D'étape en étape - Philippe Lebeau - E-Book

D'étape en étape E-Book

Philippe Lebeau

0,0

Beschreibung

Quatre paires de chaussures de randonnée et quatre sacs à dos sont alignés au pied du sentier qui monte dans les alpages. Trois filles et un garçon, une mère, ses enfants.
— Cet été, ça vous dirait le tour du Queyras ? a demandé Camille à ses enfants.
De Ceillac à Ceillac, sept jours, sept étapes. Dans un décor aux couleurs de rêve, parmi les marmottes et les chamois, sous le soleil ou la pluie, pendant le bivouac ou le pique-nique, au passage d’un col ou sur le bord d’un lac, Camille parle. Dans les lacets du GR 5 et de ses variantes, la vérité gravit les sommets d’un silence enfermé.
Camille prend le temps de dire à ses enfants, son enfance, son adolescence ; de raconter l’indicible ; d’évoquer ces événements qui conduisent à passer du temps de l’insouciance à celui de la souffrance qui deviendra résilience et résistance. Camille existe. Elle se tait, elle se terre auprès de nous, devant nous. Nous la côtoyons chaque jour. Beaucoup de Camille se taisent. Quelques-unes brisent le silence.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Philippe Lebeau est né à Elbeuf en 1954. Il a travaillé dans l’industrie avant de diriger une auberge de Jeunesse dans les Hautes-Alpes où se situe son roman D’étape en étape. Après des études, il s’engage dans le secteur de l’économie sociale et solidaire. Aujourd’hui retraité, il demeure dans les Alpes du Sud.
Il est auteur de trois romans, Une semaine entre deux dimanches paru en 2018, Le temps du trajet en 2019 et D’une guerre à l’autre en 2021. Il a également fait éditer un recueil de nouvelles H istoires d’Eux en 2021. D’étape en étape est son quatrième roman.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 281

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



« … Et ces batailles dont on se fout

C’est comme une fatigue, un dégoût

À quoi ça sert de courir partout

On garde cette blessure en nous

Comme une éclaboussure de boue

Qui n’change rien, qui change tout… »

ÉVIDEMMENT

Michel BERGER

À Karine

Préface

Fidèle à son roman « Le temps du trajet », l’auteur utilise le voyage en famille comme un ascenseur émotionnel, distributeur d’humanité et de tabous anciens. Ici, la nature sauvage déploie ses merveilleux atours, roches, lacs et torrents complices, faune cachée dans ses repaires, levers de soleil aux ombres suggestives, afin de colorer les souvenirs d’une mère heureuse de partager.

Ainsi, peu à peu, les années soixante exhibent avec délicatesse le libertinage d’une grand-mère associé au désespoir d’un grand-père alcoolique, entremêlé de fêtes villageoises et de glaciation familiale. Les amours libérés et toutes sortes d’escapades empreintes de sensualité dessinent en creux les traits salvateurs de la libération des femmes du XXe siècle.

Mais une fois sortie de ce contexte bouillonnant, sur le chemin escarpé aux allures de prétexte, la mère se souvient et se décide enfin à livrer ses secrets. Ses trois enfants incrédules découvrent une jeunesse tourmentée par le mensonge et l’horreur. Ces terribles silences deviennent dès lors une nouvelle force d’aimer, mais aussi un combat.

Jean-François ROTTIER

22 août

Première étape

De Ceillac à Saint-Véran

Ceillac

Altitude 1640 mètres

7 heures.

Le sommet de la Font-de-Sancte s’illumine d’or dans un ciel d’infini bleu.

Le soleil étire délicatement ses rayons entre deux branches de mélèze. Il est ici chez lui « trois cents jours par an ».

Avec la fraîcheur matinale, des panaches de brume apparaissent au fond de la vallée.

Le silence est de mise. Le torrent lui-même a épuisé ses grondements printaniers pour laisser place au chuchotement paresseux de ce dernier mois de l’été.

Sur le côté de la route, à l’embranchement du départ d’un chemin, un petit panneau indique sur fond jaune « Col des Estronques - 7,3 km ». Au-dessous, un autre identique annonce « Saint-Véran - 12,6 km ».

Quatre paires de chaussures de randonnée 42, 38 ½, 39, 39 et quatre sacs à dos, trois « quarante litres femme », un « quarante litres homme », sont alignés au pied du sentier qui monte dans les alpages.

Le 42 a treize ans. Les 39, dix-neuf et trente et un, le 38 ½ cinquante-deux.

Trois filles et un garçon, une mère et ses enfants.

⸺ Cet été, ça vous dirait le tour du Queyras ? a demandé Camille à ses enfants quatre mois plus tôt.

