Le temps du trajet - Philippe Lebeau - E-Book

Le temps du trajet E-Book

Philippe Lebeau

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Beschreibung

Les vacances paisibles de la famille Jacpierre sont brusquement interrompues...

Ils sont quatre auprès de la piscine du camping niché au bord du lac de Serre-Ponçon, François, Camille, Juliette et Antoine. Ce sont les premières véritables vacances de la famille Jacpierre depuis des années. Un calme bucolique inonde de son ombre bienfaitrice ce petit coin d’éden. Le téléphone portable sonne la fin du paradis. Quelques secondes et le vert, le bleu, la montagne et le soleil s’embrument. Saint Vincent les Forts, Landerneau : 1280 kilomètres avec les détours, 17 heures de voyage avec les pauses, Le temps du trajet pour traverser la France d’est en ouest, du sud au nord pour rejoindre Maxime, l’aîné de François, cause de cet appel. Dans la vieille Logan, la Vie. Celle des années 80, 90, 2000. Entre les brioches, les pommes et les bananes, dans le huis-clos de l’habitacle, le temps. Celui de raconter la chanson, le théâtre, le syndicat, la politique, la ville, la montagne, les rires, les larmes, la vie, la mort, l’amour ; surtout l’amour, toujours l’amour. Le temps de rejoindre Maxime et de suivre un nouveau trajet.

Accompagnez François, Camille, Juliette et Antoine sur la route pour 1280 kilomètres et 17 heures de folles aventures, avec ce roman familial riche en tendresse et en émotions !

EXTRAIT

Devant, derrière, plus rien ne gêne la manœuvre de Camille qui a pris place derrière le volant. François s’installe à l’arrière avec Juliette. Peut-être parviendra-t-il enfin à dormir quelque temps ? Antoine télécharge Soprano sur le téléphone de sa mère. C’est parti pour une demi-heure d’un mélange de sons provenant des nasillements du téléphone et d’Antoine. Cela ne saurait tarder à énerver Juliette…
Le GPS indique le chemin pour retrouver la route vers Saint-Brieuc. Il est presque sept heures et deux cent trente kilomètres les séparent de Maxime.
Et Juliette s’énerve.
— C’est pénible tes borborygmes. Mets tes écouteurs, garde Soprano pour toi et arrête de chanter.
— C’est quoi les bords machins ? s’indigne le chanteur.
— Les borborygmes, idiot ! monte en puissance la future terminale S.
— Ce sont des paroles qu’on ne comprend pas, tente de calmer Camille.
— C’est un peu comme le « chamallow » quand tu chantes en anglais, insiste lourdement, mais alors vraiment très lourdement Juliette.
Le nasillement cède la place aux hurlements courroucés qui font apprécier les gargouillements précédents le cours de vocabulaire juliettois.
— Au prochain rond-point, prendre la… la voix sirupeuse du GPS se perd, engloutie par l’échange harmonieux et vinaigré, lui, du duo familial. Et c’est parti pour une promenade dans la zone industrielle de Rennes-Est, accompagnée de la toute première prise de tête de la journée entre le frère et la sœur.
— Ce n’est pas gagné pour dormir, gargouille à son tour François qui aurait eu tout intérêt à le dire en anglais chamallow afin d’éviter de devenir la cible de la mauvaise humeur générale, générée par la succession des ronds-points sans issue engendrée elle-même par la perte du signal GPS.
— Là ! hurle Antoine.
— Là ! renchérissent Juliette et Camille.

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Philippe LEBEAU

Le temps du trajet

Roman

ISBN : 978-2-37873-733-7

Collection : Blanche

ISSN : 2416-4259

Dépôt légal : sept 2019

© couverture Annabel Peyrard pour Ex Æquo

© 2019 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays

Toute modification interdite

Préface

Au retour de vacances bucoliques en famille, tout le long du trajet s’égrènent les souvenirs émouvants des premiers amours, du désir d’adoption et d’échanges solidaires amplifiés par l’envoûtement d’une création musicale débridée.

Faisant suite à son premier roman « Une semaine entre deux dimanches », l’auteur nous livre avec passion sa vie de troubadour des temps modernes. Une musique nostalgique accompagne ce long parcours empreint de sensibilité et d’amour. Rires, larmes, légèreté, profondeur, regrets, espoirs, chants, poésie, tout se mélange au sein d’un habitacle métallique en mouvement. La voiture bondée d’affection ne cesse de choisir des chemins de traverse pour aborder les virages d’un passé tragique. Une jeune fille attendrie écoute son père lever enfin le voile d’un secret cadenassé ; la pudeur s’estompe, de nombreux drames surgissent jusqu’à l’insupportable, mais l’espoir et l’amour finissent par l’emporter.

Je ne suis ni meilleur ni plus mauvais que vous,

Contre vents et marées, envers et contre tout,

J’ai chevillé dans le cœur, un rêve de bonheur,

Un jour nouveau qui se lève chasse mon chagrin.

Tous ces mots terribles

François Béranger

Prologue

11 août 2018, 15 heures.

Le soleil brille. Un soleil comme il n’y en a qu’à la montagne. Un soleil avec juste ce qu’il faut de chaleur et de vent pour le rendre supportable à trois heures de l’après-midi en plein mois d’août.

