Le temps des moissons - Olivia Zürcher - E-Book

Le temps des moissons E-Book

Olivia Zürcher

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Beschreibung

Lizie, une jeune femme avide d’apprentissage et de nouveauté, quitte Londres pour rejoindre sa mère et sa sœur dans son village natal afin d’y enterrer son père. Désireuse de prendre son indépendance, Lizie décidera pourtant qu’il est temps d’affronter sa mère et de comprendre comment cette femme a fait pour se retrouver seule, sans travail, sans formation ni même un permis de conduire, à cinquante ans. Comment a-t-elle pu en arriver là ? Pourquoi, alors que petite déjà, tout comme sa fille par la suite, Margaret voulait apprendre, vivre, s’épanouir, se retrouve-t-elle aujourd’hui veuve et sans aucun avenir ?
En cette période post-soixante-huitarde, l’éternelle dévotion de sa mère pour les autres est difficile à comprendre pour Lizie. Pourtant, cette confrontation au passé de sa mère lui réservera bien des surprises et bousculera bien des certitudes.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Née d’un père mauricien et d’une mère suisse-allemande, Olivia Zürcher a grandi à Lausanne. De ces deux origines si différentes nait un double intérêt : le soutien aux migrants, en donnant des cours de français et la vie rurale suisse. Olivia aime se définir comme une fondue moitié-moitié ou un thé à la vanille, les deux se complétant si bien.
"Le temps des moissons" est son premier roman. À l’heure du décès du père, il est donc temps pour les deux générations de femmes de mettre cartes sur table et s’expliquer. Il est temps que Margaret prenne enfin sa vie en main et affronte son destin.
De la campagne suisse-allemande à Lausanne en passant par Londres, ce roman nous plonge dans nos origines. Un mélange de nostalgie et de douceur nous accompagne tout au long de cette histoire, et nous rappelle que la vie est plus forte que tout. 

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Olivia Zürcher

Le tempsdes moissons

© 2024, Olivia Zürcher.

Reproduction et traduction, même partielles, interdites.Tous droits réservés pour tous les pays.

ISBN 9782889820290

1

À mille kilomètres

Londres, 1975

Mme O’Donnell posa devant Lizie une tasse de thé noir fumante, une assiette avec un morceau de pudding aux raisins secs qu’elle avait préparé elle-même la veille, et l’agrémenta d’une crème vanille bien chaude juste comme il fallait. Puis, à son tour, elle s’assit à la table en face de sa jeune fille au pair et se servit généreusement du pudding. Lizie saisit sa cuillère et se mit à la trifouiller dans son goûter. Elle avait la gorge serrée, les yeux secs, depuis deux jours elle n’avait cessé de pleurer, ses larmes étaient en rupture de stock. Elle se força à manger. Les petites gorgées de thé, bues au compte-gouttes, l’aidèrent à faire descendre chaque bouchée. Pourtant, il fallait qu’elle avale quelque chose, elle n’en pouvait plus, son esprit était repu, mais son corps avait faim. Au premier morceau englouti, Lizie sentit ses lèvres trembler, ses yeux se remplir de larmes à nouveau. Mme O’Donnell posa tendrement sa main sur la sienne ; c’était normal d’être triste, elle avait le droit de pleurer, cela pouvait même lui faire du bien, parler aussi pouvait aider. Mais que dire ? La vie avait tiré sa révérence, salué son public et était partie, fin de l’histoire. Que pouvait-on ajouter à cela ?

Il commençait à y avoir de la colère dans sa voix, elle tremblait. Elle tenta de s’exprimer, mais ses larmes et ses mots se mélangèrent, laissant place à un gros cafouillage.

– Pourtant, je savais… on savait tous qu’il allait mourir ! J’ai pas… j’veux dire… voilà. Il a toujours été malade de toute façon, ça devait arriver, non ?

Sans attendre de réponse, Lizie haletante poursuivit :

– Ça aurait changé quoi… à la maison ou ici, hein ? Il serait quand même mort ! J’avais le droit de partir. Sa maladie c’était sa vie, moi j’en avais assez…

Les yeux fermés, la bouche déformée, Lizie reprit profondément sa respiration pour conclure dans un murmure :

– Moi, j’ai aussi une vie…

Mme O’Donell resta silencieuse sans baisser le regard. C’était sa vie en effet, et la mort de son père en faisait maintenant partie.

