Le Triton du diable - Taboury Daniel - E-Book

Le Triton du diable E-Book

Daniel Taboury

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Beschreibung

L’arrivée insolite d’un inconnu sème le trouble dans le village.

L’homme vit reclus. Tel l’oiseau nocturne, il ne quitte sa maison qu’au crépuscule. D’aucuns prétendent avoir aperçu son ombre fuyant à leur approche. D’étranges manifestations ajoutent encore au mystère, et la peur ancestrale de l’étranger resurgit lorsqu’une salamandre, animal mythique aussi appelé « triton du diable », est inexplicablement gravée sur une roche. On parle de mauvais sort, car dans ce coin désertifié, l’angoisse impalpable chemine avec la rumeur. Cette histoire conduit sur les traces d’un vieil homme, dernier témoin obstiné d’une société paysanne traditionnelle sacrifiée sur l’autel de la modernité.

Au-delà d’une intrigue romanesque originale, l’auteur peint avec une sensibilité sans concession un monde rural à la fois hostile et attachant. 

EXTRAIT

— Caro mio, je t’en prie, tiens bon ! Tu as fait le plus dur…
La jeune femme, les cheveux défaits, arc-boutée, accrochée à la ceinture du bûcheron, un colosse, l’exhortait d’une voix tremblante, le souffle coupé par l’effort et l’émotion.
— On arrive, amore mio…
Sous le timon triangulaire de la roulotte, en chemise, le dos meurtri par l’arête de l’aiguille, l’homme tentait toujours de maintenir la stabilité de la caravane. Le crochet d’attelage de la camionnette ne se trouvait plus qu’à une dizaine de pas. Il avait été impossible de reculer plus près le véhicule. Il se serait embourbé dans ce chemin de terre que toute la rudesse de l’hiver avait défoncé.
À l’arrière de la roulotte, le gosse sautait d’une roue à l’autre et les bloquait avec des cales de bois. Chaque bond en avant, si dérisoires que fussent maintenant les soubresauts, les rapprochait du terme de leur épreuve.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Daniel Taboury a fait le choix à la fin des années 1970 de s’installer à la campagne. Sans doute pour vivre près des eaux et des poissons, – une passion déterminante – et prendre son temps pour concilier son métier d’enseignant avec l’écriture. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages sur la pêche et les poissons (nouvelles, essais..).
Il a signé Le Dico insolent de la Pêche (2015). Plusieurs romans ont été publiés aux éditions Lucien Souny, dont Le Triton du diable (2000) Les Noces de copeau, et À contre-courant.

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À Camille

— Caro mio, je t’en prie, tiens bon ! Tu as fait le plus dur…

La jeune femme, les cheveux défaits, arc-boutée, accrochée à la ceinture du bûcheron, un colosse, l’exhortait d’une voix tremblante, le souffle coupé par l’effort et l’émotion.

— On arrive, amoremio…

Sous le timon triangulaire de la roulotte, en chemise, le dos meurtri par l’arête de l’aiguille, l’homme tentait toujours de maintenir la stabilité de la caravane. Le crochet d’attelage de la camionnette ne se trouvait plus qu’à une dizaine de pas. Il avait été impossible de reculer plus près le véhicule. Il se serait embourbé dans ce chemin de terre que toute la rudesse de l’hiver avait défoncé.

À l’arrière de la roulotte, le gosse sautait d’une roue à l’autre et les bloquait avec des cales de bois. Chaque bond en avant, si dérisoires que fussent maintenant les soubresauts, les rapprochait du terme de leur épreuve.

La femme aspergea le visage du bûcheron. Elle lut dans l’incandescence de son regard toute la brûlure du corps que seul le courage obstiné empêchait encore de plier. Elle approcha des lèvres tordues par cette volonté farouche une gourde d’eau claire et glacée puisée au ruisseau près du campement qu’ils abandonnaient. Le bûcheron se contracta, tenta de secouer la tête : la mâchoire crispée refusait de s’ouvrir ; l’eau ruissela le long des veines proéminentes de sa gorge rougie. Sur les tempes, le sang affluait et, sous la peau tendue, des vaisseaux en crue battaient la chamade.

L’homme mit un genou à terre. La femme souleva le revers de sa jupe de laine et épongea le visage congestionné avec cette lenteur d’amour que l’extase comme la mort épousent dans la caresse.

Le tissu souillé par la boue du chemin marbra le front du bûcheron. La salissure brune s’incrusta dans ses rides, darda de ténèbres les pommettes et le menton.

