Le Vœu - Christine Barbara Philipp - E-Book

Le Vœu E-Book

Christine Barbara Philipp

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Beschreibung

Un voyage captivant dans l'univers mental, aux confins de la conscience et du réel. Barbara, l'héroïne, veut acquérir le pouvoir des chamanes de se transformer en animal. Ni son amour profond pour son précepteur amérindien, Wayne, ni les mises en garde de ce dernier, ne l'empêchent d'aller au bout de sa métamorphose en aigle. Mais, de cet état, elle ne peut sortir. Dans sa quête pour recouvrer l'humanité, elle réalise à quel désastre conduit l'exercice égocentrique de la spiritualité.

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Table des matières

Prologue

Le rocher rouge

Oak Creek West Fork

La corneille qui danse

La roue de Médecine

L‘esprit de la plante

Substances fumigatoires

Bell Rock

Eagle‘s Mountain

Béatitudes célestes

Contretemps

Montezuma

Les congénères

L‘appel de la mort

Dieu est sans pitié

Adieu

Épilogue

Prologue

Wayne était mort. Barbara écarta les longs cheveux noirs de son visage froid puis sa main vint clore ses yeux figés. Elle eut l‘impression de fermer une porte en sachant que, du côté où elle se trouvait, il n‘y avait plus de clé pour l‘ouvrir. Le vide intérieur qu‘elle éprouvait lui parut un grand abîme dans les ténèbres duquel elle pouvait tomber à tout instant. Elle ne ressentait pas son corps et pourtant chaque pensée semblait la faire souffrir. Qu‘allait-il advenir, pourrait-elle jamais expliquer la mort de Wayne ? Elle qui avait commis l‘inconcevable.

La tête de Wayne reposait lourdement sur les genoux de Barbara. En la regardant, elle sentit ses émotions affluer à la surface.

Ses yeux s‘emplirent lentement de larmes.

– Pleurer libère l‘âme, lui avait-il dit un jour.

Mais l‘âme de Barbara n‘en était pas plus libre. Elle était ligotée par la culpabilité. Barbara était coupable de la mort de son précepteur et ami.

– Tu voulais m‘enseigner tant de choses ! Mais il semble que je n‘ai rien appris pendant toutes ces années, songea-telle, dans son désespoir, avant qu‘un torrent de douleur ne coure sur sa joue.

Elle prit la tête de Wayne dans ses mains et la posa délicatement sur le sol rouge, sablonneux et ferme. Elle se leva avec peine et regarda une dernière fois son corps.

– Je regrette tellement, Wayne, dit-elle, bien qu‘elle sût que les Indiens ne mentionnent jamais le nom d‘un mort afin que son âme soit libre et puisse se séparer sans difficulté de son corps et de l‘environnement terrestre.

Mais Wayne n‘était que son nom blanc. Elle s‘efforça de ne plus penser à son nom indien.

Elle ressentit la douleur de son absence. À sa propre peine s‘ajouta la tristesse de Wayne.

Elle redescendit le sentier de montagne en état d‘hébétude, jusqu‘à la voiture de Wayne, et se rendit au poste de police le plus proche.

– Wayne est mort, dit-elle à John, le shérif, je l‘ai tué.

Le rocher rouge

Le vent brûlant soufflait dans sa chevelure. Ce dernier jour d’Avril était étrangement chaud pour la saison. L’air avait une odeur suave de printemps et rien ne laissait soupçonner que la neige s’était retirée à peine trois semaines auparavant. Barbara marchait lentement sur l’Eagle’s Nest Trail. Elle était émerveillée par cette multitude de plantes déjà en fleur, avec des cactées à profusion.

Comme chaque année à cette époque, elle allait rejoindre Wayne pour récolter, au hasard de leurs marches sur le territoire des Red Rocks, des herbes, des racines, des résines, des écorces et des feuilles auxquelles la médecine amérindienne recourait depuis toujours.

Son regard se perdit au loin dans le bleu de l’horizon, au dessus du paysage de rochers rouges.

Lorsqu’ils s’étaient rencontrés, il y a plus de quinze ans, Barbara était étudiante en botanique à Munich. Elle visitait les États-Unis pour la première fois, c’était pendant les vacances qui précédaient son dernier semestre. Elle voyageait avec un pick-up brinquebalant qu’un ami de ses parents lui avait prêté à Los Angeles, et roulait au gré des circonstances. Les paysages de l’Ouest la fascinaient. Elle avait été saisie d’étonnement en traversant le désert de Joshua Park et ses cactées, et subjuguée par le spectacle du Grand Canyon dont elle appréhendait à peine l’immensité. Elle s’était, en dernier lieu, résolument dirigée vers le sud avec l’intention de faire un petit tour au Mexique.

Elle avait vite pris la décision de quitter la route principale pour obliquer vers une petite voie secondaire qui longeait l’Oak Creek Canyon. Elle était alors persuadée qu’en matière de paysage, rien ne pouvait surpasser le Grand Canyon. Pourtant, quand les tours de roches rouges, les pointes et les cathédrales de pierres de Mogollon Rim, la frange sud du plateau du Colorado, s’étaient dressées devant ses yeux, Barbara avait su qu’elle se trompait. Elle avait compris qu’elle avait atteint ici le but de son voyage.

Elle avait planté sa tente dans la vallée, à l’ombre d’un grand arbre, et découvert le monde impressionnant de la montagne, chaque jour plus magique à ses yeux.

Elle avait fait la connaissance de Wayne lors d’une randonnée pédestre dans le Red Rock Sate Park dédiée à l’histoire naturelle. Il en était l’accompagnateur en tant que ranger honoraire. C’était un homme impressionnant, très grand et musclé pour un Indien de cette région. La première chose qu’elle avait remarqué chez lui c’était les yeux. On avait la sensation de mirer une fontaine profonde. Ils étaient d’une couleur sombre indéfinissable et filaient d’un objet à l’autre comme des fourmis affairées. Le soleil se reflétait dans ses longs cheveux brillants tenus par un bandage de cuir et la couleur de sa peau ressemblait à celle de la terre sablonneuse sur laquelle il se tenait. Dès cette première rencontre elle avait remarqué qu’il s’approchait des plantes avec un étrange respect avant de parler d’elles.

En se baissant vers un canutillo pour en photographier la délicate fleur jaune elle repensa au premier exposé de Wayne.