La jeune fille savait très bien ce qui était attendu d’elle à présent. Elle devrait rentrer et prendre soin de sa mère fraîchement veuve. Voilà ce que cette dernière avait toujours fait, s’occuper des autres. Par devoir, par sacrifice, par amour, Lizie peinait parfois à saisir. Toute sa vie, c’est ainsi qu’elle avait vu ses parents, un père malade et une mère consacrée.

Au fil des années s’étaient accrues en elle une soif de découverte, de liberté, une envie viscérale de nouveauté. Quitter son cocon n’avait pas été chose aisée, elle savait qu’elle manquerait à chacun et, plus que tout, à son père dont elle n’était pas sûre de revoir le visage.

Pour compenser son absence physique, Lizie promit d’appeler chaque jour. Dès son arrivée à Londres, elle leur avait toujours tout raconté dans les moindres détails. Elle leur partageait chacune de ses nouvelles découvertes. La plus marquante remontait à un mois.

La scène s’était déroulée à Trafalgar Square, où elle avait aperçu un groupe d’une vingtaine de jeunes assis sur les marches devant la fontaine, avec des cheveux aux couleurs de l’arc-en-ciel. Comparés à la foule qui gravitait autour d’eux, ils étaient peu nombreux, pourtant tous les regards se tournaient vers eux et s’en détournaient tout aussi vite. Les vieux les fuyaient du regard, changeaient de trottoir ; les jeunes observaient, scotchés par le spectacle qui s’offrait à eux. Lizie avait même repéré une maman qui avait tiré son enfant pour l’éloigner de ce groupe infréquentable. Pour sa part, Lizie ne les trouvait pas forcément effrayants, plutôt étranges, presque fascinants. Ainsi elle et son amie qui l’accompagnait pour sa séance shopping avaient profité d’une brève éclaircie pour s’asseoir sur un banc en face de ces originaux et les observer.

Le plus surprenant était sans doute leurs coiffures. Leurs cheveux dressés en l’air non pas en un bloc en direction du ciel, mais partant sur une ligne du front à la nuque et tenant sur leur crâne comme des pics. Ils ressemblaient en effet à des porcs-épics ou, certains, à des zèbres. Puis, outre cette coupe insolite, il y avait les couleurs, tel un arc-en-ciel elles variaient d’un pic à l’autre : du rouge, du bleu, de l’orange, du violet, du pourpre, c’était complètement farfelu. Au fond, elle trouvait cette allure digne du carnaval presque sympathique. C’est le reste de l’accoutrement qui la rendait sceptique. Ces jeunes portaient des vêtements troués de partout, un blouson en cuir ou parfois en jean recouvert de sortes de petites broches pas très élégantes, des bas bariolés qui ressemblaient plus à des toiles d’araignée, d’énormes bottes à lacets en cuir et à semelles compensées, sans parler de leurs nombreux bijoux pendouillant de toutes parts. Lizie peinait à distinguer les filles des garçons ; tous étaient très extravagants. Et tout cet étrange apparat était accompagné d’une quantité indéfinissable de bouteilles de bière ou de liqueur. Mais ce qui attirait avant tout l’attention, c’était leur musique. Ils avaient, pour divertir leur groupe, et tout Trafalgar Square, une énorme chaîne hi-fi de laquelle émanait le son des Sex Pistols. Un tout nouveau groupe local qui se définissait par un nouvel état d’esprit, que ces jeunes Londoniens semblaient avoir fraîchement adopté, la punk attitude.

Le soir même, lorsqu’elle avait raconté tout cela à son père, Lizie avait tout de suite senti de la méfiance dans sa voix :

– Fais attention quand même, Lizie. Tu sais, ils m’ont l’air peu fréquentables, ces guignols.

Elle n’avait su que lui répondre. Intérieurement, elle se demandait si un jour ce mouvement atteindrait son hameau d’origine, Sevelen. L’histoire allait lui montrer que non, ce minuscule village suisse alémanique ne serait jamais perturbé par la punk attitude.