L’homme avait atteint le point de rupture : trouver l’énergie pour tirer quelques mètres encore… Éviter que sous l’effet de la pente fangeuse la roulotte ne chasse, tangue, pivote. La femme s’était avancée jusqu’au bec d’ancrage. Elle tendit la main et dans le ravage de son angoisse parvint à dessiner un sourire effrayant :

— On arrive amoremio…

Le bûcheron poussa sur sa jambe repliée. L’enfant dégagea une cale. La roulotte oscilla et l’homme sentit qu’elle allait lui échapper. Il réussit à basculer de l’autre côté du timon pour briser l’élan inexorable de la machine. Il hurla :

— La cale !

Comme la proue d’un bateau sans amarres, l’aiguille en dérive l’entraîna. Le corps déferla sur les blocs de pierre bornant le chemin et s’y brisa. Les mains se cramponnèrent au timon un instant encore avant, une à une, de lâcher prise.

La jeune femme et l’enfant glissèrent dans le gouffre.

* * *

Dans les abreuvoirs des clapiers à lapins, le vieux cassait la glace. Il n’y avait pas surpopulation en cette saison. Tout naturellement, il pensa que cet hiver aux humeurs climatiques changeantes aurait tôt fait de vider la commune et les alentours.

La semaine passée, on avait ramené de sa maison de retraite Léonie Soubirou. Combien d’années avait-elle passé loin de son hameau ? Cinq peut-être. Quand on part là-bas, c’est du définitif. Ces lieux sont comme des antichambres pour des semblants de vie au ralenti… Des existences s’y éteignent. À petit feu. Les pensionnaires en sortent claquemurés, dans d’ultimes enfermements. Une vague, rapide cérémonie au cimetière et l’affaire est faite.

L’hiver, on enterre vite. Pas le moment de traîner entre les tombes glaciales. Beaucoup, déjà trop âgés, jouent à leur tour leur peau sur les dalles glissantes et ce cimetière sur sa butte prend tous les vents.

La maison de Léonie ne s’était même pas ouverte. Le fourgon avait franchi son hameau natal quasi désert pour retrouver au village le maigre cortège des accompagnants : un détachement réduit du conseil municipal, un squelette de famille, de lointains cousins, une poignée d’amis, de derniers voisins. On avait parlé là héritage et puis surtout du temps. La Léonie ne laissait derrière elle qu’une fermette et quelques ares de broussailles. Le bien était depuis longtemps dispersé.

Le vieux, ce matin de janvier, ne pouvait s’empêcher de penser à la Soubirou. C’était une jolie femme et on disait qu’elle avait déniaisé plus d’un galopin dans le pays. Elle avait aussi tenu un café entre les deux guerres. Elle y servait des repas et certains jours recevait des musiciens qui amusaient la galerie et faisaient danser la compagnie. Lorsque l’auberge ferma, elle se retira quelques temps dans la maison où elle était née. Elle lui préféra assez vite celle des retraités. Enfin, elle pouvait se faire servir.

Le vieux avait inspecté la volaille, rassemblé du bois pour la journée. Il avait fait un signe de la tête à Roger dont la voiture fumait sur la route sèche.

Il avait gelé dur. Moins dix degrés sans doute. Le vieil homme traînait dans la cour en tapant la semelle. L’épaisse canadienne et le passe-montagne protégeaient du froid mais les pieds supportaient moins le gel. Il retardait le moment de retourner dans la cuisine malgré les appels de la vieille, inquiète de le voir dehors par un temps pareil.

Le vieil homme savait que la matinée serait longue jusqu’à midi. Le ciel s’uniformisait en un gris léger. De minuscules paillettes de neige blanchissaient avec une précise lenteur les flaques prises par la glace et les bourrelets durcis des terres dénudées.

Le vieux ne souffrait pas du froid. Il éprouvait une vague mélancolie. Il vérifia les portes des granges et des appentis, calfeutrées par des bottes de paille et des sacs de pommes de terre. Machinalement.

Si la température remontait, le ciel se déchirerait pour donner sa chance à un pâle soleil, il irait à l’affût aux pigeons.

Cette idée le réconforta. Elle l’occuperait d’abord avec ce fusil qu’il n’avait pas nettoyé depuis des semaines. Elle le conduirait ensuite dans la sapinière. C’était à deux pas du chemin de la Gasne.

L’horizon se fixait toujours des limites trop proches et conservait une totale opacité. Le vieux ne ressentait jamais d’ordinaire cette sorte de pesanteur oppressante, ce « mal de vie ».

