Les Années - Virginia Woolf - E-Book

Les Années E-Book

Virginia Woolf

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Beschreibung

L'histoire d'une famille anglaise, les Pargiter, qui s'étire sur trois générations, de 1880 à 1936. Les Années défilent avec en arrière-plan l'évolution rapide de la société britannique et le changement des valeurs spirituelles. Le passage du temps marque les corps et les coeurs.

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Les Années

Les Années1880189119071908191019111913191419171918Le temps présentPage de copyright

Les Années

 Virginia Woolf

1880

C’était un printemps incertain. Le temps variait sans cesse et chassait des nuages bleus et pourprés au-dessus du pays. Dans la campagne, les fermiers regardaient leurs champs avec méfiance ; à Londres, les gens ouvraient et fermaient leurs parapluies en interrogeant le ciel. Mais on doit s’attendre à ces changements-là en avril. Des milliers de commis des magasins Whiteley et de l’Army and Navy faisaient cette remarque en tendant des paquets soigneusement pliés aux dames à falbalas, debout de l’autre côté du comptoir. D’interminables processions d’acheteurs dans le quartier de l’ouest, et d’hommes d’affaires dans celui de l’est, défilaient sur les trottoirs, semblables à des caravanes en marche incessante. Du moins la comparaison s’imposait à ceux qui, pour une raison ou l’autre, s’arrêtaient un instant, soit pour mettre une lettre à la poste, soit en se plantant à la fenêtre d’un club de Piccadilly. Le flot des landaus, des victorias et des cabs s’écoulait sans arrêt, car la saison débutait. Dans les rues plus tranquilles, les musiciens ambulants lançaient leur mince filet de son, presque toujours mélancolique. Du haut des branches, ici à Hyde Park, ou là à Saint James, le pépiement des moineaux, les brusques éclats de voix intermittents de la grive amoureuse leur faisaient écho ou les parodiaient. Les ramiers des squares s’agitaient à la cime des arbres ; ils laissaient tomber une ou deux brindilles et roucoulaient leur berceuse toujours interrompue. L’après-midi, les grilles de Marble Arch et d’Apsley House étaient bloquées par des dames en robes multicolores, à tournures, et par des messieurs en jaquettes, armés de cannes et l’œillet à la boutonnière. Voici que passait la princesse ; et, sur son passage, les chapeaux se levaient. Au fond des sous-sols des longues avenues, dans les quartiers chics, les femmes de chambre en bonnets et tabliers préparaient le thé. Montée par des détours, la théière d’argent était placée sur la table ; vierges et vieilles filles, de leurs mains qui avaient pansé les plaies de Bermondsey et de Hoxton, mesuraient soigneusement une, deux, trois, quatre cuillerées de thé. Au coucher du soleil, des millions de petites flammes de gaz, dont la forme rappelait les ocelles des plumes de paon, jaillissaient dans leurs cages de verre, sans effacer, cependant, de longues traînées d’ombre sur le trottoir. La lueur des lampes et le soleil couchant se reflétaient également sur les eaux placides de Rond-Point et de la Serpentine. Des invités qui allaient dîner en ville lançaient un regard sur le charmant panorama en traversant le pont au trot des cabs. Enfin la lune se levait ; sa pièce d’argent poli, bien qu’obscurcie par des traînées de nuages, brillait sereine, sévère, ou peut-être tout à fait indifférente. Tournoyant sans hâte, comme les rayons d’un projecteur, les jours, les semaines et les années passaient les uns après les autres à travers le ciel.

Le colonel Abel Pargiter discourait, assis dans une des salles de son club, après déjeuner. Ses compagnons, enfoncés dans leurs fauteuils de cuir, étaient du même type que lui. Anciens militaires ou fonctionnaires retraités, ils pouvaient, à l’aide de vieilles plaisanteries et d’anecdotes, faire revivre leur passé aux Indes, en Afrique et en Égypte. Par une transition naturelle, ils en étaient venus au présent. Il s’agissait d’un rendez-vous, un rendez-vous éventuel.