– Ces petits buissons, disait-il, les premiers blancs les appelaient « thé indien », les Indiens, en revanche, les appelaient « thé mormon ». Comme les mormons, puritains notoires, ne devaient boire ni café ni thé, ils préparaient volontiers du canutillo qui a un effet assez stimulant. Autrefois, on l’utilisait comme remède contre les néphrites et les gros rhumes. Aujourd’hui on y recourt surtout après une nuit passée à boire. Quelqu’un a-t-il une idée du nom de cette plante épineuse ?

Il parlait d’un buisson dont les branches se déployaient en rayonnant et dont la fleur rouge luisait au soleil.

Comme personne ne donnait la réponse, Barbara s’était manifestée :

– Je crois que c’est un ocotillo.

Elle se sentait un peu gênée. Elle avait auparavant aperçu ces tiges longues et fines depuis la route et avait consulté son manuel.

– Exact, dit le ranger sur le ton du compliment. Tu sais comment cette plante s’appelle, mais connais-tu aussi son être ?

Elle fit un pas vers la plante, regarda l’ocotillo, puis Wayne, et dit :

– Non, mais je voudrais bien faire sa connaissance.

– Tu la feras, promit le ranger avec gravité.

Il se retourna vers le groupe pour poursuivre son exposé :

– Autrefois les femmes indiennes en recueillaient les branches souples pour construire des huttes. Les fleurs et les feuilles étaient utilisées pour faire des tisanes contre le mal de gorge, l’écorce, pour une teinture indiquée comme fortifiant.

Il tordit une branche avec précaution pour en démontrer l’élasticité.

À la fin de cette visite guidée, le groupe se dispersa. Barbara restait là, quelque peu indécise, se demandant si elle avait encore le temps de faire une promenade dans le parc des rochers. Wayne se trouvait non loin de là en compagnie d’un très gros Australien qui lui demandait des conseils à propos de sa gêne respiratoire. Tout autre que Wayne lui aurait répondu « maigrissez ! ». Sa réponse fut plus originale :

– C’est peut-être tout simplement votre lot de toujours agir avec beaucoup plus de lenteur encore. Considérez la vitesse qui vous permet de ne pas perdre votre souffle. C’est celle qui vous convient. C’est aussi celle à laquelle vous parviendrez à apprécier et à gérer toutes les choses de la vie, posément et calmement. Mais je peux vous recommander une herbe contre la mauvaise humeur et les contrariétés de la vie. Vous vous souvenez de l’ocotillo, la plante que la lady allemande a reconnue ? Elle peut vous aider. Ce soir c’est la pleine lune. J’irai chercher des herbes et de l’encens. Si vous voulez, donnons-nous rendez-vous à l’entrée du parc, car je ne peux naturellement récolter qu’à l’extérieur de la zone protégée.

Déconcerté, l’Australien le regardait en hochant la tête. On pouvait lire la surprise sur son visage. Car lui aussi, bien entendu, s’attendait à un « maigrissez ! »

– Ma sœur , cria le ranger à Barbara, je m’appelle Wayne.

Il vint vers elle.

– Si ça te fait plaisir de m’accompagner ce soir au clair de lune, rejoins-moi vers neuf heures à l’entrée du parc.

Surprise par ce titre inhabituel, elle fronça les sourcils puis accepta sa poignée de main.

– Je m’appelle Barbara, dit-elle en hésitant, je verrai.

– Ne crains rien, dit-il en souriant, nous ne serons pas seuls. À côté des esprits de la nature et de ceux de mes ancêtres il y aura aussi cet homme sympathique là-bas.

Il désignait de la tête l’Australien qui montait dans sa voiture avec balourdise.

– Donc à ce soir ?

Elle hocha faiblement la tête, ne sachant absolument pas si elle devait ou non courir ce risque. De cette fin d’après-midi au début de la nuit, elle ne cessa de changer de décision.

– Et ton goût de l’aventure, qu’en fais-tu ? se dit-t-elle finalement, avant de se rendre au point de rendez-vous convenu.

Wayne était déjà là. Barbara eut l’occasion de le voir de plus près. Il avait peut-être dix ans de plus qu’elle mais elle ne put en avoir une idée plus précise. Pendant que tous deux attendaient l’Australien, Wayne se mit à chanter à la manière des Indiens. La lumière de la pleine lune sembla alors briller avec plus de clarté, les pensées et les sentiments de Barbara se mêlèrent au son de la voix de Wayne. Le temps passa. La fin de la chanson la ramena dans le présent.

– Nous avons attendu une demi-heure, dit-il finalement, je pense qu’il faut partir. As-tu un vœu particulier, ma sœur ?

Le visage de Barbara marqua un grand étonnement.

– Qu’entends-tu par « un vœu particulier » ?

– Eh bien, dit-il, voudrais-tu rencontrer l’être d’une plante particulière ?

Cela jaillit de la bouche de Barbara sans qu’elle en fût consciente :

– Oui, je voudrais bien rencontrer un chêne. J’en ai rêvé la nuit dernière.

Prise de panique, elle se tut, puis, désorientée, regarda l’Indien. Que pouvait-il bien penser d’elle ?

– Tiens, tiens, tu veux donc rencontrer mon frère le chêne. Et tu en as même rêvé. Alors je ne te cacherai pas que j’ai rêvé de toi, ma sœur.

Barbara était tout à fait consciente de l’absurdité de la situation dans laquelle elle se trouvait. Elle était désespérément seule avec un Indien sur un parc de stationnement perdu au milieu de l’Arizona et parlait de rêves et de chêne-frère le plus naturellement du monde. Pourtant, elle n’éprouvait aucune crainte. Au contraire, sous la lumière de la lune et en compagnie de Wayne, elle se sentait en sécurité.

Le clair de lune inondait la montagne d’une lumière irréelle. Les plantes projetaient une ombre en pleine nuit. Wayne les engagea sur un sentier en lacet qu’elle-même eût à peine pu distinguer, qui gravissait une petite colline et menait à un bouquet d’arbres de taille modeste.

– Ici, la plupart des chênes sont de plus petite taille que chez vous en Europe, expliqua-t-il en s’arrêtant environ deux mètres devant eux, viens près de moi et ferme les yeux.

Barbara, obéissante, ferma les yeux. Elle sentit qu’il lui saisissait la main et l’entraînait un pas en avant. Elle entr’ouvrit discrètement des yeux et vit le contour des arbres et la réverbération de la lumière lunaire sur les feuilles brillantes.

– La concentration exige que l’on s’attache à l’instant, l’entendit-elle dire à voix basse. La curiosité empêche de vivre une expérience authentique.