⸺ Tous ensemble ? interroge Julie, l’aînée.

⸺ Non, seulement toi, Lucie, Antoine et moi. On ferait ça quand Sébastien et Myla seront en Normandie, à la fin du mois d’août.

⸺ Papa ne vient pas ? s’étonne Lucie.

⸺ Non, il est d’accord pour rester avec Marius et s’occuper de Milo dans la journée quand il sera au travail.

⸺ Et moi je serai le seul mec ! se redresse Antoine pas peu fier.

⸺ Oh ça va microbe ! s’insurge Lucie.

⸺ N’empêche que le « microbe » comme tu dis, est aussi grand que nous et même plus que toi ! pouffe Julie.

⸺ Bon, ça va on ne commence pas, interrompt Camille devant les signes avant-coureurs de cumulo-nimbus furibonds apparaissant dans le regard noir de Lucie. Ça vous dit ou pas ?

La réponse est unanime.

S’ensuivent 4 mois de préparatifs. Lecture de cartes, ébauches d’itinéraires, ratures d’itinéraires, retours en arrière…consultations diverses, de copains, du copain du copain qui connaît un mec ou une nana qui est guide dans le Queyras. Plus les recherches : Internet, topoguides, refuges.

Le tout se termine en apothéose par les achats de couvertures de survie pour les bivouacs, de la trousse à pharmacie « spéciale randonnée », de nouvelles chaussures pour Antoine qui a pris deux pointures en un an, d’un K-way pour Lucie qui ne retrouve plus le sien, d’un maillot de bain « qui ne craint rien » pour se laver dans les torrents pour Julie, de la crème anti moustiques-taons-araignées-aoûtas et si possible vipères pour Camille. Les achats ne seraient pas complets sans les barres aux céréales sans soja à cause de la déforestation au Brésil, de la pâte à tartiner sans huile de palme, de la lampe de poche à batterie solaire, du médicament pour combattre la courante et de celui pour abattre la bloquante.

Hier, François, mari de Camille, père de Lucie et Antoine, « joli-papa » (certains disent beau-père) de Julie et nounou attitrée de Milo pour les jours à venir, a fait le tour du Queyras en voiture pour déposer ravitaillement et barda à chaque étape. Pendant ce temps, l’équipée mère-enfants s’échauffait les courbatures en montant au pied du col du Tronchet.

Une ultime nuit au camping du Mélézet, précédée, au refuge du même nom, d’une tartiflette pantagruélique, sans lardons pour Lucie et sans oignons pour Antoine, a permis à chacun d’apprécier table, chaise, matelas pneumatique et douche chaude avant le départ.

Ce matin, tout est fin prêt, inventorié puis rangé dans chaque sac avec le pique-nique du midi, le goûter de dix heures et celui de quatre heures, avec l’indispensable soupe lyophilisée « si on se perd en montagne » et le sourire au coin des lèvres !

⸺ Bisous, papa, ne t’inquiète pas, on fait attention à maman. On t’aime !

⸺ Bisous, joli-papa, tu fais attention à Milo et pas trop d’apéros avec Marius. Je t’aime !

⸺ Bisous mon amour, je t’appelle le midi et quand on arrive à chaque étape. Je t’aime !

La voiture fait demi-tour et redescend vers Ceillac avant de repartir vers Contes.

⸺ À samedi prochain, lance François par la fenêtre ouverte. Dernier salut de la main avant de disparaître dans le premier virage.

Au-dessus du chemin, une marmotte surveille les jeux de ses marmottons. « Il n’y a rien à craindre d’eux », doit-elle penser en voyant Camille et ses enfants attaquer les premiers lacets de leur périple.

Ceillac altitude 1640 mètres, Col des Estronques 2651 mètres, Saint-Véran 2040 mètres. 1301 mètres de dénivelé positif et 920 de négatif. Durée prévue 7 heures 20 ??? « Pas certain qu’on s’y tienne. On verra. Maintenant il va falloir assurer, pas question de faire marche arrière ! » pense Camille en alignant son pas sur celui de Julie. Antoine et Lucie ont, eux, déjà vingt bonnes enjambées d’avance.

GR 58 vers le col des Estronques

Altitude 2050 mètres

10 heures.

Les courbatures de la veille et la tartiflette jouent le rappel et plombent les godasses !

⸺ Oh malheur ! qu’est-ce que je fous là ? Songe Julie en voyant son frère et sa sœur une bonne centaine de mètres au-dessus d’elle. Ce fichu sac me tire le dos et me remonte les seins. Pas besoin de chirurgie esthétique ! Ils sont redressés ! Oh putain, mais pourquoi ai-je pris cette satanée trousse de maquillage ? Je n’aurais pas dû l’emporter, ni ma robe bleue ni ma jupe à fleurs.