Brusquement, le plus jeune et le plus élégant des trois se pencha en avant. Hier, il avait déjeuné avec… Ici le causeur laissa tomber sa voix. Les deux autres s’inclinèrent vers lui. D’un geste bref de la main, le colonel Abel congédia le garçon qui enlevait les tasses à café. Les trois têtes chauves et grisonnantes se tinrent un instant rapprochées, puis le colonel Abel se renversa dans son fauteuil. La lueur de curiosité qui avait passé dans leurs regards à tous quand le major Elkin avait commencé son récit s’était complètement effacée de sa propre physionomie. Il tenait les yeux fixés devant lui, des yeux bleus vifs, un peu crispés, et plissés aux coins, comme s’il leur fallait encore se protéger contre la lumière éblouissante de l’Orient ou éviter la poussière. Une pensée avait frappé le colonel, elle enlevait tout intérêt à ce que disaient ses amis et, même, le rendait désagréable. Il se leva, vint à la fenêtre et abaissa son regard sur Piccadilly. Le cigare à la main, il voyait d’en haut défiler le sommet des omnibus, des cabs, des victorias et des landaus. Il prit un air détaché ; il avait lâché tout ça. Et tandis qu’il considérait cette agitation, une ombre se figea sur son beau visage rouge. Une idée lui venait soudain, une question à poser ; il se retourna, mais ses amis s’étaient dispersés. Elkin se dépêchait déjà de passer la porte, Brand s’éloignait pour parler à un autre interlocuteur. Le colonel Pargiter ferma les lèvres sur les paroles qu’il aurait pu prononcer et retourna à la fenêtre qui dominait Piccadilly. Dans la rue encombrée, chacun, semblait-il, avait un but en vue. Chacun se hâtait vers quelque rendez-vous. Les dames elles-mêmes, qui parcouraient Piccadilly au trot de leurs victorias et de leurs coupés, allaient vers des occupations précises. Les gens rentraient à Londres et s’installaient pour la saison. Mais en ce qui concernait le colonel Pargiter la saison n’existait pas, il ne pouvait rien faire. Sa femme était mourante, et elle ne mourait pas. Elle allait mieux aujourd’hui, irait plus mal demain ; une nouvelle infirmière venait, et cela continuerait ainsi. Il ramassa un journal, en tourna les pages. La façade ouest de la cathédrale de Cologne s’offrit à sa vue, il la considéra puis il lança le journal au milieu des autres. Un de ces jours – euphémisme dont il se servait pour désigner le temps où sa femme serait morte – il renoncerait à Londres ; il songea qu’il habiterait la campagne. Mais il avait sa maison, ses enfants, et aussi… son expression changea, s’éclaira, tout en devenant un peu furtive, gênée.

Il lui restait quand même un endroit où aller. Il avait gardé cette certitude au fond de sa pensée, pendant les commérages de ses amis. Et lorsqu’il s’était retourné pour ne plus trouver personne, il avait pu appliquer ce baume sur sa plaie. Il irait chez Mira ; Mira du moins serait heureuse de le voir. Et c’est ainsi qu’au sortir du club, au lieu de se diriger à l’est comme les hommes d’affaires, ou vers l’ouest du côté de sa maison d’Abercorn Terrace, il prit un sentier durci, à travers Green Park, qui conduisait à Westminster. L’herbe était très verte ; les feuilles commençaient à percer ; de petites griffes, comme des griffes d’oiseaux, se pressaient hors des branches ; tout était scintillant, animé ; l’air avait un parfum propre, vivifiant. Mais le colonel Pargiter ne voyait ni le gazon ni les arbres. Il marchait à grands pas dans le parc, son pardessus bien boutonné, le regard fixé droit devant lui. Arrivé à Westminster, il fit halte. Ce côté de l’affaire ne lui plaisait pas. Il s’arrêtait chaque fois qu’il approchait de l’étroite rue écrasée par l’énorme masse de l’abbaye, la rue aux petites maisons minables, dont les fenêtres s’ornaient de rideaux jaunes et de cartes collées à la vitre, la rue où le marchand de gâteaux semblait toujours agiter sa sonnette, où les enfants criaient et sautillaient de chaque côté des raies blanches tracées à la craie sur le trottoir. Le colonel lança des coups d’œil à droite et à gauche, puis il s’avança d’un pas très vif jusqu’au numéro 30. Il sonna, le regard rivé sur la porte, la tête un peu penchée. Il ne tenait pas à être vu sur ce seuil. Il n’aimait pas qu’on le fît attendre. Il n’aimait pas que Mrs. Sims vînt lui ouvrir. On sentait toujours une odeur dans la maison, on voyait toujours du linge sale pendu sur une corde dans le jardin du fond. Il monta l’escalier d’un pas lourd, l’air maussade et entra dans le salon.

Personne ne s’y trouvait ; il venait trop tôt. Ses yeux erraient autour de la pièce avec déplaisir. Trop de bibelots s’entassaient partout. Il ne s’y sentait pas à sa place, par trop volumineux lorsqu’il se dressa de toute sa hauteur devant la cheminée drapée, en face d’un écran sur lequel était peint un martin-pêcheur posé sur des roseaux. Des pas pressés s’affairaient sur le plancher au-dessus. N’est-elle pas seule ? se demanda-t-il en prêtant l’oreille. Des enfants criaient au-dehors, dans la rue. C’était sordide, mesquin, sournois. Un de ces jours, se dit-il… mais la porte s’ouvrit et laissa passer Mira, sa maîtresse.

« Oh ! Bogy chéri ! » s’écria-t-elle. Ses cheveux étaient en désordre ; elle avait un air poussiéreux, mais elle était beaucoup plus jeune que lui et paraissait sincèrement heureuse de le voir. Le petit chien bondissait sur elle.

