Léonie Martin - Stéphane-Joseph Piat - E-Book

Léonie Martin E-Book

Stéphane-Joseph Piat

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Beschreibung

Alors que son procès de béatification a été ouvert en 2015, voici enfin rééditée la biographie de référence que le père Piat consacra à Léonie. Ce récit vivant et très documenté nous met en contact avec cette âme si attachante.

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NIHIL OBSTAT

Lutetiae Parisiorum

die 11 januarii 1965

fr. Paulus BONNEL, o.f.m.

IMPRIMI POTEST

Lutetiae Parisiorum

die 12 januarii 1965

fr. Joannes-Franciscus MOTTE, o.f.m.

minister provincialis

IMPRIMATUR

Bayeux, le 30 avril 1965

+ André JACQUEMIN

Évêque de Bayeux et Lisieux

Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays

© Office Central de Lisieux, 1966 (1re édition), titre original : Léonie, une sœur de Sainte Thérèse à la Visitation.Éditions Emmanuel, 2017 (présente édition).

Crédits photo :

– Couverture : © Archives du Carmel de Lisieux

– Intérieur : © Sanctuaire de Lisieux / © Archives du Carmel de Lisieux / © Office Central de Lisieux / © Monastère de la Visitation de Caen

Conception couverture : © Christophe Roger

Composition : Soft Office (38)

© Éditions Emmanuel, 2017

89, bd Auguste-Blanqui – 75013 Paris

www.editions-emmanuel.com

ISBN : 978-2-35389-611-0

Dépôt légal : 2e trimestre 2017

Stéphane-Joseph PIAT,o.f.m.

LÉONIE MARTIN

LA SAINTETÉ INATTENDUE D’UNE SŒUR DE THÉRÈSE

Avertissement de l’éditeur

L’introduction, les notes et les documents annexes sont d’un frère ermite qui a voulu rester anonyme. Qu’il soit vivement remercié pour son travail.

L’éditeur remercie les sœurs de la Visitation de Caen ainsi que l’équipe des archives du Carmel de Lisieux pour leur aide précieuse.

Préface

Nous pouvons nous réjouir de la réédition du livre du père Piat, Léonie, une sœur de sainte Thérèse à la Visitation, paru en 1966. Au moment où la cause de béatification de sœur Françoise-Thérèse (Léonie) a été officiellement ouverte, ce livre nous aide à approfondir le message spirituel de la visitandine. Elle écrivait, en 1935, dans une lettre adressée à ses sœurs au Carmel de Lisieux : « Je veux être si petite que Jésus se voie forcé de me garder dans ses bras. » Léonie est sans doute celle qui a le mieux mis en application dans sa vie la petite voie d’enfance spirituelle de sa sœur. Elle ajoutera : « Ma spiritualité est celle de ma Thérèse et par conséquent celle de notre saint fondateur (saint François de Sales). Sa doctrine et la sienne, c’est tout un. Elle est l’âme que notre grand Docteur rêvait. Je suis dans un abandon parfait… »

Le père Piat a bien mis en valeur ce lien entre la spiritualité de saint François de Sales et celle de la petite Thérèse. Il suffit de relire les dernières lettres de Zélie Martin – mère de Thérèse et de Léonie – pour comprendre cette spiritualité de la confiance et de l’abandon. Sœur Marie-Dosithée, visitandine au Mans, avait marqué non seulement sa sœur Zélie, mais aussi ses nièces, de la spiritualité de saint François de Sales. Traversant de dures épreuves physiques, psychologiques et spirituelles, Léonie a su, à sa manière, traduire dans sa vie quotidienne cet appel à la sainteté. Thérèse d’Avila écrivait au XVIe siècle : « Le Seigneur est présent, même parmi les marmites. » Léonie ajoute : « Ô mon Dieu, dans ma vie, vous avez mis peu de ce qui brille. Faites que comme Vous, j’aille aux valeurs authentiques, dédaignant les valeurs humaines pour estimer et ne vouloir que l’absolu, l’éternel, l’Amour de Dieu, à force d’espérance. » C’est bien Léonie qui s’est faite disciple de la benjamine, la petite Thérèse, malgré les dix ans qui les séparaient. Cela explique sans doute le fort rayonnement spirituel de Léonie immédiatement après sa mort. De tous les continents des lettres arrivaient à la Visitation de Caen. Les petites gens, surtout, pouvaient s’identifier à elle, et elles le peuvent encore aujourd’hui.

Cher lecteur, puissiez-vous, à travers la lecture de l’ouvrage du père Piat, découvrir ce trésor spirituel qu’est la vie de Léonie Martin, sœur Françoise-Thérèse, sœur de Thérèse.

+ Jean-Claude BOULANGERÉvêque de Bayeux et Lisieux

Abréviations

ACL : Archives du Carmel de Lisieux. Beaucoup d’informations se trouvent sur ce site :

www.archives-carmel-lisieux.fr/carmel/

CF : Correspondance familiale de Zélie et Louis Martin, Paris, Cerf, 2012.

LT : Lettres de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face. Cf. Sainte THÉRÈSE DE LISIEUX, Les plus belles lettres, Paris, Éditions Emmanuel, 2016.

Ms. A : Manuscrit autobiographique de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face à mère Agnès de Jésus. Cf. Sainte THÉRÈSE DE LISIEUX, Histoire d’une âme, Paris, Éditions Emmanuel, 2015.

Introduction

Le père Stéphane-Joseph Piat (1899-1968)Historien de la famille de Thérèse et Léonie

Maurice Piat naît deux ans après la mort de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, le 2 juin 1899, dans une famille appartenant au patronat catholique de Roubaix, ville du Nord de la France. Il y décédera le 14 mai 1968.

Avec sa famille, qui fréquente régulièrement le Carmel de Roubaix, Maurice apprend très jeune à connaître la vie et la spiritualité de Thérèse Martin.

Il étudie aux Facultés catholiques de Lille et obtient en 1918 une licence en histoire et paléographie. Durant ces années, il se dévoue sans compter au patronage de la paroisse Notre-Dame de Roubaix et aux conférences de Saint-Vincent-de-Paul.