Le ciel est d’un bleu comme on ne le voit qu’à la montagne. Pas un nuage, rien ne le trouble, juste le vol d’un couple de rapaces qui tournoie en quête d’une proie au-dessus de la cime des mélèzes.

Quatre, ils sont quatre auprès de la piscine du camping. Une piscine écolo avec herbes, plantes et cailloux en guise de chlore et le soleil pour chauffer l’eau du torrent.

Quatre, ils sont quatre, François, Camille et leurs deux derniers, Juliette 17 ans et Antoine 11 ans. Les deux enfants de Julie, l’aînée, sont repartis avec leur mère avant-hier. Un certain calme et un calme certain ont envahi la tente et l’emplacement occupé par la famille Jacpierre.

Ce sont les premières véritables vacances en famille de François depuis des années.

Hier ce fut le traditionnel barbecue au fond du Val d’Escreins, loin de tout sauf du torrent. Hier ce fut la non moins traditionnelle bataille d’eau avec la chute obligée et recherchée d’Antoine dans le torrent, sauvé par sa sœur d’une noyade dans les abîmes du fou rire général.

Hier ce fut la recherche des pierres les plus belles, celles teintées de rose du marbre du Queyras, pour mettre dans le jardin à la maison.

Hier ce fut l’immense part de tarte à la myrtille à la terrasse du refuge en haut du Val, accompagnée d’une pression bien fraîche pour François et Camille et d’un jus de fruits pour les enfants.

Ils se sont installés à la même table qu’une petite dame très élégante vêtue d’un pantalon de toile et d’un chemisier en soie de chez Dior. Elle attendait son mari parti depuis une semaine, seul, en randonnée dans le Queyras. Il est apparu, les cheveux en girouette dans le sens du vent et la barbe en avant, un large sourire inondant ses rides de soixante-quinze ans. Pendant une heure il a raconté sa randonnée, ses marmottes, ses bouquetins et ses chamois. Il a parlé des arbres et de son sac à dos qui maigrissait comme lui au fil des jours. Il a repris une deuxième part de tarte et une troisième bière, a offert une glace aux enfants et une deuxième pression aux parents. Et ils sont repartis vers leur petite Twingo garée bien plus bas sur le parking. Belle rencontre.

Aujourd’hui, l’humeur est au repos. Ce matin, tandis que Juliette musardait entre les pages de son livre, Antoine, François et Camille ont fabriqué des bateaux en bois flotté et en écorces de mélèze récupérés sur les bords du lac de Serre-Ponçon. Depuis leur tente, la vue et les corps y plongent. Antoine a tenté la traversée à la nage jusqu’à une petite île à vingt mètres du rivage. Camille veillait au grain sur le matelas pneumatique pour, finalement, réaliser qu’ils avaient pied toute la traversée…

Cet après-midi, total farniente à la piscine. Il y a bien eu une tentative de concours de celui qui tiendra le plus longtemps sous l’eau. François l’a gagné de peu avec vingt-cinq secondes contre vingt-trois pour sa fille. La concurrence devient sévère avec ces ados.

Demain, François, qui connaît bien le coin pour y avoir travaillé quelques années, proposerait bien d’aller rendre une petite visite aux chamois du massif des Écrins, au-dessus de Vallouise. Il faut que la météo se maintienne et qu’elle ne menace pas de tourner à l’orage en fin de journée, car c’est une descente de nuit qui les attend, voire une nuit à la belle étoile si la température n’est pas trop fraîche.

— À voir, pense François qui sent son livre prendre le chemin de la fermeture tout comme ses paupières qui s’alourdissent et se glissent dans une sieste chaleureuse et confortable, calée à l’ombre d’un vieux mélèze dont les aiguilles scintillent au soleil.

Le bouquin glisse des mains, le regard quitte le vert des aiguilles de pin mélangé au bleu du ciel. François est bien, tranquille, la torpeur du sommeil l’envahit. Camille lève la tête de son journal de jeux et moqueuse, sourit aux enfants en leur faisant un signe du menton en direction de leur père. Un calme certain — et un certain calme — inonde de son ombre bienfaitrice ce petit coin d’éden.

Le téléphone portable de François sonne la fin du paradis.

— Pourquoi l’ai-je pris celui-là, grommelle-t-il.

Le chercher, le trouver au fond du sac à dos avant que le répondeur ne prenne le relais.

Le numéro lui est inconnu, mais le 02 32 lui indique une provenance euroise et le 53 qui suit précise même que cet appel vient de leur commune.

Sous le regard interrogatif de Camille, François répond.

Quelques secondes suffisent. Le vert, le bleu, la montagne et le soleil s’embrument tout à coup. Un vent glacial traverse le visage et le cœur et le corps. Il pique les yeux d’où coulent une source tristesse.

Saint-Vincent-les-Forts,kilomètre zéro

12 août 2018, 16 heures.

La remorque et la voiture sont chargées. Tant bien que mal, chaque chose a trouvé une place. Les vélos ont repris la leur au-dessus du réfrigérateur et de la tente de camping. Les duvets et les oreillers sont installés pour une nuit de trajet. Les gourdes et le thermos sont remplis. Il a fallu trouver une place pour une tente « deux secondes à monter », « deux heures à replier » récupérée par Juliette auprès des poubelles.