Comme on dit ici : « il n’a pas un tempérament à faire sonner le bourdon ».

Il l’a affirmé à la vieille en déposant le bois près de la cheminée. Il faut se secouer pour disperser cet ennui diffus.

— Je vais marcher un peu pour me ravigoter la moelle !

Elle a haussé les épaules. On la surnomme Trotte-menue car elle est sans arrêt en activité, furète partout et ce ne sont pas ces signes désabusés qui depuis plus de cinquante ans auront donné de l’envergure à son corps maigre.

Quoiqu’elle ait pu dire, le vieux en fera à sa tête. Elle hausse pourtant les épaules. Toujours. Inutilement. D’ailleurs, ne préfère-t-elle pas le voir filer sur la route ? Sa présence lui pèse-t-elle moins lourd que de le voir tourner en rond dans la pièce, se camper durant des heures à la fenêtre en tirant sur les rideaux ajourés ? Comme si en les écartant, il y aurait plus à voir sur ce goudron vierge et lisse.

Le vieux est sorti. Il fait le tour des maisons. Il ne reste qu’une seule ferme en activité, celle de Roger. Il a passé les cinquante ans. Le fils ne reprendra pas. Il travaille dans une grande surface à la sous-préfecture et revient ici régulièrement pendant la saison de chasse. Roger louera ses terres le moment venu. Le vieux et d’autres l’ont fait. Sans honte. Que souhaiter de mieux ?

Les grosses exploitations sur la commune appartiennent à des jeunes. Ils augmentent leur surface mais ne prennent que les meilleurs terrains. Cela finit par faire beaucoup de friches à moins qu’on continue à planter en sapins. Le vieux ne discute pas trop avec ces nouveaux agriculteurs. Il aimerait bien mais ils n’ont pas vraiment le temps.

Taïaut, le chien, l’a suivi. Il a un peu hésité à quitter la vieille et surtout la couverture près de la cuisinière. Le vieux a insisté. L’animal lui a emboîté le pas.

Des cheminées fument. Celles des retraités : deux couples de paysans de la génération du vieux et un troisième qui est retourné au pays après quarante ans passés à la Manufacture des Tabacs dans la capitale régionale.

Trois maisons sont fermées. Leurs propriétaires viennent pour les vacances ou des week-ends prolongés. Le vieil homme les connaît. Il a souvent donné un coup de main pour débarrasser des gravats, des ronces et fougères qui envahissent les cours. Il a leur confiance. Les clefs de ces résidences secondaires sont accrochées chez lui. Il pense qu’il faudra jeter un œil dans chacune des bâtisses. Avec le gel, une canalisation a vite fait d’éclater. Si le temps ne se lève pas, il procédera à cette opération de surveillance dans l’après-midi. Au plus tard demain.

Le vieux arrive enfin à l’angle de la maison que loue Olivier, un dernier corps de bâtiment, étrangement à l’écart des autres constructions. En prenant tout de suite à droite, une mauvaise sente descend jusqu’à ruisseau.

Ici, on appelle les gens par leur nom ou bien un sobriquet qu’une quelconque particularité a fait naître à une date toute approximative : un dos voûté, l’implantation d’une tignasse, une démarche singulière, un lieu-dit et mille autres détails extirpés du quotidien sans qu’on sache par qui ou comment vous coiffent à jamais d’un surnom.

Olivier… Le vieux ignore toujours s’il s’agit d’un nom ou d’un prénom. L’homme, plus de la trentaine, est arrivé ici voilà bien trois mois. Il conduisait une camionnette de location et avait demandé sa route. Le vieux s’en souvient : il venait de fermer la volaille — la nuit tombait vite — quand le véhicule s’était arrêté à sa hauteur. Le gars avait baissé la vitre côté passager et s’était penché pour parler au vieil homme : la voix de quelqu’un qui n’est pas de la région et surtout économe de ses mots, avait décontenancé le vieux.

— Je viens habiter ici. Je suis Olivier.

Le vieil homme s’était contenté d’indiquer le chemin. Le chauffeur avait remercié d’un mouvement de tête et le petit camion était reparti au ralenti. La fin du voyage se situait à quelques pas.