⸺ Le cap des 2000 est passé, tente de la rassurer Camille. Ça va aller mieux maintenant. On s’habitue à l’altitude. « Enfin ça c’est pour les autres, car moi je me les prends en pleine poire de ma cinquantaine bien entamée » peste-t-elle le souffle aussi court que ses pas qui vont finir par reculer si ça continue. Rien à dire, le paysage est conforme au topo guide, mais les cailloux et la montée ne correspondent pas du tout. Ils sont beaucoup plus raides ; c’est une publicité mensongère, fulmine Camille !

⸺ Bah vous faites quoi ? Il y a bien dix minutes qu’on vous attend ! On goûte ? interroge Antoine confortablement calé contre un rocher.

⸺ Regardez, j’ai pris des photos en montant !

⸺ Ah oui, elle a en plus la force de prendre des photos, rumine Julie intérieurement. Attends, ma vieille, après quatre grossesses, tu feras moins le cabri.

⸺ Quelqu’un veut un café ? Propose Camille.

⸺ Un café ? Tu n’as quand même pas pris le thermo ? pouffe Julie.

⸺ Bah oui, avec le chocolat noir et celui au lait ainsi que les sachets de thé pour arroser le passage des 2000 !

⸺ Une bonne bière serait la bienvenue sauf que je ne suis pas certaine qu’elle ne me tomberait pas dans le peu de poumons qui me reste, sourit Julie. Allez, va pour un café.

Une fourmi s’est, l’inconsciente, invitée sur le genou d’Antoine… qui l’a écrasée d’un pouce expert.

⸺ Ça va pas non ! Pourquoi tu l’as écrasée ? Elle a droit de vivre ! réagit Lucie.

⸺ Euh… est la seule réponse d’Antoine qui, en fin connaisseur des réactions intempestives de sa sœur, préfère orienter son attention sur le passage inopiné d’un scarabée au bout de sa chaussure … qu’il évite avec soin de maltraiter. T’as vu, il est tout bleu !

Lucie plonge dans la pochette latérale de son sac à dos et en sort une série de livres. Un sur les insectes, un sur les oiseaux, un sur les fleurs, un sur…

⸺ Oh malheur ! En plus, elle a pris la bibliothèque ! s’esclaffe Julie. Maman, t’aurais dû vérifier son sac avant de partir pour enlever les choses inutiles comme tu l’as fait pour Antoine !

⸺ J’avais rien d’inutile, s’insurge ce dernier !

⸺ C’est vrai, reprend Camille, sauf la console peut-être ? Pour être honnête, tu n’avais pas trop chargé ton sac, même les caleçons de rechange tu ne les avais pas mis. Rassurez-vous les filles, ils y sont !

Lucie ne s’occupe absolument pas de ce qui est en train de se dire, plongée qu’elle est dans l’observation du scarabée.

Avant que le cours de SVT ne commence, Camille sonne l’attaque des « 688 mètres » restants pour parvenir au col.

Au fond de la vallée, Ceillac commence à s’animer. Les premiers parapentes cherchent les courants ascendants afin de danser dans le ciel. Au loin, les aboiements d’un Patou avertissent le randonneur qu’il est préférable de contourner le troupeau de moutons. Les dernières volutes de brume matinale ont disparu, laissant place à un paysage grandiose de luminosité ensoleillée. Les couleurs de l’été sont d’un contraste permanent, nullement écrasées par la chaleur d’un soleil qui s’annonce bien présent. Le café, le chocolat et les graines de céréale font leur effet. Les pas se rythment progressivement, mais bien doucement pour Julie et Camille.

⸺ Ils feront moins les fiers après le pique-nique, pronostique cette dernière.

⸺ Nous aussi, se désespère Julie.

Le plus souvent en tête dans la montée du col, Antoine surprend les marmottes qui, l’embonpoint des réserves de l’été aidant, le regardent passer sans broncher.

Son appareil photo à la main, Lucie, tantôt debout, tantôt à genoux, tantôt allongée, mitraille l’abeille sur le lys vanillé, le vol d’un choucas ou celui d’un rapace dans l’azur, une marmotte alanguie sur un rocher. Avec respect, elle suit les balises rouge et blanche du GR « pour ne pas abîmer la montagne » dit-elle à son frère parfois devant, parfois derrière elle selon les prises de vue.

