Les alexandrines - Tome 1 - Stéphane Lenormand - E-Book

Les alexandrines - Tome 1 E-Book

Stéphane Lenormand

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Beschreibung

Il est coutume de dire que l’Histoire est écrite par les vainqueurs, mais c’est oublier la partie de l’humanité qui engendre ces hommes. L’effondrement de l’empire d’Alexandre Le Grand va donner naissance à de multiples royautés disséminées sur le monde méditerranéen. Ces nouveaux mondes seront dirigés par des volontés hégémoniques, et les femmes n’en seront pas absentes. Le présent ouvrage dresse le portrait holistique et sans concessions de ces femmes qui n’ont rien à envier aux hommes.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Stéphane Lenormand est un curieux qui, à travers la lecture, a pris plaisir depuis son enfance à explorer les figures emblématiques ayant façonné le cours de l'histoire dont nous sommes les héritiers.

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Stéphane Lenormand

Les alexandrines

Tome I

Les gréco-syriennes

Roman

© Lys Bleu Éditions – Stéphane Lenormand

ISBN : 979-10-422-2252-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Lilian et Théo, éternellement.

Souvenez-vous, Quintus, que vous commandez à des Grecs, qui ont civilisé tous les peuples, en leur enseignant la douceur et l’humanité, et à qui Rome doit les lumières qu’elle possède.

Cicéron, Lettres à Quintus, I, 1, 27 ;

Cité librement par Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem.

C’est par le savoir et les écrits de tout genre que la Grèce était supérieure à nous. Il lui était facile de vaincre sur ce terrain, puisque nous ne résistions pas.

Cicéron, Première Tusculane (I, 3)

Figures historiques

MacÉdoine :

Philippe II : roi de Macédoine ;

Olympias : reine de Macédoine et épouse de Philippe II ;

Philippe III : fils de Philippe II et de Philinna ;

Alexandre III (Le Grand) : fils de Philippe II et d’Olympias ;

Cléopâtre : nièce d’Attale et septième épouse de Philippe II ;

Cléopâtre de Macédoine : sœur d’Alexandre Le Grand ;

Bérénice Ière: quatrième épouse de Ptolémée Ieret mère de Magas.

CyrÉnaïque :

Magas : roi de Cyrène ;

Bérénice II : fille de Magas.

Diadoques :

Ptolémée, Antigone Le Borgne, Lysimaque, Léonnatos, Eumène de Cardia, Polyperchon, Néoptolème, Peithon, Antipater, et Séleucos.

MAURÉTANIE :

Cléopâtre VIII Séléné II : Fille de Cléopâtre VII et de Marc-Antoine ;

Juba II Gaius Iulius Iuba : fils de Juba Ier et époux de Cléopâtre VIII ;

Ptolémée de Maurétanie : fils de Cléopâtre VIII et de Juba II ;

Cléopâtre IX de Maurétanie : fils de Cléopâtre VIII et de Juba II ;

Drusilla de Maurétanie : fils de Cléopâtre VIII et de Juba II.

ROME :

Gaius Julius César : consul et général romain ;

Marc Antoine : consul, sénateur et général romain ;

Sylla : dictateur romain.

Note au lecteur

Toutes les dates, sauf mention contraire, sont avant l’ère commune.

Dynastie lagide

Cartes

ROYAUME DE MACÉDOINE SOUS PHILIPPE II 359–336

PARTAGE DU ROYAUME D’ALEXANDRE LE GRAND aprÈs 323

ROYAUME SÉLEUCIDE

Asie-Mineure

LE MONDE À LA NAISSANCE DE CLÉOPÂTRE VII en 69

VUE D’ALEXANDRIE

PLAN D’ALEXANDRIE

I

De la condition faite aux femmes

Theodore de Cyrène lors d’un banquet :

« Qui est cette femme qui a laissé sa navette auprès de sa toile ? »

Hipparchia de Thrace, de répondre :

« C’est moi, Théodore : mais trouvez-vous que j’ai pris un mauvais parti, d’employer à m’instruire le temps que j’aurais perdu à faire de la toile ? »

Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences

des philosophes illustres

Moi Cléopâtre VIII Séléné II, fille de la reine d’Alexandrie d’Égypte Cléopâtre VII Philopator Théa Néôtera Philopatris1, me décide à raconter mon histoire, toute mon histoire. Voici plus de vingt ans que je vis aux côtés de mon époux Iuba, deuxième du nom, en Maurétanie, territoire à l’intérieur de ce nouvel espace romain appelé par Jules César « Africa Nova2 ». J’ai connu les très riches heures d’une enfance privilégiée en mon palais en Alexandrie durant mes dix premières années de vie, puis la déchéance causée par la perte du pouvoir de mes parents. Amenée comme prise de guerre à Rome avec mes frères, j’y ai vécu de lourds tourments et de grands bonheurs. Me voici à présent au crépuscule de ma vie, celle-ci en contenant mille, remplies de joies et de peines, de grâces et de disgrâces, des rudesses et des caresses des rencontres charriées par le destin. Je me sais condamnée par un mystérieux mal causant la défaillance de mon organisme ; à de nombreuses reprises, j’ai souvent perdu connaissance et ai eu des pertes de sang. Les enfantements menés à leurs termes ont eu raison d’un corps bien fragile. Ma consolation demeure dans la vigueur de mes trois enfants bien vivants et sains. Iuba et moi en avons perdu deux, l’un mort-né, l’autre à peine âgée de huit mois. Je ne regrette rien de cette vie, de toute façon, je ne peux changer le passé – personne le peut, fut-il même un dieu ! – les Moires3 restent maîtresses de ma vie via la longueur du fil qu’elles m’ont accordé, bientôt Atropos le tranchera. Un fil bien long somme toute, comme un chemin tracé à travers le temps, née princesse et brutalement orpheline, à la suite de quoi devenue prisonnière. Au sein de cette captivité protégée par les bons soins d’une Romaine, j’ai renoué avec la joie de la connaissance, du savoir et des lettres. Mon éducation culturelle et intellectuelle commencée en Alexandrie par mon précepteur Nicolas de Damas, alimentée par les richesses du Mouseîon4 et des savoirs écrits et réunis des bibliothèques mères et filles. Dans la riche villa romaine de ma très chère Octavia, j’ai fait la rencontre d’un autre otage romain, prise de guerre du grand Jules César, dont je suis tombée amoureuse et avec lequel j’ai partagé la quasi-totalité de ma vie. Quel sentiment doux-amer que celui de l’amour ! La douceur du contact de l’être aimé, de ses mots déposés au creux de l’oreille, dont l’écho résonne dans le cœur, siège de tous les sentiments. La douceur encore dans les moments de total abandon de soi, lorsque perdus, épuisés, désemparés, l’amour se fait refuge inébranlable où l’on se sent dépouillés des tourments dont nous étions les proies un instant plus tôt. La puissante douceur transmise par ses bras m’enlaçant, où nous ne faisions plus qu’un dans ces délicieux moments façonnant chaque jour mon sentiment fort pour Iuba. Luba, par la volonté du maître des Romains, m’a faite reine d’un territoire non loin de celui qui fut, jadis, le mien. À présent me voilà épouse, mère et reine. Et bientôt femme défunte.