Ainsi Roger s’était-il donc décidé à louer ou vendre la maison où avait vécu son dernier domestique. Le commis agricole y était resté jusqu’aux derniers moments. Lorsqu’on l’avait amené à l’hôpital, il n’était déjà plus conscient. Roger avait dit que c’était mieux comme cela : l’ouvrier partait sans savoir qu’il quittait le hameau définitivement. Sinon, il aurait été impossible de l’arracher à sa terre. Il avait résisté tant et plus et cette lutte vaine, dérisoire avait imposé le silence autour de lui. Un respect complice aussi des proches, du médecin. On ne pouvait rien pour lui, alors ! Le vieux n’avait d’ailleurs pas compris pourquoi on avait hospitalisé ce corps vaincu. L’ambulance n’avait fait que l’aller-retour et avait promené un cadavre. Deux hivers étaient passés.

Ainsi la maison du domestique était-elle louée. Le vieil homme en eut le cœur net. Roger, pour couper court à de premiers murmures, s’était expliqué :

— Tant que l’affaire n’était pas conclue, cela n’aurait servi à rien d’en causer. Tu sais bien qu’on parle souvent trop vite et alors les choses nous échappent. C’est comme un mauvais sort.

Roger s’était décidé comme pour effacer une absence. Il avait pris son temps mais il ne voulait pas que cette maison restât fermée. C’était à lui seul de se déterminer. Un jour, les héritiers partageraient le bien. De son vivant, Roger entendait demeurer le maître. Trop de ces vieilles pierres se laissaient ronger par le lierre et la mousse, disparaissaient derrière des murailles d’orties et de ronces. Alors Roger avait loué. Il s’était contenté de défricher les abords et on avait balayé la maison. Le domestique avait vécu là plus de cinquante ans sans autre confort que la cheminée, l’eau sur l’évier et une cuisinière à bois. Olivier avait dit que cela lui suffisait. Si besoin, on aménagerait plus tard. Et comme le nouveau locataire travaillait la nuit au chef-lieu — Roger n’avait rien appris sur ses occupations — une sorte de meublé même sommaire lui convenait. Pourquoi l’avoir choisi dans ce coin reculé de campagne à vingt kilomètres de son travail ? Roger l’ignorait. Qu’importait au fond d’en avoir plus ; Olivier avait payé trois mois de loyer d’avance.

Ce nouveau venu fit naître une naturelle curiosité dans le hameau. Son propriétaire se montra incapable d’y répondre. Le questionnait-on qu’il répondait invariablement « c’est un type sans histoire ; il paie ce qu’il doit, verrouille sa porte le soir venu et part à son boulot… La seule chose que je puisse dire c’est qu’il ne s’agit pas d’un bavard. Mais, au fond, on parle tous à tort et à travers… ». Le vieux en savait plus. Du moins éprouvait-il un indéfinissable malaise qu’il gardait pour lui-même. Dans ses affûts de chasseur, une première fois, il avait aperçu au loin la silhouette d’Olivier. Vers la fin novembre, le temps était clair et des vols massifs de grues avaient piaillé tout le soir. Le vieil homme observait les vagues successives des migratrices et leur périple tardif lui parlait enfin d’hiver. Olivier était sorti d’un taillis et, en lisière de prairie, longeait la forêt de hêtres et de chênes. Il ne vit pas le chasseur accroupi sous son arbre, l’œil rivé sur la cime où peut-être tomberaient les palombes. Un pigeon se brancha. Le vieux l’épaula sans tirer. Olivier arrivait à sa hauteur. Il avait sous le bras un carton aux couleurs d’un registre de l’état civil. À une dizaine de mètres, à peine, le vieil homme ne pouvait se tromper. L’oiseau, au-dessus de sa tête, disparut bruyamment. Le claquement brutal des ailes fit se retourner le locataire de Roger. Le vieux se tassa contre le tronc. Olivier s’était arrêté. Le vieux eut alors la certitude que le promeneur avait décelé une présence et il constata qu’il s’éloignait en accélérant le pas. Il garda l’affût jusqu’au crépuscule.

Les deux hommes se rencontrèrent une seconde fois. Le vieil homme, le jour de l’an, suivait les maisons et portait ses vœux. Cette tournée traditionnelle pour réduite qu’elle soit aujourd’hui, avait toujours été de son initiative depuis son mariage. Il avait le sentiment qu’en l’entamant le premier il conjurerait le maléfice de l’âge. Le jour où on lui rendrait visite alors la vieillesse, la maladie l’auraient fait basculer dans le monde chiche des sursitaires, des prochains partants.

Le vieux fit un crochet dans le hameau et s’approcha de la maison d’Olivier. La cheminée fumait. Il cogna à la porte. Une fenêtre s’ouvrit à l’étage. Olivier se pencha par la croisée. Il portait une sorte de blouse blanche et une écharpe noire lui cerclait le cou. Le vieil homme s’était reculé dans la cour :

— C’est pour quoi ? interrogea le buste fermement appuyé sur les deux battants ouverts.