Loin derrière, mais toujours à portée de voix, Julie et Camille montent à leur pas. Les courbatures sont restées au rocher du goûter ; les tiraillements dans les jambes ont fini par se faire oublier ; petit à petit, le regard quitte le bout des chaussures pour s’élever beaucoup plus loin, beaucoup plus haut.

Julie est devenue l’hôte des nuages, la locataire de la lune. Pour la première fois depuis bientôt trois ans, elle n’a pas le petit dernier dans ses jambes qui vient de se réveiller, qui manifeste son opposition à sortir du bain, de la piscine, de la flaque de boue, du trampoline, de son assiette. Pas de devoirs ni de leçons pour les deux aînés ni d’activité à préparer ou de balade à organiser afin d’éviter la maudite console l’entière journée. Pas de train-train habituel, de petit déjeuner du matin, de repas du midi, de diner du soir, de lavages des dents matin, midi et soir, de lever, de coucher.

Camille, elle aussi, est plongée dans ses pensées, celles qui vont et viennent au rythme de son corps, celles qui passent d’un souvenir à l’autre.

Sous le soleil du Queyras, dans l’enchaînement salvateur des lacets et des paysages à vous couper le souffle, Camille se souvient de cette soirée avec Louis, son frère, son grand frère dont elle a dispersé les cendres ce printemps au large des côtes bretonnes, celui qui l’appelait « P’tite sœur » avec de l’amour plein le cœur, plein les yeux.

C’était il y a quatre ans. Ils étaient adossés l’un et l’autre, l’un à l’autre, contre un rocher sur la plage de Landrellec. Ils regardaient la nuit qui allumait l’une après l’autre ses étoiles. Ils étaient si loin de tout, si proches l’un de l’autre.

⸺ Je n’ai jamais pris le temps de te raconter comment tu es arrivée dans ma vie, avait-il dit à Camille ce soir-là. Je venais tout juste d’embarquer sur le paquebot Les Antilles comme élève de la Marine marchande. On était le 25 août 1968. Je m’en souviens comme si c’était hier.

J’ai vu apparaître papa sur la passerelle du bateau. Bien qu’étant tous les deux sur le même navire, ce fût la première et unique fois qu’il vint me voir. Habituellement, lui à la lingerie dans la soute, moi au service dans la salle de restaurant des passagers de première classe, nous ne nous rencontrions jamais.

⸺ C’est une fille ! m’a-t-il dit en brandissant le télégramme qu’il venait tout juste de recevoir.

⸺ Une petite sœur, ai-je pensé.

Depuis la disparition de Martine, quinze ans plus tôt, maman espérait une fille. Martine, rescapée de jumelles dont l’une était née sans vie, était partie subitement alors qu’elle n’avait que neuf mois. Après l’accouchement, les médecins avaient dit à maman que l’une des deux enfants était morte depuis longtemps, certainement à la suite de sa chute à la descente du train. Elle s’en voulait toujours de cette escapade à Rouen, enceinte jusqu’au cou. Elle avait été bousculée sur le quai. Elle était tombée lourdement. Un mois plus tard, elle mettait au monde une petite fille, Martine, et un bébé mort-né.

Un malheur ne survient jamais seul. Il attendra neuf mois pour frapper au cœur une deuxième fois. Un matin, maman retrouve Martine sans vie dans son berceau.

Aussi bien à l’accouchement qu’au décès, papa n’est pas là. Il est en mer, dans les cales d’un paquebot, à la blanchisserie. Un premier télégramme lui annonce la naissance, un second la mort. Il n’aura vu sa fille que quelques jours, le temps d’une escale entre deux départs autour du monde. Ce monde, il n’en voit que les draps sales des passagers du bateau. Il se saoule avec les copains pour fêter la naissance. Il se saoule tout seul dans son coin pour noyer son chagrin. 

Je suis né deux ans avant Martine. Les parents s’étaient mariés un an plus tôt.

Maman n’en voulait pas de ce mariage. Certes au début, papa, elle l’a trouvé beau gosse et agréable, mais très vite elle s’est lassée de sa compagnie. Lui non ! Il a tant insisté qu’elle a cédé, poussée en cela par ses parents, pépère Joseph et mémère Lucette, par la famille heureuse de la caser. Papa lui parlait de quitter le village de Brival pour aller à la ville, au Havre où il proposait de vivre. La ville ! La vie ! Sortir de ce village sans horizon et sans avenir, maman a cédé. Avant de s’y installer, ils sont restés une année à Brival, le temps de ma naissance. J’ai bien failli ne pas être du déménagement. La masure où nous habitions, près de la ferme des grands-parents, a pris feu un après-midi. Maman était allée faire du bois avec papa en me laissant seul dans mon berceau. Heureusement pour moi, la sœur de maman, la tante Chantal, avait loupé son car ce jour-là. C’est en revenant à la ferme qu’elle a vu de la fumée. Elle s’est précipitée et m’a entendu pleurer ; elle m’a sorti de ce qui, un instant plus tard, devint un immense brasier.