Durant ses discussions avec son père, Lizie demandait d’ailleurs des nouvelles de son village ; en réalité, il n’y avait pas grand-chose à dire, la liste des sujets s’épuisait rapidement. Après quelques ragots plus ou moins pimentés, on en revenait toujours aux mêmes banalités.

La coiffeuse venait de divorcer pour la deuxième fois, le projet d’une construction de nouvelles maisons mitoyennes agaçait tout le quartier qui n’avait de cesse d’en parler. Mme Bühlman était enceinte pour la troisième fois ; après deux garçons, elle avait espéré une fille, il n’en fut rien. Et aussi, on venait d’agrandir le Volg, l’épicerie du centre du village.

À vrai dire, tout cela ennuyait Lizie. Elle ne manquait pas de le répéter à son père de temps à autre. Mais quel que fût le contenu de la conversation, tous les deux tenaient à ces appels quotidiens. Ils effaçaient momentanément la distance, permettaient à son père de se changer les idées et à Lizie de déculpabiliser d’être partie. Son père la comprenait et ne lui reprochait jamais d’être partie, bien qu’au fond de lui il eût voulu garder sa petite Lizie auprès de lui. Ils en parlaient parfois, timidement.

Elle estimait qu’elle-même, sa sœur et sa mère avaient déjà beaucoup sacrifié pour lui. Il était maintenant temps de penser à elles. Alors, ils évitaient tous deux d’entrer dans ces discussions trop sentimentales et pesantes et revenaient très vite aux banalités qui mettaient tout le monde d’accord.

Les jours avaient passé, les formalités s’alignaient, jusqu’au moment où ce fut à sa mère de répondre à Lizie au téléphone. Son papa était trop faible, il ne pouvait pas se lever pour marcher jusqu’à l’appareil.

À partir de cet instant, les nouvelles s’étaient détériorées. Sa maman lui avait annoncé que le médecin venait à présent tous les jours. Ils avaient bien envisagé l’hôpital, mais finalement ils s’étaient rétractés. Cela n’aurait rien changé : à l’hôpital, on n’aurait pas pu lui apporter d’autres soins, autant le laisser chez lui auprès de ses proches.

Le pasteur également était passé la veille ; la famille souhaitait anticiper les démarches à venir. Lizie fut régulièrement informée de la situation.

À Londres, elle se sentait impuissante, elle aurait voulu être présente physiquement. Dès le premier appel alarmant de sa mère, la jeune fille au pair avait réservé un vol direct. Malheureusement, son père était décédé avant son départ.

Heureusement, sa grande sœur Margaret, sentant la fin approcher, avait eu la présence d’esprit d’insister pour que Lizie et leur père puissent se parler une dernière fois au téléphone. Il était clairement épuisé, la jeune fille l’entendait à sa manière de respirer. Ils ne s’étaient pas dit grand-chose et l’appel avait été plus court qu’à l’accoutumée, mais les quelques mots échangés avaient suffi à l’un et à l’autre pour se dire à quel point ils s’aimaient.

Quelques heures plus tard, Margaret avait rappelé Lizie. Il était parti. Après quelques secondes de silence pesantes, la jeune fille s’était mise à poser les questions pratiques : quand et où auraient lieu les obsèques ? Feraient-ils un thé d’honneur après, et si oui, où ?

À tout cela, la sœur aînée avait répondu par de simples mots, tout en reniflant entre chaque réponse. Lizie, de son côté, se retenait et accélérait le débit. Elle ferait de son mieux pour trouver un vol et rejoindre sa famille pour l’enterrement. Elle ne savait pas encore comment, mais elle avait promis qu’elle serait présente. Sans attendre une réponse de sa sœur, elle s’était engagée à rappeler au plus vite pour donner des nouvelles et avait raccroché.

Une fois le combiné posé, Lizie s’était tournée vers sa maîtresse de maison, qui s’était tenue silencieuse à ses côtés durant tout l’appel, et s’était effondrée en pleurs dans ses bras.