En mai 1921, après deux années de service militaire, il entre au noviciat des Franciscains et prend comme nom de religion Stéphane, en souvenir de sa mère décédée trois ans plus tôt.

Ordonné prêtre en 1925, année de la canonisation de Thérèse, il est nommé l’année suivante vicaire au couvent des franciscains de Roubaix, qui desservent l’église Saint-François : il s’y engage dans le catholicisme social, soutient la C.F.T.C. locale (Confédération française des travailleurs chrétiens), puis devient un des premiers aumôniers de la J.O.C. (Jeunesse ouvrière chrétienne) du Nord de la France. Apôtre infatigable de la doctrine sociale de l’Église, il dispense aux militants chrétiens une solide « formation intégrale » : si rien de ce qui est humain, en particulier les questions sociales, ne peut lui demeurer étranger, le père Piat a le secret d’éveiller à une authentique vie intérieure. Il anime, pour ses jeunes et pour d’autres, des heures d’adoration nocturne ; il entraîne à participer à des récollections et à des retraites fermées.

Il se dépense au service du diocèse de Lille, des frères de son Ordre ainsi que de nombreuses communautés de religieuses. Il mène son apostolat multiforme à un rythme étourdissant, s’adressant à toutes les catégories humaines et chrétiennes, sans tourner pour autant à l’activisme. Le père Piat, en effet, est « prêtre de Jésus-Christ » avant tout, et religieux « des pieds à la tête », toujours attentif à la primauté du surnaturel.

Un « pacte fraternel » le lie depuis son ordination sacerdotale à une carmélite de Douai, sœur Anne de Jésus, « pacte, affirme-t-il, qui durera à la vie et à la mort, puisque, en Dieu, morts et vivants se retrouvent toujours ». Il écrit à cette moniale :

Quand on me demande comment il se fait que j’aie été amené à écrire sur sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et sa famille, je réponds : c’est à cause de sœur Anne qui prie pour moi (cf. Un missionnaire du travail, par l’abbé André Deroo, p. 290).

Il consacre cependant ses premiers ouvrages (1931-1940) à mettre en valeur des figures de jocistes tôt décédés. Son activité au service de la C.F.T.C. dure jusqu’en 1960, au moment où s’amorce une déconfessionnalisation qu’il refuse, aboutissant à la scission de la C.F.D.T. (Confédération française démocratique du travail). Il accompagnera ensuite la C.F.T.C. jusqu’à sa mort.

En 1927, par l’intermédiaire du Carmel de Roubaix, il commence à approfondir la pensée de Thérèse.

Il se rend ensuite deux fois à Lisieux : en 1934 pour s’inscrire dans l’Union sacerdotale de Lisieux puis en 1937. Mais c’est l’année 1939 qui marque le début d’une collaboration étroite avec le Carmel.

On peut dire qu’Assise et Lisieux sont les deux pôles de sa vie religieuse. Sa simplicité franciscaine le prédisposait sans doute à apprécier la saveur de la « petite voie » de l’enfance spirituelle. Comme fruit de sa découverte, il écrit en 1939 L’Évangile de l’enfance spirituelle. L’ouvrage n’est publié qu’en 1941, une fois relu et corrigé par les sœurs de Thérèse. Entre-temps, le père Piat est mobilisé comme aumônier militaire.

Seigneur, faites de moi un vrai pauvre, à l’image de François d’Assise, et un véritable enfant sur le modèle de Thérèse de Lisieux (L’Évangile de l’enfance spirituelle, p. 179).

À partir de 1939, des liens de plus en plus étroits l’unissent au Carmel et tout particulièrement à Céline, la plus proche sœur de Thérèse. La religieuse se fie à son bon sens, à la rectitude de son jugement et à sa sûreté doctrinale. Il devient un confident dont elle apprécie les conseils et le réconfort.

Les carmélites l’invitent à collaborer aux Annales de sainte Thérèse. Il accepte immédiatement et rédige un premier article, « Allons à l’Évangile avec Thérèse », qui paraît en janvier 1940. Jusqu’en 1968, sa signature apparaîtra à plus de cent reprises au bas des pages de ces Annales. Lisieux publie aussi la revue Études et Documents, qui devient Vie thérésienne en 1961 : il y collaborera dix-sept fois.

Prédicateur infatigable de la « petite voie », il publie en 1940 Deux âmes d’Évangile : François d’Assise, Thérèse de Lisieux, dans lequel il rapproche la spiritualité et la vie des deux grands saints.

En juillet 1942, le chanoine Viollet, directeur de la dynamiqueAssociation du mariage chrétien, écrit au Carmel pour suggérer qu’un théologien mette en valeur, à partir de l’exemple de la famille Martin, le lien entre vocation religieuse et vocation familiale. Le Carmel lui suggère le père Piat qui accepte et vient à Lisieux se documenter auprès des sœurs de Thérèse. Son ouvrage, Histoire d’une famille [Louis et Zélie Martin] : le foyer où s’épanouit sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, paraît en 1945.

En 1944, il rédige une brochure, Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, modèle et auxiliaire du sacerdoce, à l’intention de l’Union sacerdotale de Lisieux.

Il devient bientôt le biographe quasi officiel de la famille de Thérèse. Il écrit sur son père et sa mère (1953 et 1954) ainsi que sur sa cousine Marie (1953) ; il évoquera plus tard les sœurs de Thérèse, consacrant trois livres à Céline, Léonie et Marie (entre 1963 et 1967).

Le père Piat commence aussi une biographie de la famille Guérin. À sa mort, il a déjà rédigé sept chapitres. La Vie thérésienne de juillet 1972 publiera le premier, une étude très fouillée sur Lisieux à la fin du XIXe siècle.

Son Histoire d’une famille contribue à promouvoir l’idée d’un procès de béatification des époux Martin, alors qu’il n’y était pas d’abord favorable. Quand celui-ci est ouvert en 1956, le père Piat y fait une déposition et justifie les raisons de béatifier Louis Martin. Il accorde aussi beaucoup d’importance à « l’âme sacerdotale » de la mère de Thérèse, dont il préface les lettres en 1958. La spiritualité du couple Martin tient selon lui « en ces trois principes : souveraineté de Dieu, confiance en sa Providence, abandon à sa volonté ».