La ville, ses cinémas, ses bars, ses magasins, ça n’a aucun intérêt quand on n’a pas le sou. En 1950, la rue de Bitche au Havre n’est encore qu’un amas de ruines, de maisons plus glauques les unes que les autres, un ramassis de misère. La déception est au rendez-vous. Les plans sur la comète se volatilisent au fil des jours, des semaines, des mois. Grâce à l’aide financière du grand-père Joseph, les parents tentent de prendre une épicerie-café, mais le meilleur client en est papa ! Six mois après, fin de l’expérience. Ils changent de logis et vont rue de Soisson, quartier moins triste, moins miséreux. De nouveau avec l’aide de pépère Joseph, ils emménagent au deuxième étage d’un logement neuf. « Entre deux étages, il fait moins froid l’hiver, on économise du chauffage », a proclamé Maman. Papa a trouvé du travail, à la lingerie sur le paquebot Liberté. Ses absences se comptent en semaines et parfois en mois. Elles sont les bienvenues, maman ne le supporte plus.

Et les années passent.

Cinq ans après Martine, notre frère Paul vint au monde. Il aura mis du temps !

Entre nos parents ce n’est plus le grand amour, et l’amour, ils ne le font certainement pas souvent quand il descend à quai. Maman ne veut plus de lui, ni de ses caresses, ni de sa présence. Alors, papa passe son temps à terre entre le café avec les copains et la Bretagne chez son oncle Lucien et sa tante Madeleine. Il ne va pas souvent chez ses parents. Là non plus, ce n’est pas la grande entente. Depuis son adolescence, papa n’est que la honte de grand-père Léon, son père. Il n’a que quatorze ans quand celui-ci chasse ce fils unique de la maison. Il a été renvoyé du collège pour indiscipline, son père ne peut l’accepter. C’est le début de la guerre, papa se retrouve dans un camp de jeunesse fondé par Pétain du côté de Clermont-Ferrand. Il y crève de faim, de froid, de misère. Il s’enfuit une nuit non sans avoir dérobé deux pots de confiture et un pain à la réserve du mess des officiers. Il en part juste à temps. La semaine suivante, les Allemands ignorent la ligne de démarcation et envahissent la France entière. Ses copains d’infortune sont envoyés en Allemagne par les occupants. Lui traverse la moitié de la France et se retrouve à Pleumeur-Bodou, chez Lucien et Madeleine. Il y reste jusqu’à la fin de la guerre à faire le résistant. Il s’engage en juillet 44 et va jusqu’aux portes de Berlin avec l’armée de libération. Il retrouve la vie civile et le territoire français en décembre 1945. Il ne dit mot de ses années de guerre, ni à ses parents, ni, depuis son mariage, à maman. Tous ignorent qu’il fut résistant tout autant que militaire. Qui cela peut-il intéresser ? Sa réputation est faite depuis ses quatorze ans, c’est un fainéant, égoïste, pas soigneux, et, depuis peu, un alcoolique. Même quand il a trop bu, il ne raconte rien de cette adolescence, de cette jeunesse. 

⸺ Mais à toi, il en avait parlé ? L’avait interrompu Camille.

⸺ Oui, lui avait-il répondu : un après-midi de repas familial, peu de temps après ta naissance. Papa avait fait honneur aux plats et aux vins, surtout aux vins. Je lui avais proposé d’aller te promener en poussette le long du port, histoire de calmer la tempête naissante entre lui et maman. C’est à ce moment-là qu’il s’est laissé aller.

⸺ Il buvait déjà beaucoup ? avait demandé Camille qui se souvient s’être serrée plus proche encore de son frère.

⸺ Oui. Beaucoup est un euphémisme, avait répondu celui-ci. Quand papa revient à la maison, il est saoul, lorsqu’il en part, il est dans les vapeurs de la veille. Sur le bateau, il fait la fête autant qu’il le peut avec ses copains de chaudière et de bière. Aux escales de New York, du Cap ou d’ailleurs, il traîne dans les bouges les plus infâmes, à y boire jusqu’à ne plus pouvoir.

⸺ Avec une femme à chaque escale ? avait glissé Camille.

⸺ Non, je ne crois pas. En tout cas je n’en ai jamais entendu parler. De ses cuites à devoir être reconduit sur le bateau par la police ou ses copains, oui. De virées dans des bordels, non. Jamais il ne touche une femme. Trop saoul ? Trop timide ? Trop fidèle ? Nul ne le sait ! Le sait-il ?

