Le Sens dans tous les sens - Federica Locatelli - E-Book

Le Sens dans tous les sens E-Book

Federica Locatelli

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Beschreibung

Voici la raison qui justifie et motive ce volume, qui clôt le parcours d’une année à la découverte de l’univers des Fleurs du Mal. Douze étudiants se sont mis à l’épreuve, se sont laissé pénétrer par la sensibilité baudelairienne et ont essayé de partager l’émotion, en offrant leur aperçu personnel. Ils ont entrepris un voyage à travers les sens baudelairiens, une exploration libre et guidée qui est, peut-être, la seule façon de s’approcher véritablement de la poésie en découvrant ‘les sens’, ou ‘l’essence’ des Fleurs : c’est le titre qu’ils ont choisi pour restituer la valeur de l’expérience. C’est cette opération de mise en relation – de sensations, de pensées, d’instruments, de dialogues – qui fait la richesse de la tentative : absorber au fond l’œuvre littéraire (par la lecture, la pratique, la réflexion) signifie en quelque sorte participer à la ‘création’ de son Sens. Tratto da Baudelaire: Sensations d’un homme sensible di Federica Locatelli

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© 2015EDUCatt - Ente per il Diritto allo Studio Universitario dell’Università Cattolica

Largo Gemelli 1, 20123 Milano - tel. 02.7234.22.35 - fax 02.80.53.215

e-mail: [email protected] (produzione); [email protected] (distribuzione)

web: www.educatt.it/libri

isbn edizione cartacea: 978-88-6780-819-9

isbn edizione ePub: 978-88-6780-823-6

Couverture: image realisée par A. Gatta |conception graphique Studio Editoriale EDUCatt

Table des matières

Table des abréviations

Baudelaire: Sensations d’un homme sensible

Federica Locatelli

L’Alchimiste secret – L’Alchimiste se crée

M. Boselli

«Une Harmonie de vert et de rouge»:la peinture de Delacroix dans la poésie de Baudelaire

C. Voltini

Les Yeux mouillés:la métaphore aquatique dans Les Fleurs du Mal

C. De Ambrogio

L’Ivresse dans un éclair:l’aube et le crépuscule de Charles Baudelaire à Arthur Rimbaud

T. Lorini

Le Soleil noir de Charles Baudelaire

L. Mesa

L’Infini et l’Inconnu: voyage dans les phénomènesphoniques et chromatiques de deux parasynonymes

A. Fracassi

Quelques Remarques sur la versification et la métrique des Fleurs du Mal

F. Favalli

La Comparaison dans Les Fleurs du mal:un voyage à l’intérieur du spleen

M. D’Amore

Les Sens de la Musique dans Les Fleurs du Mal

S. Frassine

Le Poison des yeux

S. Calvi

La Nature dévoratrice de l’artiste

M. Simonelli

«Je hume à longs traits le vin du souvenir»:Baudelaire et l’expérience du boire

M. Zamboni

B(e)audelaire: une fleur dans le mal?

C. Contrini

Au - ô cœur de la ville: Baudelaire et la poésie parisienne

F. Locatelli

Annexes

À Sergio Cigada

Heureux celui […]— Qui plane sur la vie, et comprend sans effortLe langage des fleurs et des choses muettes!

Élévation

Table des abréviations

OC IŒuvres complètes, C. Pichois (éd.), Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1976, t. I

OC IIŒuvres complètes, C. Pichois (éd.), Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1976, t. II

FdMLes Fleurs du Mal, OC I

SPLe Spleen de Paris, OC I

CPl ICorrespondance 1832-1860, C. Pichois (éd.), Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1973, t. I

CPl IICorrespondance 1860-1866, C. Pichois (éd.), Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1973, t. II

Baudelaire:Sensations d’un homme sensible

Federica Locatelli

Dans le premier numéro d’une petite revue mensuelle, Les Taches d’encre, fondée en novembre 1884, Maurice Barrès publie un article au titre évocateur pour l’esprit de l’époque:La Sensation en littérature.[1] Le sous-titre, entre parenthèses, paraît encore plus éclairant: il présente une suite de noms d’auteurs et de personnages: Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Rollinat et des Esseintes – Arthur Rimbaud ne connaîtra le succès qu’après 1886 – qui forment ce qu’on appelle la mêlée symboliste. Comme Maurice Barrès l’explique dans la suite de son propos, le fondement de la nouvelle littérature réside dans le fait que l’expérience cognitive, c’est-à-dire poétique, est désormais une expérience sensorielle: unejouissance des sens.

Après Paul Bourget qui a offert, en 1881, un brillant essai sur la nouveauté de Baudelaire (et placé, en 1885, le poète des Fleurs en tête de file dans ses Essais de Psychologie),après la parution des Névroses de Rollinat en 1883 et celle, en 1884, d’A Rebours où Joris-Karl Huysmans a exalté l’art baudelairien en même temps que la sensibilité physique exaspérée jusqu’à la névropathie, Barrès retrace les contours de la question. Dans l’article des Taches d’encre, Baudelaire, Verlaine et Mallarmé sont définis comme les véritables interprètes et déchiffreurs de la sensation: pour le dire autrement, selon Barrès, ils ne seraient pas des artistes véritables s’ils ne fécondaient pas la sensation, s’ils ne rendaient pas l’idée sensible.

En faisant l’éloge de cette nouvelle poésie et en établissant nettement son fondement, l’article de Barrès établit ainsi un principe esthétique aux résonances multiples pour la littérature à venir: la poésie inspirée par et vécue dans la sensation n’est pas moins ‘haute’ que celle qui est inspirée par la raison, ce qui répond bien aux critiques de l’époque qui mettaient en discussion la valeur esthétique d’une telle approche.