De toutes ces situations, il en est une que je me dois de détailler plus à même, puisque mon sexe l’exige, celle d’être née fille, puis devenue femme. J’ai souvent lu les chroniques si subtilement agencées de mes ancêtres, et en les redécouvrant récemment, je fus surprise d’y voir la part belle faite aux hommes de cette famille. Leurs existences furent parsemées de guerres, de traîtrises et de meurtres, mais l’Histoire retient seulement le pouvoir, après lequel les rois courent tant. En sont-ils vraiment détenteurs ? L’égoïsme et la brutalité dont ils font montre sont peut-être le reflet de la fragilité de leur statut. Leurs épouses, leurs filles, leurs mères, leurs sœurs, sont autant de seconds rôles négligeables, au mieux faire-valoir, mais lorsque leurs actions ne peuvent rester sous silence, sont dépeintes comme de sombres calculatrices avides d’accaparer la puissance des hommes, reléguées à leur soif inextinguible et incontrôlable inhérent à leur sexe. Pour dernier affront, l’historien trace quelques lignes pour faire référence à ces femmes, les réduisant à leur apparence physique et dessinant sans surprise les contours d’une extrême laideur ou d’une beauté bien trop lascive. Pouvoir et femme semblent antinomiques puisque les traits, forcément doux et fragiles, annoncent un caractère dépourvu de bravoure, de force et d’intelligence.Vertus étrangères au second sexe, dont l’enveloppe corporelle creuse serait ainsi leur tout.

J’ai entrepris de relater l’Histoire de ces femmes, ne serait-ce parce que ce sont elles qui font les fils et les rois.

***

Est paradoxale la condition qui est la nôtre : sans droit au chapitre et pourtant, parfois, de grande valeur. Le pouvoir entraîne inexorablement le conflit, promet quantité d’ennemis à soumettre ou à faire disparaître. Le pouvoir des hommes est souvent transmis de mâle en mâle avec pour monnaie d’échange ou de transmission, les femmes. Véritables objets d’alliances, soit pour assurer un trône, soit pour étendre un territoire ou alors encore comme gages d’entente cordiale entre deux rois qui s’affrontent. Cette succession héréditaire depuis la nuit des temps les plus reculés charrie des guerres intestines, les pères craignant les fils, les fils les oncles, les rois ceux voisins. Pourtant, la plus grande peur de ces colosses, biberonnés au pouvoir, reste la femme, la fille, l’épouse, la maîtresse et la putain. Toutes sont soumises d’une manière ou d’une autre au bon vouloir d’un homme, qu’il fût fils, oncle, père, frère, ou époux. Naître femme, c’est une vie qui, dès sa naissance, sera réduite à la condition programmée de son sexe, par ces derniers.

De tout temps, réelles ou imaginaires, elles seront humiliées par la calomnie, captives dans leurs foyers, détentrices d’aucun droit au sein même de leur cité, à part d’être de bonnes épouses, dociles et obéissantes, mais surtout exemplaires. Car les bonnes mères enfantent des mâles qui assurent la renommée de leur père, et réduisent au néant les possibilités d’autres reines, épouses, maîtresses, prostituées… et ainsi de suite. Car au-delà de ces rôles dévolus, aucun autre n’existe.

Les auteurs ne sont pas en reste pour reproduire, et par la même sacraliser, dans leurs textes écrits pour ceux qui leur ressemblent, des femmes réduites à un profond silence, à une inexistence omniprésente. Les femmes sont soit chiennes déclenchant des guerres à l’instar de la belle Hélène de Sparte puis de Troie, soit responsables de tous les maux du monde pour Pandore. Sorcière et infanticide pour Médée. Considérée folle pour Cassandre, Chryséis prise de guerre pour assouvir les assauts d’un homme, rendue à son père et remplacée par Briséis pour le même office est prise à Achille qui se mettra dans sa légendaire colère, tel l’enfant capricieux privé du jouet dont il jouissait. Phèdre amoureuse et calomnieuse, Clytemnestre infidèle et meurtrière, Pénélope qui patiente le retour d’un époux volage, à la merci d’une cohorte de prétendants pressés d’affirmer leur tutelle sur la reine sans époux. Arachné punie de son orgueil, Gorgone violée par Poséidon et punie de cet acte par Athéna à être transformée en un monstre hideux.

Calculatrices, perfides, charmeuses, ensorceleuses, insatisfaites, il faut les tenir enfermées pour ne pas souffrir de toutes leurs supposées faiblesses. Aristophane, le grand auteur athénien, a souvent fait état dans ses comédies de la rébellion des femmes face au pouvoir dominateur des hommes. Une parmi tant d’autres relate la manière dont celles-ci se seraient liguées pour faire cesser la guerre entre les cités de Sparte et Athènes. Sous le couvert de son verbe, l’auteur renvoie la femme à sa réductrice fonction d’objet sexuel des hommes. Elles se refuseront aux hommes, c’est alors la grève supposée du sexe, idée presque naïve à une époque où l’amour comme le pouvoir ne s’exercent presque uniquement que par la contrainte.

Les femmes jouiraient-elles donc d’une puissance sexuelle ? Les hommes craignent la sexualité des femmes, son aspect reproductible, eux ne pouvant guère répéter l’acte tant désiré à l’envi. Une fois femme prise, seule leur impuissance se dresse. Pénétrer vaut alors pour contrôler, puis enfermer et toujours brider. Autant de balivernes qui ne peuvent prendre racine que dans le terreau fragile d’un homme peu sûr de lui-même.

Oubliées alors Aspasie, Télésille d’Argos, Hydna de Scione, Arété de Cyrène, Phryné de Thespies,Hipparchia de Marneia, Agnodicé d’Athènes et beaucoup d’autres, dont le souvenir s’essouffle dans la mémoire des générations présentes et par conséquent, celles à venir. Dans l’exèdre entourant les portiques de notre bibliothèque d’Iol5, j’encourageai les lecteurs à conter leurs histoires sans omettre la part qui revenait à chaque protagoniste, fut-ce-t-elle une femme. À mes propres enfants, je contais les exploits de ces femmes, lors de nos promenades dans les allées du palais ou dans nos pérégrinations en Maurétanie.

Je n’ai jamais cherché à enjoliver leur histoire, juste leur donner l’exacte place qu’elles ont occupée et l’ensemble des actes commis, avec leur part de courage, de bonté, de force, de cruauté et d’intelligence.