Mme O’Donnell l’avait aidée pour les démarches urgentes. En ce temps-là, réserver un billet d’avion à la dernière minute n’était pas évident, heureusement elle voyagerait seule. Les deux femmes avaient finalement trouvé une place pour un vol qui partirait de London City Airport deux jours plus tard. Entre de nombreux téléphones, quelques tâches administratives à régler par-ci par-là et la préparation des valises, elles n’avaient pas eu le temps de discuter sérieusement ni de partager leurs impressions sur les récents événements.

C’est donc finalement la veille du départ, devant un pudding fait maison, qu’avait commencé cette discussion.

Lizie peinait à parler, ses larmes l’étouffaient, elle ressentait un mélange d’émotions qu’elle-même n’arrivait pas à définir. Mme O’Donnell n’insista pas, d’ailleurs rien ne servait de ressasser le passé, il fallait maintenant penser à l’avenir. Elles discutèrent de ses projets, de son retour ou non à Londres après les funérailles, ainsi que de l’après-Londres. En effet, son contrat de fille au pair n’était prévu que pour dix mois, et les O’Donnell avaient déjà engagé la prochaine jeune fille.

Lizie comprenait cela très bien et ne le regrettait pas outre mesure. Rester à Londres n’était de toute façon pas dans ses intentions. Il lui semblait que la métropole ne serait qu’une étape de plus à son parcours. Celui-ci avait commencé par un passage dans les banques zurichoises comme employée de commerce, s’était poursuivi avec une place à Genève où elle eut même l’opportunité d’apprendre le français et continuait à présent à Londres. Lizie, tellement bien lancée dans sa course aux découvertes et aux nouvelles langues, ne se voyait pas retourner au village natal. Non qu’elle ne l’aimât pas, elle n’avait absolument rien à lui reprocher, si ce n’était pour la maladie de son père, elle y avait passé une enfance heureuse – mais elle avait envie et besoin de prendre le large, de vivre de nouvelles expériences. Désormais, avec le décès de son père, retourner là-bas lui paraissait d’autant plus insurmontable. Dans ses rêves, elle se voyait à nouveau en Suisse romande.

Dès le départ, elle était tombée sous le charme des contrées lémaniques. Elle s’y sentait bien, si proche de la culture française qu’elle admirait tant. Ce temps en francophonie avait été pour elle un vrai moment d’épanouissement.

Elle n’avait pas encore réfléchi à ce qu’elle ferait après son passage dans la capitale anglaise, n’avait aucun plan alternatif ; elle n’était même pas sûre de vouloir continuer dans la finance. Dans sa tête, son avenir se définissait par un grand point d’interrogation. Ce soir-là, elle ne put répondre à quoi que ce soit, trop de choses s’embrouillaient dans son esprit, mais elle savait que, tôt ou tard, il lui faudrait prendre une décision.

Pour le moment, il fallait se coucher, le lendemain serait une longue journée. Son vol était prévu à 11 h 20, elle devrait donc être à l’aéroport à 10 heures. En principe, il faudrait trois quarts d’heure pour le rejoindre, mais les deux femmes avaient entendu aux nouvelles du soir qu’une manifestation pacifique se tiendrait toute la journée du lendemain devant le siège de l’Organisation maritime internationale. Apparemment, des militants d’une sorte d’organisation écologique qui se faisait appeler « Greenpeace » viendraient célébrer la signature d’un accord pour la protection de la planète qui venait d’être signé à Londres*. Il fallait donc prévoir une certaine marge pour ne pas arriver en retard.

Lizie s’endormit péniblement. Le silence l’angoissait, ou alors étaient-ce toutes ces questions qui se bousculaient dans son esprit ? Demain, il faudrait sérieusement penser à son avenir. Mais, plus que tout, Lizie se promit de faire face sa mère et de chercher à comprendre comment on en était arrivé là. Comment cette femme de 50 ans pouvait aujourd’hui se retrouver sans rien.

Elle alluma son tourne-disque, y posa le nouveau vinyle en vogue qu’elle venait tout juste de se procurer, et se laissa bercer jusqu’au sommeil au son de Bohemian Rhapsody de Queen.

Le trajet pour le London City Airport se déroula sans encombre. Comme prévu, quelques militants s’étaient regroupés devant le siège de l’Organisation maritime internationale, mais, à part applaudir et brandir quelques pancartes depuis le trottoir, ils étaient restés tranquilles, ce qui facilita la circulation. En passant à côté d’eux, Lizie observa ces personnes toutes de vert vêtues et esquissa un semblant de sourire. Décidément, entre les punks et les écolos, la future Dame de fer en verrait de toutes les couleurs**.