Le père Piat est donc un familier de la pensée de Thérèse et de sa famille. Il a passé des heures à interroger les sœurs Martin et a eu accès à la correspondance familiale ainsi qu’à de nombreux documents d’archives. Il a ainsi eu le privilège de recueillir les souvenirs de Pauline et surtout de Céline, la dernière sœur Martin à être « entrée dans la Vie ». Il faut dire que le père Piat bénéficiait d’une mémoire prodigieuse et d’une grande capacité d’assimilation. Son abondante documentation est aussi le fruit d’échanges épistolaires riches et fréquents avec le Carmel de Lisieux.

Nous avons bénéficié sans restriction des souvenirs personnels de mère Agnès de Jésus et de sœur Geneviève de la Sainte-Face, ainsi que des lettres multiples échangées entre tous les membres de ce foyer si uni (Histoire d’une famille, avant-propos de laréédition de 1965,p. 8).

Le Carmel de Lisieux a bien voulu, cédant à nos instances, abandonner à l’édification de tous certains papiers secrets, certains faits intimes que la piété filiale eût aimé envelopper d’un éternel silence. Cette collaboration confiante, outre qu’elle constitue pour notre humble travail une caution d’un prix inestimable, comptera parmi les grâces de choix dont nous remercions la Providence (Histoire d’une famille, avant-propos de l’édition de 1946, p. 14).

Le 29 juillet 1951, au lendemain du décès de Pauline, Céline écrit au père Piat : « Je me sens bien seule, et pourtant, vous êtes là, vous, mon frère bien-aimé, dépositaire de tous mes secrets intimes, quelle sécurité pour moi ! »

Nous voyons à quel point le père Piat a su éveiller la confiance des sœurs Martin – les carmélites – pour qu’elles se dépossèdent de certains souvenirs intimes. Mais rien ne permet d’affirmer qu’il a pu rencontrer Léonie à Caen entre 1939, début de son étroite collaboration avec le Carmel de Lisieux, et 1941, « entrée dans la Vie » de Léonie.

La biographie de Léonie par le père Piat paraît en 1965. Comme son ouvrage sur la famille de Thérèse, elle demeure une référence pour la sûreté de l’information. L’abbé André Deroo écrit : « Répondant au vœu du Carmel, le père Piat a heureusement sauvé Léonie de l’oubli » (Un missionnaire du travail, p. 304). Le fils de saint François d’Assise y met « en évidence l’affinité profonde qui unit à travers les siècles, saint François de Sales, le docteur de Genève, et la sainte de Lisieux ».

L’histoire de Léonie est pour lui révélatrice d’un passage « du mépris à l’oubli de soi ». Elle indique une voie médiane entre deux impasses : d’un côté l’image idéalisée de soi-même ; de l’autre l’auto-dévaluation due à un excès de comparaison.

Pour cette réédition en 2017, nous avons cherché à dater les citations du père Piat, en recourant au site très documenté des Archives du Carmel de Lisieux. Nous avons pu observer que, si parfois il « arrange le style », il demeure fidèle à l’histoire et jamais ne modifie le sens des écrits. Signalons simplement, dans l’édition de 1966, quelques rares erreurs de datation ou d’attribution de lettres. De plus, un assez grand nombre de citations relèvent sans doute d’une tradition orale reçue au Carmel. Dans ce cas, nous les avons laissées sans références pour ne pas alourdir le texte.

Tandis que le procès de béatification de Léonie s’est ouvert le 2 juillet 2015, cette biographie rédigée en 1965 par le père Piat demeure une référence qu’il nous a paru important de rééditer. Nous y avons ajouté quelques notes et documents annexes afin de mieux entrer dans le mystère de cette vie d’autant plus lumineuse qu’elle fut souvent difficile. Ainsi voulons-nous partager l’espérance que suscite Léonie chez beaucoup de personnes accablées par l’épreuve ou l’échec. Face à la souffrance et au désarroi de tant de situations humainement désespérées, nous pouvons recourir à l’intercession de Léonie, la servante de Dieu, qui, à la suite de sa petite sœur Thérèse, semble vouloir elle aussi « passer son Ciel à faire du bien sur la terre ».

Avant-propos

Tout à fait par hasard, alors que s’ébauchait le dessein d’une notice consacrée à Léonie Martin, deux témoignages la concernant me tombèrent sous les yeux.

Le premier, avec une insistance un peu lourde, l’assimile à l’héroïne du conte de Perrault, Cendrillon, dédaignée de ses sœurs, confinée en sa cuisine, et qui ne doit qu’à un parrainage féerique d’émerger en pleine clarté.

Le second, Lettre à moi-même de Françoise Mallet-Joris, lui dédie en passant quelques brèves notations qui, pour n’être pas toutes historiquement exactes, n’en trahissent pas moins une réelle sympathie. L’accent est mis sur l’aura de silence qui l’enveloppe :

Léonie, sœur de sainte Thérèse. Sœur pour l’éternité. Destin disgracié… Figure perdue, comme celles qu’on aperçoit à la vitre d’un train qui part, ou sur la route alors qu’on est soi-même prisonnier d’une voiture. Ou, sur la toile d’un musée de province, ce visage sans nom, attribué à un peintre obscur, et gardant son secret, dans la pénombre… Mystérieuse, oui, mystérieuse Léonie. Figure de fuite, figure botticellienne, poétique et triste, un peu maladive, un peu trouble… Oui, Léonie serait une assez bonne patronne pour un roman.

L’imagination s’échauffant, l’auteur voit la jeune fille victime de la pression familiale et contrainte de prendre le voile. Elle cherche pour elle quelle eût pu être l’autre issue, et, intuitivement, la dégage :

Puiser dans la certitude de l’échec une nouvelle vocation, une nouvelle humilité plus parfaite – vocation de l’imperfection, acceptation de l’imperfection.

Or c’est précisément la solution, vécue au couvent même, que nous verrons s’affirmer en ces pages et qui conférera à une vie apparemment banale un caractère exemplaire.

La bouquetière Glycera savait si proprement diversifier la disposition et le mélange des fleurs, qu’avec les mêmes fleurs elle faisait une grande variété de bouquets.

Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, qui ne semble pas avoir lu l’Introduction à la vie dévote1, développe en d’autres termes, en son autobiographie, un thème équivalent. S’interrogeant sur l’incroyable variété qui règne dans le monde des âmes, elle la compare à celle qu’on admire dans « le livre de la nature », et qui en bannit toute monotonie. Dans le parterre divin, violette et pâquerette s’épanouissent à leur rang, comme la rose et le lis. « Le propre de l’amour étant de s’abaisser2 », le Très-Haut se penche même avec une particulière complaisance sur ces petits de la création.

« Ce sont là ses fleurs des champs dont la simplicité le ravit3. » La sainte, en écrivant ces lignes, pensait-elle à sa sœur visitandine, qui tentait alors à Caen un troisième essai de vie religieuse4, cette Léonie, moins bien douée, affligée d’une santé chétive et d’une éducation un moment compromise, qui, à force d’humilité, se hausserait, elle aussi, au sommet de l’enfance spirituelle5 ?

L’histoire profane accorde peu de prix à ceux qui tiennent un rôle effacé. L’hagiographie elle-même leur préfère les personnages de premier plan. Et pourtant, pour encourager sur les pistes de la perfection ceux qui subissent le handicap d’un mauvais départ, de dispositions morbides ou d’un psychisme traumatisé, il n’est peut-être pas inutile, à côté des figures de proue, de sortir des coulisses les héros plus modestes dont la destinée sans lustre s’est soldée finalement par une belle réussite.

Léonie Martin est de ceux-là : à ce titre, si grise, si terne que son existence apparaisse au regard superficiel, elle a quelque chose à nous apprendre.

La courageuse ténacité qui lui fait, contre vents et marées, briguer l’honneur du cloître et arriver au port, peut également servir de modèle, à une époque où la crise des vocations inquiète l’Église et menace de fermeture de nécessaires foyers d’énergie surnaturelle.

Faut-il ajouter qu’avec Léonie, on voit s’enrichir, au livre de raison de la famille Martin, le chapitre salésien inauguré jadis au foyer des parents Guérin ? Du même coup – et l’apport n’est pas sans valeur pour l’étude de la carmélite – sera mise en évidence l’affinité profonde qui unit à travers les siècles le docteur de Genève6 et la sainte de Lisieux.

Stéphane-Joseph PIAT, o.f.m.

1. Un des principaux ouvrages de saint François de Sales, fondateur de l’Ordre de la Visitation avec sainte Jeanne de Chantal, N.D.E.

2. Thérèse écrit en 1895 : « Le propre de l’amour étant de s’abaisser, si toutes les âmes ressemblaient à celles des saints docteurs qui ont illuminé l’Église par la clarté de leur doctrine, il semble que le bon Dieu ne descendrait pas assez bas en venant jusqu’à leur cœur » (Ms. A, 2v°-3r°), N.D.E.

3. MS. A, 3r°.

4. Après un essai chez les clarisses d’Alençon (du 7 octobre au 1er décembre 1886), Léonie entre une première fois chez les visitandines de Caen (du 16 juillet 1887 au 6 janvier 1888), puis une seconde fois du 24 juin 1893 au 20 juillet 1895. Après la mort de Thérèse, elle entre définitivement à la Visitation le 28 janvier 1899, N.D.E.

5. Enfance spirituelle : voir annexe p. 217, N.D.E.

6. Saint François de Sales (1567-1622) fut évêque de Genève en résidence à Annecy où, avec sainte Jeanne-Françoise de Chantal, une jeune veuve, il a fondé l’Ordre de la Visitation. Il a été proclamé saint et docteur de l’Églisecatholique, N.D.E.

I

Une enfance difficile

Autour des âmes consacrées, les influences convergent, dirigées de main divine. La vocation de Léonie Martin eut pour lointain prélude celle de sa tante maternelle, Marie-Louise Guérin, dite Élise, qui, à vingt-neuf ans, était entrée à la Visitation du Mans, sous le nom de sœur Marie-Dosithée.

Cette fille de gendarme avait eu une jeunesse très éprouvée. Le veto magique : « C’est un péché », dont des parents inconsciemment teintés de jansénisme7 freinaient ses moindres manifestations d’exubérance, la sévérité aussi du climat familial – elle avait appris à lire dans l’Apocalypse8 et ne connut jamais la joie de bercer une poupée – ne pouvaient que l’incliner aux crises de scrupule, qui la tenaillèrent pendant près de six ans.

Un confesseur plus zélé qu’éclairé y ajouta le poids d’une tutelle tyrannique. Comme, affamée d’austérité, elle convoitait la bure des Clarisses, ne s’avisa-t-il pas de lui infliger, à titre expérimental, trois carêmes des plus stricts ? Elle en sortit, l’estomac ulcéré pour la vie. Inutile désormais de songer à imiter les pénitents d’Assise9.

Le suave François de Sales prend le relais. Sa biographie enchante la jeune fille, qui trouvera à pareille école, avec une ascèse mieux adaptée à ses forces, une spiritualité capable d’effacer les mauvais plis du rigorisme.

Nouveaux contretemps ! Le transfert du foyer, de Saint-Denis-sur-Sarthon à Alençon et les études des enfants dans des pensionnats religieux, ont épuisé les maigres ressources du ménage. Il faut gagner son pain.

Zélie, qui est pour son aînée une amie autant et plus qu’une sœur, opte pour l’art de la dentelle. Marie-Louise accepte de l’épauler quelque temps. Survint alors, au terme de démarches lassantes dans la capitale, un accès de tuberculose pulmonaire qui faillit l’emporter. Une neuvaine à Notre-Dame de la Salette conjure le péril, mais un délai s’impose. Deux hivers s’écoulent avant que la postulante puisse réaliser son rêve.

Admise le 7 avril 1858, on songe à la renvoyer sur-le-champ pour insuffisance de santé. Ce n’est qu’à force de prière, et en raison de l’énergie au travail qu’elle déploie en période d’attente, qu’elle obtient enfin les suffrages et peut s’immoler toute à Dieu.