– Attrapée ! se dit-elle, bien qu’elle ne fût pas en mesure d’imaginer qu’il ait pu percevoir son faible mouvement des yeux.

Quelque peu troublée, elle les referma vite.

– Essayons encore une fois.

Ils reculèrent d’un pas et demeurèrent un bon moment dans cette position avant d’avancer de nouveau.

Pour Barbara ce fut comme d’accéder à un autre espace. Ou était-ce son imagination ? Elle essaya d’identifier cette sensation qui la gagnait. Se tenait-elle plus droite qu’auparavant ? Avait-elle grandi ? Était-elle plus alerte ? Oui c’ était bien cela.

Aussitôt, la scientifique en elle murmura :

– Cela n’a pas de sens, tu n’as fait qu’avancer d’un pas, ce doit être l’émotion.

Elle sentit instinctivement Wayne se tourner vers elle. Il lui prit le menton d’une main et elle ouvrit spontanément les yeux.

– Laisse-toi guider par ton intuition. Elle est meilleure conseillère que la raison.

Il chuchotait comme si des êtres invisibles les écoutaient.

Ils s’assirent par terre au même endroit. Barbara sentit les cailloux sous son postérieur et se demandait comment elle pourrait tenir plus d’une minute dans cette position quand Wayne recommença à chanter. D’abord très doucement, puis sa voix enfla dans le grave et parut transpercer la montagne alentour.

Le corps de Barbara vibrait au son de cette voix comme si l’on frappait sa colonne vertébrale à la manière d’une corde de piano. À la fin, il reprit un air très connu et Barbara ne put que l’entonner avec lui.

L’un des chênes, juste devant lequel ils étaient assis, commença à rougeoyer de l’intérieur. La lumière se développa vers l’extérieur en débordant la substance propre de l’arbre et Barbara eut l’impression qu’un être de lumière se penchait juste au-dessus­ d’eux. Elle prit peur. À l’instant même où elle cédait à ce sentiment, l’apparition se dissipa. Barbara se retourna vers Wayne et vit son visage souriant.

– De quoi as tu peur, ma sœur, demanda-t-il, il n’est pas habituel qu’un chêne se révèle si vite à un être humain. Mais je le savais, tu es un phénomène rare.

Il se leva, s’en alla et la laissa derrière avec cette singularité dont il venait de lui faire la révélation. Lorsqu’il fut presque hors de vue, elle se secoua et courut à ses trousses. L’étonnement avait en effet soudain faibli et la peur était revenue.

Sur le chemin du retour, ils s’entretinrent des projets d’avenir de Barbara. Elle lui parla de ses études et précisa qu’elle voulait faire une thèse et de la recherche en botanique, orientées vers l’usage médical des agents végétaux.

– Ce qui consiste essentiellement à œuvrer pour les bénéfices de l’industrie pharmaceutique, dit-il, d’un air songeur, en la regardant étrangement de côté, comme s’il attendait d’elle une réponse négative.

Le doute était dans l’esprit de Barbara et elle réfléchit soigneusement à sa phrase suivante :

– Je pense que chercher des remèdes contre les maladies, dans la perspective d’améliorer le sort de l’humanité, n’est pas le travail le plus immoral, n’est-ce pas ?

– Cela dépend. Je crois simplement que l’intérêt exclusif des groupes pharmaceutiques pour l’humanité consiste en la maximisation de leurs profits. Et puis, nous les Indiens, portons un regard différent sur la maladie : nous y voyons l’absence de santé dont il faut rechercher la cause profonde dans la vie de l’individu et qui ne peut pas être guérie par des médicaments.

– Mais vous utilisez bien, vous aussi, des plantes médicinales, objecta-t-elle, d’un ton presque triomphant, ou alors, la visite guidée d’aujourd’hui, c’était pour nous raconter des sornettes.

– La médecine traditionnelle chez nous les Indiens joue sur plusieurs registres, répondit-il. En premier lieu nous recherchons, comme je l’ai dit, à mettre en évidence la cause. Nous pouvons ensuite nous mettre en quête d’une solution. Pour cela nous sollicitons souvent l’aide d’autres – eh bien, comment dire – d’autres réalités. Les êtres des plantes en font partie. J’entends par là non pas la plante en elle-même mais le principe abstrait qui se trouve derrière chaque plante. Ce qui fait un chêne de chaque chêne du monde et ce qui, dans chaque spécimen de camomille du monde, produit de l’huile essentielle riche en éther que nous pouvons prendre en inhalation contre le rhume.

C’était un peu trop d’un seul coup pour Barbara. Elle le suivit, sans dire un mot et d’un pas lourd, jusqu’à la voiture où il la ramena.

– Merci, dit-elle en conclusion, d’avoir exaucé mon vœu pour le chêne.

– Jamais je ne pourrais repousser un vœu de toi, ma sœur.

Il l’avait regardée droit dans les yeux. Y avait-il de la tristesse sur son visage ? Elle ne comprit pas la portée de ce propos et fut seulement un peu étonnée de cette phrase étrange.

Wayne fouilla dans sa veste et en tira une carte de visite.

– Si un jour tu dois revenir dans ce pays, appelle-moi s’il te plaît. J’ai été très heureux de faire ta connaissance et je me réjouirais de te revoir.

Il lui serra la main et s’en alla sans se retourner. Barbara pinça le bout de papier entre ses dents, de façon à garder les deux mains libres pour ouvrir sa voiture. Dès qu’elle fut assise sur le siège du conducteur elle alluma l’éclairage intérieur et lut la carte :

Wayne Barrymoore

Dr. habl. Ethnology

American Indian Studies

University of California, Los Angeles

horaire de réception des étudiants : le lundi de 9h à 11h

Elle ne s’attendait pas à cela. Qu’un Indien soit ranger et accompagne des touristes, certes, elle pouvait le concevoir. Mais qu’un Indien fût maître de conférences à l’université, cela la dépassait.

– J’ai rencontré Winnetou, songea-t-elle en souriant soudain à l’évocation des livres de Karl May. Ma pauvre, tu es complètement rétrograde, se dit-elle en bougonnant et sans vraiment y croire, pendant qu’elle démarrait la voiture.

Pour une raison, que seul le ciel pouvait connaître, Barbara avait encore cette carte de visite dans son porte-feuille lorsqu’elle atterrit de nouveau un an plus tard à Los Angeles. Elle tomba dessus en louant une voiture à l’aéroport.