— La bonne année, mon gars, et la bonne santé surtout.

Les lèvres d’Olivier se plissèrent finement :

— Merci… mais une année c’est long, trop long sûrement pour moi.

La fenêtre se referma. Le vieil homme s’éloigna, songeur, inquiet d’une manière peu commune.

Ici, on ouvre toujours les portes. Tout juste, devant un inconnu, colle-t-on son pied au chambranle pour se prévenir d’une intrusion. La maison fermée est celle du silence, des peurs, des soupçons.

Depuis le début de l’année, cette sorte de fin de non-recevoir s’était transformée en un bruit lancinant. Celui d’une voiture qui, chaque soir de semaine montait des limites du hameau, accélérait sur la route communale et donnait un bref coup de klaxon devant la maison du vieux. Trotte-menue s’en étonna d’abord. Le vieil homme chercha à la rassurer : Olivier les saluait ainsi, à sa manière. Il singeait le boulanger ou d’autres commerçants ambulants dont les sonores avertissements ponctuaient le quotidien. Eux s’arrêtaient alors que la voiture d’Olivier filait dans la nuit. Curieusement, les deux vieux s’habituèrent à ce régulier, singulier message au point de l’attendre, d’en vérifier la ponctualité d’un regard sur l’horloge. Le chien dressait l’oreille. Il ne parvenait pas encore à intégrer le signal dans le monde ordinaire de sa discipline.

Le vieux a repris sa promenade. Il est trop longtemps resté à l’angle de la maison d’Olivier dont les murs se taisent. Il décide de pousser jusqu’à ruisseau. Il se méfie des profondes ornières creusées par les tracteurs. Il faudrait empierrer ce chemin et ne pas se contenter d’y déverser les résidus inutilisables de démolition. D’autant que les engins agricoles sont lourds aujourd’hui.

Le ruisseau des Bruges prend sa source au-dessus d’un très ancien étang où le vieux avait autrefois braconné. On trouve encore des truites. À l’automne, elles remontent de la rivière et trouvent gîte et couvert jusqu’aux eaux basses et réchauffées.

Le ruisseau coule chichement. Le gel pompe autant qu’une sécheresse ! Sous le pont, pendent des glaçons. Leurs pointes portent des protubérances : les frémissements de dégel que la glace a aussitôt ou presque saisis. Taïaut est entré dans un taillis. Un jappement rauque et le merde s’échappe d’un vol rectiligne.

Le vieux n’a rencontré personne. On a dû le voir passer mais les portes sont restées closes. On se calfeutre.

— Dehors par ce temps, ce n’est pas prudent !

Il imagine les commentaires et s’en moque. Il n’est pas né celui qui le tiendra ficelé dans sa maison !

La luminosité s’intensifie, l’air paraît moins vif. Ces brimborions de neige, ridicules, ont d’ailleurs cessé. Cela se lève. Un pan de ciel bleu émerge et libère les collines sur le Puy des Cars, face à lui. Le faîte des arbres s’arrache à la grisaille et surgit dans sa gangue étincelante de givre. Le vieil homme s’est arrêté et roule une cigarette, les yeux rivés sur ce spectacle grandiose qui se rapproche de lui. Des lambeaux de brume, dérisoires, se désintègrent et le paysage se recompose par touches successives. De la magie.

Le vieux pense à Thomas.

Son petit-fils, le fils unique de leur seul enfant. Le gamin habite la ville. Il vient ici pour les vacances. Les parents ont leur travail alors Thomas est mieux à la campagne qu’à traîner dans le quartier.

Si ce jour de janvier le gosse était là, le vieux l’emmènerait au pigeon. Fin février, peut-être. Le vieil homme remonte le chemin d’un pas assuré. Il ne jette pas un regard à la maison d’Olivier, plus loin. Il s’assoit sur un rocher au dôme arrondi en bordure d’un pré pentu. Combien ont ici déposé leurs fesses pour bavarder ou, plus souvent, surveiller un petit troupeau. Avant les barbelés, les clôtures grillagées et le fil électrifié…

Le vieux commence à avoir faim. C’est bon signe.

Roger est de retour. Il s’arrête près de lui et le conducteur en descend en laissant tourner le moteur.

— Tu prends le frais !