Je sais, d’ores et déjà, que mon récit ne traversera pas les âges. À cela plusieurs raisons, à la tête desquelles ma filiation avec une reine maudite, mais aussi ma condition de femme et pour terminer l’éphémère durabilité des écrits soumis aux caprices du temps et des hommes, tous deux grands sculpteurs de l’avenir. Je sais également que l’élan qui me pousse à raconter ces femmes est trop intense pour y résister, si vain, puisse-t-il être. Voici donc leur récit.

II

Dans l’ombre de l’histoire

Ce rayon de miel de Lesbos est d’Érinna ;

il est agréable, le petit ouvrage,

pour peu que les Muses l’aient tout empli de miel.

Les trois cents vers qu’elle a laissés valent ceux d’Homère,

alors qu’elle n’était qu’une jeune fille de dix-neuf ans ;

par crainte de sa mère, elle se tenait près de sa quenouille,

et près de son métier, elle s’attachait au culte des Muses.

Autant Sapphô l’emporte sur Érinna dans les vers lyriques,

autant Érinna sur Sapphô dans les hexamètres.

Érinna, Anthologie Grecque, 9, 190

Au nord de la Grèce, au sein de la cité de Scione, se jouent d’étranges jeux nautiques à la faveur d’un instructeur et de son apprentie. Un père et sa fille s’exercent ainsi à la natation et plus encore à la plongée sous-marine dans le seul but de s’amuser. La pratique est fort étonnante : il est rare de savoir se baigner dans ces temps anciens. Même les équipages ne savent se mouvoir dans l’eau, ignorance qui revêt l’avantage de leur faire connaître une mort plus rapide : ne s’offre pas à eux la possibilité de s’ébrouer ou de s’épuiser à maintenir leur tête hors de l’eau, pour finir par mourir péniblement à bout de souffle. Ils s’épargnent au moins les tourments de désespoir d’une cause perdue.

Skyllias, lui, est fin nageur. Il pêche et plonge selon des méthodes ancestrales transmises depuis la nuit des temps par les pêcheurs de retour au port, grisés par le vin de Samos servi dans les tavernes à la nuit tombée. Des récits plus fabuleux les uns que les autres, monstres marins, prodiges et miracles divins, viennent combler les heures infructueuses passées sur leur esquif à attendre la prise tant attendue. Tout est à loisir d’imaginer et d’enjoliver l’art difficile et dangereux de la pêche. Des narrations dont le ton tranche radicalement avec celles de la vente de sa pêche. Le commerce ne s’encombre pas d’histoires fabuleuses, seule la monnaie sonnante et trébuchante doit faire écho. Le fantasque est audible pour les poètes et enfants prompts à l’imagination… ou à la crédulité.

C’est à la suite d’une tempête détruisant sa frêle embarcation que Skyllias, jeune pêcheur de l’île de Rhodes, alors à peine âgé de seize ans, s’était installé dans la cité de Scione. La mer huileuse s’était alors transformée, au gré des vents, en débordements houleux, des vagues plus hautes que des murs venant fracasser les embarcations au mouillage. Surpris par ces tempétueux vents, le batelet de Skyllias reculait vers le large, laissant devant lui ces remparts liquides et le privant de la vue du rivage salvateur. Dans son impulsive raison, il se jeta à l’eau, abandonnant son seul bien au dieu des mers et des tremblements de terre. De toutes ses forces, de tout son souffle, il affronta l’élément déchaîné. Chahuté en tous sens, de gauche à droite, se maintenant hors de l’eau au prix d’incroyables efforts, la rage de survivre chevillée à l’âme, il livra un combat merveilleux contre l’inéluctable fatalité de la noyade. Les dieux font parfois preuve de clémence devant la vaillance des mortels, et c’est peut-être par cet heureux miracle que ses mains s’agrippèrent au rivage écumeux. Exsangue après s’être longuement débattu contre les eaux soudainement déchaînées au péril de son existence, il avait parcouru une grande distance à la nage à la surface et sous l’eau. Effort surhumain accompli par la force d’une volonté sans faille, à l’instar d’Ulysse échouant sur les rivages d’une Phéacie salvatrice.

Inconscient sur le sable, il avait reçu l’aide du vieil Hydnos, ancien pêcheur reconverti dans l’élevage de chèvres et de brebis après avoir connu lui aussi les caprices d’une mer soumise aux colères de son dieu tutélaire. Recueilli dans la demeure de son bienfaiteur, confié aux bons soins de sa fille Arété, il avait recouvré la totalité de sa vigueur en quelques jours à peine. Skyllias était alors requinqué et bien décidé à retourner, le plus rapidement possible, naviguer et pêcher sur les mers huileuses. Il est vrai qu’il était d’une robuste composition. Il possédait un corps sculpté par les efforts physiques que demandait son dur labeur quotidien. Un véritable Apollon vivant, doté de grands yeux d’un vert profond, semblables à ces pierres insérées au sein des statues venues de l’Égypte, lointain pays aux vallées sablonneuses. Un front large, sur lequel retombaient de longues mèches blondes ondulées, contrastait avec l’ovale de son visage. Il imposait tant par sa taille haute et svelte que par sa voix profonde et grave. Dans son île natale, il n’était pas rare de voir les jeunes filles de son voisinage lui offrir des œillades bien pensées à chacun de ses retours de mer avec son père, lui aussi pêcheur.

La volonté seule ne suffit pas pour aboutir à son but, le destin est souvent attaché à l’inconnu. Pour se payer une nouvelle embarcation, Skyllias s’était rendu utile auprès d’Hydnos dans la fabrication et la vente de ses fromages. Sa fortune, comme c’est généralement l’usage, s’accomplit juste devant ses yeux et son cœur : c’est tout naturellement que Skyllias se maria avec Arété, s’installant ainsi dans la cité du père de son épouse. De cette union naquît un an plus tard, Hydna, petite fille vigoureuse et curieuse de son monde alentour, amenée à grandir selon les lois en vigueur, dictées par les hommes composant le haut conseil de la cité, législation conditionnant notamment l’attitude, le tempérament qui sied aux femmes. Elle sera donc promise à un homme dès l’âge venu, sans instruction reçue, car avant tout, maîtresse de son logis. Pourtant, Hydna semblait grandir sans la connaissance de ce destin tracé par autrui, sa joie et sa volonté d’accomplir ce qu’elle désire s’exprimaient selon sa substance. Son père avait cédé à ses demandes répétées de vouloir apprendre à nager – n’y voyant aucun obstacle à devenir une épouse fidèle par la suite –, il lui apprit dans un premier temps les rudiments de la natation. Hydna s’avéra une apprentie douée et s’exerçait sans relâche jusqu’au crépuscule des mois durant. L’acquisition d’une nage parfaite et d’une plongée sous les eaux de plus en plus profondes fut le résultat de cet effort patient et passionné.

