal ; en couple depuis assez longtemps leur relation se fond dans le décor. Unanimes, observer un ménage sur son lieu professionnel, hautement intrigant, pleinement passionnant. Ils se voyaient donc tout le temps, sans arrêt/pause, inévitablement/inexorablement. Totalement inconcevable, surréaliste, surnaturel. Comment un tel agencement pouvait-il tenir ? Lassitude mutuelle, conséquence la plus probable. Depuis quand la présence systématique créée le manque, la tendresse, le désir ? Possibilité/occasion/chance d’étudier ce phénomène à la limite du paranormal. Découverte de la corde cervicale de l’ingénieur quadra ? Par quelques paroles crues de la généreuse fumeuse. L’aguicheuse ? Ni totalement célibataire, ni pleinement en concubinage16, pour satisfaire ses besoins primaires Christelle fréquente un partenaire régulier17. Point d’engagement, pas de nuit entière en sa compagnie ; de l’affection l’un pour l’autre, de la tendresse, mais pas d’amour, aucun attachement, aucune alliance. Sexuellement, satisfaite – l’essentiel – le cœur à prendre ; volonté d’espérer ?
Après la halte crustacée/cancer, cheminement vers nos coins respectifs. Le reste de la journée ? À configurer ma brouette, installer des logiciels nécessaires à mes fonctions, chercher des renseignements sur les différents problèmes en lien avec les serveurs/réseaux/virus ; mes devoirs en somme. Du zèle même, entame de l’inventaire de tous les ordinateurs, avec description précise de leurs caractéristiques techniques ; secrètement nourrissais-je l’idée d’influencer la direction pour un rachat massif d’appareils plus performants ? Fin d’après-midi, peu avant mon départ, la RA jusqu’à moi. Les présentations ? Très solennelles, la seule à donner tant d’importance à cet exercice formel. Cheveux châtains lisses, sa minceur contraste avec ce truc disgracieux émanant de son visage/corps. Unité somatique dissonante, bouche à l’est, oculaires à l’ouest, ventre étrangement proéminent pointant le Sud ; les portraits de Picasso possédaient donc de vrais modèles ? Sur le coup, un choc. La cause d’une telle déformation/défiguration/déflagration18 ? Un accident ? Cette hypothèse expliquait simultanément l’inadéquation du couple. Prétendant à une certaine beaugossité, Denis, le gentleman, ne pouvait tout de même pas la larguer après ce dramatique carambolage.
Le soir, le bus, aide précieuse pour la digestion de ces impressions/émotions nouvelles ; son ballottement facilitait le transit synaptique. Encore une bonne heure dans les entrailles parisiennes. Observer des dépressifs chroniques ? Intolérable. Se réfugier dans le casual gaming ? Insupportable. Rentabiliser ce temps perdu, une évidence. Continuer à prendre du grade, former mon esprit, bénéfice net. Inscris en philo, désormais à propos la familiarité avec les chasseurs de concepts. Pourquoi pas Aristote ? Éthique à Nicomaque ? Toujours intrigué par ce nom étrange dans le titre. Tergiverser cent sept ans ? Infructueux. Toute entrée dans ce système – gardant encore tous ses mystères – bonne.
La veille du Nouvel An, une soirée étrangement familière abreuvait notre curiosité. Solène ? Ma petite amie officielle. À la suite de mon lamentable échec, un sans-faute ; le deuxième rendez-vous un succès complet. Bouquet de roses rouges, des sushis/sashimis/makis frais, longue promenade rue Mouffetard, une sérénade sans guitare. Ennui/embarras/incommodités ? Absents du registre. Nos discussions interminables sur l’avenir, claire accélération du temps, synchronisation de nos prospectives et volontés. Les jeunes femmes raffinées pouvaient aussi se contenter du nécessaire. Aller en cours ensemble, partager nos déjeuners, pas beaucoup d’efforts, mais de l’assiduité, une habitude prise. Les causeries, les conférences ? Toujours plaisantes, rafraîchissantes, dépaysantes ; des professeurs, maîtres de conférences et ATERS avec qualités d’accroches indéniables, d’autres clairement rataient leur vocation. L’engrenage libidineux subissait donc des décélérations, une bonne séquence sur Nietzsche suspendait instantanément nos pulsions bestiales. Le relâchement ? De mise dans les UE de logique, d’histoire de l’art, de biologie. Satisfaits, comblés, tout allait bien dans le meilleur des mondes, magique ! De l’insouciance ? Le bonheur ? L’euphorie du commencement ? Dans une autarcie affectivo-cogitante, nous passâmes tout le premier semestre. N’ayant pu honorer un de mes engagements, cette exclusivité sentimentalo-intellectuelle me valut même une brouille avec le mousquetaire Antoine. Par colère, il m’excluait finalement du rôle si précieusement réservé dans son futur court-métrage. Julien quant à lui comprenait trop bien les relations affectives pour permettre à une parenthèse temporelle de venir gâcher une amitié. Les absences parentales ne nous suffisaient plus, ma cellule manquait cruellement d’atours. À plusieurs reprises nous louâmes des chambres d’hôtel à moindres frais, profiter de matelas grand format, encore plus d’occasions pour brancher Aphrodite. L’invitation festive ? Une aubaine donc, rester ensemble toute la nuit, s’amuser, découvrir, s’éclater et même vagabonder dans les cieux.