La plaisanterie amuse le vieil homme. Sa mauvaise humeur du matin ne le tenaille plus ; elle s’est dissipée avec la grisaille.

— Tu as été en courses ?

— À la pharmacie. La femme tient un bon rhume. Il ne la lâche pas depuis les obsèques de la Léonie.

Roger a épousé une solide paysanne, une bretonne, qu’il a fréquentée pendant son service militaire à Brest. À l’époque, il voulait être marin, pas paysan. Sa mère est morte, alors il est revenu sur la ferme pour aider le père. Voilà trente-cinq ans.

— Le pharmacien n’a pas été surpris. C’est une épidémie. Ça tousse un peu partout dans le coin. Le toubib qui l’a vue hier soir l’a mise aux antibiotiques…

— Je passerai la voir, assure le vieux.

— Il n’y a pas urgence et va pas choper son virus… Le médecin dit qu’il peut y avoir des complications avec les plus âgés…

Roger regrette immédiatement sa remarque :

— Enfin je dis ça pour les moins costauds et ce n’est pas ton cas… Au fait, tu es au courant pour Edmond des Bordessoules ? Ils l’ont ramené de l’hôpital. Plus rien à faire. C’est la mauvaise série…

L’Edmond, le vieux le connaît. Avant 1939, ils jouaient ensemble dans les bals. C’était un bon accordéoniste et il n’avait pas son pareil pour mettre de l’ambiance. Depuis ils ne se sont pas beaucoup revus. Les Bordessoules, c’est de l’autre côté de la rivière. Parfois aux foires ou aux enterrements « Bonjour ! Bonsoir ! » Il faut dire que pendant l’occupation, les maquis, l’Edmond aurait touché sa part des parachutages en billets bleus. Sûrement pas le seul mais pour lui, la ferme avait poussé trop vite à la libération et il avait été un des premiers à rouler dans une voiture neuve : Une traction. Enfin, tout cela aujourd’hui n’a pas grande importance mais cette guerre-là, le vieux ne l’oubliera jamais :

— Je l’avais dit à la vieille : range pas le costume, le gros tricot de laine et le pardessus… j’avais le pressentiment.

— Bon, je me sauve dit Roger — et pour l’enterrement — je passerai te prendre. Enfin, on se tient au courant.

« L’enterrement » pense le vieux et l’Edmond qui n’est pas encore défunt ! S’il n’y a plus rien à faire…

La nouvelle ne parvient pas à l’assombrir. Il a dominé son passage à vide. Il ne faut pas croire à des sortes de fatalité dans les campagnes. Elles s’essoufflent tout bonnement et se vident. Le vieil homme pense toujours quand il marche. Il râle mais cela ne change rien.

À midi, le vieux a mangé de bon appétit et puis, vers trois heures, comme prévu, il a pris l’affût aux pigeons dans la sapinière.

Des jours passèrent. Trop lentement.

Le vieux le disait souvent : « moins on voit du monde par ici et plus le temps te dure… ».

L’hiver tissait infatigablement ses trop courtes journées. Échanger quelques mots devenait un privilège rare.

Seul Roger prenait le temps de discuter avec le vieux. À un moment ou un autre de ces journées d’hiver, les deux hommes parvenaient toujours à se croiser. Ce matin-là, la camionnette de Roger ne passa pas au ralenti devant la ferme. Le vieux qui soignait sa basse-cour, l’entendit monter du bas du hameau comme si elle filait rapidement pour une urgence. Le véhicule s’immobilisa dans la cour après avoir entamé un demi-tour. Roger avait ouvert la portière du passager et fait signe au vieil homme de monter à côté de lui. Perplexe, le vieux s’était approché :

— Monte, je t’expliquerai en roulant. On en a pour peu de temps.

Roger avait parlé à mi-voix en se penchant vers le vieil homme. Celui-ci jeta un regard vers la maison, hésita à prévenir Trotte-menue mais le bras du conducteur qui l’avait agrippé coupa court à ses tergiversations. La camionnette démarra avant qu’il n’eut claqué sa portière.

Ils traversèrent le pâté de maisons et s’engagèrent à la sortie du hameau sur le chemin du Puy des Cars. Remis de sa surprise et de cet empressement qui l’avait fait s’asseoir dans le véhicule, le vieux questionna Roger :

— Où m’amènes-tu ? Il est arrivé un malheur ?

— Pas exactement. Je veux te montrer une chose étrange que j’ai découverte au gros chêne en bout du chemin. Je passe par là tous les jours pour vérifier mes pièges à nuisibles et je n’avais rien remarqué jusqu’à ce matin. Je voudrais avoir ton avis là-dessus.