***

Hydna était devenue une belle jeune fille de treize ans, aux traits déjà bien dessinés. Ses grands yeux verts contrastaient avec le noir de ses cheveux, les premiers hérités de son père, tandis que les seconds lui venaient de sa mère. Son corps fin et élancé semblait façonné par les Néréides6, lui permettant de faire monde d’une grâce élégante lors de ses randonnées sous-marines. Hydna était toute dévouée à sa passion de la mer, sa faculté à savoir nager et plonger lui permettait de découvrir un monde bien différent de celui de la terre ferme. Elle était tout à son plaisir d’observer le ballet d’un banc de poissons aux polychromies chatoyantes. Il lui semblait qu’ils se mouvaient selon une chorégraphie orchestrée par toutes les divinités marines que seules ces créatures aquatiques pouvaient comprendre. Les ondulations des hautes herbes sous-marines obéissaient à la danse imposée par les courants, spectacle merveilleux dans cette immensité silencieuse. Elle s’était amusée à recenser toute la faune et la flore observées lors de ses plongées. Infatigablement, au retour de ses escapades marines, après s’être rendue utile auprès de sa mère pour effectuer les tâches quotidiennes du logis, elle reproduisait, sur quelques feuilles de papyrus de basse qualité, le fruit de ses patientes observations. Elle nommait, sous chacune des reproductions, le poisson ou la plante observée. Elle s’enquérait auprès de son grand-père, de son père ou de pêcheurs, le nom à apposer sur sa reproduction, elle ne pouvait souffrir de rester sans réponse, son tempérament déterminé était connu de tous. En effet, Hydna était de ces personnes au caractère bien planté, une fois une idée arrêtée, elle mettait tout en œuvre pour parvenir à ses fins. Elle offrait de réelle disposition à l’art de la persuasion et au grand détriment de ses parents, elle ne se laissait pas imposer des arguments qu’elle ne reconnaissait pas comme justes et légitimes.

Hydna, pendant les rares fois où elle n’était pas absorbée par ces plongées quotidiennes, aimait s’amuser avec les gens de son âge, parmi lesquels le tout jeune Iolaos, qui retenait toute son attention. Le jeune homme partageait le même plaisir à passer du temps avec elle. D’ailleurs pour vivre des moments plus intimes encore, Ioalos lui avait demandé de l’initier à la nage, ce qu’elle accepta bien volontiers. Son alacrité légendaire, associée à sa faculté de se mouvoir dans l’eau, rendit ces moments aussi studieux qu’agréables au jeune couple qui commençait à se former, sous les yeux ravis de leurs familles respectives. Leur mariage eut lieu tout naturellement quelques mois plus tard, béni par les prêtres du temple d’Héra7. Le soir venu, les jeunes mariés offrirent un sacrifice aux déesses marines Thétis8 et Ino9, dans le secret espoir de pouvoir continuer à pratiquer leur loisir commun.

***

Un monde presque rêvé dont l’existence n’est qu’une parenthèse entre des contingences ourdies par les désirs expansionnistes de peuples belliqueux. La menace gronde depuis l’orient voisin, elle avance par au-delà des mers communes. Les Perses veulent entrer en territoire Hellène10, mené par un Xerxès désireux de reprendre les desseins guerriers de son père Darius, jadis défait à Marathon. La petite cité de Scione est en émoi à l’annonce de l’invasion à venir, des préparatifs de défense de la cité s’organisent, la nourriture et les boissons sont collectées et stockées dans la perspective d’un siège par les belligérants. Skyllias, reconnaissant pour la cité et les habitants l’ayant recueilli, se propose en aide à l’administrateur de la ville. Quelle aide peut apporter un simple pêcheur, si ce n’est de pêcher davantage et de sécher le fruit de son ouvrage en vue de nourrir une population s’apprêtant au pire ? Il possède pourtant un autre art, semblant futile aux yeux d’un peuple en quasi-état de guerre : la nage sur de longues distances associée à une plongée profonde qui peuvent être de précieux atouts contre un peuple naviguant. Skyllias se prépare à la hâte, sans savoir le rôle vers lequel il se dirige. Embrassant épouse et fille, il s’embarque sur un bateau plus grand qu’à l’accoutumée, au sein duquel il prend soin de déposer provisions et eau douce sous une bâche protectrice de la pluie, du soleil et des oiseaux du ciel.

Vers l’ouest, voilà la destination ! Les Perses ont mouillé leurs navires au port des Aphètes11, tandis que les Grecs sont basés de l’autre côté du détroit séparant le mont Pélion de l’île d’Eubée.

La navigation se passait pour le mieux pour l’unique matelot à bord de son embarcation, aucun vent contraire ne venant perturber son voyage vers l’ennemi. La nuit étoilée rassura le pêcheur sur la bonne direction de sa destination. La voûte céleste, parsemée d’étoiles innombrables, lui proposait une méditation sur la beauté de ce ciel nocturne ; cette immensité qui paraît si calme malgré sa démesure, tout à l’inverse des hommes, si petits et assurément démesurés. La journée passée à naviguer avait ouvert l’appétit de l’homme voguant vers cet avenir incertain. Dans un lent mouvement, il voulut soulever un pan de la bâche pour y saisir son outre d’eau, restée au frais, et un morceau de fromage séché. Un mouvement sous la bâche précéda le sien, faisant apparaître Hydna, dans toute sa candeur, offrant son visage à celui de son père, déconcerté de cette vision inattendue. La bouche restée béante ne prononça mot, un silence profond s’installa entre les deux membres de cette famille réunie.

— Je ne voulais pas te laisser partir seul affronter ces Mèdes12, dit Hydna rompant le céleste silence. Je peux, moi aussi, aider la cité qui m’a vu naître, en joignant mes forces aux tiennes. À nous deux, nous pourrons sans doute prendre part à la défense de notre cité, aux langues et aux dieux communs, contre l’envahisseur.

— Ton discours t’honore, ma fille, mais ce n’est pas là rôle pour une femme ! Je ne sais même pas ce qui m’attend là-bas et la contribution qui sera mienne. Cela est bien trop dangereux, je vais accoster sur l’île la plus proche et t’y déposer pour te mettre à l’abri. Je reviendrai te chercher à mon retour, dit Skyllias, sorti de son hébétude.

— Père, ton désir de me protéger est vénérable, mais tu me dis ton avenir incertain, quant au rôle qui sera le tien. Dans ce cas, comment peux-tu assurer de pouvoir revenir me chercher, d’une part, et d’autre part, ne serait-ce pas courir un danger plus grand que de me confier à une terre et un peuple inconnu ? Si je dois courir un danger, je veux qu’il soit de mon fait et plus encore le vivre à tes côtés ! conclut Hydna, plus déterminée que jamais.

— Certes, tu as sans doute raison, abdiqua son père, nous voguerons donc ensemble vers le couchant.