Will, hôte du soir, étudiant sérieux malgré la décontraction et le détachement exhibé çà et là. L’art de la sprezzatura ? Maîtrise de la non-maîtrise ? Sa grande taille filiforme contrastait avec une tête aux dimensions réduites. Peau nacrée tachetée d’orange, crinière blonde tirant vers le roux, des traits presque féminins ; de loin, par moments, l’ensemble prêtait à confusion. Possédant une mémoire photographique, assimilant les concepts extrêmement vite, réellement impressionnant ; pour la discipline supra-lunaire taillée naturellement. Ses remarques en cours ? Toujours pertinentes, sa culture débordante, ses discussions stimulantes. Son intelligence polymorphe donnait sans retenue des complexes.
Contrairement à mon hypothèse originelle, l’inscription de ma désormais solennelle dans cette UFR si peu pratique, nullement une conviction, encore moins une passion. La raison principale ? Conditionnement matriarcal. D’après cette institutrice à la retraite, de bon ton de conférer un clinquant spirituel au CV, aspect non négligeable ! Raison ou tort ? Cette situation convenait à ma dulcinée tant qu’elle roulait sans obstacle. Meilleure que moi sans contredit, mais pas transportée/émerveillée par toutes ces doctrines ingurgitées. Contrairement à Will, Solène ne s’amourachait pas pleinement de la sagesse. L’ivresse métaphysique ? Pas encore son truc. Conclusion évidente : nouer davantage de liens avec un tel individu, profondément enrichissant. Cette rencontre pouvait nous inspirer, améliorer nos résultats, aiguiser nos affinités conceptuelles ; notre émulateur ?
L’absence de suivi régulier, de contraintes extérieures sensibles, de directives formelles dans cette université ouverte à tous19 nous laissait souvent perdus. Les enseignants se moquant pas mal de l’assiduité/réussite/progression de leurs auditeurs, ne laissaient pas d’autres choix que de puiser/travailler la motivation par nous-mêmes. En moins d’un mois, le contenu de l’amphi H – comptant à la rentrée près de mille étudiants – divisé par deux ! Au bout de deux mois, à peine plus d’une centaine ! Une certaine fierté de faire partie des irréductibles, ne surtout pas échouer/abandonner, s’accrocher, ensemble, à tout prix ! Même moi je voulais aller jusqu’au bout, terminer pour une fois l’affaire commencée. D’une médiocrité laborieuse, je ne transpirais pas de perles conceptuelles. Par ses conseils, le voyageur perdu de Descartes m’aidait à garder le cap.
Domicilié dans le 13e, à côté de l’annexe Tolbiac, Will s’épargnait tout voyage intestinal. Son F2, aimablement prêté par son oncle, situé au-dessus d’un restaurant sino-japonais, Le Sakura. Il y logeait avec sa copine, ou plutôt, sa moitié squattait son perchoir. De deux ans son aîné, dans la même discipline, Claire-Sophie jouissait du privilège de fréquenter les locaux historiques de la Sorbonne. La validation de ses deux premières années dans le royaume des champignons volcaniques autorisait la déterritorialisation prestigieuse. À quoi, sinon à ces formes si peu urbaines pouvions-nous comparer notre annexe ? Quelle métaphore l’architecte voulait-il nous faire deviner ? Analogie entre connaissance et sexualité ? Jaillissement terrestre du savoir dans une éruption magmatique ? Une fascination certaine prenait forme à l’écoute de ses exploits. Réussir comme elle, valider nos premières années, le désir mimétique fonctionnait à plein régime. Prospectivement, ces rêves paraissaient à la fois lointains et insurmontables, l’imagination s’en moquait, caracolait bride abattue. Remonter spatialement le temps, respirer ce parfum âcre des milliers d’heures de sudation méditatives ne matérialisait qu’un Graal métaphysique hautement salivant. Toutefois, durant la soirée familièrement étrange l’esprit de Claire-Sophie ne subjugua pas. Parlant peu, dévoilant le moins possible son être-là, elle se dissimulait systématiquement derrière sa longue chevelure bouclée, son sourire timide, faussement ravageur, projetait clairement l’image d’un individu au lourd secret. L’impression d’un succès aléatoire s’esquissait par instants. Rien dans ses propos rachitiques ne me laissait entrevoir une intelligence singulière, des capacités inouïes, une perspicacité hors norme. Son travail à mi-temps dans un magazine de jeux vidéo la préoccupait davantage, le gameplay de son tank plus passionnant que la critique de Kant. Faisant régulièrement des piges, testait, puis rédigeait des articles sur les différentes productions du dernier rejeton de l’Art ; elle gagnait ainsi sa vie, ça pouvait se comprendre. Comment expliquer ses connaissances moindres dans la discipline transcendantale par rapport à son conjoint de première année ?