Son existence conventuelle sera une montée rectiligne. « Je viens ici pour être une sainte10 », avait-elle déclaré en franchissant la clôture. Elle sera citée en exemple par Dom Guéranger, abbé de Solesmes11, qui l’approchera à maintes reprises.

Pour sa cadette Zélie qui, après avoir un moment aspiré à coiffer la cornette des Filles de la Charité, s’unira, le 13 juillet 1858, à Louis Martin, le parloir12 du Mans deviendra le havre d’intimité et de confidences où chercher réconfort et appui. Les échanges épistolaires compléteront les conversations.

« Nous nous entretenons ensemble d’un monde mystérieux, angélique », avouait la jeune épouse à son frère Isidore, non sans ajouter malicieusement : « À toi, il faut parler de la boue de la terre13. »

Des lectures communes identifieront de plus en plus les points de vue. Par cette voie, « la rhétorique d’Annecy14, ou plutôt de Paradis », qui oriente le destin de la Visitation, pénétrera à son tour le cœur de cette moderne Philothée15 et l’aidera à assumer sa splendide mission conjugale et maternelle.

Pour qui se donne la peine, disons plutôt le plaisir, de lire les deux cent dix-sept lettres16 où cette femme admirable, s’adressant à des destinataires variés, déroule au jour le jour le film des événements du foyer et relate, avec la venue de neuf enfants, les multiples deuils, avec ses joies, les maladies, les travaux, les soucis, jusqu’au calvaire final, il est aisé de glaner, presqu’à chaque page, de ces cris de foi, de ces mots d’abandon, où transparaît en filigrane l’image du maître de Genève. Qui n’aimerait cette réflexion de Mme Martin à son amie Philomène Tessier17 : « Je voudrais être une simple petite bonne femme égrenant son chapelet18 au bas de l’église, et n’être connue de personne. »

Heureusement qu’à défaut de notes de retraite ou de journal personnel, ses missives nous la révèlent en sa belle spontanéité, à la fois si humaine et si surnaturelle.

C’est ainsi qu’après la naissance de Marie et de Pauline, deux brunettes pleines de vitalité, nous est annoncée celle, le 3 juin 1863, d’une blondinette aux yeux bleus, très frêle de constitution. Elle fut baptisée dès le lendemain, à Saint-Pierre-de-Montsort, en la solennité du Très Saint Sacrement, ce qui, plus tard, ne laissera pas de la réjouir.

La marraine, Mme Tifenne19, lui donna son propre nom : celui de Léonie, précédé de celui de la Vierge, selon la tradition de la famille.

Tandis que les deux aînées n’avaient causé aucun souci, celle qui occupe le troisième rang sera, pendant plus de seize mois, entre la vie et la mort. À l’adresse de M. Guérin20, alors aide-pharmacien, qui fait autorité dans la famille en matière médicale, les bulletins de santé se succèdent, de plus en plus alarmants.

La petite Léonie ne vient pas fort, cependant elle n’est pas malade21.

Cette pauvre enfant est bien faible ; elle a une sorte de coqueluche chronique, moins forte heureusement que celle dont Pauline a été atteinte, car elle ne la surmonterait pas et le bon Dieu n’en donne que ce que l’on peut supporter22.

La petite Léonie ne pousse pas bien ; elle ne paraît pas vouloir marcher. Elle est grosse et grande comme rien, sans être infirme toutefois ; elle n’est que très faible et très petite. Elle vient d’avoir la rougeole, dont elle a été bien malade, avec des convulsions très fortes23.

En mars 1865, la situation s’aggrave : battements de cœur continuels, inflammation d’intestins, eczéma purulent sur tout le corps. Les parents crient vers le Père des cieux qui jamais n’abandonne : « Si elle doit devenir une sainte un jour, guérissez-la24. »

M. Martin, âme d’une foi intrépide, et qui ne recule pas devant les fatigues de la route, surtout pour gagner quelque sanctuaire, entreprend à pied le pèlerinage de Notre-Dame de Sées25.

La visitandine, alertée, commence une neuvaine en l’honneur de la voyante de Paray-le-Monial, récemment béatifiée26. À l’échéance, la malade, qui ne tenait plus sur ses jambes, court « comme un petit lapin » et se montre, au dire de sa mère, « d’une agilité incroyable27 ».

Léonie reste fragile néanmoins et sujette à de multiples malaises. Elle contraste avec Hélène, venue ensoleiller la maison le 13 octobre 1864, et dont le ravissant minois exhale sourires et joie de vivre. La maman, toute fière de promener Marie et Pauline « bien toilettées », reporte sa pensée sur les plus jeunes : « J’en ai encore deux autres qui ne sont pas là, une belle et une moins belle que j’aime autant que les autres, mais elle ne me fera pas tant d’honneur28. »

Pour le moment du moins, car l’enfant souffreteuse et rachitique paie la rançon des inquiétudes qu’elle a perçues autour d’elle, des soins empressés qui n’ont cessé de l’envelopper. Elle se montre exigeante, capricieuse, frondeuse. À certaines heures, impossible d’en venir à bout. « Elle nous a fait une vie terrible, hier, toute la matinée, écrit Mme Martin : elle avait mis dans sa tête de partir pour Lisieux et elle n’a cessé de crier. Il a fallu que son père se fâche et lui dise qu’elle n’irait pas ; après, on a eu la paix29. »

On l’a placée avec les aînées, comme demi-pensionnaire, 5, rue du Pont-Neuf, à cent mètres de la demeure où la famille Martin s’est installée, avec son double commerce de bijouterie et de dentelle.

L’école primaire est tenue par l’institut des Sœurs de la Providence30, qui s’est fondé, au chevet de l’église Notre-Dame, dans un vaste immeuble où se trouvent également rassemblés maison-mère, noviciat, atelier de point d’Alençon.