Quinze ans après ma naissance et huit ans après celle de Paul, c’est au tour de Patrice d’apparaître dans la famille. Un nouveau fils dont papa apprendra la naissance aux tropiques, nouvelle aubaine pour célébrer dignement la nouvelle !

Deux années, ponctuées de courtes escales, passent, sans attente pour maman, de verre en verre pour papa qui du Liberté, a embarqué sur le paquebot Antilles. Deux années et cette fois, « C’est une fille ! ». 

Juste ces trois mots, rien de plus que ces trois petits mots écrits sur ce télégramme qu’il me brandit fièrement, en cet été 1968.

Une fille.

Sa fille ?

Sa fille !

Toi ! « Ma p’tite sœur » !

De retour en France, papa ira signer le registre des naissances à l’état civil. Tu es SA fille !

Quatre mois auparavant, maman pleurait devant son poste de radio, on avait assassiné Martin Luther King à Memphis ; un homme mourait, « I have a dream » lui survivait. Quelques jours avant ta naissance, grand-père Joseph se lamentait : les soviétiques avaient décrété la mort du Printemps de Prague et avaient envahi la Tchécoslovaquie, les massacres au Vietnam se poursuivaient. Mais quand tu ouvres les yeux sur ce monde, la France a retrouvé son calme et de Gaulle une large majorité à l’Assemblée nationale. Et le jour même, papa se réjouit en entendant à la radio de bord du bateau « La première bombe H française a explosé au-dessus de l’atoll de Fangataufa ».

À la télévision, Lucien et Madeleine découvrent les premières publicités ; sur France-Inter, j’entends la voix de Jacques Chancel qui anime Radioscopie. Ma fiancée Louise chante « La cavalerie » avec Julien Clerc, maman « Le temps des fleurs » avec Dalida, et moi « Rain and Tears » avec les Aphrodite’s Child.

Un mois plus tard, Antilles accostait au Havre ; papa et moi en descendions pour nous précipiter à la maison et faire connaissance de sa fille pour papa, de toi, « Ma p’tite sœur » pour moi.

⸺ Eh accélérez, on a faim nous ! retentit la voix en pleine mue d’Antoine qui oscille des graves aux aigus depuis le panneau du col.

Camille quitte son frère et ses souvenirs.

Julie est toute proche d’applaudir aux cris d’affamé d’Antoine.

Lucie ne dit rien même si elle n’en pense pas moins, tout occupée qu’elle est à fixer pour la postérité les derniers mètres de dénivelé de sa mère.

⸺ Un petit pas pour toi, un grand pas pour nos estomacs ! glousse-t-elle.

Col des Estronques

Altitude 2651 mètres

12 heures 30.

Quatre heures trente auront été nécessaires pour gravir les plus de mille mètres de dénivelé.

« Pas mal » pense Camille qui craignait beaucoup plus. Elle sourit devant ce trio de mômes prêts à engloutir le contenu entier de leur sac à dos ; elle a l’impression de revivre la ruée sur le goûter des uns et des autres après la journée d’école, de collège, de lycée ou tout bonnement à l’appel d’une odeur de crêpes.

Le vent souffle au passage du col. L’herbe est rase et jaunie par le soleil.

⸺ On descend juste un peu pour se mettre à l’abri du vent, propose Camille.

Un petit amas de terre et de cailloux, entremêlés d’herbe les accueille. Face à eux, la Tête de Jacquette laisse apparaître à son sommet quelques traces de neige étalées jusqu’au bas de son pierrier.

⸺ Regardez, il y a un chamois, là sur le névé ! s’exclame Antoine qui, depuis son arrivée en haut du col, scrute l’horizon avec la paire de jumelles empruntée à son père. Elle passe de l’un à l’autre, le sourire s’installe sur quatre paires de joues.

⸺ On mange ? trépigne Antoine.

Chacun sort de son sac le sandwich préparé avant le départ. Carottes, tomates et cornichons comblent les petits creux restants quand, délicatement, Julie extirpe un petit carton bien enveloppé, bien protégé.

⸺ J’ai trouvé ça dans la voiture, dit-elle énigmatique. Sur le papier qui referme le paquet ces quelques mots « Aux bons soins de Julie ». L’écriture est celle de François. Quatre tartes aux myrtilles attendent sagement et nullement écrasées, car bien parrainées par leur porteuse.

⸺ Il reste bien un peu d’eau chaude pour le café qui va   avec ? demande Julie. Les sacs vont être sacrément moins lourds cet après-midi, mais mieux vaut une petite sieste digestive ! lance-t-elle dans un éclat de rire.