« Lulu, Lulu, fit-elle en attrapant le chien d’une main tandis qu’elle portait l’autre à ses cheveux. Viens, laisse oncle Bogy t’examiner. »

Le colonel s’installa dans le fauteuil d’osier qui grinça. Elle lui posa le chien sur les genoux. Derrière une des oreilles de l’animal, il y avait une tache rouge. De l’eczéma peut-être. Le colonel mit son lorgnon et se pencha pour regarder l’oreille. Mira embrassa son amant dans le cou, à l’endroit où le col s’arrête. Puis le lorgnon tomba. Elle s’en saisit et le plaça sur le museau du chien. Le vieux colonel était mal en train, aujourd’hui. Quelque chose n’allait pas dans ce monde mystérieux des clubs et de la vie familiale dont il ne lui parlait jamais. Il était arrivé avant qu’elle ne fût coiffée, ce qui était fâcheux. Mais son devoir était de le distraire. Alors elle se trémoussa, de-ci de-là. Son embonpoint croissant lui permettait encore de se glisser entre la table et le fauteuil ; elle repoussa l’écran, et sans donner au colonel le temps d’intervenir, elle mit une allumette sous le maigre feu de ce garni. Ensuite elle se pencha sur le bras du fauteuil.

« Oh ! Mira ! dit-elle, avec un coup d’œil au miroir, en changeant ses épingles de place, quelle horrible désordonnée tu fais ! » Elle lâcha une longue mèche qu’elle laissa pendre sur ses épaules. Ses cheveux aux reflets dorés étaient beaux encore, bien qu’elle approchât de la quarantaine et que, à dire vrai, elle eût une fille de huit ans en pension chez des amis, à Bedford. Les cheveux se dénouèrent d’eux-mêmes, entraînés par leur poids, et Bogy, à cette vue, se pencha pour les embrasser. Un orgue de Barbarie se mit à jouer au bas de la rue, où tous les enfants se précipitèrent, ce qui produisit un silence immédiat. Le colonel caressa la nuque de Mira ; sa main qui avait perdu deux doigts explora un peu plus bas, à l’endroit où le cou rejoint les épaules. Mira se glissa à terre et appuya le dos contre le genou de son amant.

On entendit un craquement sur l’escalier ; quelqu’un frappa comme pour les avertir de sa présence. Aussitôt Mira rassembla ses cheveux, se leva et referma la porte sur elle.

Le colonel, qui était méthodique, examina encore l’oreille du chien. Était-ce de l’eczéma ? Ou n’était-ce pas de l’eczéma ? Il considéra la tache rouge, puis il remit le chien sur ses pattes dans le panier et attendit. Ce chuchotement prolongé sur le palier ne lui plaisait pas. Mira revint enfin ; elle paraissait préoccupée, ce qui lui donnait l’air vieux. Elle fureta sous les coussins, les housses. Elle voulait son sac, disait-elle. Où avait-elle mis son sac ? Au milieu de tant d’objets épars, il pouvait se trouver n’importe où. C’était un sac mince, sentant la misère, qu’elle découvrit sous les coussins, dans un coin du canapé. Elle le tourna sens dessus dessous. Lorsqu’elle le secoua, des mouchoirs, des bouts de papier tordus s’en échappèrent, avec des pièces d’argent et de bronze. Mais une pièce d’or aurait dû s’y trouver, dit-elle. « Je suis sûre que j’en avais une, hier, murmura-t-elle.

– Combien ? » demanda le colonel.

Cela se montait à une livre – non, à une livre, huit shillings et six pence, et elle marmotta quelque chose à propos de la blanchisseuse. Le colonel fit glisser de son étui d’or deux pièces d’une livre, pour les lui donner. Elle les emporta et les chuchotements reprirent sur le palier.

La blanchisseuse… ? se disait le colonel en promenant son regard autour de lui. C’était un petit trou misérable ; mais il se savait tellement plus âgé que sa maîtresse qu’il ne trouva pas à propos de l’interroger sur la blanchisseuse. Mira était là de nouveau. Elle traversa bien vite le salon et s’assit par terre, la tête appuyée au genou du colonel. Le feu hésitant, qui avait vacillé faiblement, s’était éteint. « Laissez-le, dit-il avec impatience lorsqu’elle s’empara du tisonnier. Laissez-le s’éteindre. » Elle lâcha le tisonnier. Le chien ronflait, l’orgue de Barbarie jouait. La main du colonel reprit sa promenade du haut en bas du cou de Mira ; les doigts entraient et sortaient des cheveux épais. Dans cette petite pièce, si proche des autres maisons, le crépuscule tombait rapidement, et les rideaux étaient à demi fermés. Il l’attira à lui, il l’embrassa sur la nuque, puis sa main qui avait perdu deux doigts explora un peu plus bas, là où le cou rejoint les épaules.

Une averse subite frappa le pavé et les enfants qui entraient et sortaient en sautillant de leur cage de craie s’enfuirent chez eux. Le vieux chanteur qui se dandinait sur le trottoir, une casquette de marin allègrement plaquée en arrière sur le crâne, et qui chantait à pleine voix : « Comptez vos bienfaits, comptez vos bienfaits… », releva le col de sa veste et se mit à l’abri sous l’auvent d’un café, d’où il termina ses injonctions : « Comptez vos bienfaits. Comptez-les tous. » Puis le soleil se reprit à briller et sécha le pavé.