Il savait que ses arguments rencontreraient la controverse de sa fille. Le temps pressait et il n’était plus celui des palabres, d’ailleurs le propos de sa fille trouvait un écho particulier dans son cœur. En effet, Hydna était sa plus grande réussite, il l’aimait profondément et à ce moment plus précisément, elle était toute sa fierté, et préférait un éventuel naufrage avec elle, que de risquer sa vie à elle seule dans une île inconnue, pouvant faire l’objet d’une vente d’esclave, ou pire encore, subir d’abjects actes qui la déshonorerait. Hydna, quant à elle, est déterminée à ne pas obéir à une bienséance imposée par des coutumes séculaires, qui ont figé dans leurs lois la supposée fragilité des femmes. Non, pense-t-elle, certes elle est femme, mais se sait tout aussi capable d’accomplir des actes dévolus aux hommes. La guerre n’est pas responsable de cette pensée ancrée en elle, tous les actes pouvant être accomplis au service de soi et de la communauté peuvent être réalisés par aussi bien par tous les genres, féminin comme masculin. Elle en est persuadée, oh bien sûr, certains de ces actes, requiert une force physique supérieure à celle d’une femme, mais de l’union de chacune des forces peut exécuter les plus grands ouvrages.

Père et fille viennent d’arriver au large de la petite île de Skiathos, après deux jours et deux nuits de navigation où ils se sont relayés, permettant à l’un et à l’autre un peu de repos. Face à eux, deux camps se font face : les Perses aux Aphètes et les Grecs, au cap d’Artémision. Les premiers ont jeté leurs ancres pour afficher leur supériorité numérique à la vue des seconds.

Les vents seront de la bataille à venir, ils se font de plus en plus présents et viennent obscurcir le ciel, un instant plus tôt dégagé. Les nuages amoncelés, comme autant de moutons dans une prairie, sont menaçants par leurs tailles et par leurs colorations ténébreuses, gorgés d’une eau annonçant le déluge qui s’abattra sur ce monde. Les flots verticaux associés aux vents mêlés viennent déformer la surface de la mer séparant les camps adverses, les vagues se creusent, puis gonflent, les cieux grondent et sont traversés par d’immenses éclairs. Terrible tempête condamnant les deux armées à une immobilité dans leur retranchement respectif, imposée par les dieux eux-mêmes. Le moment est propice pour l’expression de l’art du père et de sa fille, c’est durant ce tumulte qu’ils accompliront leur office. Aucune place à la peur ou à l’hésitation, c’est maintenant le moment de l’action courageuse pour ces deux héros inconnus de tous, il est temps pour eux d’apporter toute l’aide possible à leurs semblables. Dans un plongeon magnifique, après avoir empli leurs pleins poumons d’air, ils fendent le plancher marin instable. Le sort en est jeté. Ils remontent à la surface pour s’accorder sur la direction à prendre. Après une nage de quatre-vingts stades13 depuis leur bateau, balancés par les flots, ralentis par le fracas des trombes d’eau s’abattant sur eux, ils arrivent auprès des navires perses. Dans cet assourdissant spectacle, ils réussissent à se répartir les tâches à accomplir ; ils plongeront sans relâche, sous le plus grand nombre de bateaux possible, pour trancher leurs amarres. Plongeant et replongeant sans cesse, Hydna et son père coupent bon nombre de corde, séparant ainsi les embarcations à leurs sereins ancrages. Il faut faire vite à présent, pour réaliser le chemin retour vers leur navire resté au mouillage, près de Skiathos. La nage est plus périlleuse encore, puisque s’ajoutent au charivari des flots, les navires ennemis qui s’entrechoquent dans une danse frénétique, avant de sombrer.

À bout de souffle et de force, c’est ensemble que père et fille retrouvent leur embarcation, fiers du devoir accompli, et surtout de l’avoir, à parts égales, effectué tous les deux. Ils restent jusqu’à la fin de la nuit sur l’île, se servant de leur bâche pour s’abriter des rafales pluvieuses qui s’abattent sur eux. C’est un spectacle inouï qui s’offre à leurs yeux, les bateaux ennemis semblent être absorbés par la mer déchaînée, les mains de Poséidon se fermant de part et d’autre sur les coques. Le bois craque en éclats, les ventres ouverts des navires sont comblés par l’élément liquide, les amenant sur les fonds marins.

Les Grecs, à la tête desquels se trouvent Thémistocle, général athénien, Eurybiade, amiral spartiate et Adimante, stratège de la cité de Corinthe, sont dans un premier temps, abasourdis et ébahis devant le spectacle cacophonique des navires Mèdes se fracassant les uns contre les autres, avant d’identifier la véritable raison de ce chaos. Hydna, accompagnée de son père, à la faveur des éléments à présent plus cléments, a navigué vers le cap où se trouvent les Grecs, sans doute soulagés par le théâtre ayant eu lieu cette nuit, leur permettant de réduire la supériorité navale de leurs adversaires. Incrédules face à ce morceau de famille surgi de nulle part, et surtout de l’exploit réalisé par une si jeune fille. Ils reçoivent le récit d’Hydna et de Skyllias comme un acte héroïque guidé par les dieux olympiens eux-mêmes. Skyllias sera félicité en héros, méritant comme un Thésée ou un Jason, libérateurs de leurs patries. D’Hydna, son courage et sa témérité seront loués, puis associés aux vertus d’Athéna, guerrière réfléchie.

Accueillis en véritables héros à Scione, le récit de l’évènement des aventures de l’un et de l’autre fera la fierté toute entière de l’île, qui se félicitera de compter parmi ces habitants de valeureux nageurs bravant les frontières de l’impossible. Arété, ne cachant pas sa fierté d’être la mère d’une fille aussi courageuse, la serra dans ses bras, non sans lui dire la peur qui était la sienne lorsqu’elle fut introuvable. Elle avait deviné qu’elle s’était embarquée sur le bateau de son père. Dans les yeux brillants et ravis d’Ioalos, se mêlaient pour lui aussi la fierté et surtout un regain d’amour pour l’épouse qu’il avait eu la chance de rencontrer. Certains disent que c’est durant la nuit du retour que leur fils fut conçu. Une statue à leur effigie sera érigée dans le très célèbre sanctuaire d’Apollon à Delphes.

Les chroniqueurs postérieurs aux évènements retiendront la bataille contre l’ennemi héréditaire, la bravoure simultanée qui se jouait non loin de là, aux Thermopyles, lieu témoin du sacrifice ultime de Léonidas et de ses trois cents hommes.

Une fois de plus, l’Histoire oubliera très vite l’exploit réalisé par une femme.14

III

D’Alexandre aux Alexandrines

Reste ici debout, javeline homicide,

et sur ta griffe de bronze

ne fais plus couler le sang des ennemis,

ne répands plus le deuil parmi eux ;

mais, au repos dans ce sanctuaire de marbre,

dans le temple élevé d’Athéna,

proclame la valeur du Crétois Echécratidas.