Comme l’écrit l’auteur du Culte du moi, à chaque artiste de choisir s’il désire cultiver le bonheur dans le sentiment, dans l’idée ou dans la sensation. M. Renan renforce le propos, en soulignant comment

le moyen de salut n’est pas le même pour tous; pour l’un c’est la vertu, pour l’autre l’ardeur du vrai, pour un autre l’amour de l’art; pour d’autres encore, la curiosité, l’ambition, les voyages, les femmes, le luxe, la richesse; au plus bas degré, la morphine et l’alcool.[2]

Pour tous ces «poètes sensualistes» – Barrès reprend ici la valeur de l’expression contenue dans l’Essai sur l’entendement humain de Locke– l’origine et le but ultime de l’art, c’est la plénitude sensorielle. Cette jouissance, Baudelaire l’appelle ‘ivresse’: il la recommande à tous, artistes ou non, dans son poème en prose: Enivrez-vous, «de vin, de poésie ou de vertu, à votre guise».[3] Cette condition privilégiée est à entendre comme une acuité de pensée, un état physique et spirituel où toutes les forces s’équilibrent,[4] où l’imagination paraît merveilleusement puissante.

Malheureusement, c’est un «goût de l’Infini» qui, demeurant dans le cœur humain, se «trompe souvent de route»: il s’égare dans ce qu’on a appelé les ‘paradis artificiels’: de là vient ce défaut d’interprétation qui a longtemps fait regrouper les symbolistes sous le vocable, un peu trop rapide et captieux, de ‘poètes maudits’. L’expression, rendue célèbre par l’ouvrage de Verlaine de 1884 – et empruntée au Stello de Vigny – exaltait en fait le «dérèglement de tous les sens» et la «voyance» rimbaldienne, conditions essentielles de l’art.[5] C’est ce que précise l’article de Barrès, en invitant à comprendre en profondeur la jouissance sensorielle de cette nouvelle littérature: comme l’a dit le créateur du ‘surhomme’, «toutes les ivresses ont puissance d’art».[6]

Plaçant sa philosophie de l’art sous le signe emblématique des rapports entre Dionysos et Apollon, Nietzsche a en effet situé la création au point d’intersection «de la forme et de la force, de la chair et de l’esprit, de la vie et du sens».[7] Dans ces mots du Crépuscule des idoles, on lit la description de l’ivresse baudelairienne, qui est à la fois une condition physique, un sentiment de force accrue et un état de plénitude spirituelle: de là vient la valeur éthique de l’art de Baudelaire, en tant que possibilité pour l’homme de se délivrerde sa condition de finitude: «Tout est là», dit le poète;l’ivresse, «c’est l’unique question», la seule façon de ne pas «sentir l’horrible fardeau du Temps»[8]qui brise les épaules et courbe vers la terre.

A côté de sa valeur morale, il faut souligner que cette poésie inspirée par la sensation – Barrès le dit haut et fort – s’appuie sur une savante maîtrise formelle: elle n’est jamais improvisée, elle n’est pas le produit de la fantaisie, mais de l’imagination, faculté d’analyse et de synthèse comparable à celle qui préside à la découverte scientifique.

Dans le Gouvernement de l’imagination de Baudelaire, on ressent notamment, avec l’écho de Coleridge, celui de Joseph de Maistre, qui lui «a appris à raisonner», et enfin celui de l’«illumination américaine»,[9] à savoir la rencontre avec Poe.[10] La réflexion rigoureuse de ce dernier, allant jusqu’au délire mathématique de la Philosophy of Composition (la Genèse d’un poème, suivant la traduction baudelairienne), invite le poète des Fleurs à suivre fidèlement les principes aristotéliciens de la création:[11] tout d’abord, une savante inventio, avant de s’avancer dans la dispositio et de parer le tout au moyen de l’ornatus. Le poète résume splendidement tout cela dans le Salon de 1846, lorsqu’il déclare que «jouir est une science» et que «l’exercice des cinq sens vient d’une initiation particulière».[12]

Cette profusion sensorielle qui fait le propre de l’univers des Fleurs du Mal, ces perceptions et ces sensations qui s’accompagnent et s’entremêlent, imposent ainsi à l’artiste l’autonomie des moyens et de la technique. Baudelaire avait en effet clairement conscience de vouloir bâtir son recueil sur l’appui d’une rhétorique profonde, sur cette technè dégagée du rôle de «tyrannie inventée arbitrairement», et transformée en une «collection de règles réclamées par l’organisation même de l’être spirituel».[13]

Baudelaire avait souffert de la rudesse des censeurs, qui avaient brisé l’harmonie de l’architecturede ses Fleurs du Mal: condamnant l’excessive sensualité de celles-ci, ils n’avaient pas compris la rigueur formelle qui soutenait un contenu ‘scandaleux’. Avec son recueil, le poète voulait sûrement choquer le public de 1857, même s’il le souhaitait beaucoup moins que ne le feraient, plus tard, Rimbaud avec sa Saison en enfer ou Mallarmé avec son Guignon. Le but de sa poésie nouvelle était d’extraire les fleurs, le sublime, du mal, du péché et de la chair. Son titre même, suggéré un soir au Café Lemblin par Hippolyte Babou (l’un de ses amis de la bohème littéraire), était choquant, mais peut-être moins que les deux autres auxquels il avait songé auparavant: celui de 1845 portait le titre, ‘pétard’ selon Baudelaire lui-même, de Lesbiennes,[14] qui s’inspirait de l’esthétique de la surprise d’Helvétius (De l’esprit) et de Montesquieu (Essais sur le Goût); celui de la fin de 1848 s’intitulait Les Limbes, titre cette fois ‘mystérieux’, bien plus métaphysique et intime que le premier, emprunté probablement à un vers du Voleur de Théophile Dondey («ces limbes noirs qui circonscrivent l’âme»).