– Si ce n’est pas un signe du destin ! se dit-elle.

C’était en outre justement un lundi.

– Je suis curieuse de savoir si c’est encore le jour où il reçoit les étudiants.

Elle se fit remettre un plan par la jeune femme de l’agence de location, qui lui indiqua le chemin le plus court. C’était tôt le matin, elle prit la bonne file dans le large fleuve de voitures qui submergeait la ville chaque matin. À l’est se levait un grand soleil rond qui tentait de faire parvenir sa lumière à la métropole que le smog embrumait.

Elle arriva sur le campus universitaire peu avant neuf heures. Un portier mal réveillé l’envoya au premier étage d’une aile voisine. Barbara arriva le cœur battant devant la pièce indiquée. Elle frappa. Rien ne bougeait à l’intérieur. Que devait-elle faire ? Tout simplement s’en aller ou bien lui écrire un mot. Mais que devait-elle mettre ? « Hello je suis l’Allemande qui a fait une randonnée nocturne avec toi l’an dernier » ou plutôt, peut-être : « Monsieur le Professeur je viens d’Allemagne et j’ai fait votre connaissance il y a un an dans le Red Rock State Park. »

– N’est-ce pas ma sœur ? entendit-elle au même instant.

Elle se retourna. Wayne était là , un cartable usé sous le bras. Dans sa chemise couleur sable et son jeans difforme il n’avait plus l’air aussi solennel qu’autrefois dans son uniforme de ranger. Il y avait dans ses yeux une réelle joie de la revoir.

– Hello Monsieur le professeur, dit-t-elle prudemment en guise de salutation.

Elle ne savait pas si elle devait l’appeler par son prénom dans la vie civile. Un peu confuse, elle exhiba la carte de visite en disant que le lundi devait être son jour d’entretien avec les élèves. Il rit, passa devant elle et ouvrit la porte de son bureau.

– Entre donc. Mais je m’appelle Wayne, déjà oublié ?

Il alla s’asseoir dans un grand fauteuil de cuir derrière son bureau. D’un mouvement de la main, il désigna une chaise élimée.

– Qu’est-ce qui t’amène cette fois-ci dans notre beau pays, demanda-t-il sans détour, à part l’envie de me revoir.

Barbara se sentit doucement rougir.

– Je viens de terminer mes études, commença-t-elle mal assurée, et j’ai une demande à formuler.

Avant d’arriver au bout de cette phrase elle s’étonna de ce qu’elle était en train de dire. Avait-elle réellement quelque chose à demander. D’où lui venait cette idée ?

– Je suis responsable du département d’ethnologie, dit-il en interrompant la pensée confuse de Barbara. Comment puis-je contribuer à la carrière d’une spécialiste en botanique ?

Elle ne le savait pas davantage et le regarda avec étonnement. Tout ce qui s’était passé, de son arrivée à Los Angeles à ce moment, était relié par un fil conducteur. Elle fronça les sourcils.

– Je compte faire ma thèse sur les plantes des médecines ethniques.

Cela avait jailli de sa bouche sans qu’elle y soit pour rien.

– Il y a bien un rapport avec l’ethnologie, n’est-ce pas ?

Elle le regardait bien droit dans les yeux en hochant la tête.

– Quelque chose ne va pas ? demanda Wayne d’une voix inquiète.

– Je ne sais pas comment expliquer cela. En fait, même si je n’ai pas vraiment de notions sur ce sujet, c’est là-dessus que je voudrais faire ma thèse. L’idée s’est imposée à moi naturellement, dit-elle légèrement troublée en guettant la réaction de Wayne.

– C’est ce qu’on appelle « écouter son cœur » dit-il, sans autres commentaires. Ce sera stimulant pour moi de me mettre enfin à mes études de terrain. Je me suis proposé il y a des années d’étudier la flore du Red Rock et son environnement. Mais j’ai constamment différé le projet. Tu vois, ta demande vient à point nommé pour m’arracher à mon fauteuil. Quand commençons-nous ?

Et c’est ainsi qu’ils s’étaient lancés ensemble dans une vaste étude qui s’était poursuivie au delà de la thèse de Barbara.

Encore abîmée dans ses souvenirs, Barbara poursuivait son chemin sur le sentier de pierre du State Park. Lorsqu’elle fut rattrapée par « ici et maintenant », elle se trouvait de nouveau près d’un chêne, qui se tenait penché sous une corniche. Elle ne put s’empêcher de sourire et elle s’assit quelque temps à son ombre. Comme cette fois là, elle ressentit l’énergie intense que le champ de force de l’arbre générait autour de lui et après ces longues heures d’avion et de voiture, elle sentit son corps et son esprit retrouver leur fraîcheur en sa présence.

Elle avait obtenu de plus en plus de résultats intéressants au cours de l’année, en mettant son intellect au repos, en s’ouvrant à la nature et en se laissant guider à travers le pays par son intuition, vers les plantes qui la sollicitaient. Tout se passait comme si elles attiraient une attention qu’elle mettait volontiers à leur disposition. Elle devait en remercier Wayne qui s’était révélé un professeur patient, l’encourageant à faire de nouvelles expériences, mais sans trop exiger d’elle. Il semblait mieux connaître les limites de Barbara qu’elle-même.

Quand ils marchaient ensemble dans la nature, il ne se comportait plus en universitaire mais lui montrait l’autre face de sa personnalité, celle de chamane. De temps à autre, il lui laissait entrevoir un nouvel aspect de sa singulière fonction et emmenait parfois Barbara dans ses voyages mystiques vers d’autres existences. Ce qu’elle apprit de lui était pratique et simple mais allait loin au-delà de son entendement.

Elle repensa inévitablement à leur premier voyage en état de transe dans le « monde inférieur », comme Wayne l’appelait. Là, il n’y avait pas de tour de passe-passe, pas de baguette magique, il y avait seulement eux deux, un tambour et les consignes de Wayne, indiquant – presque dans le style d’une feuille de route – comment elle pouvait au plus vite atteindre cette autre existence et surtout comment elle saurait qu’elle y avait vraiment accédé. Barbara se souvenait même de la teneur des instructions mot à mot :

– Considère ce monde inférieur comme un monde qui possède sa propre topographie. Quand tu y pénètres, tu dois absolument ne pas oublier le chemin que tu empruntes. Car c’est celui que tu devras prendre à rebours jusqu’à l’endroit où tu es entrée. Ne t’égare pas, cela peut avoir des conséquences fatales. On ne plaisante pas avec cela. Nous ferons une excursion juste assez longue pour que tu puisses t’habituer. Les battements de tambour font le lien entre les deux existences. Quand je commencerai à émettre des battements rapides, ce sera le signal du retour. Il faudra alors te dépêcher de revenir.