— Elle est toute neuve, a-t-elle dit, les gens sont débiles de balancer des tentes neuves ! Les deux heures passées pour la replier lui ont donné l’explication.

Après l’appel téléphonique d’hier, François est allé prévenir de leur départ pour le lendemain. En soirée, toute la famille s’est prononcée pour une ballade-pizza au marché nocturne de Chorges, sur l’autre rive du lac. Le contour de celui-ci, le passage au pied du barrage et la petite route sinueuse semée de marmottes effrontées menant à Chorges, le tout sous un ciel orangé de fin de journée, ont donné les couleurs du moment. Chacun y est allé de l’achat de son souvenir. Un collier pour Antoine, un bracelet pour Juliette, des boucles d’oreilles pour Camille.

— Les mêmes que l’on retrouve aux quatre coins touristiques de France et de Navarre, dit François qui lui a craqué pour — une bouteille de Génépi bien d’ici !

— Papa, tu as vu sur l’étiquette ? C’est marqué « mis en bouteille à Marseille », ironise Juliette. Les pizzas se sont appelées « patience » et le retour s’est fait par la même route qu’à l’aller, mais plus sinueuse en raison du rosé.

Ne reste maintenant qu’à se rafraîchir sous la douche, faire le plein du réservoir et celui de biscuits, chocolats et autres friandises pour tenir plus de 12 heures dans la voiture.

Direction Landerneau — à 1 230 kilomètres de votre position et à 12 heures 7 minutes, selon Saint Google Maps.

— Il ne compte jamais les temps de pause celui-là. Il faut bien ajouter deux bonnes heures, glisse Camille à François en faisant attention de ne pas être entendu par les enfants déjà désespérés par les 12 heures et 7 minutes proclamés par la voix sirupeuse du GPS.

Les deux ordinateurs sont chargés à bloc, de quoi tenir deux films chacun soit six bonnes heures de tranquillité si l’on excepte les prises de tête entre Juliette et Antoine quant au choix des films en question. On peut espérer que le sommeil aura raison de la lassitude d’une route sans autre horizon que celui des phares de la voiture et pour tout paysage le défilé des barrières de sécurité de l’autoroute. On peut rêver.

C’est un véritable convoi funéraire qui quitte le camping du lac, tant les visages sont tristes et les yeux embués. Chacun sait au fond de lui-même que plus aucune des vacances ne se déroulera sur les berges du lac de Serre-Ponçon entre Barcelonnette et Gap. Chacun sait que plus aucune des vacances ne se vivra sans ce marquage au fer rouge du 11 août.

Les cartes postales sont dans le vide-poche, vides des mots bateaux « petit coucou de la montagne où nous passons de bonnes vacances ensoleillées… ». Elles ne feront pas le trajet postal et termineront certainement dans le fond d’un tiroir. Celui de droite de la vieille armoire héritée de la mère de François.

Tout en conduisant dans le silence morose de ce début de voyage, François laisse son esprit vagabonder. Camille s’est assoupie dans les premiers lacets du col Bayard et les enfants sont sous la cape d’invisibilité de Harry Potter 6 qui préfigure une plongée en apnée dans le 7 et le 8.

Son vagabondage le conduit dans cette armoire où il s’est perdu un long moment, peu de temps avant les vacances, à la recherche de ce fichu dossier d’amortissement d’emprunt de la maison.

Il est seul chez lui ce jour-là. Cela fait plus d’une heure qu’il soulève des piles de papiers, qu’il sort des monceaux de pochettes multicolores souvent décolorées par les années.

Plus d’une heure qu’il retrouve des factures d’électricité, d’eau, de cantine, des relevés de banques et de mutuelle, des dessins faits en maternelle par les enfants et ceux plus récents des petits enfants, des débuts de leurs bricolages et des fins de papier cadeaux.

Plus d’une heure qu’il ne retrouve pas ce qu’il cherche, mais découvre une tonne de papiers qu’il ne faut surtout pas jeter, «ça peut servir» ou « laisse, je classerai tout ça quand j’aurai cinq minutes», affirmés plus que suggérés par Camille.

Cette armoire, c’est LE capharnaüm de la maison. Les déplacements fréquents et indispensables des meubles n’y changent rien. Camille adore bouger les tables, chaises, fauteuils, étagères et lits aux quatre coins des pièces. C’est sa marque de fabrique, son signe zodiacal et particulier. Les bibliothèques et bahuts se retrouvent du jour au lendemain vidés de leur contenu en un temps record. Ledit contenu trône qui sur un lit qui sur une table ou tout simplement au milieu de la pièce, le temps que le contenant trouve la place qu’il aurait toujours dû avoir et où il n’aurait jamais dû être six mois plus tard.

Chaque bibelot, livre, assiette, bouteille retrouve sa cachette sauf ce dont plus personne ne sait que faire ou à quoi ça sert ou dans quel recoin il était. Ce sauf, se retrouve automatiquement et définitivement enfermé dans l’armoire où ne devraient être entreposés que les dossiers et papiers de la famille. Un « On triera plus tard, là j’en ai marre ! On prend l’apéro ? Ce n’est pas mal installé comme ça ? » conclu par Camille avec son sourire soleil à faire taire toute velléité de contradiction, satisfaite de la nouvelle disposition de sa demeure. En plus, même sans le sourire, elle a souvent raison. Pour l’apéro bien sûr.