Cela étant, le ‘choquant’ ne consistait pas dans une recherche du nouveau à tout prix: bien plus profondément, le choc venait du courage de montrer la vérité du cœur humain. Comme Baudelaire l’admet dans une lettre du 18 février 1866, adressée à Ancelle, «dans ce livre atroce, j’ai mis tout mon cœur, toute ma tendresse, toute ma religion (travestie), toute ma haine»[15] (c’est le poète qui souligne).

Dans une époque où «Lamartine régnait par les femmes», Musset «demeurait le poète des écoles», Hugo «passionnait sans partage les littérateurs et les politiciens», Chateaubriand resplendissait avec «ses phrases de bronze et de pourpre» – l’ironie de Barrès est ici acerbe – le poète des Fleurs met le cœur à nu: par des mouvements d’élévation et de brusques chutes, par des «soubresauts de la conscience» qui alternent avec les «ondulations de la rêverie»,[16] les Fleurs du Mal décrivent le chemin d’une âme sensible[17] – au double sens du mot – à la recherche du Sens.

C’est la vie vécue qui fait l’œuvre. Les jouissances et les souffrances que ce «titre truculent» exprime, sont faites avant tout de la chair du poète: voilà la «folie de Baudelaire», dont parle Barrès, voilà son sacrifice. «Vous avez dû beaucoup souffrir, mon cher enfant»,[18] écrit Sainte-Beuve à Baudelaire. Barrès le dit lucidement, dans la suite de son article: le poète «laisse les dilettantes faciles à la beauté et curieux de douleurs coqueter avec la vie; il ignore les récits et la sagesse des histoires». Baudelaire vit, en première personne. Il observe, il écoute, il sent, il touche, il goûte.

Un vers des Fleurs du Mal, c’est un parfum exotique qui circule dans l’air et enfle les narines, c’est le sanglot qui bat le rythme d’une ville matinale et résonne dans la poitrine, c’est la langueur d’une femme voluptueuse que la caresse apaise, c’est un ciel brouillé qui se condense dans un regard, c’est la divine liqueur qui satisfait un appétit débridé, c’est aussi un brouillard que l’on croit toucher, c’est encore une musique qui prend comme une mer… Un vers des Fleurs du Mal suggère les sensations les plus rares, les plus intimes, les plus ressenties: les «plus excessives», dit Barrès, «où puisse atteindre la machine humaine se travaillant elle-même».

Mais quels sens Baudelaire cultive-t-il de préférence? La vue et l’ouïe sont omniprésentes. Le premier sens répond à l’obsession picturale du poète– «les images, ma grande, mon unique, ma primitive passion»:[19] ce qui se révèle à travers ses figures de rhétorique, qui sont des réussites dans la mesure où elles «font voir», comme le recommandait Aristote dans sa Poétique, et suggèrent ce domaine du mystère que les mots seuls n’arrivent pas à exprimer. Le second, quant à lui, est inhérent aux vers et aux formes classiques que Baudelaire exploite; il s’allie au lexique choisi, fait de paroles ‘allongées’, riche en allitérationset en rappels sonores.

Les autres sens, ceux auxquels on dénie d’habitude toute valeur esthétique, se trouvent remotivés dans l’univers des Fleurs du Mal: le toucher, le goût et l’odorat sont les sens qui excitent le plus l’imagination poétique. Marcelin en était bien conscient lorsque le 30 janvier 1858, il avait fait paraître, dans Le Monde illustré, une caricature de Baudelaire, avec son nez proéminent, en train de respirer un bouquet de fleurs. L’odorat détient en effet un statut privilégié, il est le sens le plus qualifié:[20] Théophile Gautier l’avait bien remarqué, dix ans après la parution du recueil, en affirmant que dans les Fleurs du Mal,

cette préoccupation de l’arome reparaît, entourant d’un nuage subtil les êtres et les choses. Chez bien peu de poëtes nous retrouvons ce souci; ils se contentent habituellement de mettre dans leurs vers la lumière, la couleur, la musique; mais il est rare qu’ils y versent cette goutte de fine essence, dont la muse de Baudelaire ne manque jamais d’humecter l’éponge de sa cassolette ou la batiste de son mouchoir.[21]

Cela dit, le goût et le toucher participent eux aussi activement au sensualisme baudelairien: en maint endroit, dans le recueil, il y a des mains qui s’enivrent du plaisir du contact (avec la crinière lourde de la femme aimée, aussi bien qu’avec le corps électrique du chat), des esprits qui se pâment dans l’onde, des lèvres qui hument le vin du souvenir…

Entrer dans l’univers des Fleurs du Mal signifie ainsi se laisser absorber par un tourbillon de sensations qui voltigent d’un poème à l’autre, qui échangent leurs épithètes – c’est au moyen des adjectifs que Baudelaire traduit le surplus de son imagination – et s’animent au moyen des verbes perceptifs. Ces sensations constituent les images les plus réussies du recueil, en même temps qu’elle se correspondent dans l’harmonie des vers, en offrant à la théorie de Swedenborgdes «rapports invisibles entre les éléments de la réalité»[22]une pleine réalisation poétique: elles créent la «ténébreuse et profonde unité,/ Vaste comme la nuit et comme la clarté»,[23] qui fait la Beauté des Fleurs du Mal.