Barbara fut d’abord très inquiète, mais le battement du tambour chassa toute idée de danger et elle se lança dans l’aventure. Elle rejoignit en pensée une grotte qu’elle connaissait dans la vie réelle et y entra résolument. Le chemin la mena de plus en plus profondément à l’intérieur de la terre. Elle se trouva plongée dans une obscurité absolue. Seul le son du tambour lui parvenait au loin. Le sous-sol paraissait humide et glissant et bientôt elle s’aperçut que la grotte se faisait plus étroite et elle dut avancer à quatre pattes. Elle n’avait pas dû beaucoup rétrécir car, si cela avait été le cas, Barbara aurait été bloquée. Elle voulait déjà abandonner quand elle aperçut une faible lumière. Elle se hâta de l’approcher et vit chatoyer une lueur verdâtre. Elle se cogna soudain la tête contre un mur phosphorescent qui aurait pu se trouver dans une galerie de peinture. Que faire ? Intrépide, elle se lança à travers, la tête la première, puis elle vit un paysage qui ne ressemblait à aucun de ceux qu’elle connaissait. Il semblait constamment changer de couleur. C’était crépusculaire et sombre. Tout son corps glissa alors dans ce nouveau milieu et elle se redressa sur ses deux jambes. Elle se contempla avec émerveillement, il lui semblait qu’elle était presque transparente même si elle conservait incontestablement la sensation de son corps. En se retournant, Barbara vit qu’elle faisait face à une énorme montagne dont le sommet était couvert d’un nuage argenté. Elle remarqua, juste devant elle, le grand trou duquel elle venait de s’extirper et qui, d’où elle se tenait, avait l’air d’un gouffre sombre engloutissant tout.

– Il faudra que je retourne là-dedans, nota-t-elle.

Elle tendit l’oreille. On entendait encore clairement le tambour. Ou était-ce le battement de son cœur ?

Avec un peu d’hésitation elle se tourna de nouveau vers le paysage et inspecta du regard l’environnement immédiat. Elle découvrit un petit sentier à sa gauche et décida de le suivre. De gros blocs semblables à des rochers étaient éparpillés sur le chemin. Dès qu’elle marcha dessus, cependant, ils se délitèrent en mille morceaux qui jaillirent comme des étincelles.

– Quelque chose me surveille, se dit-elle en essayant de refouler cet étrange sentiment, avant qu’il ne tourne à l’angoisse.

Du coin de l’œil, elle vit des ombres passer furtivement à côté d’elle sur le talus au-dessus du chemin. Elle ne put cependant rien distinguer de concret. Dans le virage qui suivait, deux yeux ardents lui barrèrent la route. Ils dansaient indépendamment l’un de l’autre, de haut en bas, puis en croix, puis en diagonale.

Barbara s’arrêta, prête à abandonner et à faire demi-tour, mais elle se souvint des conseils de Wayne :

– Quand tu rencontres un être, crie-lui ton nom pour qu’il puisse te reconnaître. Ensuite demande-lui le sien.

Elle se fit connaître et demanda son nom à l’être. Mais avant que la réponse ne vînt, elle entendit le tambour donner le signal du retour et fit demi-tour sur les talons. Soulagée, elle remonta dans la grotte par l’étrange ouverture et se fraya un chemin jusqu’à la sortie.

De nouveau dans ce monde, elle ouvrit les yeux.

– Que penses-tu de cette première sortie ? avait demandé Wayne.

– Très réussie, avait-elle répliqué, mais tu m’a rappelée juste quand ça devenait passionnant.

Les accents de déception dans sa voix ne méritaient pas d’être pris au sérieux.

– C’est assez d’émotion pour la première fois, je pense, avait-il dit en concluant la discussion sur le sujet.

Barbara s’approcha lentement du belvédère et s’assit sur un banc métallique au bord de la falaise. Elle appréciait cette chaleur que l’Allemagne ne connaissait pas en cette saison. Le pays merveilleux des Red Rocks, les rochers rouges, s’étalait à ses pieds. En partant de la gauche, son regard glissa des énormes tours rocheuses de Capitol Butte, du Coffee Pot et de la montagne Wilson de l’autre côté vers Airport Mesa. Loin derrière, à l’horizon, elle aperçut Mitten Ridge, qui jouxtait incontestablement Twin Buttes, les deux rochers jumeaux sur la droite, qui marquaient la limite des formations rocheuses rougeoyantes de Cathedral Rock.

– Représente-toi cet ensemble comme un immense mille-feuille, lui avait dit Wayne lorsqu’il l’accompagnait pour la première fois dans cet espace, chaque strate a sa propre caractéristique, son histoire, ses fossiles, ainsi que sa couleur et sa composition.

Elle avait oublié les détails depuis longtemps, mais elle se souvenait encore que les volcans avaient en partie recouvert le gâteau-paysage d’une couche de basalte plus dure que les couches de sable et de calcaire d’en-dessous et qu’en conséquence son érosion avait été plus lente.

Le vent et l’eau avaient fait de leur mieux pour niveler les différentes couches mais avaient largement échoué sur le basalte. Des tours, des aiguilles, des plateaux avaient pris naissance qui conféraient au paysage sa physionomie exceptionnelle.

Barbara se leva et lut les deux panneaux d’information qui tentaient, à la manière américaine de s’adresser au public, d’éclairer en peu de mots le promeneur intéressé sur l’essentiel. Dans un passage particulièrement original on pouvait lire que dans 80 millions d’années, on ne pourrait plus voir ici qu’un paysage plat. Cela laissait encore à Barbara suffisamment de temps pour profiter de cette merveille de la nature.

– Ce doit être splendide de voler au-dessus de ce paysage ! songea-telle.

– Cette fois, je parlerai de ce rêve à Wayne. Le mieux c’est encore aujourd’hui, résolut-elle.

Elle commença immédiatement à réfléchir à la formulation de ce vœu.

Elle entama lentement la descente. Le sable et les cailloux crissaient sous ses pieds. Elle s’arrêtait constamment pour sortir son appareil photo. Elle prenait grand plaisir à regarder à travers l’objectif et à trouver le bon angle de prise de vue. Il fallait trouver un équilibre entre la lumière et l’ombre. Elle avait aussi découvert que, tout comme chaque humain a deux moitiés de visage différentes, il n’y a pas de symétrie parfaite chez les fleurs. Une moitié de fleur ne ressemble à l’autre moitié qu’au premier abord.