Toujours en apnée dans le souk du Marrakech familial, François peste et fulmine. Il a beau se dire que chez tout un chacun il y a un coin bordel, il a beau se flageller de sa coresponsabilité dans cet amas d’inutilités, ça le gonfle de retrouver des vieux carnets de chèques inutilisés et inutilisables depuis trois ans qu’ils ont changé de banque. Ça l’énerve de remettre « en place » les enveloppes plastiques et les chargeurs d’anciens téléphones oubliés depuis des années dans le tiroir de droite.

En prime, il y a plein de poussière sur ces monceaux d’inutilisés en piles branlantes. Un éternuement intempestif projette son visage sur une rangée encore plus poussiéreuse et délavée. La rencontre inattendue et inopportune déclenche une avalanche de papiers sur le front, déjà bien endolori suite au carambolage post éternuement, de François.

— Eh merde ! hurle l’auteur du glissement de dossiers, très en verve en ce début de matinée.

Devant un tel spectacle et face à la mine contrariée du maître incontesté, car seul, des lieux, le chien s’éclipse la tête basse. Quelques feuilles ont eu la maladresse de se faufiler jusqu’à l’emplacement où il s’est soulagé pour protester contre l’interdiction qui lui avait été faite de monter dans les chambres la nuit précédente.

— Eh merde ! s’étrangle, dans un sursaut d’éloquence appropriée, le maître du chien en découvrant la tâche jaunâtre et malodorante où il vient de plonger la main en voulant récupérer des feuilles fortement imbibées.

— Eh merde ! apothéose d’une richesse littéraire incontestable de l’auteur de cette formule mûrement réfléchie et dissertée quand il reçoit sur la tête, tel un ultime cadeau, une pochette rouge à soufflets, épaisse comme deux encyclopédies de l’Histoire de la France et des Français d’Alain Decaux et d’André Castelot.

Après un bon coup de pied dans l’héritage, un lavage de mains et un rinçage du visage ensanglanté par le coin de la porte en se relevant, François entreprend le ramassage et le « rangement » du glissement de terrain avant de peaufiner son énervement par le nettoyage du résultat de la contrariété canine.

— Eh merde !  soupire François. Un bon café accompagné de deux morceaux de chocolat noir à la pointe de fleur de sel a raison de son vocabulaire prolixe en ce début de journée merdique.

Assis dans le canapé à déguster son troisième carré de chocolat, François remarque la pochette rouge lestée de son contenu, restée au milieu de la salle.

Dans un souffle d’exaspération, il se lève afin de l’expédier en haut de la pile de gauche, en compagnie des actes de ventes de terrains de son arrière-arrière-grand-père, des obligations et des emprunts russes de son arrière-grand-père, du contrat de mariage de ses grands-parents paternels.

En retournant la pochette, il découvre sur son dessus, une inscription écrite de sa main en lettres d’imprimerie majuscule « MAXIME ».

— Eh merde !  a dit François ce matin-là.

— Décidément, glisse-t-il entre ses dents dans l’habitacle de la voiture seulement peuplé des râles du moteur qui peine à monter la rampe des Crots.

Il y a deux pochettes à soufflets rouges dans l’armoire, aussi dodues l’une que l’autre.

La première, bien visible et presque neuve, contient le dossier retraite de François. Elle est volumineuse. Elle renferme tous les bulletins de salaire de ses quarante-quatre années de travail. Elle comporte ses certificats de travail, ses justificatifs de cotisations et tout le monticule de papiers indispensables à l’obtention du petit deux tiers de son dernier salaire qui n’ont été versés que six mois après son départ à la retraite. Ça fait un trou dans le budget surtout quand il y a encore des enfants en études. Remarque ! quelle idée de se remarier avec une jolie et adorable nana de quatorze ans plus jeune et avec qui on décide d’avoir deux autres gamins à la cinquantaine.

— T’es con de t’emmerder avec des mômes à ton âge ! lui a dit son frangin Xavier quand il a appris que Camille était enceinte.

— T’es vraiment très con de te faire chier avec des lardons à ton âge. Tu n’en as pas fait exprès au moins ? a renchéri six ans plus tard le même Xavier bientôt rejoint par sa frangine quand François a annoncé la conception et l’arrivée prochaine de celui qui restera le dernier.

— Tu n’as pas assez d’emmerdes avec Maxime, faut absolument que vous vous en rajoutiez une couche ? Vous avez la fille de Camille, Julie. Elle est cool, mignonne, intelligente. Pourquoi vouloir d’autres ennuis ? T’es vraiment con ! lui a asséné Xavier avec toute sa délicatesse et son florilège linguistique habituel.

Il arrive à François de penser que Xavier a raison quand il se retrouve sur le terrain de foot ou sur le vélo à cracher ses poumons et sentir son cœur exploser à courir ou pédaler. Pour cette dernière épreuve, François a trouvé la parade. Il s’est offert un vélo à assistance électrique. Ce sont les gamins et Camille qui râlent quand il va trop vite... On a ses petites vengeances !