Cette sensibilité aiguë, qui a bouleversé le goût de l’époque au moment de son apparition, n’était cependant que la première étape d’un chemin bien plus hasardeux, qui a conduit à l’entrechoc de l’inattendu et de l’arbitraire dans les Voyelles de Rimbaud, au surgissement instantané de l’Idée pure de l’Eventail de Mallarmé, à l’abolition de tous les outils justifiant le passage ana-logique, à la «lune mellifluente» d’Apollinaire, aux marines proustiennes. Le poète est devenu ce Faune sensuel qui s’éveille «à la ferveur première» et, «droit et seul sous un flot antique de lumière», prononce «Lys!»[24] et retrouve «l’absente de tous bouquets».[25]

Dans ce monosyllabe, «Lys!», que Mallarmé exhibe en position de rejet, il y a la grande ambition de la poésie inaugurée par le poète des Fleurs: le Sens, premier, retrouvéà forcede sensations.

Baudelaire invite au voyage: il conduit son lecteur, son semblable, «là [où] tout n’est qu’ordre et beauté,/ Luxe, calme et volupté», en même temps qu’il l’emmène dans le Voyage«au fond de l’inconnu». Les Fleurs du Mal sont l’histoire d’un voyage vécu et à revivre ‘sempiternellement’ en première personne, par l’expérience directe.

Voici la raison qui justifie et motive ce volume, qui clôt le parcours d’une année à la découverte de l’univers des Fleurs du Mal. Douze étudiants se sont mis à l’épreuve, se sont laissé pénétrer par la sensibilité baudelairienne et ont essayé de partager l’émotion, en offrant leur aperçu personnel. Ils ont entrepris un voyage à travers les sens baudelairiens, une exploration libre et guidée qui est, peut-être, la seule façon de s’approcher véritablement de la poésie en découvrant ‘les sens’, ou ‘l’essence’ des Fleurs: c’est le titre qu’ils ont choisi pour restituer la valeur de l’expérience.C’est cette opération de mise en relation – de sensations, de pensées, d’instruments, de dialogues – qui fait la richesse de la tentative: absorber au fond l’œuvre littéraire (par la lecture, la pratique, la réflexion) signifie en quelque sorte participer à la ‘création’ de son Sens.

L’Alchimiste secret – L’Alchimiste se crée

M. Boselli

Résumé:Nous nous proposons ici de montrer comment, à l’époque du symbolisme, l’opération alchimique devient l’une des images les plus couramment utilisées pour suggérer le sacré de la création poétique. Dans ce but, nous étudierons les analogies qui relient les ambitions du poète et celles de l’alchimiste et les isotopies qui les font coïncider dans le recueil des Fleurs du Mal: «sorcellerie évocatoire», «magie», «alchimie», «suggestion», «hermétisme», «déchiffrement du mystère»: toutes ces expressions suggèrent la puissance de la création artistique. La poésie est désormais conçue comme la transformation de la boue, de la réalité en or, comme l’extraction de la beauté du mal.

Mots-clés:

Baudelaire – Fleurs du Mal – alchimie – mémoire – suggestion

Au commencement de l’analyse, il est tout d’abord nécessaire de donner une définition historique de cette discipline qui semble un mélange de science, d’art et de magie: l’alchimie, telle qu’elle a été célébrée par Honoré de Balzac dans La Recherche de l’absolu (1834) ou par L’Œuvre au Noir (1968) de Marguerite Yourcenar. Le terme arrive en France vers la fin du XIVe siècle, formé sur le latin médiéval ‘alchemia’, qui dérive à son tour du mot arabe ‘al Kīmíj̄a’ formé de l’article ‘al’, et du substantif ‘Kīmīj̄a’ qui désignait la pierre philosophale. L’alchimie est surtout connue comme la discipline, en vogue au Moyen Âge, dont les pratiques visaient principalement à la réalisation de la pierre philosophale – le ‘Grand Œuvre’ – qui aurait permis la transmutation des métaux ’vils’, comme le plomb, le fer, en métaux ‘nobles’ tels que l’argent et surtout l’or. Un autre objectif classique de l’alchimie était la recherche de la panacée et de la prolongation de la vie grâce à l’élixir de longue vie.[26] Dans le célèbre Projet d’un épilogue baudelairien, pour l’édition de 1861, Baudelaire semble parler indifféremment d’alchimie et de chimie:

Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir

Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.

Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,

Tu [Paris] m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.[27]

Toutefois, d’après certains auteurs, l’ambition alchimique de ces «savant[s]chimiste[s]»[28] a abouti à la création de textes hermétiques mystérieux, dissimulés sous des symboles, et qui visaient non pas à la transmutation des métaux, mais plutôt à celle de l’âme – c’est-à-dire au perfectionnement de l’individu dans sa dimension plus profonde, et, par conséquent, à celui de l’alchimiste lui-même; en effet, on montrera par la suite que l’ambition de l’alchimiste-artiste est de se faire immortel.

Pour mieux saisir la question au cours de l’époque symboliste, nous rapportons un passage de l’Essai sur le Symbolisme de Tancrède de Visan, dont la beauté stylistique et conceptuelle, de concert avec son exhaustivité, est au-dessus de tout éloge:

l’esthétique symboliste, mieux que toute autre, permet au poète d’exprimer ses passions dans toute leur vérité, sans rien leur ôter de leur intensité intérieure, et d’atteindre jusqu’aux nappes profondes de la Vie. Des deux moi qui résument nos activités psychiques, l’un superficiel et, pour ainsi dire, abstrait, où se condense et s’immobilise le résidu de nos émotions, en sorte que nos états d’âme n’apparaissent plus au regard de la conscience que comme dépouillés de leur vie, de leur complexité originelle, à la manière, un peu, des schèmes mathématiques; l’autre fondamental et concret, difficile à saisir dans la représentation, car en ses couches inférieures s’agitent confusément tous les courants de vie, toutes nos virtualités; – de ces deux moi, […] c’est au second moi, beaucoup plus intérieur et inexprimable que se sont attaqués les symbolistes. Celui-ci, infiniment mobile et confus, ne se solidifie qu’avec peine. Ce serait comme un visage derrière une vitre: si nous passons rapides il échappe, mais dès que l’attention fixe notre regard sur les ténèbres, la figure bientôt sort de l’ombre et nous parle. Or les termes se dérobent pour décrire le caractère particulariste et individuel d’une émotion ainsi contemplée à sa source. Faute de mots qui la moulent, on s’ingéniera donc à la susciter, cette émotion, à l’évoquer chez le lecteur, jusqu’à ce que, subjugué, il la vive entièrement, jusqu’à ce qu’il en éprouve toutes les fines résonances en son cœur, jusqu’à ce que son âme en réfracte les plus ténues colorations. De là encore, le recours fatal à l’expression symbolique, la seule capable de ne pas troubler la délicate polyphonie d’un état d’âme.[29]