* En 1972 avait débuté le processus de signature d’un traité appelé Convention de Londres sur la prévention de la pollution des mers résultant de l’immersion des déchets. Ce fut en 1975, lorsque 15 pays l’eurent ratifiée, qu’elle entra en vigueur, ce qui représentait une belle victoire pour Greenpeace. Cette organisation, créée en 1971 à Vancouver, n’était pas encore très connue en Europe.

** Margaret Thatcher, première femme à diriger le Parti conservateur depuis 1975, et future première ministre du Royaume-Uni, allait recevoir ce surnom du journal L’Étoile rouge à peine une année plus tard, en 1976.

2

Home sweet home

Le terminal d’arrivée de l’aéroport de Zürich Kloten était relativement calme. Pourtant, deux heures à peine après avoir quitté la fourmilière du London City Airport, Lizie se sentit mal à l’aise, perdue. Alors qu’elle comprenait bien mieux l’allemand que l’anglais, qu’elle connaissait cet aéroport, elle semblait désorientée, peinait à trouver ses repères.

Tout dans sa tête s’embrouillait. Les gens marchaient autour d’elle la tête haut perchée, passant à côté d’elle sans la voir, scrutant du regard la foule avant de repérer une connaissance, un ami, un frère, quelqu’un venu les chercher. Lizie se sentit submergée par tout ce monde, le vertige la gagnait, elle posa sa valise et les larmes lui montèrent aux yeux. Elle se serait sans doute laissé tomber si, dans tout ce brouhaha, elle n’avait soudain entendu son prénom hurlé par une voix familière.

– Lizie, houhou ! Lizie, do* ! Hallo !

Ces cris provenaient d’une jeune femme pas plus grande qu’elle, cheveux bruns coupés au carré et vêtue d’une petite robe noire. Elle tentait de se frayer un chemin en direction de Lizie, tout en continuant de crier et gesticuler. Soulagée, la jeune fille reprit ses esprits, courut en direction de cette femme et se jeta dans ses bras. Toutes les deux se serrèrent fort l’une contre l’autre, durant plusieurs secondes. Beaucoup d’émotions avaient été retenues au cours des derniers jours ; retrouver sa grande sœur après tout ce temps et dans ces circonstances en fut trop pour Lizie, elle ne put retenir la larme qui coula sur sa joue. Sa sœur lâcha l’étreinte, recula d’un pas en regardant nerveusement de gauche à droite.

– Viens, on rentre. On va pas faire un spectacle ici, lui dit-elle en lui tendant un mouchoir.

Les deux sœurs marchèrent d’un pas déterminé jusqu’à la sortie. Devant sa voiture les attendait Ruedi, le fiancé de Margaret, un jeune homme grand, costaud, vêtu de sa tenue de sortie militaire. Il s’avança, salua rapidement sa belle-sœur, rangea sa valise dans le coffre et démarra sans autre formalité.

Le trajet dura une petite heure, durant laquelle ils échangèrent le moins de mots possible, tout juste pour savoir comment s’était passé le vol et si Lizie avait déjà mangé quelque chose. Après quoi chacun resta silencieux, dans ses pensées. Ruedi déposa les deux sœurs et la valise chez leur mère, il ne souhaita pas rester. Ils se verraient le lendemain pour les funérailles ; pour lui, il était important que les trois femmes puissent se retrouver toutes seules.

En franchissant le seuil de l’entrée, Lizie lâcha sa valise, ferma les yeux et inspira profondément : elle était chez elle. Malgré son envie de voir du pays, revenir dans la maison de son enfance lui fit chaud au cœur, l’apaisa jusqu’au plus profond d’elle-même. Tout y était chaleureux et accueillant. Et, bien que la décoration n’y fût pas des plus raffinées, elle devait reconnaître que sa mère avait fourni un effort pour être dans l’air du temps. Le velours prédominait dans la maison.

