Léopold Sédar Senghor - Souleymane Bachir Diagne - E-Book

Léopold Sédar Senghor E-Book

Souleymane Bachir Diagne

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Beschreibung

Léopold Sédar Senghor a toujours cherché à exprimer quelle philosophie se lit dans les arts plastiques, les chants et les danses africains. C’est cette attitude de déchiffrage qui est la vérité de sa philosophie. Afin de relire Senghor aujourd’hui, il ne faut pas se donner la Négritude trop vite, affronter tout de suite les formules trop bien connues à quoi on résume sa pensée. Il faut savoir d’abord retrouver l’attitude première, la posture herméneutique que Senghor a adoptée dès ses premiers écrits pour répondre à la question qui fut aussi celle de Picasso : que veulent dire les masques africains ? Que disent ces objets que l’on a appelés des fétiches lorsque les dieux en sont partis ? Dès lors Senghor, avec beaucoup de bonheur, a mis à jour une ontologie dans laquelle l’être est rythme et qui se trouve au fondement, des religions africaines anciennes. De cette ontologie, il a montré que les arts africains constituaient le langage privilégié.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Souleymane Bachir Diagne est professeur aux départements d’études francophones et de philosophie à l’université de Columbia (États-Unis). Né à Saint- Louis, au Sénégal, il a enseigné pendant vingt ans la philosophie à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, puis à la Northwestern University près de Chicago avant de s’installer à New York. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont, avec Jean-Loup Amselle : En quête d’Afrique(s) : universalisme et pensée décoloniale aux éditions Albin Michel (2018). C’est un des plus grands penseurs musulmans, démocrates et rationalistes du moment.

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Couverture

Page de titre

Pour Mariame

… vous parlez de mon ambiguïté sur la Négritude.Il en est de l’ambiguïté comme de la contradiction.Au début de l’élaboration d’une théorie, dans l’abondance et la surabondance de la jeunesse, on rassemble toujours, avec passion, des éléments contradictoires.Il faut attendre l’âge mûr pour que ceux-ci se décantent et s’ordonnent en symbiose.

Léopold Sédar Senghor(dans une lettre à Janet Vaillant)

Préface

En 1996, les 10 et 11 octobre, l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar organisa une conférence d’hommage au poète et philosophe Léopold Sédar Senghor à l’occasion de ses quatre-vingt-dix ans. Bien évidemment, il y fut aussi question du président qu’il avait été, et de ce que furent sa longue carrière et ses décisions politiques. Mais l’heure était surtout au dialogue intellectuel avec le philosophe et le « maître de langue » quand, dans l’espace qui avait été par excellence le territoire de l’opposition de gauche à sa pensée et à sa politique, les universitaires sénégalais décidèrent ainsi de l’accueillir et de le célébrer, comme un « collègue » dira l’un des nombreux conférenciers1. Il fut célébré ailleurs, à l’Unesco, en particulier. Mais il fut aussi, il fut d’abord, pendant ces deux jours d’octobre 1996, prophète en son pays. Le philosophe marxiste Sémou Pathé Gueye, se félicita de l’occasion ainsi ouverte de « rendre donc hommage à Senghor en ce qu’il a réellement pensé, c’est-à-dire en s’astreignant à un effort de lecture qui, parce que désormais sans enjeu politique majeur, peut se sentir enfin libéré de tous les a priori et préventions qui empêchaient de restituer le sens et la portée véritable de son œuvre ». Et S.P. Gueye d’ajouter que « l’entreprise vaut certes d’être tentée encore qu’elle ne soit pas de tout repos2 ».

Ce livre, paru il y a maintenant plus de dix ans, est dans l’esprit et dans la continuité de ce colloque de 1996. Il répond à sa manière à l’appel pour une relecture de Senghor « en ce qu’il a réellement pensé » afin de « restituer le sens et la portée » d’une œuvre qui excède ce à quoi ses critiques l’ont souvent réduite : un essentialisme primitiviste en réaction à l’essentialisme colonial.