— Ça t’empêche de vieillir ! lui clame souvent Camille. Elle n’a pas tout à fait tort sauf que si l’esprit est bousculé et se doit de réagir, les années sont là, dans les muscles, les articulations et le bas du dos. Putain de dos. Il coince toujours quand il ne faut pas, à Londres quand ils ont visité les studios d’Harry Potter, à Avignon pendant les fêtes de fin d’année, à Saint Jean des Monts sur le marché en été. Surprenant qu’il ne joue pas les empêcheurs de marcher droit aujourd’hui. À croire qu’il cherche à se faire remarquer. Coup de chance il a tenu bon quand il a fait du ski avec les gamins après vingt ans d’abstinence.

— C’est comme le vélo, ça ne se perd pas, lui a dit un copain. Sauf que le vélo est électrique, pas les skis. Bonjour les courbatures la semaine d’après.

— Ça empêche de vieillir ! Bonne blague.

La deuxième pochette rouge, celle qu’il a entre les mains ce matin-là, après un stage marquant et remarquable sur le haut de son front, enserre plusieurs chemises en papier de toutes leurs couleurs délavées. Dans cette deuxième pochette rouge dont les rabats sont maintenus par deux élastiques distendus par le temps et l’effort, plus de trente ans de sa vie sont classés, répertoriés.

Depuis combien de mois, d’années n’avait-il ouvert cette vie habillée de chemises en papier ?

— Tu penses à quoi ? lui demande Camille qui sort de son sommeil alors qu’ils attaquent la rampe de La Mure.

— À la pochette contenant les documents de Maxime. Tu sais celle qui m’a éborgné le front avant les vacances.

— Décidément, lui glisse Camille, une main posée sur celle de François, la même boule au fond du cœur. — On s’arrête dans La Mure pour acheter du pain ? poursuit-elle en serrant les fesses à cause des épingles à cheveux négociées sans indulgence par le chef conducteur dans les lacets de montagne. En fait si François conduit en montagne, ce n’est parce qu’il n’a pas confiance en Camille. C’est pour deux raisons. La première est liée aux souvenirs du mal au cœur de son enfance dans la voiture enfumée de ses parents. La deuxième est qu’il aime négocier les virages et aborder montées et descentes des flancs montagneux. Ça lui rappelle ses quatre années passées dans les Hautes-Alpes sauf qu’aujourd’hui, la voiture déborde et la remorque tire vers l’arrière ou pousse vers l’avant les cinq chevaux de la vieille Logan qui peine du haut de ses deux cent mille kilomètres et de ses onze années d’existence.

La Mure, kilomètre cent-neuf

12 août 2018, 18 heures 30.

Pas simple de trouver une boulangerie avec un emplacement de stationnement suffisamment grand pour éviter la marche arrière quand on a une remorque. François ne sait jamais de quel côté tourner ce fichu volant pour éviter qu’elle ne se crabe.

— Dans le sens inverse ! lui assène Camille. Ce n’est déjà pas facile à faire quand il n’y a aucune voiture derrière, alors quand ça klaxonne aux fesses, on perd vite le sens normal du sens inverse. Excédé, François plante voiture, remorque et contenu en double file, fait un salut pile-poil nargueur-rageur-casse-pieds à l’adepte du klaxon. Il se glisse dans la boulangerie d’où il ressort une minute plus tard, un sourire d’emmerdeur au coin des lèvres, les bras chargés de pains, viennoiseries et sucettes destinés au contenu de l’habitacle en pleine crise de fou rire devant le spectacle du klaxon devenu aphone d’impuissance. Un dernier salut de la main, ponctué d’un merci tonitruant et légèrement, mais vraiment très légèrement sarcastique, avant de redémarrer et de sombrer dans l’éclat d’hilarité générale.

Harry Potter ayant trouvé ses reliques de la mort, Juliette échange sa place à l’arrière avec sa mère et se faufile à l’avant entre l’eau, le café, le pain, la glacière et diverses choses indispensables pour une traversée de la France d’est en ouest. S’en suit un léger remaniement de la place avant, agrémenté de grognements forts aimables entre mère et fille, ledit rangement obstruant de façon définitive le peu de visibilité concédé pour le rétroviseur intérieur.

— Tu ne seras pas ébloui par les phares des voitures qui nous suivront cette nuit, lâche fataliste Antoine avant de plonger dans la coupe de feu d’Harry Potter avec sa mère, une sucette coincée entre les lèvres.

La route qui conduit de la Mure à Vizille est une longue ligne droite d’une trentaine de kilomètres qui se conclut par la descente de Laffrey.

— Les coureurs du tour de France l’empruntent régulièrement, mais dans le sens de la montée, commente François pour sa fille pas du tout convaincue de l’intérêt que peut représenter de s’enquiller une côte à 12 % de déclivité sur six kilomètres et demi avec des pointes à 18 %, qui plus est, en vélo. Sentiment totalement partagé par son père.

— Tu remarqueras, dit-il à Juliette, qu’il y a plus d’accidentés du sport que de la sieste.

— D’où ta fidélité depuis des années à cette dernière, lui rétorque Juliette un sourire moqueur, hérité de son Père, à la commissure des lèvres.