On lit au passage l’ambition de réussir à la fois une transformation sur le plan réel et physique et sur le plan abstrait et spirituel: à l’époque du symbolisme français, l’alchimie n’est pas seulement une habileté à travailler et transformer la matière, mais elle devient une transmutation qui se révèle aussi au niveau du sens et des Sens.

L’ambition de l’alchimiste symboliste est donc de conférer à la parole poétique le pouvoir d’évoquer et de suggestionner[30] à l’instar de la parole d’un sorcier, voire d’un nécromancien. Par conséquent, les mots – les «confuses paroles»[31] des Correspondances – prennent vie et trouvent leur harmonie et leur ordre dans la parole poétique: dès lors, il leur est insufflé un élan qui leur permet de franchir la frontière de l’indicible. Comme l’explique Federica Locatellidans son essai sur la périphrase,

[…] au lieu d’accepter les mots comme des données immuables, comme des outils plus ou moins justes, le poète les conçoit comme une matière malléable, ductile, à façonner, composer, recréer. Un tel langage, à la fois évocateur (il suggère sans jamais expliquer), rare (il recherche l’actualisation du sémantisme virtuel des mots), anti-descriptif (il vise l’au-delà de la matérialité), autonome (il refuse toute complicité avec l’utilité réelle) et total (il tend à la fusion des expériences artistiques et à la coopération des différents couches du réseau textuel), a pour but ultime le prolongement de l’espace du dicible et l’anéantissement de l’indicible.[32]

On conçoit donc l’importance, non seulement des matières premières, mais surtout de l’étincelle qui déclenche tout le processus de création et de ‘forgeage’, c’est-à-dire l’inspiration: la Muse, l’Égérie du poète-artiste. Rien ne peut subsister, ni être créé, si à l’origine ne se trouve pas cette force, ce pouvoir, cette sorte de magie qui éveille tout le processus de création.

L’inspiration, autrement dit la Suggestion

À la fin du XIXe siècle, le dictionnaire Littré définit l’inspiration poétique par des «mouvements de l’âme, pensées, actions qui sont dus à une insufflation divine comparée à l’insufflation qui introduit l’air dans la poitrine».[33] Plus simplement, le Trésor de la langue française parle du «souffle créateur qui anime l’écrivain, l’artiste ou le poète».

Mais d’où vient l’inspiration? C’est une étincelle qui n’a ni temps ni lieu, on peut la chercher sans jamais la trouver, car elle se manifeste librement. Il peut donc arriver qu’après un temps de ‘léthargie artistique’, un jour, à partir de n’importe quelle sensation, elle se manifeste comme une émotion violente et spontanée. Et c’est justement là qu’elle se dévoile et que l’artiste doit être capable de saisir l’occasion – le ‘Kairos’ – et d’en profiter pour imaginer et façonner son œuvre. L’artiste peut donc puiser dans une source infinie de sensations pourvu que cette source provienne d’une eau pure et sincère, comme on le voit dans cette lettre écrite par Baudelaire le 18 août 1857et adressée à sa muse, Mme Sabatier:

Supposez un amalgame de rêverie, de sympathie, de respect, avec mille enfantillages pleins de sérieux, vous aurez un à peu près de ce quelque chose très sincère que je ne me sens pas capable de mieux définir.[34]

Le substantif «amalgame» fait précisément allusion au processus de fusion des éléments de toute notre existence: les matières premières fusionnent grâce à l’étincelle, elles deviennent malléables. La flamme de l’imagination augmente et la réalité se recrée: l’ici avec l’ailleurs, le contingent avec le surréel-métaphysique, le matériel avec le spirituel, l’intérieur avec l’extérieur. Les sens se perdent et se confondent entre eux– on ne perçoit plus les limites entre l’œuvre et son créateur.

Comme Charles Baudelaire l’écrit dans l’essai sur l’Art philosophique, l’art pur suivant la conception moderne consiste à créer «une magie suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste lui-même».[35] L’un pénètre l’autre et l’autre l’imprègne à son tour, ils parlent d’une seule voix, pour qui sait les comprendre:

Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse

S’élancer vers les champs lumineux et sereins;

Celui dont les pensers, comme des alouettes,

Vers les cieux le matin prennent un libre essor,

– Qui plane sur la vie, et comprend sans effort

Le langage des fleurs et des choses muettes![36]

Le «langage des fleurs et des choses muettes», ainsi que les «confuses paroles» des Correspondances suggèrent précisément le langage hermétique – au sens d’«imprégné de mystère» – qui est la pierre angulaire de la poésie symboliste. Pour mieux interpréter ce que nous dirons ensuite à propos de la «sorcellerie évocatoire», il faut réfléchir sur l’importance donnée par les poètes contemporains de la ‘crise de vers’ – dans la deuxième moitié du XIXe siècle – à un usage savant des mots et à la recherche d’un langage poétique ‘nouveau’, ainsi qu’à leur penchant pour tout ce qui est infini, inexprimable, insaisissable:«Si nous sommes les Poètes, c’est que nous possédons le grand secret, nous rendons l’impossible, nous exprimons l’inexprimable».[37]