Le petit lutin ne se laisse pas impressionner. À peine livrée à elle-même, Léonie rumine quelque escapade. À quatre ans, pour atteindre sa collation sur le haut d’un buffet, elle met deux chaises l’une sur l’autre, escalade le tout et tombe sur des bouteilles qu’elle entraîne en sa chute. Il fallut appeler le papa, qui retira avec des pinces les morceaux de verre incrustés dans le front et dont les marques demeureront visibles. C’était le troisième accident du même ordre. La maman, qui narre le fait, n’en ajoute pas moins : « En revanche, c’est le meilleur caractère qu’on puisse voir, elle et Pauline sont charmantes31. »

Sœur Marie-Dosithée, pour sa part, après avoir reçu ses nièces au Mans, estime « Léonie très turbulente ; mais ce sont souvent les meilleures », corrige-t-elle aussitôt.

Au vrai, il y avait en cette fillette malingre, à côté d’un cœur d’or capable de gestes délicats, une instabilité foncière, une sorte d’excitation rebelle à tout règlement.

Léonie parlera plus tard, non sans quelque exagération, de son « enfance détestable ». Dans ses lettres à ses sœurs du Carmel, elle rappellera certains épisodes de ces débuts orageux.

Je me souviens, diable-à-quatre que j’étais, que mon plaisir – il s’agissait des jours de congé au Pavillon – était de faire enrager et aboyer les chiens de M. Rabinel, grand ami de papa, que je voyais sur le perron de granit. Si j’avais été à leur portée, certes, j’aurais passé un mauvais quart d’heure32.

Un autre genre de déficience grevait ce bilan : une réelle lenteur à apprendre, qui, l’espièglerie aidant, accumulait les retards scolaires. On parlera longtemps des exercices de calcul où, à la désolation de ses maîtresses, l’écolière inattentive alignait pêle-mêle les chiffres avec une tranquille désinvolture. « Cette pauvre enfant, concluait Mme Martin, me donne de l’inquiétude, car elle a un caractère indiscipliné et une intelligence peu développée33. »

Plusieurs conjonctures pénibles vont aggraver les difficultés. Le 22 février 1870, meurt inopinément la charmante petite Hélène qui eût été, pour celle qui la précédait de peu, la plus aimable et la plus exemplaire des compagnes. La proximité d’âge rapprochait Marie et Pauline, comme elle fera demain Céline et Thérèse. Quelque peu isolée, Léonie aura tendance à se replier sur elle-même et à devenir sauvage.

L’influence néfaste d’une servante34 ajoutera son poids de mystère à une situation déjà sérieusement obérée.

Il y a en effet un mystère dans ce foyer où tout conspire à élever les âmes vers Dieu. Pourquoi la troisième enfant se montre-t-elle, sinon imperméable, du moins réticente aux enseignements et aux exemples qui ont cautionné chez les autres une croissance harmonieuse et sans crises ? Les mêmes principes ont présidé à son éducation. Elle profite de la même ambiance de tendresse rayonnante, d’austérité joyeuse, de piété simple.

Elle est mêlée à tous les événements de la vie de famille. Les veillées sous la lampe, la liturgie collective, les offices et les promenades du dimanche, les jeux d’intérieur aussi et les relations avec les proches, tout ce cadre attachant d’intense poésie que les lettres de Mme Martin dépeignent au fil des heures et dont l’autobiographie thérésienne trahit la nostalgie, Léonie en a joui comme ses sœurs ; elle en a éprouvé la vertu incantatoire. Et pourtant, elle semble se raidir contre la bienfaisante emprise.

Comment expliquer cette énigme ?

* * *

Mme Martin avait une bonté expansive et un sens aigu de la justice. « Elle était très estimée, aimée même de ses ouvrières », dit d’elle Mme Fléchier. Quant aux employées de maison, elle les considérait comme étant de la parenté. Elle s’en ouvre à son frère :

Ce n’est pas toujours le gros gain qui assure l’attachement des domestiques ; il faut qu’ils sentent qu’on les aime, il faut leur témoigner de la sympathie et n’être pas trop raide à leur égard. Quand les gens ont un bon fond, on est sûr qu’ils servent avec affection et dévouement. Tu sais que je suis bien vive et, cependant, toutes les domestiques que j’ai eues m’ont aimée et je les garde tant que je veux. Celle que j’ai en ce moment en serait malade s’il fallait qu’elle s’en aille ; je suis sûre qu’on lui offrirait deux cent francs de plus qu’elle ne voudrait pas nous quitter ; il est vrai que je ne traite pas mes servantes moins bien que mes enfants. Si je te dis cela, ce n’est pas pour me donner en exemple, je t’assure que je n’y pense pas, car tout le monde me dit que je ne sais pas me faire servir35.

Bien choisir, aimer, et faire entière confiance ; telle était la politique, si l’on ose employer un tel mot, de cette femme surmenée, qui joignait à toutes ses charges familiales les tracas d’un commerce compliqué et astreignant. Elle cherchait surtout des personnes capables de s’occuper des enfants quand elle était elle-même absorbée soit par la réception des clients et des dentellières, soit par le méticuleux travail de l’assemblage des points. Ainsi avait-elle engagé en 1865, convaincue d’ailleurs de faire en cela œuvre charitable, une adolescente de seize ans, Louise Marais36, habitant au Merlerault, dans l’Orne, et dont la situation de famille exigeait qu’elle fût placée. Cette fille de la campagne s’attacha profondément à elle. Elle se sentit comme adoptée et prit de plus en plus de pied dans le foyer, notamment sur les plus jeunes. Ce n’est pas que cette petite paysanne fût sans défauts. Elle avait des accès de colère, une franchise parfois insolente, un manque évident de psychologie et des convictions chrétiennes assez sommaires : les carences de l’éducation première expliquaient ces lacunes, que rachetait un dévouement à toute épreuve.

Celle qui devait bientôt terroriser Léonie en vue de la faire plier n’exerça pas d’emblée un pareil empire. La maman, à la rentrée d’octobre 1868, avait confié ses deux aînées à la Visitation du Mans, ce qui lui offrait l’occasion de contacts plus fréquents avec sa sœur. Elle lui recommandait d’un ton angoissé l’enfant « très douce au fond », mais qui répugnait à obéir. « Confie-la-moi, dit un jour sœur Marie-Dosithée, il faut que je fasse un essai37. » C’est finalement à la mi-juin 1871 que Léonie rejoignit ses deux sœurs.