Roger arrêta la camionnette sur le bord du fossé :

— On va finir à pied. Avec les ornières, j’ai peur de m’embourber.

L’arbre monumental ne se trouvait plus qu’à une centaine de pas. Le vieux chercha à distinguer de loin un indice, une présence — il ne savait pas trop quoi au juste — qui puissent justifier leur déplacement.

— Avance, murmura Roger, d’ici on ne peut pas se rendre compte. Il avait chuchoté et il marchait lentement en guettant alentours comme si quelqu’un pouvait se dissimuler à leur approche, les surveiller.

Des corbeaux en vigie sur les plus hautes branches les laissèrent s’approcher avant de se décider à un envol désordonné et bruyant quand ils ne furent plus qu’à quelques mètres du chêne. Les oiseaux tournèrent au-dessus de leurs têtes puis se dispersèrent par bandes hurlantes.

Au pied de l’arbre, le vieil homme cherchait toujours à comprendre ce qui avait intrigué Roger. L’écorce boursouflée, entaillée par les sévices du temps ne lui fournissait pas de réponse. Roger l’avait volontairement livré à cette quête mystérieuse et lorsque le vieux se retourna vers lui, indécis et soupçonneux à la fois, il eut un geste d’agacement :

— Et là, tu ne vois donc rien ?

Roger avait fait pivoter le vieil homme et, d’un bras tendu, lui désignait un bloc de rochers bornant la sente qui s’enfonçait dans les taillis en lisière du Puy des Cars.

— Le triton du diable !

Le vieux avait laissé échapper les mots à l’instant précis où son regard s’était porté sur une pierre en saillie que d’autres rocs coinçaient.

— Tu appelles cela comme tu veux mais cette salamandre n’est pas venue se sculpter toute seule dans la roche… Qui l’a gravée là et pourquoi ?

Roger s’était approché du rocher et du doigt épousait les contours du dessin comme s’il voulait en signifier la réalité, authentifier sa présence incongrue, déroutante.

— Recule-toi, s’écria le vieil homme. C’est une bestiole de misère !

Roger retira sa main sans pour autant s’éloigner du rocher contre lequel il était appuyé.

— Tu crois à ces légendes à l’époque où l’on vit ! Il ne m’effraie pas ton triton mais j’aimerais savoir qui l’a creusé dans la pierre. Je passe ici matin et soir pour mes pièges et hier, je te l’affirme, il n’y avait rien.

— Tu n’auras pas prêté attention, peut-être, tempéra le vieux. Sa voix était calme et Roger eut l’impression qu’il s’abandonnait à de secrètes pensées.

— Je l’aurais vue, cette salamandre. Elle te saute aux yeux dès que tu t’approches. Je ne pouvais pas l’ignorer, insistait Roger.

— Sans doute…

Le vieux répéta à plusieurs reprises les mêmes mots sur un ton de détachement déconcertant.

— Il faut se méfier de ce triton du diable, son venin te brûle les yeux. Cette bestiole possède sur sa peau un liquide qui te ferait perdre la vue si tu y touches, ajouta-t-il.

— Des histoires ! Les anciens racontaient ce genre de sornettes… Je suis plus jeune que toi et j’en ai entendu des conneries sur les chouettes, les crapauds, les loups, tout y passait ! Que des bêtes malfaisantes : Ce n’est pas une gravure dans le rocher que je crains, c’est la main qui a laissé cette empreinte. Je pensais en t’amenant ici que tu aurais un soupçon ; j’ai idée que tu penses à quelque chose mais que tu le gardes pour toi.

— Je n’ai rien à te cacher ! On est là tous les deux à imaginer des pièges et des ruses ou des malédictions. Va savoir si la commune ne fait pas baliser les sentiers, j’ai déjà vu cela !

— Et on sculpte dans la pierre pour les randonneurs ! Tu te fous de moi.

— D’accord. On flèche les parcours plutôt dans les arbres que dans la pierre. On pose des pancartes. Avec le progrès, sait-on jamais ? Le petit-fils m’a bien offert un couteau avec mon nom gravé dans la lame… À moins qu’il ne s’agisse encore de ces règlements de compte du maquis…

— Cinquante ans plus tard ! Et la salamandre, quel rapport avec les résistants ?

— Je n’en sais rien. L’Edmond des Bordessoules ferme son parapluie, c’est une drôle de coïncidence, non ?