Une capacité complémentaire propre à l’artiste est celle de savoir restituer cette harmonie qu’il aperçoit – et dont il fait partie – et de la rendre compréhensible, visible, ‘respirable’ à tous, comme l’écrit Barre pour illustrer l’ambition du mouvement symboliste:

La poésie n’avait plus désormais qu’un programme: exprimer le mystère auquel l’homme finissait toujours par se heurter. C’est par l’intuition seule que nous pouvons pénétrer le mystère qui nous entoure et saisir son irréductible réalité. Il est donc inutile de vouloir expliquer ou raconter les secrets de l’Invisible. Ici, la raison échoue. D’où la Suggestion, le Symbolisme. L’Infini doit transparaître sous les mots et sous les phrases avec une force aveuglante. L’exprimé doit, par sa musicalité, son rythme, sa simplicité même, faire éclater l’inexprimable… Le visible est la forme matérielle de l’Invisible.[38]

«Dans son œuvre, Baudelaire n’a point de cesse qu’il ne forge l’unité de toute chose, s’emparant d’un des éléments constitutifs de celle-ci pour lui adjoindre son élément opposé et complémentaire, métamorphosant ainsi l’imperfection du séparé en l’absolu de la totalité».[39] Voilà pourquoi l’on commence à remplacer le terme d’expressionpar celui de ‘suggestion’: l’artiste doit réussir à restituer au monde extérieur l’idée d’unité ‘esth-éthique’ et existentielle cachée dans son œuvre:«la Suggestion peut ce que ne pourrait l’expression. La Suggestion est le langage des correspondances [...], c’est le caché, l’inexpliqué et l’inexprimable des choses qu’elle dit».[40] Comme l’expose Federica Locatelli,

[…] la poésie est désormais conçue comme l’acte de découverte et de restitution du mystère, de l’expérience métaphysique. L’œuvre poétique devient en conséquence le lieu de l’expression et du dévoilement de ce qui est chiffré, soupçonné, ressenti […] Une fois que l’objet de la poésie a changé, on se met à la recherche d’une langue apte à l’exprimer, la forme adéquate du contenu transcendant, en récusant la langue de la communication brute au profit du mystère de la suggestion […] Le poète aspire à transformer le monde en mots et par les mots, par l’opération d’une magie verbale […].[41]

La suggestion pour Baudelaire consiste dans cette «sorcellerie évocatoire», dont il traite dans l’article consacré à Théophile Gautier: il s’agit d’un processus de renouvellement et de réhabilitation du langage, dans toutes ses stratifications, du lexique à la grammaire et aux figures de rhétorique:«Il y a dans le mot, dans le verbe, quelque chose de sacré qui nous défend d’en faire un jeu de hasard. Manier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire».[42] Suivant l’exemple de Poe dans la Genèse d’un poème et réactualisant les principes de la Poétique aristotélicienne, Baudelaire nous met en garde contre un usage inconsidéré et hasardeux du moyen expressif. Les mots enferment un pouvoir qui va au-delà de l’utilisation ordinaire qu’on en fait. Il faut apprendre à les manier avec le plus grand soin, à connaître tous leurs éléments, leurs réactions et interactions, dans le sillage de Stéphane Mallarmé: «Les mots ont plusieurs sens, sinon on s’entendrait toujours – nous en profiterons – et pour leur sens principal, nous chercherons quel effet ils nous produiraient prononcés par la voix intérieure de notre esprit».[43]

D’après cette déclaration, on comprend que ce pouvoir – ou, pour mieux dire, ce potentiel – est à la fois intrinsèque au langage et inhérent à la nature humaine: il s’agit d’un ‘potentiel’ inhérent aux mots relégués et ‘confinés’ dans les dictionnaireset qui doit être exploité pour répondre aux‘infinies ambitions’ de ‘l’humaine nature’.

Après Nerval et avant Rimbaud, Baudelaire demeure le premier poète français à avoir conçu la poésie comme une ‘alchimie du verbe’: une opération à la fois magique et raisonnée, un acte savant de métamorphose alchimique.[44] Marc Eigeldinger soutient que «la ‘sorcellerie évocatoire’ et l’alchimie verbale, bien qu’elles participent des forces obscures de l’incarnation, résultent d’une distillation du langage, obtenue au prix d’un exercice volontaire et d’un travail acharné».[45] Le parcours de Charles Baudelaire aboutit en effet à la tentative d’abstraire et d’extraire la ‘quintessence’ de la polysémie langagière et du potentiel évocatoire des figures de rhétorique: il s’est fait un véritable ‘alchimiste de la suggestion’.

Comme le remarque Michel Foucault, le fait de parler ou d’écrire, ce n’est pas dire les choses ou s’exprimer, ce n’est pas jouer avec le langage, «c’est s’acheminer vers l’acte souverain de nomination, aller, à travers le langage, jusque vers le lieu où les choses et les mots se nouent en leur essence commune, qui permet de leur donner un nom».[46] Et finalement, la parole poétique relève sa beauté par le savant ‘maquillage de la nomination’.

L’Alchimie de la Mémoire

De l’alchimie à la poésie, comme de la sorcellerie à la suggestion, le travail de l’alchimiste symboliste s’enrichit d’une nouvelle technique de distillation: du symbole au souvenir. Federica Locatelli affirme que l’essence de la nouvelle poésie se trouve condensée dans la signification même du substantif ‘symbole’ qui a donné son nom au mouvement littéraire des poètes contemporains de la ‘crise de vers’ mallarméenne.