Il faut croire que l’appel de Sémou Pathé Gueye était bien dans l’air du temps car une relecture libérée de bien des a priori a produit ces dernières années des ouvrages importants qui renouvellent notre intelligence de l’œuvre de celui qui s’est voulu le chantre et le penseur d’un humanisme du XXe siècle (on peut aussi bien prolonger ce combat pour le xxie) et, à la suite de Pierre Teilhard de Chardin, d’une « civilisation de l’universel ». Il y a ainsi en France l’édition critique, coordonnée par Pierre Brunel et avec les contributions d’excellents lecteurs de Senghor. Il y a également, à Dakar, le livre posthume regroupant sous le titre Education et culture les discours de Senghor prononcés entre 1963 et 19873. Mais on notera surtout des ouvrages publiés aux Etats-Unis et en anglais. En 2005 et 2015, Gary Wilder publie des ouvrages devenus essentiels4, qui tissent ensemble les philosophies et le travail parlementaire au quotidien des « pères de la Négritude ». Il montre en particulier que les travaux d’Aimé Césaire et de Léopold Sédar Senghor ne sont pas simples réactions au colonialisme mais des pensées de la totalité, qui ont inscrit l’exigence d’émancipation dans l’œuvre à venir d’une reconfiguration du monde et d’une humanisation de la terre. On signalera aussi que Cheikh Thiam a présenté ce qui a été salué comme une défense vigoureuse de Senghor contre ses critiques après que Donna Jones en 2010 a expliqué pourquoi il fallait lire Senghor comme un « Bergson africain5 ».

La version anglaise de ce livre, parue en 2011 sous le titre African Art as Philosophy. Senghor, Bergson, and the Idea of Negritude6s’est tout naturellement inscrite dans ce mouvement de relecture de l’œuvre de Senghor et d’une Négritude qui n’est plus « essence » mais « existence » et « phénomène » pour utiliser les termes que le poète lui-même a employés dans sa correspondance avec sa biographe américaine, Janet Vaillant.

Je me réjouis de la perspective que la présente réédition, dans la nouvelle collection créée par Riveneuve, contribue, dans le monde francophone, à cette (re)lecture de l’œuvre de Senghor que Sémou Pathé Gueye avait appelé de ses vœux.

À New York, ce 12 mai 2019.

1. Mamoussé Diagne, « Léopold Sédar Senghor : le particulier et l’universel » in Le colloque senghorien de Dakar, actes réunis par Bassirou Dieng et Geneviève Ndiaye-Correard, Dakar, Presses universitaires de Dakar, 1998. Il déclara ; « Maintenant que la relation d’ambivalence qui le reliait a beaucoup d’entre nous est aujourd’hui clarifiée, n’est-il pas plus que temps pour ses collègues d’ouvrir largement la porte océane de l’université de Dakar qui porte le nom prestigieux de Cheikh Anta Diop, l’autre grand nom de la culture du monde noir contemporain ? » (p. 307).

2. S. P. Gueye, « Senghor ou la pensée métisse », ibid., p. 354.

3. L. S. Senghor, Education et culture, textes réunis par Raphael Ndiaye et Racine Senghor, Dakar, Paris, Fondation Léopold Sédar Senghor et Présence africaine, 2014.

4. Voir Gary Wilder, The French imperial Nation-State. Negritude and Colonial Humanism between the Two World Wars, University of Chicago Press, 2005 ; ainsi que Freedom Time. Negritude, Decolonization, and the Future of the World, Duke University Press, 2015.

5. Cheikh Thiam, Return to the Kingdom of Childhood. Re-envisioning the Legacy and Philosophical Relevance of Negritude, Ohio University Press, 2014. Donna Jones, The Racial Discourses of Life Philosophies. Negritude, Vitalism, and Modernity, Columbia University Press, 2010.

6. S. B. Diagne, African Art as Philosophy. Senghor, Bergson and the Idea of Negritude, Seagull Books, 2011.

IntroductionL’intuition philosophique première

… je suis convaincu que l’artest la tâche suprême et l’activitévéritablement métaphysique de cette vie.F. Nietzsche

Henri Bergson nous enseigne comment il faut lire les philosophes. Il faut se placer d’abord en face de leur pensée pour en remonter les sources, peser les influences qui se sont exercées, repérer d’un mot de quelles idées la doctrine est une synthèse. Mais le véritable fruit de ce premier effort, indique Bergson, se cueille au moment où on accède à l’intuition première dont la doctrine est un déploiement, où on voit les parties qui la composent « entrer les unes dans les autres » et où « tout se ramasse en un point unique. » Alors, en ce point, écrit l’auteur de L’Évolution créatrice, on découvre quelque chose « d’infiniment simple, de si extraordinairement simple que le philosophe n’a jamais réussi à le dire. » De thèse en thèse il n’aura jamais cessé de chercher à exprimer cette intuition première1.