Avec deux ans de moins de formation, Will rivalisait voire surpassait son âme sœur ; inintelligible. Le frigo mémoriel de Claire-Sophie en panne ? Plus surprenant encore, un savoir non seulement quantitativement supérieur, mais aussi qualitativement. Disciple de Renaud – sa discographie passait en fond sonore –, Will était capable de réciter à la virgule près, non seulement les textes du chanteur, mais encore de reproduire dans leur intégralité des extraits conséquents de la Généalogie de la morale, chef-d’œuvre du moustachu allemand étudié durant ce semestre, Luchini concurrencé. Il pouvait même les commenter avec une pertinence et une pénétration quasi professorale, Luchini largué, moi, bouche bée. Sa méthode ? Très simple, la licenciable en partagea la teneur sans consentement. Se contenter des extraits indiqués par les profs, écouter passivement leurs explications, chemin grégaire synonyme de fiasco. Acheter systématiquement des ouvrages de commentateurs, les potasser sans modération durant des nuits entières, clairement la tortille de l’exigence, du surhomme, de Zarathoustra. La conclusion sautait au visage, l’oiseau de proie pas plus intelligent au sens courant du terme, mais certainement plus malin/rusé. Cette activité nocturne lui permettait d’avoir toujours ce temps d’avance sur tous les autres et d’étinceler brillamment. Se mettant perpétuellement en représentation, donnait l’impression d’être pleinement conscient de l’impact produit à chaque instant ; il aimait à être aimé et admiré. Ses gestes, le ton de sa voix, son débit, toujours maîtrisés ; ses mots – méticuleusement choisis – lui permettaient de s’exprimer dans une langue à la fois claire et soutenue. Son argumentation ? Formellement parfaite. Le contenu ? Toujours séduisant, jamais en reste. Il alliait admirablement l’esprit de géométrie et la finesse. S’offrait aux projecteurs un professeur de philosophie en acte, orateur hors pair, bien plus éloquent que mon simulacre de terminale.
Nous bavardâmes beaucoup, nos controverses concernaient un passage de l’ouvrage cité plus haut ; un désaccord sur le sens à donner à la volonté de puissance. La puissance qui désirait en nous ou bien la volonté qui désirait toujours plus de puissance ? Nous bûmes à foison, avant et après le fameux décompte. Dionysos donnait le ton de la fête. Vers deux heures du matin – moustachus et barbus ne séduisant plus –, nous finîmes par jouer à Question pour un champion, jeu de société éponyme du célèbre jeu télé. La surprise, je sortais gagnant. Signe d’un bagage intéressant ? Capacité à rivaliser avec des personnes fascinantes, placées largement au-dessus de mes prétentions intellectuelles ? Immédiatement, ne jamais sauter par-dessus son ombre, mais sans conteste cette victoire suscita une grande satisfaction. Ma première place provoqua une légère frustration/irritation chez notre aristocrate ; son ton bienveillant se changea insidieusement en quelque chose de glacial/dénigrant. La métamorphose ? Mise sur le dos de la fatigue.
Trois heures du matin, ordre d’aller au lit. Avec l’aide de sa compagne, au milieu du salon, un matelas d’appoint à même le sol ; coussins, couverture crasseuse, affaire réglée. Literie datant de l’époque où son oncle battait le pavé du coin ?
Le verrou de la chambre claqua, chuchotis, bruissements, susurrations, puis, le silence. Dormir à même le sol avec félin dans la pièce, une première. Cet animal pseudo