⸺ Ça me rappelle les pique-niques au village avec les copains et les copines quand j’étais gamine, commence Camille tout en s’installant confortablement le dos calé sur une motte de terre, les yeux perdus dans le spectacle des sommets alentour.

⸺ Quand tu étais petite, c’était comment tes vacances ? Vous partiez avec papi et mamie ? demande Lucie.

⸺ Partir ? Et les poules, les lapins, le jardin ? Il n’était pas question de quitter la maison. Parfois, tonton Louis et tata Louise nous prenaient une semaine au Havre ou nous emmenaient en Bretagne quelques jours tonton Patrice et moi. Papi allait aussi chez son oncle et sa tante, Lucien et Madeleine à Pleumeur-Bodou, mais toujours seul, jamais avec mamie, pas plus avec nous.

⸺ Bah alors, vous faisiez quoi pendant les deux mois d’été ? interroge Antoine, concentré sur le bâton qu’il taille avec son opinel.

⸺ Jusqu’à mes six ans, je restais avec mamie à la maison, comme tous les enfants du village. Ce n’est que passé cet âge que les parents nous laissaient partir avec les grands, rarement heureux de devoir nous trimballer avec eux !

⸺ Ils vous emmenaient au centre de loisirs ?

⸺ Il n’y en avait pas au village et pour quoi faire ? Il y a le lac, la forêt ! Notre terrain de jeu s’étendait de l’église à l’école, de la salle des fêtes au trou de la décharge, de la plage du lac à la forêt, dans les sentiers du bois Simon ou le chemin des cerisiers. Nous étions une ribambelle de gamins allant de six à quinze ans. Les parents ne s’inquiétaient guère pour nous ; ils nous savaient à plusieurs. Certes, nous n’étions pas à l’abri d’un accident, mais toujours en présence de quelqu’un qui pouvait prévenir au cas où. Et Brival n’est pas grand, cent habitants au plus fort de l’été. Il y avait toujours un aîné qui se chauffait sur la plage, une grand-mère qui tricotait à l’ombre d’un saule pleureur, une tante qui surveillait un neveu, une nièce qui jouait sur le sable qu’avait fait déposer au printemps votre arrière-grand-père Joseph. Il y avait toujours ce même Joseph en train de faire les moissons avec son fils, mon oncle Jean.

Je me souviens comme si c’était hier, de ma première escapade dans les pattes du frangin. C’était au début des vacances scolaires de l’été 1974. J’allais prendre six ans au mois d’août.

⸺ Patrice, tu prends ta sœur avec toi ! avait décrété maman.

⸺ Ah non, elle est trop petite !

⸺ C’est pas vrai, j’ai presque six ans, j’suis pas trop petite et Nénette elle va avec vous, alors pourquoi pas moi ?

⸺ Parce que t’es pas assez grande, et puis ta copine Nénette ça regarde ses frères s’ils veulent s’embêter avec elle.

⸺ Pas de discussion, tu emmènes ta sœur ! De toute manière, je ne suis pas là cet après-midi ! imposa maman.

À droite un sourire jusqu’aux oreilles. À gauche une moue jusqu’au bout des pieds.

Sur le chemin qui conduit à la maison des Grandin où a lieu le rendez-vous, Patrice me sermonne, mais je suis heureuse d’être enfin avec les grands.

⸺ T’as pas intérêt à être dans mes pattes tout l’après-midi. T’es avec les morpionnes de ton âge et tu m’fous la paix !

Je fais oui de la tête tout en glissant ma main dans celle de mon frère qui, habitué peut-être, laisse faire cette enquiquineuse de frangine qu’il adore.

⸺ Vous jouiez à quoi ? demande Lucie.

⸺ À tout un tas de jeux, reprend sa mère, les yeux vagabondant comme un nuage. Des jeux appris des plus grands, hérités eux-mêmes d’autres encore plus grands. On jouait à « poule-renard », à « douaniers et contrebandiers », aux « gendarmes et voleurs », à « la biche et les chasseurs », à la « chasse au trésor » et parfois on mélangeait deux jeux pour en faire un à notre convenance…comme cette fois.

Ce jour-là, poursuit Camille, c’était « jeu de piste pour gendarmes et voleurs ». De drôles de flèches parfois en bois, parfois dessinées à la craie, parfois en cailloux, parsèment les rues du village, les chemins autour du lac et la forêt. Ne cherchez pas les animateurs, il n’y en a pas. Aucun adulte pour la vingtaine de mômes qui se donnent rendez-vous chaque jour dès neuf heures le matin.