Ravie de cette solution, Mme Martin écrivait à Lisieux : « Depuis que je la sais en si bonnes mains et que je me vois, de mon côté, si tranquille, il me semble être en paradis38. »

La visitandine ne partage pas cet enthousiasme, si l’on en juge par le mot qu’elle expédie à son frère :

J’ai maintenant Léonie, cette terrible petite fille, je vous assure qu’elle ne me donne pas peu à faire. C’est un combat continuel, aussi j’aurais bien désiré que sa mère eût trouvé où la mettre, mais je vois qu’il faut que ce soit moi qui porte cette croix-là, je tâcherai donc de prendre tout mon courage… Cette enfant m’aime beaucoup, et c’est surprenant car je la punis tant, je ne l’épargne pas et c’est nécessaire ; sans cela on n’en ferait rien, elle ne craint personne que moi39 !

Au verso d’un billet écrit par sa nièce, en mots hachés, d’une orthographe des plus fantaisistes, sœur Marie-Dosithée consigne cette appréciation qui veut encourager Mme Martin :

Léonie me donne de l’embarras, il est vrai, mais pas plus que Marie ne m’en a donné. Elle a des défauts, mais elle a bien des qualités aussi ; elle a si bon cœur, est très obéissante. Jamais de réplique à tout ce qu’on lui dit. Ce n’est pas comme ses deux sœurs qui veulent toujours avoir raison. Mais son grand défaut, c’est de ne pas comprendre plus qu’un enfant de trois ans40.

En somme, diagnostic favorable. « Pourvu que ça dure ! » murmurait la maman.

Cela ne dura guère. La réussite initiale tourna court. L’enfant ne fut pas admise à la rentrée d’octobre. Elle ne pouvait s’adapter à une classe normale. Aucune maîtresse n’était disponible pour la prendre en charge.

Sa tante, d’une santé de plus en plus précaire, ne pouvait, en hiver, assumer pareille responsabilité. Les parents se retrouvèrent avec leur ingouvernable fillette.

M. Martin avait cédé sa bijouterie à son neveu Leriche, afin de seconder plus efficacement, en son commerce de point d’Alençon, l’épouse écrasée sous la tâche.

En juillet 1871, on émigra sur la paroisse Notre-Dame, au numéro 36 de la rue Saint-Blaise. C’est là, le 2 janvier 1873, que naîtra Marie-Françoise-Thérèse, la future sainte. Tous les témoins participant alors à la signature de l’acte de baptême, Léonie apposera son nom sur le registre, à côté de celui de Louise, qui portera l’enfant.

Il semble bien – encore qu’on n’ait gardé nulle trace de l’événement – qu’à l’automne de 1871, elle ait repris le chemin de la Providence, tout en bénéficiant de leçons particulières. Là comme au foyer, les résultats furent des moins brillants. Elle-même, au procès de sa sœur, rendra plus tard hommage à ceux qui tentaient de redresser son caractère : « À la maison, l’éducation que nous donnaient nos parents était bonne et affectueuse, mais attentive et soignée. Nous n’étions pas gâtées41. »

Dans le sens de la spiritualité puisée à la Visitation, on encourageait la fidélité au devoir d’état, on suggérait les modestes sacrifices décorés du nom de « pratiques ». Léonie retiendra la leçon, mais, pour le moment, elle se soucie peu de l’appliquer. Plus turbulente que jamais, ne tenant pas en place, mettant le désordre partout, elle épuisait l’entourage, qui n’était jamais tranquille sur son compte. Il n’y avait d’accalmie que lorsque le père intervenait en criant : « La paix ! La paix ! »

Usant d’une expression du terroir, la maman gémissait : « Mais on me l’a changée en nourrice, cette enfant-là42 ! » Propos qui intrigua et mortifia assez la petite pour qu’elle s’en inquiétât, jusqu’à ce qu’il lui fût assuré qu’elle n’avait jamais été confiée à des mains étrangères.

« Je ne puis analyser son caractère, écrit Mme Martin à son frère ; d’ailleurs les plus savants y perdraient leur latin ; j’espère, toutefois, que la bonne semence sortira un jour de terre. Si je vois cela, je chanterai mon Nunc dimittis43… »

Douze mois plus tard, le bulletin reste pessimiste. « Il n’y a que Léonie qui ne va ni ne vient, elle est comme une enfant de huit ans44. »

On envisage un nouvel essai au Mans, en guise de préparation à la première communion. Sur place : « Elle use un catéchisme en un mois, pour ne rien savoir à la fin45. »

Une nouvelle éruption d’eczéma, en aggravant la nervosité, n’incline pas à l’étude l’écolière rétive. Le départ en pension, différé d’un trimestre, est fixé au début de janvier 1874. Mme Martin se tourmente des soucis que cette nouvelle expérience causera à la visitandine. « Toutefois, ajoute-t-elle, mon devoir m’oblige à essayer encore une fois ; si elle ne réussit pas, je n’aurai rien à me reprocher46. »

Sœur Marie-Dosithée paraissant aller mieux :

Je me mets dans l’idée, dit sa sœur, que Dieu me la laisse pour transformer ma Léonie, car c’est la seule personne qui ait de l’empire sur elle. Aussi, quand on demande à cette pauvre petite ce qu’elle fera quand elle sera grande, la réponse est toujours la même : « Moi, je serai religieuse à la Visitation, avec ma tante. » Dieu veuille qu’il en soit ainsi, mais c’est trop beau, je n’ose l’espérer47.

Les aînées sont requises de prier pour que la tentative réussisse. Mme Martin, qui assiste aux réunions du tiers-ordre franciscain chez les clarisses de la rue de la Demi-Lune, implore également les suffrages des Pauvres Dames. Elle leur confie espoirs et échecs ; à maintes reprises, elle leur présente au parloir l’enfant de tant de larmes. Elle sollicite, elle escompte un miracle.