« Elle ne bout pas », dit Milly Pargiter en examinant la bouilloire du thé. Milly était assise à une table ronde, dans le salon qui donnait sur la façade d’Abercorn Terrace. « Elle est loin de bouillir », dit-elle encore. C’était une antique bouilloire de cuivre dont les ciselures, à demi effacées, représentaient des roses. Une maigre flamme vacillante s’élevait et s’abaissait sous la panse de cuivre. La sœur de Milly, Delia, guettait elle aussi la flamme, du fauteuil où elle se prélassait à côté de Milly. « Est-ce indispensable qu’elle bouille ? » demanda-t-elle au bout d’un moment, avec nonchalance, comme si elle n’attendait pas de réponse, et Milly n’en donna aucune. Toutes les deux regardaient en silence cette petite flamme errer sur le toupet de la mèche jaune. D’autres personnes semblaient attendues d’après le nombre d’assiettes et de tasses préparées, mais à ce moment-là les deux sœurs se trouvaient seules. Le salon était encombré de meubles. En face d’elles une vitrine hollandaise portait de la porcelaine bleue sur ses étagères et le soleil de cette fin d’après-midi d’avril semait sur le verre des taches brillantes. Au-dessus de la cheminée une jeune femme aux cheveux roux, vêtue de mousseline blanche, un panier de fleurs sur les genoux, leur souriait dans son cadre.

Milly prit une épingle à cheveux dans son chignon et effilocha la mèche pour agrandir la flamme.

« Mais ça ne sert à rien », fit Delia, impatientée, en l’observant. Elle s’agitait. Tout semblait prendre un temps interminable. Puis Crosby entra, elle proposa de descendre la bouilloire à la cuisine. Milly refusa. Comment pourrais-je mettre fin à toutes ces niaiseries, ces vétilles ? songeait Delia en tapotant la table avec un couteau, le regard fixé sur la maigre flamme que sa sœur taquinait avec une épingle à cheveux. Un chant de moustique s’éleva, plaintif, sous la bouilloire ; mais au même instant la porte s’ouvrit encore une fois, brusquement, livrant passage à une petite fille en robe rose, bien raide.

« Il me semble que Nurse aurait pu te mettre un tablier propre », dit Milly d’un air sévère, copiant l’attitude d’une grande personne. Le tablier avait une tache verte comme si l’enfant venait de grimper aux arbres.

« L’autre n’est pas revenu de la lessive », répondit Rose, la fillette, d’un ton bourru. Elle regarda la table, il ne fallait pas encore songer au thé.

Milly appliqua de nouveau l’épingle à la mèche. Delia s’appuya au dossier de son fauteuil et tourna la tête pour regarder dehors. De sa place, elle apercevait les marches de la porte d’entrée.

« Allons, voilà Martin », fit-elle, morose. La porte battit ; des livres claquèrent sur la table du hall, et Martin, un garçon de douze ans, entra à son tour. Il avait les cheveux roux de la jeune femme du portrait ; mais ils étaient en désordre.

« Va te peigner, fit Delia sévèrement. Tu as tout le temps, ajouta-t-elle. L’eau ne bout pas encore. »

Ils regardèrent tous la bouilloire. Elle continuait son chant mélancolique, à peine perceptible, tandis que la petite flamme tremblotait sous la panse de cuivre qui se balançait.

« Au diable la bouilloire, dit Martin en se détournant brusquement.

– Maman n’aimerait pas t’entendre parler comme ça. » Milly le grondait en affectant le ton d’une personne plus âgée. Leur mère était malade depuis si longtemps que les deux sœurs tâchaient en effet d’imiter sa manière d’être avec les enfants. La porte s’ouvrit une fois de plus.

« Le plateau, Miss… », dit Crosby ; les mains occupées par le plateau, elle maintenait du pied le battant de la porte.

« Le plateau, qui va le monter ? dit Milly, copiant toujours une grande personne qui veut montrer du tact avec les enfants. Pas toi, Rose. Il est trop lourd. Laisse Martin s’en charger ; tu pourras l’accompagner. Mais ne reste pas. Dis simplement à maman ce que tu as fait, et puis cette bouilloire… cette bouilloire… »

Elle enfonça une fois de plus l’épingle dans la mèche. Le bec en serpent émit une mince bouffée de vapeur qui, intermittente tout d’abord, augmenta d’intensité, jusqu’à devenir un jet puissant, au moment même où l’on entendit des pas dans l’escalier.

« Elle bout ! s’écria Milly. Elle bout ! »

Ils mangèrent en silence. D’après les jeux de lumière reflétés sur le verre de la vitrine hollandaise le soleil devait apparaître et disparaître tour à tour. Parfois, une coupe brillait d’un bleu profond, puis devenait livide. Des lueurs furtives se déposaient sur les sièges de la pièce voisine. Ici, on voyait un dessin ; là, une plaque dénudée. La beauté existe quelque part, songeait Delia, et la liberté, et lui aussi existe, sa fleur blanche à la boutonnière… Mais une canne grinça dans le hall.