De la moquette brune sur le sol aux rideaux orange à ronds rouges en passant par les escaliers ainsi que les canapés verts, le précieux tissu recouvrait chaque partie du mobilier. De manière un peu exagérée, sa maman avait su intégrer l’esprit des seventies dans leur foyer. Lizie se dirigea vers la cuisine, où elle trouva sa mère finissant une compote de pommes fraîchement cueillies dans le jardin.

Lorsque sa mère vit Lizie dans la cuisine, elle posa sa spatule, essuya ses mains à son tablier et les croisa contre sa poitrine. Sans plus d’effusion d’émotions ou de mots, elle s’avança vers sa fille. Les deux se regardèrent tendrement. Gardant sa main gauche le long de la jambe, Lizie caressa furtivement de la droite l’épaule de sa mère.

– Coucou, maman.

– Elizabeth, ma chère Lizie, je suis tellement contente que tu aies pu venir et que l’on soit toutes les trois ensemble pour vivre cette étape.

Elizabeth : personne ne l’appelait plus comme ça. Elle avait beau dire à sa mère qu’elle préférait Lizie, qu’Elizabeth faisait trop guindée, voire monarchique, sa mère s’obstinait.

Il faut dire que sa mère adorait ce prénom, d’autant plus que celui-ci au moins, elle avait eu le droit de le choisir elle-même. Sa fille aînée, elle avait dû l’appeler comme elle-même, selon la tradition familiale, soit Margaret. Depuis des générations, il en était ainsi. Le premier enfant porterait simplement le prénom de son père ou de sa mère, sans plus de discussion. Pourtant, non seulement Margaret n’aimait pas spécialement ce prénom, mais surtout elle aurait voulu pouvoir choisir toute seule. Son choix se serait porté sur Christa. La notion biblique lui plaisait et elle trouvait ce nom plus féminin. Or elle avait été très vite rattrapée par les reproches de toute sa famille et même de quelques voisines à qui on n’avait pourtant rien demandé. Elle s’était donc rabattue sur Margaret, espérant secrètement avoir une deuxième fille et pouvoir alors choisir son prénom.

Son souhait s’était réalisé et elle avait nommé sa cadette Elizabeth. Fidèle à elle-même, sa première référence avait été la Bible, mais il y avait aussi cette reine anglaise, une femme de caractère qui plaisait à Margaret. Voilà ce qu’elle avait souhaité pour cette petite, qu’elle ait du caractère et qu’elle fasse ses propres choix dans la vie.

Après s’être reposée et douchée, Lizie descendit de sa chambre rejoindre sa mère et sa grande sœur dans la cuisine. Les deux Margaret finissaient de préparer le souper avec le son de la radio en bruit de fond. Pour ce repas de retrouvailles, Margaret avait concocté pour sa fille sa spécialité : des spätzli faits maison, accompagnés d’un émincé de porc à la zurichoise.

Après trois mois à essayer de comprendre la cuisine anglaise, Lizie était ravie de retrouver les bons plats de sa maman. Pour Margaret senior, dont tous reconnaissaient le talent culinaire depuis des années, bien manger était une priorité. Non seulement il y avait toujours assez sur la table, mais surtout elle mettait dans chaque plat tout son cœur et son savoir-faire. Il fallait manger sainement, assez mais pas trop, avec au minimum deux légumes au choix, parce qu’elle-même n’arrivait pas à décider lequel des deux elle préférait, une salade, et chaque aliment quel qu’il soit était accompagné d’une petite sauce.

Les trois femmes prirent place, les deux sœurs l’une en face de l’autre, la mère au centre. Margaret senior, les traits tirés par des mois de combats et de larmes, inspira profondément, laissa retomber ses épaules et se tournant successivement vers ses deux filles leur sourit.

– Merci d’être là.

Les deux sœurs lui répondirent par un sourire et entamèrent le repas. Elles mangèrent tranquillement, chacune à sa faim, se permirent même un petit verre de vin et finirent par le dessert, la fameuse compote de pommes.