Selon l’étymologie, le mot ‘symbole’ désigne un fragment d’objet (par exemple un morceau de poterie) brisé en deux: il s’agissait à l’origine d’un gage d’hospitalité que l’hôte offrait à son invité afin de lui témoigner sa confiance et de lui promettre sa protection. Dans la ‘poétique du partage’ de Charles Baudelaire selon la formule de Benjamin Fondane, le mot-symbole devient ainsi un signe d’échange entre le poète et son lecteur, un redevenir-un de la dualité par l’effet de la vision poétique.[47] Le même fragment d’objet que Federica Locatelli nous a signalé dans son étude nous conduit à la pièce de monnaie dans la loi du Thurium de Théophraste: le vendeur et l’acheteur se réunissaient pour donner à trois des plus proches voisins une petite pièce de monnaie «en vue de souvenir et de témoignage» de la transaction réalisée. Voilà comment un souvenir et son dépositaire acquéraient, bien qu’il s’agît souvent de figures occasionnelles et de circonstances limitées, la fonction sociale de témoignage et accomplissaient sa ‘mémoire’.

Ainsi, le souvenir transposé en poésie devient-il ‘temps éternel’. Jacques Le Goff relève l’importance, dans la genèse de la Mémoire, de l’équivalence entre la versification et la remémoration chez les anciens aèdes:[48] comme le souligne Milman Parry, pour Homère, «versifier, c’était se souvenir». C’était se souvenir des mots, des expressions, des phrases entendues dans le récit des aèdes qui lui avaient enseigné le style traditionnel de la poésie héroïque. C’était se souvenir de la place ou des places que les mots et les expressions traditionnelles occupaient dans le moule complexe de l’hexamètre. C’était enfin se souvenir des artifices innombrables qui permettaient de combiner ces mots et ces expressions en phrases parfaites.[49]

Selon la définition donnée par Boncompagno da Signa dans sa RhetoricaNovissima, «La mémoire est un glorieux et admirable don de nature, par le moyen duquel nous rappelons les choses passées, nous embrassons les présentes et contemplons les futures, grâce à leur ressemblance avec celles passées».[50] Il est pareillement intéressant de rapporter ce fragment du traité de Vico traduit par Jules Michelet, dans De l’antique sagesse de l’Italie, sur le rapport entre la mémoire et la ‘phantasia’, c’est-à-dire l’imagination ou «la reine des facultés», comme la définissait Charles Baudelaire, en reprenant Edgar Allan Poe. On y voit le narrateur élaborer la conscience du présent, ainsi que la capacité d’imaginer le futur: la mémoire n’est pas simplement la faculté de conserver les images, elle sert aussi à les former.

Les Latins appellent la mémoire memoria lorsqu’elle garde les perceptions des sens, et remi-niscentia quand elle les rend. Mais ils désignaient de même la faculté par laquelle nous formons des images, et qui s’appelle chez les Grecs phantasia, et chez nous imaginative; car ce que nous disons vulgairement imaginer, les Latins le disaient memorare. Est-ce parce que nous ne pouvons imaginer que ce que nous nous rappelons, et nous ne nous rappelons que ce que nous avons perçu par les sens?[51]

Elle est également la cinquième opération de la rhétorique, l’art oratoire’. Chez les Grecs, la mémoire est personnifiée par une déesse: Mnémosyne, la mère des Muses, qui a inventé les mots et le langage. Elle a donné un nom à chaque chose, ce qui a rendu possible le fait de s’exprimer. En outre, elle préside à la poésie lyrique: comme l’explique Jacques Le Goff, Mnémosyne

rappelle aux hommes le souvenir des héros et de leurs hauts faits, elle préside à la poésie lyrique. Le poète est donc un possédé de la mémoire, l’aède est un devin du passé, comme le devin l’est de l’avenir. Il est le témoin inspiré de l’ancien temps, de l’âge héroïque et, par-delà, de l’âge des origines. […] Mnémosyne en révélant au poète les secrets du passé l’introduit aux mystères de l’au-delà. La mémoire apparaît alors comme un don pour initiés et l’anamnesis, la réminiscence, comme une technique ascétique et mystique. Aussi la Mémoire joue-t-elle un rôle de premier plan dans les doctrines orphiques et pythagoriciennes. Elle est l’antidote de l’Oubli. Dans l’enfer orphique, le mort doit éviter la source d’oubli, ne pas boire au Léthé mais au contraire s’abreuver à la fontaine de Mémoire, qui est une source d’immortalité.[52]

Dans un passage du Théétète de Platon, Socrate nous parle du don «de la mémoire, mère des Muses [Mnémosyne]» comme d’un bloc de cire qui existerait dans notre âme et qui nous permettrait de recevoir des impressions comme par la gravure, avec un sceau annulaire, tel que nous le rappelle Le Goff. Ce dernier nous indique également que «la mémoire platonicienne a perdu son aspect mythique, mais elle ne cherche pas à faire du passé une connaissance, elle veut échapper à l’expérience temporelle».[53]

Tout cela renforce notre thèse à propos de l’alchimiste-artiste et de son ambition d’éternité, obtenue grâce àune ‘alchimie de la Mémoire’, ainsi que nous choisissons ici de la nommer. Comme la richesse du passé demeure dans sa valeur historique, ainsi le plaisir que nous tirons de la représentation du présent dépasse la beauté dont il peut être revêtu, et tourne autour de sa qualité essentielle d’être présent.[54]

L’alchimie est donc à la fois la transformation du passé et du présent en éternité et une magie sempiternelle. Frances Yates nous signale en effet que pour Giordano Bruno, il existe une liaison profonde entre la mémoire et la magie:

une telle mémoire devait être la mémoire d’un homme divin, d’un Mage doué de pouvoirs divins, grâce à une imagination attelée à l’action de puissances cosmiques. Et une telle tentative devait reposer sur l’idée hermétique que la mens humaine est divine, que son origine la relie aux gouverneurs stellaires du monde et qu’elle est capable à la fois de refléter et de contrôler l’univers.[55]

De la suggestion à la mémoire, en passant par la douleur: en effet, comme l’écrit Baudelaire, «la mémoire poétique, jadis source infinie de jouissance, est devenue un arsenal inépuisable d’instruments de supplices».[56] L’artiste se fond avec tout le monde extérieur et non plus, seulement, avec son œuvre. C’est ainsi que l’artiste devient immortel. Il s’enfonce dans son temps et simultanément il aboutit à la fuite hors du temps.