« Voilà papa », s’écria Milly, les mettant en garde.

Aussitôt Martin se tortilla hors du fauteuil paternel ; Delia se redressa, et Milly avança bien vite une grande tasse semée de roses qui ne ressemblait pas aux autres. Le colonel, du seuil de la porte, examina le groupe d’un air assez hostile. Ses petits yeux bleus en faisaient le tour, comme pour prendre quelqu’un en faute. Il n’y avait rien à redire pour le moment, mais il était de mauvaise humeur. Ses enfants s’en doutaient, avant qu’il n’eût parlé.

« Petite canaille barbouillée », fit-il en passant devant Rose. Il lui pinça l’oreille. Elle étendit aussitôt la main sur la tache de son tablier.

« Ça va bien pour maman ? » demanda-t-il en se laissant tomber tout d’une pièce dans le grand fauteuil. Il détestait le thé ; mais il en sirotait toujours un peu dans l’énorme vieille tasse qui avait appartenu à son père. Il l’éleva et en but une gorgée, par devoir.

« Et comment vous êtes-vous comportés ? » demanda-t-il.

Il promenait autour de lui ce regard brumeux, mais aigu, qui pouvait être bienveillant, mais qui, ce soir, était maussade.

« Delia a pris sa leçon de musique, j’ai été chez Whiteley… » Milly avait l’air d’une enfant qui récite sa leçon.

« Ah ! Tu viens encore de dépenser de l’argent ! observa son père avec vivacité, mais sans rudesse.

– Non, papa. Je te l’avais dit. Ils se sont trompés dans l’envoi des draps.

– Et toi, Martin ? demanda le colonel en coupant court aux explications de sa fille. En queue de la classe, comme d’habitude.

– En tête ! s’écria Martin, lançant ces mots comme s’il ne les avait retenus jusqu’ici qu’avec peine.

– H’m ! pas possible », fit son père, dont l’humeur sombre se détendit un peu. Il enfonça sa main dans la poche de son pantalon et en retira une poignée de pièces d’argent. Les enfants le regardaient alors qu’il cherchait à extraire six pence de ce tas de florins. Il avait perdu deux doigts de la main droite dans la révolte des cipayes et les muscles s’étaient rétractés, si bien que cette main ressemblait à la griffe d’un vieil oiseau. Il farfouillait et s’agitait, mais ses enfants n’osaient pas lui venir en aide car il avait toujours voulu passer outre à son infirmité. Les moignons luisants des doigts mutilés fascinaient Rose.

« Voilà pour toi, Martin », finit-il par dire en tendant six pence à son fils ; puis il prit une autre gorgée de thé et s’essuya la moustache.

« Où donc est Eleanor ? » demanda-t-il au bout d’un moment, comme pour rompre le silence.

Milly lui rappela que c’était le « jour du Grove ».

« Ah ! Le jour du Grove », marmotta le colonel ; il fit tournoyer le sucre au fond de sa tasse ; il semblait vouloir la briser.

Delia tenta une remarque : « Ces chers vieux Levy », dit-elle, mais elle n’osait trop s’aventurer, à cause de l’humeur du colonel, bien qu’elle fût sa préférée.

Il garda le silence.

« Bertie Levy a six doigts à un pied », fit Rose tout à coup, de sa voix flûtée. Les autres se mirent à rire, mais le colonel les arrêta net.

« Dépêche-toi, et va faire tes devoirs, mon garçon, dit-il en regardant Martin qui mangeait toujours.

– Laisse-le finir son thé, papa, dit Milly, qui imitait encore les manières d’une grande personne.

– Et la nouvelle infirmière ? demanda le colonel, en tambourinant sur le bord de la table. Est-elle arrivée ?

– Oui… », commençait à dire Milly, mais il y eut un frou-frou dans le hall et Eleanor entra, au soulagement général, surtout à celui de Milly qui leva les yeux en songeant : Dieu merci, voilà Eleanor – la pacificatrice, la conciliatrice, le tampon entre moi et les passions, les disputes familiales. Elle adorait sa sœur. Elle l’aurait qualifiée de déesse et revêtue d’une beauté qui ne lui appartenait pas, de vêtements qui n’étaient pas les siens, si Eleanor n’avait pas porté une pile de petits livres tachés et une paire de gants noirs. Protège-moi, disait Milly, en lui tendant sa tasse, moi qui ne suis qu’une souris, un petit bout de fille, incapable, opprimée, comparée à Delia qui obtient toujours ce qu’elle veut, tandis que moi je me fais attraper par papa qui est grognon, je ne sais pourquoi. Le colonel sourit à Eleanor, et le chien roux lui-même, couché sur le tapis du foyer, leva la tête et agita la queue, comme s’il reconnaissait en celle qui entrait une de ces femmes qui vous donnent toute satisfaction, car elles vous apportent un os mais se lavent les mains ensuite. C’était l’aînée des filles ; elle avait environ vingt-deux ans et sans passer pour une beauté, elle était saine, et, malgré sa lassitude présente, d’un naturel heureux.