Anyté de Tégée

Alexandre, troisième du nom, roi de Macédoine, meurt à Babylone, laissant derrière lui un nombre considérable de nations conquises, de peuples asservis et de terres incendiées. Rien n’avait annoncé que ce roi disparaîtrait dans sa trente-troisième année15, aucun de ses généraux présents durant ses onze années de guerre n’avait anticipé ce brutal départ. Son corps est encore chaud quand les premières dissensions font jour pour se départager un immense territoire encore non agencé. Ils se feront des guerres incessantes pour contrôler cet empire sans couronne.

Dans la précipitation, des accords sont conclus à Babylone pour la répartition des nouvelles terres attribuées, qui donnera naissance à plusieurs dynastes dont le règne s’exercera par la guerre afin d’étendre plus encore leur tout nouvel empire. Les Séleucides se verront détenteurs du plus grand territoire, leur royaume s’étend de la Mésopotamie, l’ensemble de l’orient hellène et de la Syrie du Nord. Le royaume de Macédoine, terre natale d’Alexandre, échouera aux Antigonides, celui de Pergame aux Attalides. Aux Lagides l’Égypte, Chypre et une grande partie de la Syrie. C’est de ce dynaste dont moi, Cléopâtre VIII Séléné II descend. Le premier membre de ma famille en terre égyptienne est Ptolémée, fils de Lagos. Huit ans avant sa mort, Alexandre avait conquis l’Égypte en y chassant l’envahisseur Perse, gouverné alors par Darius troisième du nom. Alexandre, dans son désir de possession, cherchait une nouvelle cité à consacrer de son nom. Memphis, capitale séculaire des pharaons, ne retient pas sa faveur. Lui veut créer sa propre légende. Homère, sage et grand poète, lui apparaît alors en songe et lui indique le petit village de Rhakôtis pour y fonder sa ville nouvelle. Le poète lui récite alors ses propres vers de l’Odyssée :

Il est, en cette mer des houles, un îlot qu’on l’appelle Pharos : par-devant l’Égyptos, il est à distance que franchit en un jour nos vaisseaux creux, quand il lui souffle en poupe une brise très fraîche. On trouve dans cette île un port avec des grèves d’où peuvent se remettre à flot les fins croiseurs, quand ils ont fait de l’eau au trou noir de l’aiguade16.

La géographie se façonne selon les désirs des grands du monde. La cité était donc prête à entrer dans l’Histoire avec ce nouveau roi.

Je ne peux conter la mienne sans décrire celle de la première entité féminine qui compta pour moi : la ville elle-même. Mon nom y est pleinement rattaché, outre celui de Cléopâtre, commun à de nombreuses reines, celui de Séléné désigne l’accès de la grande voie qui traversait la cité d’est en ouest. À l’Est, la porte de Séléné et à l’ouest celle d’Hélios, nom que porte mon frère jumeau, Alexandre-Hélios.

La ville d’Alexandrie a vu le jour sur des plans. Comme toutes les nouvelles constructions, sa forme sera donnée par une chlamyde17 posée sur le sol, ses contours et ses rues par de fins traits faits avec de la farine. Une légende raconte qu’une nuée d’oiseaux de toutes les races est venue se poser et a englouti et dispersé tous les tracés de cette poudre de blé, heureux présage interprété comme de meilleurs auspices : la ville, une fois fondée, aurait en abondance toutes sortes de biens, et nourrirait un grand nombre d’habitants, venus de toutes les contrées du monde. Alexandrie bénéficie là de sa seconde légende fondatrice, à l’instar des fondations d’autres cités, comme Thèbes, édifiée par Cadmos sur le conseil de l’oracle de Delphes, de Mycènes, fondée par Persée, ou encore de Corinthe, dont Sisyphe fut le premier roi. La très puissante Rome ne fait pas exception ; elle surgira du sillon tracé par l’un des fils de la Louve, Romulus. Alexandrie, pour voir le jour, aura besoin de solides notions et théories pour envisager sa pérennité. Alexandre, alors âgé de quatorze ans, eut à Pella, le plus fameux des précepteurs en la personne du grand philosophe Aristote. Les deux hommes ont alors beaucoup appris l’un de l’autre : Alexandre bénéficiera d’une éducation guidée par la raison et pour le développement de sa culture hellène, il connaîtra les poèmes d’Homère par cœur, dont d’ailleurs les textes sur rouleaux ne le quitteront jamais. Durant cette éducation, Aristote composait son traité sur La Politique, où il pense les préceptes élémentaires à la constitution d’un État idéal. Alexandrie contenait tous ces principes théoriques et notamment la proximité avec la mer, qui revêt plusieurs avantages, au premier desquels celui de permettre une circulation fluviale favorisant les exportations et les importations. Une géographie côtière qui offre également un point de vue de choix sur l’envahisseur et la possibilité de pouvoir se défendre rapidement, ou le cas échéant, de se replier au sein des terres. Autre avantage, tout aussi important sans nul doute : la fécondité de sa terre. L’Égypte, dès son commencement, bénéficie d’une terre limoneuse au gré des crues du Nil. La ville naquit avec les concours de Dinocratès de Rhodes, architecte et urbaniste reconnu, et de Cléomène de Naucratis, administrateur de la première colonie grecque sur le sol égyptien, qui ont dessiné la cité originelle. Tout comme les grandes constructions des anciens pharaons, c’est un immense chantier où tout est construit d’un seul coup. Une fabrication selon un damier où les viaires orthogonales, de longueur et largeur, jamais connues jusqu’alors, permettent une circulation aisée de la population, des chars, la livraison de marchandises et offre l’air rafraîchissant d’un vent venu du nord. La géographie est idéale, le Nil nourricier à l’est, la méditerranée au nord et un lac navigable au sud, Alexandrie véritable porte ouverte sur tout l’écoumène18. Tout permettait à la cité d’exister et de prendre son envol ; un puissant fondateur, un manteau militaire pour carte, de la farine nourricière des peuples pour ses rues… il n’y manque qu’un dirigeant digne de cette merveille qui s’accomplit, désormais orpheline de son roi macédonien.

Mon aïeul Ptolémée premier y deviendra son nouveau roi, et pour légitimer son trône, il y amènera la dépouille du grand Alexandre pour y accomplir la prophétie d’Aristandre de Telmessos selon laquelle la terre qui accueillerait la dépouille dans lequel l’âme du souverain avait habité serait tout à fait heureuse et inattaquable à jamais19.