Elles discutèrent de tout et de rien. Les deux Margaret donnèrent les dernières nouvelles du quartier, parlèrent longuement des travaux de rénovation des routes qui s’additionnaient à toutes les nouvelles constructions et, lorsque Margaret senior commença à s’énerver à propos de ces plats pré-cuisinés que l’on pouvait à présent se procurer dans les supermarchés, Lizie se lança dans la description de la cuisine anglaise. À ce stade-là, la matriarche était perdue : comment pouvait-on manger du lard au petit-déjeuner ou des tartes à la viande, avoir pour principaux légumes des pois ? Ça la mettait hors d’elle, et cela fit sourire Lizie. C’est sûr que cette alimentation anglaise n’avait rien à comparer aux produits du terroir qu’elle connaissait.

Cependant, elle vanta également des cuisines exotiques qu’elle avait pu découvrir dans certains restaurants et qu’elle appréciait. La cuisine indienne notamment, avec ses épices telles que le curry ou le paprika, lui plaisait beaucoup. C’est possible, lui répondit sa mère, c’est très bien d’avoir de temps à autre quelque chose d’un peu fantaisiste, mais de là à introduire ça chez nous, dans notre cuisine, elle n’y croyait pas…

La soirée se termina avec un petit thé et des biscuits au salon. Silencieusement, chacune soufflait du bout des lèvres sur sa boisson trop chaude, les yeux rivés sur la tasse à vérifier que la fumée baisse. Pourtant ce silence religieux devait être rompu et, malgré toutes les esquives, elles savaient toutes les trois qu’elles devraient à un moment ou un autre aborder ce sujet qui faisait si mal, le père et son dernier voyage. C’est la maman qui s’en chargea.

– Papa aurait apprécié cette soirée, dit-elle en retenant ses larmes.

Ses filles acquiescèrent sans dire mot et se regardèrent enfin.

Lizie demanda alors comment se dérouleraient les funérailles le lendemain. Tout avait déjà été minutieusement préparé par sa mère, sa grande sœur ainsi que sa tante, Ruth, la sœur de leur papa, et le pasteur du village. Pour un enterrement, il n’y avait pas de place à l’originalité, il fallait suivre un protocole très rigoureux. En l’occurrence, cela arrangeait la nouvelle veuve, car elle n’avait pas la tête à chercher des idées. Heureusement, son futur beau-fils, Ruedi, s’était également montré très efficace pour toutes les affaires administratives. Sa fille Margaret, quant à elle, s’était occupée des fleurs et de l’organisation du thé qui suivrait. Ruth avait préparé un petit discours en accord avec le pasteur et, surtout, avec Margaret senior. En principe, tout était arrangé. Seule une inconnue demeurait : les invités.

Bien sûr, il y aurait la famille et les proches, mais, Margaret s’en doutait bien, ce genre d’événement attire toujours quelques curieux mal intentionnés. Dans un petit village comme le sien, il y en avait toujours. On trouverait ceux qui viendraient avec un air faussement compatissant, apportant des condoléances, en même temps qu’ils convoiteraient la nouvelle place vacante aux bureaux de la mairie. Il y aurait les commères du coin, en mal de nouveaux ragots et, bien entendu, ceux qui ne ratent jamais une occasion de trinquer et se goinfrer à l’œil. Margaret fulminait déjà. Heureusement que son aînée était là pour l’aider, la soutenir, la calmer, l’écouter : si elle avait dû surmonter cette épreuve toute seule, elle ne s’en serait pas sortie.

Lizie avait le sentiment de ne pas avoir été très utile durant toutes ces démarches de préparation, mais, justement, sa mère avait une tâche toute trouvée pour elle. Ce temps du thé qui l’agaçait déjà, elle le confierait à Lizie. Elle était capable de passer d’une personne à l’autre, les mettre à l’aise, rester souriante et courtoise même avec les plus pénibles. Lizie était toujours conciliante, bienveillante et elle gérait n’importe quelle situation. Cela, sa mère le savait et anticipant la montée d’émotions, elle compterait sur sa fille cadette pour faire le tampon.