« Je regrette d’être en regard, dit-elle. J’ai été retenue et je ne m’attendais pas à… » Elle regarda son père.

« Je me suis libéré plus tôt que je ne pensais, fit-il vivement. La réunion… »

Il s’arrêta net. Il s’était encore disputé avec Mira.

« Et comment se comporte ton Grove ? ajouta-t-il.

– Oh ! mon Grove… », fit-elle, mais Milly lui apportait le plat couvert. « J’ai été retenue », ajouta-t-elle, en se servant. Elle se mit à manger et l’atmosphère se détendit.

« Maintenant, papa, raconte-nous », fit hardiment Delia – elle était la préférée –, « ce que tu es devenu. Est-ce que tu as eu des aventures ? »

La remarque était malencontreuse.

« Un vieil encroûté comme moi n’a plus d’aventures », répondit le colonel, d’un ton acerbe. Il se remit à moudre les grains de sucre contre les parois de sa tasse. Puis il parut se repentir de sa rudesse ; il réfléchit un instant.

« J’ai rencontré ce vieux Burke, au club ; il m’a demandé de lui amener une de vous, à dîner ; Robin est de retour, en permission, a-t-il dit. »

Le colonel termina son thé. Quelques gouttes tombèrent sur sa petite barbe pointue. Il tira son vaste mouchoir de soie et s’essuya le menton avec impatience. Eleanor, assise sur sa chaise basse, surprit une curieuse expression d’hostilité entre ses sœurs. Mais elles ne se disaient rien. Elles continuèrent à manger et à boire jusqu’au moment où le colonel, levant sa tasse, la trouva vide et la posa d’un geste ferme, avec un petit cliquetis. La cérémonie du thé avait pris fin.

« À présent, mon garçon, va-t’en terminer ta préparation », dit le colonel à son fils.

Martin retira la main qui se tendait vers une assiette.

« Allons, file », répéta le colonel, d’un ton d’autorité. Martin se leva et s’en alla, laissant traîner sa main sur les chaises et les tables, comme pour retarder sa sortie. Il claqua la porte avec force derrière lui. Le colonel, debout, se dressa au milieu de ses enfants, sanglé dans sa redingote étroitement boutonnée.

« Il faut que je sorte, moi aussi », dit-il. Mais il s’arrêta un instant, ne sachant où aller, semblait-il. Il se tenait, bien raide, au milieu d’eux, comme s’il avait un ordre à donner, mais il n’en trouvait aucun, à ce moment précis. Puis il se souvint.

« Je voudrais que l’une de vous pense à écrire à Edward, fit-il s’adressant à ses filles, indifféremment. Dites-lui d’écrire à maman.

– Oui », répondit Eleanor.

Il s’acheminait vers la porte, mais il s’arrêta.

« Et faites-moi signe quand maman voudra me voir. » Il s’interrompit et pinça l’oreille de sa plus jeune fille : « Petite canaille barbouillée », fit-il en montrant la tache du tablier. Rose étendit aussitôt sa main pour la cacher. À la porte, il s’arrêta encore. Ses doigts tâtonnaient, agitaient le loquet :

« N’oubliez pas, dit-il, d’écrire à Edward. » Enfin, ayant tourné le loquet, il disparut.

Elles gardèrent le silence. Eleanor sentit quelque chose de tendu dans l’atmosphère. Elle prit un des petits livres qu’elle avait laissé tomber sur la table et l’ouvrit sur son genou. Mais elle n’y posa pas les yeux. Son regard se fixa, un peu distrait, vers la pièce à côté. Les arbres bourgeonnaient dans le jardin du fond. Il y avait de petites feuilles – des feuilles en forme d’oreilles sur les buissons. Le soleil luisait, intermittent ; il brillait, il s’éloignait, il éclairait tantôt ceci, tantôt…

« Eleanor », dit Rose, intervenant. Son attitude rappelait drôlement celle de son père.

« Eleanor, répéta-t-elle à voix basse, car sa sœur ne l’écoutait pas.

– Qu’y a-t-il ? demanda Eleanor en se retournant.

– Je voudrais aller chez Lamley », dit, Rose.

Elle était l’image même de son père, debout, les mains derrière le dos.

« C’est trop tard pour Lamley, répondit Eleanor.

– Ils ne ferment pas avant sept heures, dit Rose.

– Alors demande à Martin de t’accompagner. »

La petite fille se dirigea lentement vers la porte et Eleanor reprit son livre de comptes.

« Mais tu n’iras pas seule, Rose, tu m’entends », répéta-t-elle, en levant les yeux au-dessus de ses chiffres, au moment où la fillette atteignait la porte. Rose fit un signe de tête sans mot dire, et disparut.

Elle monta l’escalier. Elle fit halte, un instant, devant la chambre de sa mère et renifla l’odeur à la fois âcre et doucereuse qui semblait s’accrocher aux pots, aux timbales et aux bols à couvercle, posés sur la table, en dehors de la pièce. Rose continua à monter, elle s’arrêta à la porte de la salle d’étude. Elle ne voulait pas entrer car elle s’était disputée avec Martin. La querelle avait commencé à propos d’Erridge et du microscope, et avait continué sur le massacre des chats de Miss Pym, à côté. Mais Eleanor lui avait recommandé de demander à Martin de l’accompagner. Rose ouvrit la porte.