***

La cité d’Alexandrie se présente aussi comme un rêve porté par certains de mes ancêtres : ils ont imaginé la possibilité de créer un centre intellectuel universel où la parole du monde inscrite sur des rouleaux de papyrus serait conservée sur les étagères d’une immense bibliothèque. Tout le savoir connu contenu dans un écrin fabuleux. Alexandrie abrite, aussi, le savoir vivant au travers des plus grands penseurs, venus de toutes les nations alentour, dans son Mousseîon20. Les sciences prennent tout leur essor, la sphère terrestre y sera mesurée par Ératosthène, l’invention de la vis sans fin par Archimède ainsi que les mathématiques d’Euclide. La Koiné21, perfectionnée par Aristophane de Byzance, directeur de la bibliothèque, s’ornera d’accents, pour permettre à tous les peuples barbares et indigènes de parler le grec. La médecine, l’anatomie et la physiologie développées par Hérophile et Érasistrate, qui fonderont une école de médecine, et pratiqueront la dissection des corps humains, permettront de connaître le système nerveux, les deux hémisphères du cerveau, les différentes membranes de l’œil, et la fonction du pouls. La mécanique, l’hydraulique y seront aussi développées, permettant l’invention de machines et d’automates. Ctésibios d’Alexandrie, par son génie toujours en mouvement, créera de nombreuses inventions utiles aux hommes, comme le piston, l’hydraule, le clavier, la soupape, le monte-charge, la clepsydre, l’horloge musicale ou encore le canon à eau. Ces inventions découlant de ses découvertes sur les pressions exercées par l’air, l’eau et la vapeur, il développera aussi les transmissions des mouvements à l’aide de roues dentées. La fiabilité de ces conceptions naissantes, ajoutées à une main-d’œuvre servile, ne permettra pas la mise en application et le développement du fruit de ses recherches. L’astronomie connaît un regain de popularité – avant que les thèses proposées ne trouvent que peu d’écho par la suite – Hipparque de Nicée découvre les phénomènes des équinoxes22, observe les mouvements des astres et des éclipses. Aristarque de Samos propose un ciel en repos et conçoit une Terre en mouvement sur elle-même dansant autour du Soleil. Il calculera d’ailleurs les distances qui nous en séparent, ainsi que de la lune.

***

La construction d’une colonne pour éclairer les navires se fera sur l’île de Pharos qui sera reliée à la cité par l’heptastade23. Les côtes d’Alexandrie sont parsemées de récifs et de courants dangereux pour les navires, ce qui est incompatible avec l’importation et l’exportation des nombreuses richesses, comme le blé, le bois, le papyrus et bien sûr les rouleaux venus de toutes les cités savantes du monde connu. Le phare et le Mouseîon deviennent alors les phénix qui déploieront la grandeur d’Alexandrie sur le monde. Je sais à présent que les nouveaux pharaons en Alexandrie sont Romains et que leur intérêt est plutôt tourné vers l’expansion de leur territoire que vers l’universalité du savoir. Le Mouseîon restera figé dans son écrin Alexandrin, il fait partie intégrante de la prise de guerre. Peut-être disparaît-il, par manque de financement ou par la destruction de conflits à venir, mais je reste persuadée que subsistera la quintessence de ces édifices dédiés aux muses : l’idée humaine, couchée sur papyrus, partagée à tous les peuples de l’écoumène.

De nombreuses femmes de mon histoire ont vécu en Alexandrie, toutes les Bérénice, Arsinoé et Cléopâtre, ont à leur manière contribué à écrire l’Histoire du monde.

𓂋𓏤𓂝𓀨𓏏𓊖 Ῥακῶτις (Rhakôtis) Ἀλεξάνδρεια Alexandrie

IV

Les reines font les rois I

Anaxandrias II (560-525)

Cléomène Ier (545-490)

Gorgô (506-50)Léonidas Ier (525-480)

Pleistarkôs (470-458)

Les poussières soulevées lors de l’entraînement à la lutte viennent se coller à la peau moite et enduite d’huile de la jeune Spartiate Gorgô, fille du roi Cléomène Ier. Ajouté à cela, un soleil haut et chaud, mettant à rude épreuve les corps et les esprits. Gorgô ne se plaint pas, non pas qu’elle se l’interdit, la notion même de plainte lui est tout simplement inconnue. C’est une Spartiate ! Dans la cité de Sparte, les filles recevaient le même régime de conditionnement physique que les garçons. Rude éducation, basée sur les sports de combat et d’endurance, les privations et le dépassement de soi-même. Les corps en pleine santé des femmes assurent la défense de la cité et permettent la naissance d’enfants rigoureux. L’enseignement physique comprenait la lutte, la course à pied sur de longues et courtes distances, l’équitation, la boxe, le lancer du javelot et du disque. Les âmes étaient éduquées par le chant, la pratique d’un instrument de musique et la danse. La lecture de Sappho de Lesbos et d’Alcman était quotidienne et les jeunes élèves composaient dans le même style. L’entraînement culturel était aussi important que celui s’adressant au corps, les apports culturels et intellectuels permettaient d’enrichir et ennoblir le caractère d’une femme de Sparte.

Cette chaude fin de matinée d’été avait été le théâtre des entraînements à la lutte entre toutes les jeunes filles de la cité. Gorgô l’avait emporté sur toutes les jeunes sportives. Elle avait fait autant preuve de souplesse pour esquiver et parer les prises de ses adversaires que de force pour soulever et mettre à terre les jeunes filles, même les plus grandes et plus âgées qu’elle. Arkhéalos, son entraîneur, masquait la fierté qui était la sienne devant la bravoure de sa jeune élève de neuf ans. La féliciter aurait diminuer chez elle son humilité et risquer de développer un ego compromettant pour l’unité spartiate. L’individu n’est pas valorisé, il fait partie d’un groupe indissociable. Tout le groupe se retrouve dans un individu.

L’entraînement était terminé pour aujourd’hui, les participantes furent invitées à se remettre en propreté. Gorgô, une fois débarrassée des stigmates de l’effort fourni et des poussières collées, apparut dans toute sa superbe. Fine et élancée, de jeunes formes de future femme se devinaient sous sa tunique de tissu grossier qui lovait son corps. De taille idéale selon son âge, elle arborait une longue chevelure d’un profond noir laissée libre au vent. Un visage encore au sortir de l’enfance, faisait de Gorgô une petite fille à la beauté prometteuse. Heureux sera le mari qui s’associera à cette divine créature ! Ses yeux d’un gris troublant scrutaient tous ceux qui croisaient son regard. Associé aux fines lèvres de sa bouche légèrement dessinée se dégageait un air grave et déterminé, imposant le trouble chez la personne peu sûre d’elle.

Sur le chemin, qui la ramenait dans la maison de son père, elle croisa celui de son messager.

— Jeune princesse, votre père, le roi, vous fait demander, dit Arsitobule, avec respect et déférence.

Sans cesser de marcher, Gorgô, lui répondit laconiquement24 :

— Conduis-moi !

C’est sur l’agora de la cité que Gorgô retrouva son père et quelques membres de sa garde personnelle. Cléomène était en conciliabule avec Aristagoras de Millet, accompagné d’une petite délégation.