Lorsqu’on remonte les sources, qu’on pèse les influences pour repérer les idées dont elle est la synthèse, on découvre bien sûr d’abord que la pensée de Léopold Sédar Senghor, sa philosophie de l’Africanité, c’est aussi les philosophies au milieu desquelles il a vécu et pensé et que J. L. Hymans a passé en revue dans ce qui reste, à ce jour, la meilleure, c’est-à-dire la plus fouillée des biographies intellectuelles du poète sénégalais2. La négritude, ainsi que Senghor a baptisé sa philosophie, c’est l’Afrique et sa diaspora, c’est le mouvement de la Harlem Renaissance, c’est aussi Sartre, c’est Bergson, c’est Lévy-Bruhl, c’est Marx et Engels, c’est Frobenius, c’est Picasso, c’est Teilhard de Chardin et d’autres. C’est, d’un mot, une manière de faire (théoriquement) flèche de tout bois3. D’ailleurs, Senghor lui-même ne cesse de répéter que ce qui a permis l’entreprise multiforme de mettre à jour un penser africain autre, c’est la révolution intellectuelle que marque le premier ouvrage de Bergson publié en 1889 et qui a révélé une autre manière de voir, une direction pour la philosophie radicalement autre que celle où jusqu’alors, pour sauver la raison des sophismes des Éléates, Aristote surtout l’avait engagée.

Mais au foyer de toutes ces directions où verse la pensée, l’intuition première, quelle est-elle ? C’est, d’un mot, qu’il y a une vérité de l’art africain et qui est philosophie. Léopold S. Senghor est un philosophe nietzschéen : comme l’auteur du Zarathoustra il déclare, et c’est toute la matrice de sa pensée, que nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité. Plus précisément : nous avons la vérité de l’art africain, de ce que l’on a appelé « l’art nègre », pour ne pas mourir d’un rationalisme étroit et réducteur. Mais d’abord pour ne pas mourir de la négation coloniale. Que ce fût là le commencement de la philosophie senghorienne est normal lorsqu’on y réfléchit. Car qu’est ce qui, dès le début du vingtième siècle, chez les grands artistes et poètes et même chez un penseur raciste comme Gobineau, a été reconnu comme une contribution essentielle du monde africain noir à la civilisation mondiale ? L’art nègre. Il était donc naturel qu’un sujet colonial comme l’était Senghor, qui refusait dès son plus jeune âge, lorsqu’il tenait tête à ses maîtres de l’école missionnaire affirmant le contraire, que l’Afrique fût une table rase culturelle, s’engageât dans ses premières réflexions sur l’africanité en faisant fond sur l’art du continent4.

Au-delà de l’affirmation des vertus de l’esthétique qui se révélait dans les objets d’art créés par les Africains Senghor a voulu insister sur la métaphysique qu’ils donnaient à penser : avec l’art qui en était l’écriture, il s’agissait pour lui de sauver aussi une vision du monde, un sentir et un penser qui fussent aussi des contributions à l’humanisme de demain de l’être-au-monde africain comme Sartre, dans le langage de Heidegger, appellera la négritude. On oppose souvent la démarche de Senghor à celle d’Aimé Césaire. Le second sera resté un poète de part en part dans sa proclamation sans répit et toujours recommencée de la négritude5quand Senghor s’est aventuré (et fourvoyé disent ceux qui le critiquent de manière massive et radicale, sans souci du détail) à lui chercher aussi une expression métaphysique. Senghor ne pouvait en rester au « grand cri nègre » de la révolte poétique. Il fallait qu’il philosophât pour exprimer ce qu’il y a derrière l’art africain. Ses critiques qui en général épargnent Césaire disent qu’il s’est trompé plus que ce dernier. S’ils ont raison c’est parce qu’il aura pris, lui, le risque de la métaphysique.