Le bout du sentier, en bas, se trouvait au bord d’un bras de l’Oak Creek, et Barbara décida de faire encore un détour par une sente le long de ce cours d’eau, car depuis le belvédère, elle avait repéré le groupe de Wayne, qui avançait toujours lentement. L’eau gargouillait sur des pierres arrondies, le chemin sablonneux passait devant des sycomores d’Arizona, des énormes platanes qui déployaient de larges bras, tels des géants. Nulle part en dehors du Canyon, elle n’avait vu des arbres aussi étranges. Certains des troncs avaient de si extraordinaires dimensions qu’on pouvait à peine comprendre comment ils se maintenaient en équilibre.

Elle passa devant le panneau qui mettait en garde contre le lierre vénéneux. L’an dernier déjà, Wayne s’était terriblement irrité contre cet écriteau, car depuis qu’il était là, certains visiteurs du parc se sentaient pour ainsi dire obligés de rechercher cette plante et de la toucher, absorbant ainsi le poison par contact. Ils n’avaient pas besoin d’aller loin car la plante maligne avait déjà poussé jusqu’à l’écriteau. Si l’événement fâcheux se produisait, ils se précipitaient en criant, terrifiés, vers les rangers. Normalement, il suffisait de frotter énergiquement les endroits irrités avec du savon. En revanche, des personnes sensibles pouvaient, dans des circonstances apparemment mal connues, être intoxiquées par l’odeur du lierre en passant à proximité. Ainsi l’an dernier une femme de Los Angeles victime de vertiges et nausées aiguës avait-elle dû être aussitôt hospitalisée.

Wayne aimait ce lierre vénéneux.

– Il aide l’environnement dévasté à se rétablir, car il s’implante avant tout aux endroits que les humains abîment en toute inconscience, répétait-il avec insistance et de plus en plus admiratif.

Barbara avait en effet constaté qu’on le trouvait, presque comme s’il montait la garde, sur des raccourcis joignant deux chemins de randonnée, ou sur des lieux de pique-nique populaires et populeux, qui étaient tellement piétinés et, dans certains cas, pollués, qu’ils ne seraient bientôt plus praticables.

Ici aussi, dans le Rock State Park, du lierre vénéneux poussait aux endroits où le visiteur, en dépit des appels insistants à ne pas quitter le chemin, avait, en foulant le sol, frayé un petit sentier vers l’Oak Creek.

Barbara regarda l’heure. Il était un peu moins de trois heures. L’heure de revenir au centre d’accueil des visiteurs. Wayne, déjà en vue, fit un signe depuis le belvédère et vint à sa rencontre à mi-distance.

– Ma sœur, comme je me réjouis de te revoir. On dirait que tu es en pleine forme.

– Hello Wayne, répondit-elle, en s’avançant vers ses bras déployés qui se refermèrent sur elle.

Elle se blottit bien fort contre lui et savoura l’instant. Ils ne s’approchaient physiquement de si près que pour les retrouvailles et les séparations. Barbara avait toujours, dans ces embrassements, l’impression qu’ils étaient deux parties fusionnées d’un grand tout.

Au début, elle avait regimbé contre cette manie de Wayne de l’appeler « ma sœur ».

– En Allemagne, on donne le titre de « sœur » aux infirmières et aux nonnes, lui avait-elle expliqué.

Il lui avait fait cette réponse :

– Merveilleux ! cela te va très bien. Ces femmes viennent en aide aux humains. Les unes par les soins du corps, les autres par la quête du divin.

Bien qu’elle n’ait pas tout à fait saisi le rapport, le sujet fut clos entre eux.

– As tu fait bon voyage ? lui demanda-t-il en prenant son petit sac à dos pour le lui porter jusqu’au parc de stationnement.

– Cette fois j’ai pris un vol pour Phoenix. J’y ai dormi, pour éviter de conduire de nuit. La ville paraît s’étendre d’une fois à l’autre, mais je ne comprend pas du tout ce qui pousse les hommes à s’établir au milieu du désert. D’où tirent-ils donc autant d’eau ?

– Le plus gros vient de Colorado River. Si ça continue, il ne restera bientôt plus une goutte en aval, chez les Mexicains. Je trouve cela fou, autrefois les humains allaient là où il y a de l’eau, aujourd’hui on force l’eau à aller où sont les humains.

Barbara se sentait heureuse. Il n’y avait jamais de manières entre eux. Dès qu’ils se revoyaient, c’était comme s’ils s’étaient quittés seulement la veille.

– Pour combien de temps es tu ici, cette fois ?

Wayne avait rejoint son vieux pick-up blanc et passait la main au-dessus de la vitre entrouverte pour ouvrir les portières qui, après des années passées dehors, n’avaient plus de poignées.

– Je peux organiser mon temps absolument à ta convenance, répondit-elle, je suis officiellement en mission pour l’Institut Botanique et on attend mon retour au plus tôt dans trois semaines.

– C’est parfait car j’ai des choses à faire avec toi. Il faudrait, si possible, remanier toute notre documentation sur les buissons et les arbres.

– Tu sais, commença Barbara en hésitant, il y a quelque chose d’autre dont je voudrais te parler.

– Volontiers, mais pour cette fois je propose que nous allions tout de suite chez moi. J’ai fait des courses pour deux.

Cela convenait très bien à Barbara. Après ce long voyage, elle n’avait aucune envie de préparer le repas elle-même. Elle rejoignit l’autocaravane qu’elle avait louée et suivit le pick-up de Wayne jusque dans la réserve indienne. Cette réserve s’étendait à l’origine sur l’espace situé entre les Black Hills, l’Oak Creek Canyon, les San Fransisco Peaks et la Wiliam Mountain, avant qu’à la fin du XIXe siècle son territoire ne fût réduit à ce petit coin tranquille. Pendant les vacances semestrielles et quand il poursuivait ses études de terrain avec Barbara, il vivait là, dans une petite maison. Vivre en dehors de la réserve était pour lui impensable, même si avec son salaire de maître de conférence à l’Université, il pouvait se le permettre.

– Chamane n’est pas un métier que tu prends, c’est une vocation qui te prend, lui avait-il expliqué un jour.

Puis était venue l’initiation, avec l’obligation de se consacrer tout au long de la vie au peuple et à son destin, de même qu’à celui de chaque individu en particulier.