* * *

Les débuts semblent prometteurs. La tante religieuse qui, soit intuition, soit prédilection, a très tôt jeté son dévolu sur Léonie, la voit déjà évoluant vers la Visitation :

Pour le peu de temps que je l’ai eue, écrivait-elle à son frère après la première expérience, elle m’a donné bon espoir pour l’avenir. C’est une enfant difficile à élever et dont l’enfance ne donnera aucun agrément, mais je crois que, pour l’avenir, elle vaudra autant que ses sœurs. Elle a un cœur d’or ; son intelligence n’est pas développée et est bien au-dessous de son âge ; cependant elle ne manque pas de moyens, et je lui trouve un bon jugement. Avec cela, une force de caractère admirable. Quand cette petite aura la raison et qu’elle verra son devoir, rien ne l’arrêtera. Les difficultés, quelque grandes qu’elles soient, ne seront rien pour elle ; elle brisera tous les obstacles qui ne lui manqueront pas dans son chemin, car elle est bâtie pour cela. Enfin, c’est une nature forte et généreuse et tout à fait à mon goût. Mais si la grâce de Dieu n’était pas là, que serait-ce48 !

L’optimisme ne manquerait pas à celle qui ferait fonction d’éducatrice et de pédagogue. Elle usa, dans le premier mois, de la manière forte, multipliant semonces et punitions. Puis elle se ravisa :

Je voyais bien que j’allais rendre cette petite malheureuse, et c’est ce que je ne voulais pas. Je voulais être une Providence de Dieu à son égard, alors j’implorai le secours de Dieu et la lumière dont j’avais besoin, car je n’avais que de bonnes intentions. Je me suis donc mise à la traiter avec la plus grande douceur, évitant de gronder et lui disant que je voyais qu’elle voulait être bonne et me faire plaisir, que j’avais cette confiance d’elle. Cela lui produisait un effet magique, non seulement passager mais durable, car cela se soutient, et je la trouve tout à fait mignonne. J’en suis plus contente que de ses sœurs. C’est inimaginable le désir qu’elle a de me faire plaisir ; cela lui fait surmonter sa paresse. Elle étudie bien maintenant ; elle vient avec candeur me raconter ses méfaits. Je lui ai dit que je la voulais ainsi ; elle est très obéissante.

Voilà celle qu’on croyait sans cœur et qui se trouve en avoir plus que les autres. J’espère que le bon Dieu bénira mes efforts et qu’elle deviendra bien bonne, car tout n’est pas fait et il faudra encore plus d’une fois assaisonner la douceur de fermeté49.

La réserve finale n’était que trop justifiée. Le ciel ne tarde pas à s’assombrir pour l’enfant impatiente de tout joug, qui ne peut se plier au rythme des études, et que cette vie en cage exaspère.

Le 29 mars, Mme Martin mande mélancoliquement à son frère : « J’ai reçu, voilà huit jours, de mauvaises nouvelles de celle que la tante appelle “la prédestinée”. Si on me la renvoie, tout est perdu, je n’ai d’espoir qu’en la laissant là-bas de longues années50. »

Elle observera néanmoins avec une douce résignation : « Quand nos enfants ne sont pas comme les autres, c’est aux parents d’en avoir l’embarras51. »

La visitandine s’apitoie sur elle. « Quelle croix ! Que je plains cette pauvre chère sœur ! Comme je voudrais pouvoir lui venir en aide, mais je ne puis rien, rien du tout52. »

Le 6 avril, Léonie rejoignait définitivement Alençon. Sa mère exprime à Mme Guérin le déchirement qu’elle en ressent :

Comme vous le pensez, cela m’a vivement contrariée ; ce n’est pas assez dire, cela m’a fait une profonde peine qui persiste toujours. Je n’avais d’espérance qu’en ma sœur pour réformer cette enfant et j’étais persuadée qu’on la garderait, mais ce n’était pas possible, malgré la meilleure bonne volonté, ou il aurait fallu qu’elle fût séparée des autres enfants. Dès qu’elle se trouve en compagnie, elle ne se possède plus et se montre d’une dissipation sans pareille.

Enfin, je n’ai plus de foi qu’en un miracle pour changer cette nature. Il est vrai, je ne mérite pas de miracle et, cependant, j’espère contre toute espérance. Plus je la vois difficile, plus je me persuade que le bon Dieu ne permettra pas qu’elle reste ainsi. Je prierai tant qu’il se laissera fléchir. Elle a été guérie, à l’âge de dix-huit mois, d’une maladie dont elle devait mourir ; pourquoi le bon Dieu l’aurait-il sauvée de la mort, s’il n’avait pas eu sur elle des vues de miséricorde53 ?

7. Le jansénisme est une fausse contre-réforme catholique marquée par un volontarisme et une rigidité excessive, empreinte de gallicanisme, N.D.E.

8. Cf. Notice biographique de sœur Marie-Dosithée par la Visitation du Mans (ACL).

9. L’Ordre des Clarisses, ou Ordre des Pauvres Dames, a été fondé en 1212 à Assise par sainte Claire avec l’aide de saint François, N.D.E.

10. Notice biographique de sœur Marie-Dosithée (ACL).

11. La lecture de l’Année liturgique, par Dom Guéranger, était en honneur aux Buissonnets, N.D.E.

12. Parloir : pièce dans laquelle les religieuses pouvaient rencontrer leurs visiteurs derrière une grille, N.D.E.

13. Zélie à son frère Isidore Guérin, le 5 mars 1865 (CF 12).

14. Le premier monastère de la Visitation a été fondé à Annecy le 6 juin 1610, N.D.E.

15. Philothée signifie « amie de Dieu », N.D.E.

16. Zélie, née le 23 décembre 1831, décédée d’un cancer le 28 août 1877, à quarante-six ans, à Alençon, a été une épistolière féconde. Seulement 218 de ses lettres (publiées dans l’édition 2012 de la correspondance familiale) sont parvenues jusqu’à nous. 217 étaient publiées au moment où le père Piat rédigeait ce livre en 1966. Une lettre autographe fut retrouvée et publiée dans Vie thérésienne, n° 55, juillet 1974. Cette lettre (CF 214 bis) du 15 juillet 1877 a été mise à sa place chronologique dans l’édition 2012, N.D.E.

17. Mlle Philomène Tessier, voisine et amie de la famille, habitait à la préfecture d’Alençon, où son père avait un emploi (CF 92, note 1), N.D.E.

18. La prière du chapelet est à l’honneur dans la famille Martin, N.D.E.

19. Mme