Cette intuition première que l’art africain est une philosophie et une philosophie humaniste, Senghor n’a jamais cessé de l’exprimer toute sa vie dans ses textes théoriques. La plupart du temps avec réussite, parfois dans des directions qui se sont avérées des impasses ou dans des formulations qui ont été pour le moins maladroites. Senghor a cherché à exprimer quelle philosophie se lit dans les arts plastiques, les chants et danses africains. C’est cette attitude, d’abord herméneutique, de déchiffrage, qui est la vérité de sa philosophie. De l’œuvre d’Aimé Césaire Patrick Chamoiseau et Raphael Confiant ont écrit que l’on allait apprendre à la lire « sans chausser les lunettes de la Négritude6 ». Cela est tout aussi vrai de Senghor : il ne faut pas se donner la Négritude trop vite, affronter tout de suite les formules trop bien connues à quoi on la résume. Ainsi on se gardera aussi de critiquer trop rapidement, en pamphlétaire, et trop massivement l’essentialisme, le racialisme, etc. Il faut savoir d’abord retrouver l’attitude première, la posture herméneutique que Senghor a adoptée dès ses premiers écrits pour répondre à la question (qui, on le verra fut aussi celle de Picasso) : que veulent dire les masques africains ? Que disent ces objets que l’on a appelés des fétiches lorsque les dieux en sont partis ? Partant de cette question, Senghor, avec beaucoup de bonheur, a mis à jour une ontologie pour laquelle l’être est rythme et qui se trouve au fondement des religions africaines anciennes. De cette ontologie il a montré que les arts africains constituaient le langage. Le second chapitre du présent ouvrage, intitulé Rythmes, est consacré à une exposition de la pensée senghorienne comme herméneutique de l’art africain.

Le chapitre qui le précède, Exil, le premier donc, est un préambule. Parce que « la négritude », le mot et le mouvement lancés par Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas et Léopold Sédar Senghor, a eu en l’Anthologie de la poésie nègre et malgache d’expression française publiée après guerre par Senghor, son manifeste, lorsque Jean-Paul Sartre lui a donné Orphée noir pour préface, le premier chapitre de ce livre revient sur le sens de ce soutien du philosophe existentialiste. Il rappelle sur quel malentendu cette préface repose. Sartre dit, en résumé, pourquoi il faut saluer la Négritude comme une formidable force de libération mais également comme une invention poétique faite de mots de feu et vouée à disparaître dans son propre incendie. Nulle substance n’existe en réalité derrière l’incandescence poétique en quoi, au bout du compte, elle s’épuise. Senghor bien entendu pense tout autrement, que derrière les mots il y a de l’être, qu’avant l’exil il y a le royaume. Encore une fois il y a l’art, il y a les objets qui sont là présents et qui disent un contenu philosophique dont il faut rendre raison. Après l’Anthologie et après Orphée noir, ce baiser sartrien de la mort, Senghor ne cessera d’explorer ce contenu.

L’art est une certaine approche du réel. Comme la connaissance scientifique en est une autre. De la théorie de l’art africain à la théorie de la connaissance, Senghor effectue le passage qui constitue l’aspect de son œuvre qui a provoqué le plus de controverses. Dans son Essai d’autocritique de 1886, Nietzsche était revenu sur son œuvre de jeunesse, La Naissance de la Tragédie, cette première exploration du rapport, qui est au cœur de sa pensée, de l’art à la vérité, pour définir « le problème auquel s’est attaqué pour la première fois ce livre audacieux » en ces termes : « examiner la science à la lumière de l’art, mais l’art à la lumière de la vie7… » C’est en quelque sorte d’une audace semblable que relève l’entreprise senghorienne de faire de l’art africain un connaître africain, une intelligence africaine de la réalité. De cette audace il trouvera justification auprès des ethnologues mais également dans sa lecture du bergsonisme. La démarche qui en résulte est étudiée dans le troisième chapitre (Con-naissance) du présent essai.