Les questions pratiques étaient largement réglées. Lizie ne tenait plus en place sur son fauteuil, se balançait d’une fesse à l’autre en tirant sur sa jupe. Elle avait dans son cœur une liste de questions, de remarques, elle voulait parler. Elle tenta une première approche en demandant à sa mère et sa sœur comment elles se sentaient. Sa mère secoua la tête deux ou trois fois, en inspirant profondément, fit la moue et répondit sobrement :

– Comme une femme qui vient de perdre son mari, j’imagine. C’est la vie…

Sur quoi, elle avala sa dernière gorgée de thé. Pas découragée pour autant, Lizie réitéra sa tentative avec une autre question, elle voulut savoir de quoi sa mère avait parlé avec son papa les derniers jours. Margaret s’avança sur son fauteuil en s’agrippant aux accoudoirs et, tout en regardant le tapis, elle lui dit :

– Pas grand-chose, tu sais, pas grand-chose.

Puis elle commença à lui expliquer que, de toute façon, les dernières semaines il avait été tellement faible, tout lui devenait pénible, même solliciter un peu d’eau lui demandait un énorme effort, il n’était donc plus question de grandes discussions. À quoi bon se lamenter sur quelque chose de fini !

Là-dessus, la grande sœur se leva, ramassa les tasses vides de chacune et demanda si quelqu’un voulait encore quelque chose. Suivant le mouvement, Margaret senior se leva à son tour.

Le lendemain allait être une journée longue et difficile, elle voulait aller se coucher. Lizie les observa s’affairer sans rien dire, les regarda sortir du salon, puis ferma les yeux quelques secondes, leur échange était donc terminé. Dépitée, elle se laissa tomber contre le dossier de son fauteuil en fulminant. Puis elle finit par frapper du poing sur les poignées, se leva, rejoignit sa chambre en lançant sobrement un « Bonne nuit » au passage et ferma sa porte.

* « Ici ! », en suisse allemand.

3

L’enterrement

Un lendemain de cuite n’aurait sans doute pas été pire. Bien qu’à l’aise dans son lit d’enfance, Lizie avait eu de la peine à trouver le sommeil. L’angoisse, les pleurs, les questionnements, tout ça avait eu raison de son repos. Elle se réveilla donc avec un affreux mal de crâne, une boule à l’estomac et un besoin urgent de passer au petit coin. Elle se soulagea, se débarbouilla, retourna dans sa chambre s’habiller lentement, puis, dans un grand soupir, ouvrit la porte. Cette journée allait être très longue.

Depuis l’étage, Lizie sentit déjà l’effervescence dans la maison.

À peine arrivée en bas des escaliers, elle aperçut deux de ses tantes se préparant pour ressortir. Marie, la sœur aînée, éternelle complice et confidente de Margaret, et Annie, née tout juste dix-sept mois plus tard.

Les deux femmes se retournèrent et Annie, voyant Lizie arriver, s’arrêta net et poussa un petit cri de surprise :

– Mon Dieu, Lizie, c’est bien toi ? Ça fait donc si longtemps que nous ne nous sommes pas revues ?

Elle la prit par les épaules et l’examina de la tête aux pieds.

– Oui, ça doit bien remonter à trois ans, répondit Lizie.

– Noël avant que tu ne partes pour Genève, compléta Marie.

– Trois ans, déjà… je te reconnais à peine ! Quelle belle jeune femme tu deviens.

Lizie lui sourit timidement, puis se tourna vers Marie, laquelle peinait à parler. Ses yeux se mirent à briller et, d’une voix tremblante, ajouta :

– Ma chère Lizie, quel plaisir de te revoir. Dommage que ça soit en une telle circonstance.

Sans répondre, Lizie haussa les épaules. Elles échangèrent ensuite quelques informations sur la journée, se saluèrent et se dirent à tout à l’heure.

Lizie passa ensuite devant le salon où elle trouva sa sœur en discussion avec leur tante Ruth. Cette dernière avait visiblement peu dormi ces derniers temps. Elle avait les traits tirés, les yeux rouges, la perte de son frère était particulièrement difficile pour elle. Ruth et Berni s’étaient toujours tellement bien entendus, ils étaient très proches.

D’ailleurs, ces dernières semaines, elle était venue tous les jours le voir. Lors de ses passages auprès de son frère, elle avait eu l’occasion de parler à Lizie au téléphone, toutes les deux entretenaient depuis toujours une bonne relation, malgré la distance. Ruth commença par interroger sa nièce sur son voyage et son état général, quand elles furent interrompues par un grand fracas provenant de la cuisine.