Pendant que Wayne disparaissait dans sa cuisine, Barbara, dans la véranda ensoleillée, se mit à son aise dans une balancelle Hollywood décolorée et savoura le couinement régulier provoqué par la légère oscillation du siège. Elle commença alors à éprouver la fatigue du voyage et s’étendit de tout son long sur la mousse usée. Ses yeux se fermèrent et la dernière chose qu’elle perçut fut l’odeur de l’air, chargé de poussières et relevé avec des parfums de résine.

Un léger effleurement la sortit d’un sommeil sans rêve. Il faisait déjà sombre et Barbara s’aperçut qu’elle était étendue sous une couverture. Wayne se tenait penché au-dessus d’elle et annonçait que le repas était fin prêt. D’un bond elle fut sur ses jambes, mais elle dut se rasseoir un peu parce qu’un léger vertige l’étourdissait.

– Il est tard ? demanda-elle.

– Six heures et demie pile. Tu ronflais si bien que je n’ai pas voulu te réveiller.

– Je ne ronfle pas, protesta-t-elle.

– Alors, ça devait être le bruit de la vieille balancelle, dit-il, déformant sa bouche en un large ricanement.

Il prirent le repas dans la petite véranda meublée d’une table de camping et deux chaises en rotin. Il y avait des haricots avec des pommes de terre et du poisson délicieusement aromatisé aux fines herbes.

Barbara mangea avec grand appétit et reprit sans hésiter de chaque plat que Wayne lui tendait.

– Il n’y a rien à manger en Allemagne en ce moment, demanda-t-il.

La bouche pleine, elle confirma d’un signe de tête.

Après le repas, elle s’installa confortablement dans sa chaise en rotin, s’écarta un peu de la table et allongea les jambes. Elle se sentait bien, elle se sentait chez elle. Wayne porta la vaisselle à l’intérieur de la maison. Il avait prié Barbara de rester assise et elle exauçait volontiers ce souhait.

Il revint avec deux tasses de thé.

– Tu voulais me parler, dit-il.

Elle ressentit une légère piqûre intérieure. L’excitation se manifestait au creux de son estomac.

– Oui.

Barbara hésitait à faire une réponse plus détaillée.

– C’est tout nouveau que la parole te fasse défaut.

Wayne porta la tasse à sa bouche, but une gorgée et la regarda gravement dans les yeux par dessus le rebord.

– Je ne sais pas bien par où commencer.

Elle s’assit et remua sa chaise nerveusement. Pour surmonter le silence, elle prit aussi une tasse de thé.

– C’est bon. Une de tes préparations à base d’herbes ?

– Ne change pas de sujet.

Wayne avait aussitôt repéré la tactique de repli et se cabrait. Il pencha la tête sur le côté, une attitude qu’il adoptait toujours quand il était prêt à écouter avec attention.

– Le mieux est que je commence par le début, dit Barbara pour essayer de gagner encore un peu de temps avant d’en arriver à l’essentiel.

– Je t’en serais reconnaissant.

Le visage de Wayne parut encore plus grave. Devinait-il déjà quelque chose ? Chez lui on ne pouvait jamais savoir.

– Donc, commença-t-elle enfin, cela a débuté quand j’étais petite, lors d’une ascension en montagne avec mon père. J’étais vraiment épuisée mais, en même temps, fascinée par le paysage. Nous étions assis près de la croix du sommet et avions sorti nos pains du sac à dos. Tout était incroyablement calme et paisible là-haut, et je me souviens d’avoir éprouvé pour la première fois un sentiment de profond respect envers la création.

Elle prit encore une gorgée de thé. Comme Wayne ne disait rien, Barbara continua son récit.

– Pendant que nous étions assis là-haut au dessus des nuages et mangions en silence, une ombre émergea subitement au-dessus de nous. Il s’ensuivit un cri perçant, je tressaillis, et vis planer un oiseau géant, plus grand qu’aucun de ceux que j’avais vu auparavant. Il disparut derrière les rochers. J’étais comme enflammée.

Elle regarda Wayne qui semblait l’écouter avec intérêt. Barbara revoyait les images de cet épisode comme si cela s’était passé hier.

– C’est un aigle royal me dit alors mon père.

Au même instant l’aigle surgit de nouveau, sans soulever les ailes, il glissa le long de l’ arête, et, d’un coup d’ailes, poursuivit son vol au-dessus de la vallée qui s’étendait en profondeur sous nos pieds. Je ne pus détacher mes yeux de lui tant qu’il n’eut pas disparu de mon champ de vision.

Les yeux de Barbara glissèrent du jardin, où se trouvait la maison de Wayne, jusqu’à ces hauteurs lointaines, où la lumière de la lune permettait encore de deviner vaguement les rochers rouges. Un court silence s’ensuivit.

– J’eus alors une vision soudaine, poursuivit-elle. Je me vis voler au dessus de la vallée et observer le monde d’en haut. C’était fascinant. Un sentiment qui ne m’a plus abandonnée jusqu’aujourd’hui. Je dis à mon père que je venais de me voir planer en tant qu’aigle au dessus de la vallée. À ma surprise, il ne se moqua pas de moi. Quelque peu absent, il regarda la vallée et me dit qu’il avait lu récemment un article intéressant sur la lycanthropie.

– Je connais ce terme, murmura Wayne.

– Je t’ai naturellement déjà raconté que mon père avait exercé le métier d’historien. Sa spécialité était l’époque du célèbre roi-soleil français Louis XIV. Il était tombé sur un écrit dans lequel on affirmait qu’il était tout à fait connu que des magiciens initiés aux techniques appropriées pouvaient se transformer en animal, par exemple en loup-garou. Figure-toi qu’il y avait effectivement en France à cette époque-là une loi qui punissait la transformation en loup-garou. Ce genre de cause fut jugé plusieurs fois par les tribunaux !

Barbara rit, d’un rire forcé, car elle était consciente qu’avec cette évocation, elle s’approchait de plus en plus du cœur du sujet.

Elle respira profondément et regarda Wayne dans les yeux. Elle voulait voir exactement quelle serait sa réaction quand elle lui ferait part de la suite :

– Wayne, commença Barbara, prudente, mon vœu le plus cher depuis lors c’est ça, voler.

Wayne fronça les sourcils.

– Mais tu viens juste d’atterrir, dit-il.

Elle sentit une légère irritation monter en elle. Il savait qu’elle ne parlait pas de voler en avion.