C’est encore l’art qui est au fondement de la philosophie politique de Léopold Senghor qu’explore le quatrième chapitre (Convergences) de ce livre. Bien souvent, au cours de sa vie d’homme politique, Senghor a parlé, non sans mépris, de la vanité de la « politique politicienne » pour lui opposer la vraie politique. C’est là, bien entendu, un thème commun à tous les politiques qui se défendent invariablement de faire de la politique et prétendent être mus uniquement par des Idées. Mais ce thème correspond aussi, chez Senghor, c’est-à-dire dans ses écrits, à sa volonté de penser l’action à mener, surtout pour ceux à qui la responsabilité politique a été confiée, dans la continuation organique d’une cosmologie qui s’inspire de la philosophie de Pierre Teilhard de Chardin. Ainsi l’action positive est-elle pour le poète-président (comme il aimait être désigné) qui a choisi pour titre des volumes qui réunissent l’essentiel de ses textes théoriques le simple mot de Liberté, le choix d’accompagner les forces cosmologiques – ou plutôt, pour parler comme le Père Teilhard, de suivre les génératrices cosmogénétiques – de convergence vers un panhumanisme. Une politique qui ne soit pas politicienne c’est alors, par exemple, celle fondée sur l’art d’accommoder les différences par le dialogue pour la rencontre des cultures. Le panhumanisme qu’il s’agit de fonder sur le dialogue des civilisations est aussi l’avènement de l’homme nouveau, qui est, comme chez Nietzsche, et comme chez « le jeune Marx » (qui est, pour Senghor, comme on le redira, le « vrai Marx ») : un artiste.

Il s’agit donc ici d’une lecture qui ramène à l’intuition première dont sont issues les thèses posées et défendues par Léopold S. Senghor tout au long d’une vie que même les responsabilités de parlementaire après la Seconde Guerre puis de chef de l’État du Sénégal (de 1960 à 1980) n’ont pas empêchée d’être poétiquement et intellectuellement productive. Depuis l’un de ses tout premiers textes, publié en 1939 et intitulé « Ce que l’homme noir apporte » jusqu’à l’un des tout derniers, son Ce que je crois, cette intuition que l’art nègre est philosophie reste le cœur de sa pensée. Les pages qui suivent analyseront le déploiement de cette intuition dans différentes directions en se cantonnant aux textes théoriques de Senghor. Je n’ignore bien sûr pas que lui-même a déclaré que si seul un volet de son œuvre, poétique, politique et philosophique devait demeurer, il aimerait que restât, seule, sa poésie. Il est vrai aussi que l’on peut sans doute lire sa poésie comme expression de sa pensée philosophique : beaucoup le font. Mais je n’ai pas voulu me mettre à solliciter sa poésie quand lui-même n’a pas écrit, à la différence, par exemple, d’un autre poète, philosophe et homme d’État du Tiers Monde auquel il a été comparé, l’Indien Mohamed Iqbal, de véritables poèmes philosophiques. Je m’en suis par conséquent tenu à peu près strictement à ses seuls écrits en prose où se lit en toute clarté le dialogue entretenu par Senghor avec les principaux auteurs qui l’ont aidé à penser les développements et implications de son intuition originelle.

Le chapitre portant le sous-titre de métissage conclut sur la question de l’essentialisme senghorien et donc aussi sur celle de l’actualité de sa pensée à une époque comme la nôtre, généralement anti-essentialiste car dominée par la pensée dite postcoloniale. Ce chapitre de conclusion revient sur l’importance chez l’auteur de Négritude et Civilisation de l’universel du métissage. Il est important en effet, de rappeler que ce concept, lorsqu’on lui reconnaît toute la place et tout le poids qu’il a dans sa réflexion, interdit de penser la philosophie de Senghor comme une simple métaphysique d’essences figées dans leur séparation ainsi qu’on la caricature souvent pour en faire le type même du discours dont notre situation postcoloniale serait la déconstruction. Ce chapitre revient sur un point qui est récurrent dans cet ouvrage et qui est que sous ce qu’on pourrait appeler un « essentialisme stratégique8 » de Senghor, le discours de l’hybridité est toujours à l’œuvre pour venir fluidifier les identités affichées. Ce qui est, dans le fond, encore un effet de l’art. On l’aura remarqué donc : les titres des différents chapitres sont chacun l’un des plus importants mots-clefs exprimant la pensée de Senghor : rythmes, connaissance (selon une écriture que Senghor adopte du poète Paul Claudel pour exprimer la notion d’un connaître qui consiste à naître à et avec ce qui est ainsi connu), convergence, métissage ; plutôt qu’« exil » c’est au contraire « royaume » qui serait ici un mot-clef senghorien. Mais c’est justement Sartre qui parle ici pour dire que la négritude est exil quand tout le propos senghorien sera de la déclarer « royaume9 ».