Les plus grands ont treize-quatorze ans, les plus jeunes comme moi, tout juste six ans. Plus vieux, ils sont au travail ou à la ville, plus petits dans les jupes de leur mère ou de leur grand-mère.

Il y a là les familles Barelier et Pastel et bien sûr nous deux, les derniers des Bricout, tonton Patrice et moi ; tous cousins, cousines, car descendants directs du maire du village, pépère Joseph Pastel. Il y a aussi la famille Dufresne, douze enfants au compteur. Il y a enfin les Pommier et les Tricot ; eux ne sont que deux enfants par famille, heureux de pouvoir se battre avec quelqu’un d’autre que le frère ou la sœur. Les parents, non contents de devoir se souvenir des prénoms, ont affublé leur marmaille de surnoms dont l’origine reste souvent inconnue. Doudou, Gauli, Dodo, Bouboule, Kiki, Cacahouète, Nénette, Minouche, Tictic n’ont aucun lien avec Christian, Christine, Laurence, Éric, Catherine, Jean-Michel, Patrice, Dominique ou Xavier, sauf celui de leur coller à la peau leur vie durant. Ils sont chuchotés, clamés, criés, hurlés par tout ce que le village compte de concitoyens en âge de parler, et ce même passé le temps des jeux de piste, du bisou rougissant sur la joue, du premier baiser d’amoureux, de la main dans le soutien-gorge ou le caleçon, des rendez-vous secrets dans un bosquet caché du lac ou derrière l’église.

⸺ Eh bah ! s’exclame Julie, c’est du propre. Toi aussi tu as eu des petits rendez-vous coquins comme ça ?

⸺ Tout comme toi ma fille, lui répond Camille, quand j’en ai eu l’âge !

Petite rougeur sur les joues de Julie. Petit sourire moqueur au coin des lèvres de sa mère qui poursuit.

⸺ L’église ! C’est elle qui rythme les retours à la maison de cette bande d’affamés. On se quitte à l’angélus de midi ou de dix-neuf heures quand nos jeux ne nous ont pas trop éloignés du clocher ; sinon, c’est Dominique, la seule à posséder une montre sans aiguille et avec une alarme qui hurle la fin de la partie par un « On est en retard ! » quelque peu angoissé du fait de la trempe qui va avec pour certains.

C’est le dos tourné vers le mur de la maison Grandin que Bouboule constitue les équipes. Pas de préférence ou de favoritisme, il désigne les voleurs à droite et les gendarmes à gauche. Une fois chacun dans son camp et après en avoir vérifié l’équilibre en nombre et en âge, il donne le signal du départ.

⸺ Les voleurs, votre camp est au trou de la décharge, les gendarmes, devant la mairie, précise-t-il.

Et chaque groupe de rejoindre son domaine.

Je ne suis pas dans l’équipe de Patrice cette première fois. J’ai été désignée pour être dans les voleurs. Patrice est dans les gendarmes. Il a fait un « ouf » officiel, mais dans son for intérieur, je suis sûr qu’il aurait souhaité m’avoir dans son camp, pas trop loin de lui…

Tout autour du lac et dans la dizaine de rues du village, on entend retentir les « Là-bas », les « Attention ils sont là », les « T’es prisonnier » et bien entendu, les « Tu triches » empaquetés dans les cris, les rires, les cavalcades et parfois les pleurs de l’un ou l’autre se rétamant sur une pierre ou une motte de terre. À l’heure du goûter, les voleurs ont gagné. J’ai réussi à échapper aux gendarmes malgré toute la ténacité dont mon frère a fait preuve pour me capturer et m’avoir près de lui. Tout le monde se retrouve à la plage où s’en est fini de la tranquillité des aficionados de la bronzette.

Soudain retentit un « T’es pas cap » lancé par Éric, qui le ponctue d’un « t’es trop p’tit » convaincant !

⸺ Tu vas voir si j’suis pas cap, lui rétorque, sûr de lui, le frangin.

Du haut de ses huit ans, Patrice est un fonceur et un bagarreur de première. Il n’est pas bien gros ni grand, mais tout en agilité, en nervosité et en rapidité. Difficile de le rattraper à la course et de trouver ses cachettes dans le village ou autour du lac. Il ne veut pas s’en laisser compter par plus grand que lui alors quand, du haut du plongeoir, Éric lui lance ce défi, pas question de ne pas se jeter dans la traversée du lac même avec la trouille au ventre en guise de bouée.

Au début, ça va. L’eau n’est pas trop profonde, les algues peu présentes. Notre frère, Paul, a toujours dit qu’au milieu du lac il y avait une bosse qui affleurait la surface.