C’est vrai. Depuis des années, au boulot ou dans son minuscule bureau à l’Assemblée Nationale, calé devant son ordinateur ou faussement absorbé par un dossier, il s’est toujours accordé ses dix minutes d’absence réparatrice. Il a toujours fait en sorte d’installer son plan de travail de façon à avoir le dos à la porte d’entrée.

— C’est plus accueillant, tu te retournes quand quelqu’un arrive et reçois directement ton visiteur sans barrière entre lui et toi. Si le prétexte est honorable, il n’en reste pas moins être celui de ne pas être surpris en position siestale.

— Tu me sidères le midi à la maison, poursuit Juliette, tu fais celui qui regarde les informations à la télévision le nez plongé dans un livre ou un journal. Tu mets toujours en scène ta sieste. Tu es à la retraite, tu peux la faire ! conclut-elle d’un ton autoritaire n’acceptant aucune contradiction. Esprit de Xavier et de la Mère, sors de ce corps…

La rampe de Laffrey pousse la remorque et claque les oreilles par la rapidité de son dénivelé qui fait passer de neuf cents à trois cents mètres d’altitude en peu de temps. Le dernier virage à 110° enjambe la Romance et conduit vers la fin de la route Napoléon et le début de l’autoroute A480.

Alors que Juliette se débat toujours pour glisser son mètre soixante et ses cinquante kilos entre les tous nouveaux venus de l’espace passager avant, les pains au chocolat et de campagne, François se remémore la première fois qu’il a pris cette route Napoléon pour aller dans les Hautes-Alpes.

Été 1983.

Le col du Lautaret, autre classique du Tour de France, est fermé pour cause du dit Tour de France. C’est la toute première fois que François, qui est en pleine période d’auteur-compositeur-interprète, vient en vacances à Guillestre. Une amie leur a conseillé l’Auberge de Jeunesse de cette porte d’entrée du parc du Queyras.

Sandrine, sa femme à l’époque, n’accompagne jamais François dans ses déambulations musicales.

Elle ne supporte pas la tension d’avant les concerts, le relâchement d’après et l’ambiance avec les musiciens et les autres chanteurs. Elle profite des tours de chant et des répétitions pour partir en balade. Elle enchaîne les stages de peinture sur soie, de tissage et de paniers en osier. La seule qu’elle accepte dans son entourage, c’est Lou, une jeune fille dont François est le musicien, parolier, compositeur et surtout sa mère Jocelyne qui l’emmène avec elle en Hollande, à Paris ou à Cauvert près de Dieppe.

François l’accompagne parfois à Cauvert, dans cette vieille maison normande perdue avec sa grange au milieu de nulle part. Elle est située sur le tracé du chemin de grandes randonnées, le GR reliant Rouen au bord de mer. La mère de Lou fait partie des Amis de la Nature, un mouvement issu des Auberges de Jeunesse. Beaucoup de militants des AJ, mariés et parents, voulurent faire perdurer leur aventure, les principes d’amitié, de fraternité et de partage véhiculés par ce mouvement né du Front Populaire en 1936 et des premiers congés payés gagnés par la classe ouvrière. Les AJ n’accueillaient que les jeunes célibataires et avaient du mal, après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, à s’ouvrir aux familles et à leur conséquence, les enfants. Une bande de copains, anciens ajistes, décida de créer les Amis de la Nature et parsema la France, mais aussi l’Europe et le monde entier de refuges au fonctionnement très proche de celui des AJ.

Cauvert est un de ces refuges. Un dimanche par mois, une ribambelle d’amis de tous les âges avec leurs enfants et parfois leurs petits-enfants s’y retrouve pour y passer la journée à l’entretenir, en améliorer le confort, nettoyer les deux hectares d’herbages et de pommiers. Il y a le grand-père de Lou qui au fil des ans est devenu le Papi de tous. Il inonde de son sourire malicieux, de sa bonne humeur et de son vaporisateur, les chardons des herbages. Il y a la grand-mère de Lou, Mamie de tout le monde, qui au chaud près de la cheminée en hiver, sous un pommier quand le temps est au beau, accompagnée de Tatie, sa sœur, tricote un pull ou une brassière pour le petit dernier des petits enfants des copains. Il y a Riton qui à soixante-quinze ans fait le tour de France en vélo au printemps et vient chaque semaine de Rouen avec ce même moyen de transport qu’il vente, qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il fasse beau. Il y a Oscar, spécialiste des plans en tout genre et de l’organisation des travaux. Il y a Jojo, menuisier à la retraite, qui transforme la grange en chambres pour compléter le dortoir trop petit. Et il y a Monique, Jean-Claude, Rémy et tous les autres, leurs enfants, leurs petits-enfants, leurs copains qui avec leurs compétences, leurs capacités, leurs disponibilités, leurs richesses et leur bonne humeur, surtout leur bonne humeur, viennent faire de ce lieu la « Maison du bonheur » de Francis Lalanne ou la « Maison bleue » de Maxime Le Forestier. On y partage ses saucisses et ses pommes de terre, son pastis et son vin rouge ou blanc ou rosé, bien frais en été, son jus d’orange et son chocolat pour les gamins, ses tartes aux pommes et ses crêpes. On y boit le cidre fabriqué avec les pommes des clos qui entourent la maison. On s’y échange des tuyaux de bricolage, des recettes, des confidences, des peines et des joies, des secrets qu’on se répète en secret et des secrets qu’on garde secret. On se passe des bonnes adresses de restaurant ou de lieux de vacances. On se donne rendez-vous dimanche prochain pour aller marcher dans des endroits insolites, samedi pour faire une virée à Paris, pendant les vacances de printemps pour pédaler avec Riton en Hollande. Attention, faut qu’il prenne une carte routière actualisée, car la dernière fois qu’il a emmené un groupe au Pays Bas, il en avait une des années quarante. Un moment il était tout perdu, car sur sa carte la route devait s’arrêter là. Sauf qu’en quarante ans les Néerlandais ont repris sur la mer. Quinze kilomètres de rab imprévu et vent de face... Il en a été quitte pour payer l’apéro et agrafer cette histoire aux souvenirs qui vous collent à la peau jusqu’à la fin de vos jours et même dans l’au-delà.