1. Voir H. Bergson, La pensée et le mouvant, « l’intuition philosophique », pp. 1345-1365 in Œuvres (Edition du centenaire), Paris, Presses universitaires de France, 1970. Voici ce que Bergson écrit : « … à mesure que nous cherchons davantage à nous installer dans la pensée du philosophe au lieu d’en faire le tour, nous voyons sa doctrine se transfigurer. D’abord la complication diminue. Puis les parties entrent les unes dans les autres. Enfin tout se ramasse en un point unique, dont nous sentons qu’on pourrait se rapprocher de plus en plus quoiqu’il faille désespérer d’y atteindre. En ce point est quelque chose de simple, d’infiniment simple, de si extraordinairement simple que le philosophe n’a jamais réussi à le dire. Et c’est pourquoi il a parlé toute sa vie. » (pp. 1346-1347)

2. Jacques Louis Hymans, Léopold Sédar Senghor. An intellectual Biography, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1971.

3. Armand Guibert parle fort justement « d’une doctrine éparse en cent et cent manifestes, articles, rapports, essais, discours, adresses et autres écrits de circonstance. » Armand Guibert & Nimrod, Léopold Sédar Senghor, Paris, Seghers, 2006, p. 38.

4. En 1932, la Revue du monde noir, dans son numéro 5 du mois de mars, publie un article d’un étudiant sénégalais originaire de Saint-Louis, Baye-Salzman. Dans cet article, le critique d’art énumère les artistes français qui ont subi l’influence de l’art africain : les peintres Picasso, Derain, Matisse, Segonzac, Vlaminck, Modigliani ; les écrivains Valdemer-George, Paul Guillaume, Thomas Munro, André Breton, André Salmon ; les poètes Apollinaire, Cocteau, Blaise Cendrars et Paul Eluard. De ce que ces artistes « n’ont pas craint d’exalter dans leurs œuvres les vertus de l’esthétique noire » et d’y trouver à renouveler et à approfondir leur inspiration, l’auteur de l’article conclut que « la révélation » de l’art africain « est arrivée a point nommé [car] il répond à la donnée la plus expressive et la plus propre à satisfaire la grande inquiétude contemporaine. » P. Baye-Salzmann, « L’art nègre, son inspiration, ses apports à l’Occident » in La Revue du monde noir, the Review of the Black World, 1931-1932, Collection complète nos 1 à 6, Paris, Jean-Michel Place, 1992, p. 302.

5. Nègre je suis, nègre je resterai, proclame-t-il sous ce titre dans son dernier livre d’entretiens avec Françoise Vergès (Aimé Césaire, Nègre je suis, nègre je resterai. Entretiens avec Françoise Vergès, Paris, Albin Michel, 2005) manifestant ainsi, à nouveau sa méfiance devant des éloges de la créolité qui pourraient avoir pour effet, sous prétexte de multiplier les héritages, d’enterrer celui africain.

6. Patrick Chamoiseau et Raphael Confiant, Lettres créoles. Tracées antillaises et continentales de la littérature. Haïti, Martinique, Guadeloupe, Guyane 1635-1975, Paris, Gallimard, 1999, p. 171.

7. F. Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, Paris, Gallimard, 1949, p. 170.

8. L’expression est de Gayatri Chakravorty Spivak qui déclare que si l’on doit s’opposer aux discours de l’essentialisme et de l’universalisme parce qu’ils ont partie liée avec la domination, l’on ne peut, stratégiquement, s’en dispenser totalement. Parfois, et cela au nom même de la lutte contre la domination, il faut faire le choix d’un essentialisme qui sera donc « stratégique ». Voir G. C. Spivak, The postcolonial critic. Interviews, Strategies, Dialogues, textes réunis par Sarah Harasym, New York et Londres, Rourledge, 1990 ; pp. 11-12.