Souvenirs d’Honfleur – Souvenirs d’une Fleur

Parmi les ‘fleurs’ – c’est-à-dire les poèmes des Fleurs du Mal de Charles Baudelaire – il en est une qui, dès son titre:Alchimie de la douleur,[57]renvoie explicitement à l’alchimie. Ce sonnet, publié pour la première fois le 15 octobre 1860 dans la revue ‘L’Artiste’, appartient au cycle de poèmes parus avant l’édition de 1861 des Fleurs du Mal, et qui sont liés à sa demeure d’Honfleur. Ce même poème peut être réuni avec Horreursympathique avec lequel il forme une sorte de diptyque, d’autant plus qu’ils furent publiés ensemble, à la suite l’un de l’autre, et qu’ils sont «implicitement ou explicitement, placés sous le signe d’Ovide», comme nous le fait remarquer Pierre Brunel.[58] Toutefois, il ne faut pas s’arrêter au titre, mais analyser le texte.

Alchimie de la douleur: un processus inversé

Cette alchimie s’avère ici comme un processus inversé:Baudelaire, qui s’exprime lui-même à la première personne, change l’or en fer et le paradis en enfer grâce à l’aide d’Hermès[59] – Satan Trismégiste dans l’adresse «Au lecteur»[60] – le fondateur de l’alchimie. Le poète se reconnaît ensuite dans l’image de Midas, héros légendaire condamné par son pouvoir de transformer en or tout ce qu’il touchait, même sa nourriture. Voilà pourquoi il se dit pareil à son double, Midas, «le plus triste des alchimistes». L’alchimie, processus accompli sous le signe du succès, en vue d‘aboutir au bonheur, à la santé et à la richesse, devient ici un art du supplice, une «alchimie de la douleur».

La métaphore de l’alchimie,[61] sous la plume de Baudelaire, est reprise et élargie d’un point de vue poétique et pour ainsi dire métaphysique; en effet le poète ambitionne une opération ‘magique’ et éthique, en transmuant la douleur ou plus généralement tout sentiment vécu avec intensité, en œuvre d’art. C’est d’ailleurs la grande mission de la poésie baudelairienne: l’artiste déclare vouloir «extraire la Beauté du Mal» ou encore «extraire les Fleurs du Mal», en transformant l’expérience douloureuse de la finitude, en une jouissance éternelle. Giovanni Macchia affirme que«Baudelaire voulait transformer, pour ainsi dire, un contenu grave d’humanité et de douleur. C’est seulement à cette possibilité, pourvu que ce fût intense, qu’il reconnaissait sa pureté».[62]

L’alchimie serait ainsi une «opération esth-éthique», comme le soutient Federica Locatelli, à savoir un processus doté d’une double finalité, esthétique et éthique, répondant à l’ambition métaphysique de la poésie baudelairienne: le dépassement de la finitude et la réalisation de l’Infini.

Les Sensations des Fleurs – Les Sens s’actionnent des Fleurs

Nous ouvrons cette dernière section avec deux comparaisons: la première, entre le métier de l’artiste et celui de l’alchimiste. En effet, ils visent bien souvent au même objectif: la quête de la ‘perfection absolue’ ou de la ‘formule exacte’. Dans les deux cas, la «formule» recherchée peut venir à l’esprit alors même qu’on a cessé de la chercher.

La seconde comparaison nous dit qu’un poème est comme une fleur, qu’il faut apprendre à connaître. On peut remarquer comment les Sens ‘s’actionnent’, à partir d’une ‘fleur’ du ‘bouquet’ baudelairien. Habituellement, on perçoit une fleur d’abord avec la vue ou bien l’odorat, puis on peut l’effleurer, la cueillir. Toutefois, dans notre contexte on ne traite pas des fleurs au sens propre du terme, mais des Fleurs du Mal de Baudelaire, c’est-à-dire de compositions poétiques ou plutôt d’une œuvre d’art. Par conséquent, l’ordre varie: on commence par ‘observer et contempler’ la fleur, puis on apprend à la ‘manier’ convenablement. Ensuite, on peut, vraisemblablement, imaginer une ‘lecture’ à voix haute du poème, or c’est justement dans ce même instant que nous commençons à ’savourer’ l’œuvre d’art; à la fin, nous serons véritablement en mesure de la ‘respirer’ de tout notre être: l’œuvre envahit, imprègne et enveloppe le lecteur.

On imagine bien comment de simples mots écrits sur une page ou des sons qui nous arrivent, même de manière fugace, peuvent faire naître et révéler en nous tant de souvenirs et de sensations; il ne nous reste qu’à nous laisser enivrer par cet amalgame pour découvrir tout un univers supplémentaire… un monde parallèle où nos âmes sont évoquées et invoquées. Là où l’on arrive à contempler l’esprit de communion universelle que l’auteur a su nous restituer... là où les limites ne sont qu’un «continuum» infini, indéfini, absolu, et où advient la conscience d’être une partie de quelque chose qui dépasse nos existences.

Voilà le grand défi de l’alchimiste: ne pas trouver ‘une’ formule, mais ‘la formule’ de l’art universel.

Bibliographie

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