– Tu sais exactement ce que je veux dire. Et c’est à cause de toi que je te parle de cela maintenant.

Elle tenta d’apaiser son humeur.

– Je ne parviens vraiment pas à te suivre, se contenta-t-il de répondre.

– Ne te souviens-tu donc pas de notre dernier passage dans l’un des canyons secs. Nous traversions, de ce côté-là du talus, une aire où, j’en suis tout à fait certaine, je serais, sans toi, passée sans m’arrêter. Tu m’as expliqué que c’était un lieu sacré et un site où l’on pratiquait depuis toujours d’imposantes cérémonies rituelles. Tu m’as dit aussi que les chamanes de ton peuple pouvaient se transformer en n’importe quel animal. Et tu m’as dit que toi aussi, tu maîtrisais l’art de cette transformation. Depuis lors, cela ne m’est plus sorti de l’esprit.

– Eh bien, cela ressemble presque à une accusation.

La surprise faisait trembler la voix de Wayne.

– Je ne sais pas exactement où tu veux en venir.

Maintenant venait la partie la plus délicate, Barbara en avait déjà répété de nombreuses fois toutes les variantes. Elle fit de son mieux pour employer les mots justes.

– Wayne, dit-elle d’une voix charmeuse, mon vœu le plus cher est de planer une fois dans ma vie comme un aigle au-dessus des montagnes et des vallées. J’avais toujours pensé que c’était impossible. Mais tu m’as montré la voie.

– Vraiment ?

– Oui, tu maîtrises l’art ancien de la transformation. S’il te plaît, montre-moi comment me changer en aigle.

Maintenant c’était dit. Le souffle entrecoupé, Barbara surveilla la réaction de Wayne. Elle le vit respirer avec peine. Mais il ne lui répondit pas. Il fixait sa tasse de thé vide. Après un moment qui parut une éternité à Barbara, il la regarda. Ses yeux étaient brillants d’humidité, sa voix retentit, accablée :

– Oui, ma sœur, je te montrerai comment te transformer en aigle.

Le cœur de Barbara sautilla de joie.

Oak Creek West Fork

– Bonjour, dit la ranger, lorsque Wayne et Barbara passèrent le poste d‘accès à Call of the Canyon, vous êtes encore tous les deux à la chasse aux plantes sauvages ?

Ils répondirent par un bref signe de tête, sans entrer dans la plaisanterie. Barbara prit un ticket pour elle et la voiture, qui se trouvait seule sur le parc de stationnement à cette heure matinale.

Ils avaient déjà souvent marché ensemble dans le secteur d‘ Oak Creek West Fork, mais tout semblait complètement différent cette fois-ci. Une semaine était passée depuis l‘arrivée de Barbara, ils avaient travaillé sans interruption et avaient mené à terme un répertoire des buissons et arbres locaux. Barbara n‘avait encore jamais vu Wayne plongé à ce point dans ses recherches.

– Faut-il absolument terminer cette fois ? lui avait-elle demandé.

– Oui, absolument.

Cette réponse laconique de Wayne avait été un rien plus sèche qu‘à l‘accoutumée.

Après leur conversation du premier soir ils ne s‘étaient entretenus que brièvement du déroulement de leur prochaine aventure. Barbara devait jeûner sept jours et venir à bout d‘épreuves bien particulières. Le dernier jour du jeûne, elle serait initiée à l‘art de la transformation. Il était exclu de parler du « comment » avec Wayne. Il avait immédiatement coupé court à la question indiscrète de Barbara à ce sujet.

Barbara était très nerveuse car c‘était son premier jour de jeûne. Les instructions de Wayne pour la journée étaient vraiment succinctes et elle manquait un peu d‘assurance en passant devant la ranger.

– Oublie tout ce qui est autour de toi, aujourd‘hui, concentre-toi exclusivement sur le chemin et ouvre-toi à lui, avait-il dit. Ainsi se réaliseront les conditions de la clarté intérieure. En oubliant ton ego tu te rends disponible à des informations nouvelles. Admets tout ce qui vient et accepte-le simplement.

Ils passèrent sur un pont de bois qui recouvrait le cours principal de l‘Oak Creek. Une muraille rouge verticale, qui donnait l‘impression de relier le ciel à la terre, se dressa devant eux. L‘air était imbibé de parfum de lilas. Des pervenches s‘étalaient en petits tapis sous les arbres et les buissons clairsemés, et des iris tendaient leurs fleurs violettes au vent léger. Ils traversèrent une ancienne ferme dont il ne restait qu‘un grand foyer ouvert et une petite bâtisse annexe, qui avait sans doute servi d‘étable ou d‘atelier. Dans le garde-manger qu‘on avait taillé dans du grès mou, il faisait incontestablement, aujourd‘hui encore, bien plus frais que dehors. Lors de leurs dernières excursions ils s‘étaient arrêtés là pour leur premier pique-nique. Mais ce jour-là ils ne firent que passer. Quelques mètres plus loin, l‘esprit de Barbara se mit à jacasser, à formuler toutes sortes de propos décousus, en prétendant dire des choses importantes. Un chemin descendait au ruisseau. Il y avait un tel raffut dans sa tête qu‘elle ne remarqua même pas que Wayne avait obliqué et quitté le chemin principal.

– Retire tes chaussures, dit Wayne, et entre là-dedans.

– Pourquoi ?

– Ton esprit est en pleine divagation.

Il avait raison. Aussi entra-t-elle dans le ruisseau frais.

– Et alors ? Que va-t-il se passer maintenant ?

– Tes pieds vont se rafraîchir. Quand tu ressortiras, le sang affluera vers ta tête, puis reflueras. Peut-être enfin reviendras-tu sur terre.

Jusqu‘alors, il aurait assorti une telle recommandation d‘un clin d’œil. Ce jour-là, il procédait avec un grand sérieux et la surveillait des yeux.

Au bout de cinq minutes il la laissa sortir de l‘eau. Barbara s‘assit sur une pierre, élimina toute l‘eau en s‘essuyant avec les mains du mieux qu‘elle put, puis remit ses chaussettes et ses chaussures. De fait, ses pieds furent amplement irrigués par le sang et son esprit parut s‘apaiser.

Ils poursuivirent leur chemin. Il y avait dans l‘air un lourd parfum de résine et d‘aiguilles de sapins de Douglas et de pins de l‘Arizona.

– Ça sent merveilleusement bon, n‘est-ce pas ? l‘interpella Wayne.