9. L’entreprise de lire « Senghor comme philosophe » a été encouragée par Jean-Joseph Goux de l’université de Rice et Irele Abiola de l’université de Harvard. Le Centre Alice Berline Kaplan pour les Humanités de l’université de Northwestern m’a offert la possibilité, en m’accueillant parmi ses pensionnaires, de consacrer une partie de l’année académique 2005-2006 à la rédaction des chapitres qui suivent, souvent à partir de conférences que j’avais données sur la pensée de Senghor. Je remercie ses directeurs Robert Gooding-Williams et Elzbieta Foeller-Pittuch pour cette hospitalité. Je remercie pour leurs remarques Amady Ali Dieng, Nasrin Qader, Bill Murphy, Babacar Mbengue, Philippe Gouet, Hady Bâ et Françoise Blum. J’exprime enfin ma gratitude aux étudiants de Northwestern qui ont suivi le séminaire que j’ai consacré, au printemps 2006, à la philosophie de Senghor pour ce que ce livre doit à notre dialogue.

Exil

Je ne place pas ce Royaume seulement au début de ma vie. Je le place aussi à la fin.En généralisant, je dirai que c’est le but ultime des activités de l’homme que de recréer le Royaume d’enfance.L. S. Senghor(La poésie de l’action)

Le langage seul m’apprendra ce que je suis.Jean-Paul Sartre(L’être et le néant)

En juin 1949 paraît dans La Nouvelle Critique, une revue du Parti communiste français, un article signé Gabriel d’Arboussier et intitulé « Une dangereuse mystification : la théorie de la négritude ». Sur le ton du propos fameux : les platoniciens sont mes amis mais plus encore la vérité, l’auteur, alors un des responsables du parti du Rassemblement démocratique africain (rda), conclut son article sur ces mots : « … quels que soient nos liens d’amitié – et je dirai même à cause de ces liens – nous ne cesserons de poursuivre notre travail d’éclaircissement et de démasquer tous les faux prophètes de l’existentialisme réactionnaire et adversaire camouflé, mais résolu, de toute révolution qu’elle soit noire ou blanche. »

Cette conclusion indique bien quel est le contenu de l’article : il s’agit d’une critique, ou plutôt d’une dénonciation radicale d’une pensée présentée comme fondamentalement réactionnaire, résolument contre-révolutionnaire et d’autant plus dangereuse qu’elle se camoufle sous les apparences généreuses et progressistes d’une lutte d’émancipation des peuples noirs dominés. Avec cet article, c’est la ligne du Parti communiste qui s’est exprimée sur L’Anthologie de la poésie nègre et malgache d’expression française que vient alors de publier Léopold Sédar Senghor et sur Orphée noir, la préface que lui a donnée Jean-Paul Sartre1. Pour Gabriel d’Arbousier le poète Senghor (il a publié alors Chants d’ombre, Hosties noires et Ethiopiques) comme le philosophe Jean-Paul Sartre ainsi que la revue et maison d’édition Présence africaine2qui, avec son directeur Alioune Diop, accompagne le mouvement de la « négritude », participent d’une « mystification » visant à divertir de la vraie lutte et des vrais enjeux. S’opposer sur des bases idéologiques à une anthologie de poésie est a priori absurde, sauf à mettre l’accent sur la Préface en affirmant qu’elle dit le sens et la substance « méta-poétiques » du choix de réunir les poèmes qui la composent et ainsi concentrer sur elle le feu de la critique. C’est bien ce que fait G. d’Arboussier dont la dénonciation repose sur deux grands points.

Le premier est qu’Orphée noir est bien plus qu’une préface à un florilège poétique ; en fait il le présente totalement dans sa vérité profonde pour ce qu’il est : un chapitre de la philosophie existentialiste « appliquée » à la « question noire » ; comme elle pourra l’être à la « question juive » ou au « deuxième sexe ». Ainsi l’attaque de d’Arbousier dit bien que d’authentiques « poètes révolutionnaires » africains ne sont pas sélectionnés mais ce propos reste très marginal dans la critique : ces poètes n’ont pas vraiment la stature de ceux de l’Anthologie lesquels ne sont pas non plus les conservateurs et autres contre-révolutionnaires que supposerait un tel propos. En réalité l’attaque vise l’existentialisme lui-même en ce qu’il semble engagé, avec Orphée noir et la négritude comme son avatar poétique, dans l’entreprise d’introduire le leurre et la confusion de la race dans l’arène de la lutte contre la domination capitaliste et impérialiste.