On organise la semaine aux sports d’hiver qui revient à presque rien. On prépare le tour du Queyras ou du Mont Blanc. On réserve les emplacements de camping à Préfailles autre refuge en bord de mer en Vendée. On achète vingt places pour avoir la réduction afin d’aller voir le spectacle de Barbara, de Montand, de Nougaro, d’Higelin ou le Boléro de Ravel de Béjart.

Certains se retrouvent le soir pendant plusieurs semaines pour préparer la représentation qu’ils feront le soir de la fête des AN à Cauvert devant la grange s’il fait beau, à l’intérieur s’il pleut. C’est souvent à l’intérieur ! Et le lendemain il y aura le concours de boules et celui de volley pour les adultes, la pêche à la ligne et la course en sac pour les enfants, l’apéro et la sieste post apéros.

François y découvre un monde d’amitiés où toute ambiguïté est absente, où magouille, malveillance, méchanceté, irrespect n’ont pas leur place. Bien sûr, ce n’est pas bisounours ni le paradis, mais ça y ressemble tellement.

C’est une maison bleue

Adossée à la colline

On y vient à pied

On ne frappe pas

Ceux qui vivent ici ont jeté la clé (…)

San Francisco

Maxime Le Forestier

Été 1983.

François débarque pour la première fois aux confins du Queyras et c’est le coup de foudre !

Avec Jacques, le « Pèr-aub » de l’Auberge de Jeunesse, il découvre les chemins du parc naturel. Il plonge dans un univers peuplé de marmottes, de chamois, de choucas, de génépi, de fraises des bois, de vallons et de sommets inondés de soleil et de silence. Il fait son premier 3 000 arrosé d’un coup de génépi en haut de la pointe de la Saume au-dessus de Ceillac. Il traverse son premier glacier à six heures du matin au-dessus du Pré de Madame Carl dans le massif des Écrins. Il fait son premier bivouac au Val d’Escreins dont il fera découvrir la beauté et la magie à Camille quinze années plus tard lors de leur première virée dans le Queyras. Le lac Miroir et celui des Neuf-couleurs, celui du Malrif et celui des Roux sont autant de reflets de ce ciel exempté de nuages, de ce soleil adouci par le vent. Les fleurs se bousculent à ses pieds. Le lys martagon, le sabot de Vénus, l’orchis vanillé et bien entendu, l’edelweiss sont les vedettes de ses pellicules photo.

Dans le camping de l’Auberge, un petit canal d’irrigation permet au rosé de conserver sa température idéale. La nuit, sa tente est souvent le trampoline des noisettes et des glands échappés des pattes des écureuils ou des loirs.

Il a emmené sa guitare. Il ne peut qu’accepter d’animer une soirée chanson dans la salle commune dont il ressortira, en milieu de nuit, avec des promesses de contrats qui ne seront jamais honorés comme souvent et en prime la démarche zigzagante d’une descente de randonnée. Cette nuit-là, après un passage « bain de pieds » dans le torrent, glacière naturelle du rosé, il termine son cheminement sur le terrain de volley incapable de retrouver sa tente. Quelqu’un l’avait certainement changée de place pour éviter qu’elle ne soit écrasée par le troupeau de bisons qui lui a traversé le crâne au réveil.

Vizille,kilomètre cent trente et un

12 août 2018, 19 heures 30.

Le passage le long des entreprises chimiques de Vizille, ramène François à la réalité de la route. Il laisse l’air pur et le calme dans le rétroviseur extérieur, car pour ce qui est de celui de l’intérieur, la couette et l’oreiller de Juliette l’ont définitivement mis au chômage technique.

— On fera une pause pique-nique sur l’aire d’autoroute après Grenoble, propose François qui n’obtient pour toute réponse qu’un grognement de Camille et d’Antoine disparus dans les couloirs de la mort avec Hermione et Harry.

Juliette qui a enfin trouvé où mettre ses jambes répond, la bouche pleine des derniers vestiges d’une banane et les mains occupées à déballer une barre de céréales.

— Comme tu veux, de tout sens, je n’ai pas faim.

Sans autres ambages que celui de vider sa caverne buccale des relents odorants du fruit précité et avant d’y engloutir le regain d’énergie chocolatée des randonnées, elle poursuit

— Comment a-t-elle commencé l’histoire de Maxime ?