— Cléomène, dit Aristagoras, je suis venu à ta rencontre pour te proposer une alliance contre notre ennemi héréditaire Perse. Ce pays est riche, et sa capitale, Suse, n’est qu’à trois mois de voyage. Une invasion par surprise sera facile à mener ! Unis tes forces aux nôtres, et la gloire et la richesse s’offriront à toi et toute ta cité.

— Aristagoras, la gloire et la richesse, un Spartiate ne les recherchent pas !

Gorgô prit la parole et s’adressa directement à son père :

— Il causera ta perte, mon père, ce misérable étranger, si tu ne te dépêches pas de le chasser de notre cité !

— Il en est donc décidé ainsi ! Nous ne prendrons pas part à ton expédition !

Aristagoras s’en retourna, non sans être surpris qu’une femme ait pu prendre la parole dans une assemblée d’hommes, qui plus est si jeune ! À son plus proche conseiller, il glissa leur prochaine destination pour gonfler ses troupes : Athènes. Il sera plus facile de convaincre une assemblée d’Athéniens tout entière qu’un seul roi spartiate. Les Athéniens accepteront l’alléchante offre, et se dirigeront avec Aristagoras, vers un cuisant échec.

Cinq années après cet épisode, Gorgô fut promise au demi-frère de son père : Léonidas Ier, futur grand héros spartiate. De cette heureuse union naît un bébé vigoureux : Pleistarkhôs. Mais voilà que l’ombre hégémonique des Perses gagne les rives orientales des cités grecques. Darius Ier veut envahir les cités Hellènes et les ajouter à son empire, déjà colossal. Les Spartiates conscients du combat à venir s’enquièrent auprès de l’oracle de Delphes de la décision à prendre. Le dieu Apollon au travers de sa Pythie25, délivre un message, comme à l’accoutumée, des plus ambigu :

Pour vous, citoyens de la vaste Sparte,

Votre grande cité glorieuse ou bien sous les coups des Perséides

Tombe, ou bien elle demeure ; mais sur la race d’Héraclès,

Sur un roi défunt alors pleurera la terre de Lacédémon

Son ennemi, la force des taureaux ne l’arrêtera pas ni celle des lions,

Quand il viendra : sa force est celle de Zeus.

Non, je te le dis,

Il ne s’arrêtera pas avant d’avoir reçu sa proie, ou l’une ou l’autre

Léonidas partira vers le Nord, avec sa garde personnelle composée de trois cents Spartiates, aux Thermopyles, pour repousser ou à tout le moins ralentir l’avancée des Perses, à la tête desquels se trouve le fils de Darius : Xerxès Ier. Les deux armées se feront face avant de commencer les hostilités rapprochées.

Son épouse avant le départ, lui avait glissé les mots, outre ceux relevant de l’intime, ceux ancestraux pour le guerrier, tout en lui tendant son bouclier :

— Reviens avec lui, ou sur lui !

Se saisissant du bouclier, il lui déposa un doux baiser sur le front.

— Tu pars avec si peu d’hommes, mon roi, lui dit-elle, sachant déjà la fatale issue de ce désespéré combat.

— J’ai tous les hommes qu’il me faut, puisqu’ils vont tous mourir !

— Je sais Léonidas. Que dois-je faire ?

— Épouse un homme de valeur, et donne-lui des enfants de valeur. Adieu ma reine.

Les trois cent un Spartiates, renforcés par sept cents Thespiens, combattent jusqu’au sacrifice ultime de leurs vies pendant trois jours, face à plus de soixante-dix mille soldats-esclaves perses, pour laisser aux Grecs le temps d’organiser leur défense.

Plusieurs semaines après le combat, Philippos revient dans sa cité de Sparte. Il est le seul survivant de la garde personnelle du roi. Se présentant à sa reine, entourée de son fils et de son cousin Pausanias, il lui conta le chemin parcouru jusqu’aux Thermopyles, la trahison d’Éphialtès permettant aux Perses de prendre à revers Léonidas. Les durs combats menés à l’ombre, provoquée par la multitude des flèches décochées simultanément, obscurcissant la lumière du soleil.

— Tous sont morts, ma reine, je suis le dernier survivant. Léonidas, notre roi, m’a ordonné de quitter les combats pour te conter les faits.

— Faits héroïques ! prononça Gorgô. À présent la Grèce, va-t-elle enfin se rebeller ?

— Les Athéniens se préparent à la riposte ma reine.

— Les Athéniens ne sont valeureux que sur les peintures ornant leurs fresques !

Pausanias, grand général spartiate, demanda à la reine ce qu’elle comptait faire.

— Si les Athéniens se préparent réellement, ils vont nous envoyer une délégation pour nous demander main forte. Mettons-nous en préparatifs de guerre et nous irons à la rencontre de ces esclaves perses.

Comme prévu, une délégation athénienne s’est rendue à Sparte pour conclure une alliance guerrière contre les Mèdes. Thémistocle en faisant partie fut agréablement surpris de voir une armée déjà sur le pied de guerre. Accompagnée de son général et d’une solide armée, Gorgô se rendit à Athènes pour rejoindre les armées massées et en attente, avant de se rendre dans la baie de Salamine.

La veille au soir, un dîner était organisé par Thémistocle et son épouse. Les généraux athéniens et spartiates étaient des convives. De discussions tactiques en stratégies militaires, les conversations tournaient essentiellement autour du combat de Léonidas. Gorgô se leva et rappela certains faits, difficiles à entendre pour des hommes dédiés à l’art guerrier.

— Léonidas, mon époux, est le premier roi de Sparte à avoir trouvé la mort au combat. Il est mort, pas seulement par le nombre d’ennemis face à lui et à son armée, mais aussi par la frilosité des hommes qui n’ont pas pris part au combat. Où étiez-vous Athéniens ? Où étiez-vous Béotiens ? Où étiez-vous tout Grec que vous vous prétendez ? À présent que nous sommes tous réunis, il nous faut montrer à ces Orientaux ce dont nous sommes capables. Je conduis des hommes libres, et c’est cela qui fera la différence.

Archippe, l’épouse de Thémistocle, forte surprise par la témérité de la reine, ne put réfréner une question qui lui brûlait les lèvres depuis un bon moment :

— Reine Gorgô, l’on m’a souvent conté mille choses surprenantes sur ton peuple. Je ne sais si elles sont toutes fondées, mais force m’est de constater une qui semble vrai. M’autorises-tu une question ?

— Je t’écoute, Archippe.

— Pourquoi vous, les femmes de Sparte, êtes-vous les seules qui puissiez commander à des hommes ?

— Parce que nous sommes aussi les seules à donner naissance à des hommes !

Le combat naval eut lieu dans la baie de Salamine, près d’Athènes, les troupes attiques furent dirigées par Thémistocle et par Gorgô pour les Spartiates.