« Eh là, Martin… », fit-elle, tout d’abord.

Il était assis à une table et marmottait, un livre appuyé devant lui. Du grec, ou peut-être du latin.

« Eleanor veut… », dit-elle en observant la rougeur de son frère, sa façon de refermer la main sur un bout de papier, comme s’il se préparait à en faire une boulette, « elle veut que je te demande… », puis Rose se raidit, le dos contre le montant de la porte.

Eleanor s’appuya en arrière, dans son fauteuil. Le soleil à cette heure-là donnait sur les arbres, dans le jardin du fond. Les bourgeons commençaient à gonfler. La clarté printanière faisait ressortir l’usure de l’étoffe des sièges. Le grand fauteuil de son père avait une tache sombre à l’endroit où il reposait sa tête. Mais quelle quantité de fauteuils, quelle pièce vaste, aérée, à côté de cette chambre où la vieille Mrs. Levy… Milly et Delia restaient toutes les deux silencieuses. Eleanor se rappela l’histoire du dîner. Laquelle irait ? Elles en avaient envie l’une et l’autre. Si seulement, au lieu de les traiter en bloc, au lieu de dire : « Amenez une de vos filles », les gens avaient demandé : « Amenez Eleanor », ou bien : « Amenez Milly ». Alors il n’y aurait pas eu à discuter.

« Eh bien, déclara brusquement Delia, je vais… »

Elle se leva comme si elle se dirigeait vers un endroit précis. Mais elle s’arrêta. Puis elle se mit à la fenêtre qui donnait sur la rue. Les maisons, de l’autre côté, avaient toutes les mêmes petits jardins, les mêmes marches, les mêmes piliers, les mêmes fenêtres en saillie. À cette heure-là tandis que le crépuscule tombait, elles prenaient un aspect spectral, perdaient de leur substance dans la pénombre. On allumait les lampes ; une lumière brilla dans un salon, en face ; puis, les rideaux tirés, la pièce disparut. Delia regardait ce qui se passait au-dehors. Une femme du peuple poussait une voiture d’enfant ; un vieillard s’en allait clopin-clopant, les mains derrière le dos. La rue demeura vide ; bientôt, un cab la descendit au bruit de ses grelots. L’intérêt de Delia s’éveilla. Le cab s’arrêterait-il à leur porte, ou non ? Elle le surveilla attentivement, mais à son grand regret, le cocher agita ses rênes, le cheval continua en bronchant et le cab fit halte deux portes plus bas.

Delia se retourna : « Une visite pour les Stapleton », s’écria-t-elle. Milly vint rejoindre sa sœur. Ensemble, par la fente des rideaux, elles suivirent des yeux le jeune homme en chapeau haut de forme qui descendait de voiture. Il leva la main pour payer le cocher.

« Ne vous laissez pas surprendre en train d’épier », leur recommanda Eleanor. Le jeune homme montait les marches en courant. Il entra dans la maison. La porte se referma sur lui et le cab s’en alla.

Mais les deux jeunes filles restèrent à leur place, les yeux sur la rue. Les crocus fleurissaient, jaunes et violets, dans les jardins en façade ; les amandiers et les troènes étaient pointillés de vert. Une rafale soudaine s’engouffra dans la rue ; elle chassa un morceau de papier le long du trottoir et un petit tourbillon de poussière sèche lui courut après. Au-dessus des toits s’étendait un de ces couchers de soleil de Londres, rouges et changeants, qui allument dans chaque fenêtre, l’une après l’autre, des flambées d’or. Cette soirée de printemps avait quelque chose de sauvage ; même ici à Abercorn Terrace la lumière variait, passait de l’or au noir, du noir à l’or. Delia laissa tomber le rideau ; elle se retourna et vint au milieu du salon en disant tout à coup :

« Oh ! mon Dieu ! »

Eleanor, qui s’était remise à ses livres, leva la tête, troublée :

« Huit fois huit, dit-elle tout haut. Que font huit fois huit ? »

Elle mit son doigt sur la page pour marquer l’endroit et regarda sa sœur. Debout, la tête rejetée en arrière et les cheveux rouges sous la lueur du couchant, elle paraissait hardie, et même belle à cet instant. À côté, Milly semblait couleur de souris, indéfinissable.

« Voyons, Delia, dit Eleanor en fermant son livre ; tu n’as qu’à attendre… » Elle voulait dire jusqu’à la mort de maman, mais elle ne put prononcer ces mots.