Roger n’était pas convaincu par les supputations du vieil homme. Il n’ignorait pas qu’il lui faudrait s’en satisfaire. Le vieux ne parlerait pas à tort et à travers, ce n’était pas dans ses habitudes. Il l’avait informé et Roger ne doutait pas qu’en revanche, le vieux allait chercher à expliquer ce mystère. Il prendrait son temps mais s’il découvrait la raison de la présence du triton du diable à l’orée du Puy des Cars alors il lui en ferait part.

Au moment où Roger engagea le vieil homme à retourner à la camionnette, un chien traversa en contrebas de la sente et fila dans les fourrés. Les deux hommes s’arrêtèrent et firent silence. Ils crurent entendre comme un bruissement de feuilles sèches derrière eux. Ils tendirent l’oreille. Plus rien.

— Quelqu’un nous observait, marmonna Roger.

— Un chasseur, tu as bien vu filer le chien, affirma le vieux.

* * *

Thomas arriva le 21 février. La vieille lui avait trouvé mauvaise mine mais il avait encore grandi. Elle le mesurait chaque année sur la porte de la grange, depuis la maternelle où il avait pénétré gros comme un bouchon, jusqu’à son entrée en classe de quatrième. Elle regardait toutes ces encoches dans le bois avec émotion.

Thomas avait retrouvé ses attaches : les vieux, le chien, le hameau, le village rejoint d’une vive pédalée pour découvrir que les congés de Mardi Gras n’avaient pas ramené la poignée de jeunes qu’il connaissait. Il n’en éprouva pas de réelle déception. Il s’étonna plutôt de constater que toute une marmaille jouait dans la cour de l’école. Il apprit qu’on inaugurait cette année la semaine scolaire des quatre jours. Les petits devaient donc rattraper les demi-journées perdues… Thomas pensa que les week-ends, c’était vraiment une invention de citadin.

Des marmots le reconnurent. Il s’accrocha aux grilles de l’école sans descendre de son VTT. Il ressentait un vague plaisir : celui des vacances et cet autre d’appartenir « aux grands ».

L’instituteur rassembla son monde ; la cour goudronnée se vida. Un ballon privé de pieds finit lentement sa course contre un platane où il s’immobilisa. Le silence tomba sur les fragiles édifices du bac à sable. L’air était étonnamment doux. Thomas eut beau chercher, ses souvenirs de maternelle ne revenaient pas, ou si peu : quelques larmes, des cris, des lettres hésitantes échappant démesurément aux lignes tracées sur un cahier.

C’est en redescendant au hameau que le souvenir de Laura se réveilla. Une minuscule brunette aux grands yeux étonnés.

Thomas sourit sur son vélo. Laura ?

Elle devait vivre à des années-lumière aujourd’hui !

Thomas se remit à pédaler plus fort et dans la dernière descente son compteur indiquait cinquante à l’heure. Il aperçut le vieux dans le potager.

Thomas s’est assis sur un muret. C’est une journée à perdre du temps, à regarder les autres. Le vieux s’est essuyé le front. Il a relevé les manches de sa chemise.

— Pendant que tu te promènes, je te prépare ton ouverture de la truite !

Le vieil homme avait retourné un carré de jardin. Il y sèmerait des salades. Elles lui donneront de la laitue en mai. Les vers, extirpés au bêchage, se sont allongés sur la paroi d’un bocal en verre. Le vieux a aussi mis de côté du marc de café « pour durcir les lombrics » et il a demandé à Thomas d’aller ramasser de la mousse verte dans le coudert. Celle qui pousse sous les petits chênes est la meilleure.

Les uns et les autres accumulent des instants et l’enfant éprouve la sensation diffuse que la vie est faite de ces petites choses enchaînées. De toutes ces insignifiances… Il ne saurait justifier cette impression intuitive. Ici son univers se construit spontanément sur les hasards des espaces qu’il parcourt.

Que le merle vienne piqueter la pomme que l’hiver achève pourtant de grignoter et il saisit la carabine, celle dont le vieux se sert pour effrayer vainement les volées de moineau. Thomas tend son embuscade, singe naturellement l’affût des ramiers derrière l’abri de fougères délavées et noires qu’il a bâti. Ah, si les grives venaient à la rencontre des fruits que ronge l’herbe sous le pommier ! L’enfant donnerait alors à la trajectoire des plombs l’espérance projetée d’un premier trophée de chasse. Mais les merles occupent le terrain. Les passereaux déjouent ses pièges grossiers. Leurs voyages et leurs errances les confrontent à de plus subtils guets-apens.