Se taire ? Édulcorer la vérité ? L’embellir ou la donner en pâture trash et clash, telle qu’elle est à une adolescente plus tout à fait ado, mais pas encore adulte ? François sait qu’elle a droit, elle aussi, à la vie de son frère.

Il se revoit avant les vacances, le front entaillé par cette fichue pochette rouge, saisir cette dernière laissée, délaissée, entrouverte, presque aguichante sur le canapé. À l’intérieur, la première chemise est verte, verte d’espoir. Il en tire une lettre datée de décembre 1979 et adressée à la DASS. Elle est suivie d’une vingtaine d’autres dont le destinataire reste le même, mais se personnalise et change d’interlocuteur au fil des ans qui s’échelonnent jusqu’en décembre 1984. Les plus anciennes sont des doubles retranscrits par papier carbone. Celles datées depuis 1982 sont des photocopies, miracle du modernisme. Elles ont toutes pour objet un combat écrit en un mélange de lettres attachées et de lettres d’imprimerie, significatives du style de son écriture à cette époque, Adoption.

— 1979, mon dos m’a joué un vilain tour un an plus tôt, commence François sous le regard impatient et avide de savoir de sa fille, — double hernie discale. Dommages collatéraux de mon enfance à transporter des casiers de bouteilles et les mêmes, mais de gaz en beaucoup plus lourdes. Six mois sans travailler. Quatre mois dans les quatre pièces de l’appartement mansardé au quatrième étage. Quatre mois en situation petit vieux, impossible de descendre ou de monter les quatre séries de vingt marches. Quatre mois, infiltré, médicamenté, les trois quarts du temps allongé. Quatre mois, enfermé dans le mirador de mon avenir à ignorer ce qu’il sera, à l’angoisser, à le recomposer, à le réinventer. Mais quatre mois, aussi, à écrire des chansons et jouer de la guitare. Et les jambes reprennent du service. Le dos figé, espace ses coups de poignard, ses décharges électriques. La disparition de Jacques Brel, le 9 octobre 78, apporte une télé pour regarder les rétrospectives qui lui sont consacrées. Le téléphone s’installe et permet de renouer avec les autres qui au fil des jours espacent leurs passages. Mutation, perte de salaire à la clé, reprise du travail. Je ne suis plus OS, je redeviens Laborantin. Je retourne sur les bancs du CNAM et en mai 1979, riche d’une vingtaine de chansons, j’effectue mes premières scènes d’auteur-compositeur-interprète.

Heureusement la guitare et la chanson, heureusement.

Les yeux de Juliette, posés sur son père, ne lui laissent d’autre issue que la poursuite de son récit. La gourde d’eau désaltère une bouche récalcitrante à raconter les « hiers », le flot de l’eau épanche la soif de dire. Et François brasse les souvenirs.

1979, presque cinq ans qu’il est marié avec Sandrine.

Juste avant son départ sous les drapeaux, il l’a rencontrée. Les douze mois d’éloignement ont donné l’illusion d’un amour fou et éternel. Les retrouvailles des permissions et leurs débauches de caresses avides de se rassasier ont fait croire au bonheur absolu, à une fusion totale.

Sitôt rendu à la vie civile, sitôt mariés.

Sitôt mariés, sitôt enceinte. Enfin ça c’était le programme.

Quelques mois après leur mariage, l’échec de grossesse colle à celui de leur vie commune. L’engrenage égrène ses lâchetés, en premier lieu, celle de François.

— Nous n’avons pas d’enfants, reprend-il, nous avons fait tous les tests inimaginables et les traitements imaginés. Sandrine a subi les opérations qui vont donner le résultat que vous espérez. On a fait l’amour aux jours et heures imposés et un sale matin, dans un bureau au mobilier Empire, mais en pire, devant un toubib aussi joyeux qu’un des vautours du Livre de la Jungle : Madame vous ne pourrez pas avoir d’enfant ! Il a bien dit Madame. Comme dirait le fameux vautour : on fait quoi maintenant ?

Quatre ans d’attentes et d’espoirs balayés par cette sentence ! Quatre années de toubibs, d’analyses, d’opérations, de traitements et tous les mois ce même rouge qui fait blanchir et hurler le cœur.

Alors ce soir de Noël 1979, ce soir où il convient de paraître heureux, mais où l’absence d’enfant est encore plus inaudible, ce soir où, de retour chez nous, je lui fais vomir le surplus de somnifères ingurgités, ce soir où, prostré dans le canapé à attendre je ne sais quoi et ne plus croire au Père Noël, ce soir de Noël 1979, je rédige cette première lettre à la DDASS. Sandrine la lira le lendemain quand elle sortira de son sommeil assisté.

François se souvient de sa relecture. Il revoit les mots qui bleuissent la feuille d’une couleur délavée. Ils reprennent en un recto-verso les presque cinq années de vie commune en l’enrobant d’un optimisme vendeur dont le but est au bout de la ligne d’horizon, l’agrément d’adoption.

Pas question de parler des pleurs et des désespoirs en rengaines monotones.

Pas question de dire l’effilochage de l’amour, les envies de larguer les amarres.