« Non, non, non, répondit Delia en étirant les bras, c’est sans espoir… » Elle s’interrompit. Crosby entrait. Elle portait un plateau. Un à un, avec un petit tintement exaspérant, elle y déposa les tasses, les assiettes, les couteaux, les pots de confitures, les plats de gâteaux et de tartines. Puis elle sortit, tenant avec précaution le plateau en équilibre devant elle. Il y eut un silence. Elle revint, plia la nappe et remit les tables à leur place. Après un nouveau temps d’arrêt, elle apporta deux lampes à abat-jour de soie. Elle en mit une dans la pièce du devant et l’autre dans celle du fond. Puis, faisant craquer ses souliers bon marché, elle se dirigea vers la fenêtre et ferma les rideaux. Ils glissèrent avec un cliquetis familier le long de la tringle de cuivre et bientôt des plis de peluche lie-de-vin, lourds et sculptés, masquèrent les croisées. Lorsque Crosby eut fermé les rideaux des deux pièces, un profond silence parut tomber sur le salon. Le monde extérieur semblait entièrement retranché derrière une masse. Au loin, du bas de la rue suivante, on entendait monter la voix monotone d’un marchand ambulant ; les fers pesants des chevaux de camion martelaient sans hâte l’avenue. Les roues broyèrent le sol, puis le bruit s’évanouit et le silence fut complet.

Deux cercles de lumière jaune tombèrent des lampes. Eleanor tira son fauteuil sous l’un d’eux, baissa la tête et poursuivit la partie de son travail qu’elle gardait toujours pour la fin parce qu’il lui déplaisait par trop – elle additionnait des chiffres. Ses lèvres remuaient et son crayon marquait des points sur le papier à mesure qu’elle ajoutait huit à six, cinq à quatre.

« Là ! s’écria-t-elle enfin. C’est fini. Je vais maintenant auprès de maman. »

Elle se baissa pour ramasser ses gants.

« Non, dit Milly, lançant de côté une revue qu’elle venait d’ouvrir, j’irai. »

Delia surgit tout à coup de la pièce du fond dans laquelle elle rôdait.

« Je n’ai absolument rien à faire, dit-elle d’un ton bref. C’est moi qui irai. »

Elle monta l’escalier, marche par marche, très lentement. Elle s’arrêta à la porte de la chambre à coucher, en face de la table chargée de pots de verre. L’âcre et doucereuse odeur de maladie lui causait un peu de malaise. Elle n’avait pas le courage d’entrer. Par la lucarne, au fond du couloir, elle apercevait de légères bouclettes de nuages couleur de flamant rose, en suspens contre un ciel bleu pâle. Après la pénombre du salon, ses yeux étaient éblouis. Il semblait que la lumière l’immobilisait à cette place. Puis des voix d’enfants lui parvinrent du palier au-dessus. Martin et Rose se disputaient.

« Alors, ne viens pas ! » criait Rose. Une porte battit. Delia attendit un instant, aspira profondément, regarda une fois de plus le ciel de feu et frappa à la porte de la chambre.

L’infirmière se leva doucement, un doigt sur les lèvres, et sortit. Mrs. Pargiter dormait. Elle reposait dans un creux de l’oreiller, une main sous sa joue. Elle gémissait un peu, comme si elle errait dans un monde où, même pendant le sommeil, de légers obstacles lui barraient le chemin. Elle avait un visage lourd, boursouflé, la peau semée de taches brunes et ses cheveux, jadis roux, étaient devenus blancs, sauf par plaques où quelques mèches paraissaient trempées dans du jaune d’œuf. Elle ne portait pas de bagues, en dehors de son alliance, et ses doigts révélaient à eux seuls son entrée dans le monde fermé de la maladie. Cependant elle ne semblait pas prête à mourir. Elle donnait l’impression de pouvoir subsister éternellement dans ce domaine intermédiaire entre la vie et la mort. Delia ne constata aucun changement. Lorsqu’elle s’assit, elle sentit la vie couler en elle-même à pleins bords. Une longue glace étroite, au chevet du lit, reflétait une portion du ciel, sa surface aveuglante de lueur rouge. La coiffeuse était illuminée. Les rayons frappaient les flacons d’argent et de cristal, tous rangés avec cet ordre parfait des choses qui ne servent pas. À cette heure tardive de l’après-midi, la chambre de malade prenait un aspect de propreté, de calme et d’ordre irréels. Là, près du lit, se trouvait une petite table avec les lunettes, le livre de prières et un vase de muguet. Les fleurs ne semblaient pas vraies elles non plus. Il n’y avait rien à faire, sinon regarder autour de soi.

Delia fixa des yeux le dessin ocre qui représentait son grand-père avec sa tache blafarde sur le nez, puis la photographie de son oncle Horace en uniforme et, à droite, la maigre silhouette tordue du crucifix.

Mais tu n’y crois pas, se dit-elle farouche, contemplant sa mère plongée dans le sommeil – tu ne veux pas mourir.

Elle désirait ardemment cette mort. La malade restait là, molle, diminuée mais éternelle, reposant dans le creux des oreillers, entrave, empêchement, obstacle à toute vie. Delia chercha à raviver quelque sentiment d’affection, de pitié. L’été, par exemple, où nous étions à Sidmouth, se dit-elle, quand elle m’a appelée du haut des marches du jardin… mais la scène s’évanouissait à mesure que Delia essayait de l’évoquer. Il y avait aussi, bien entendu, cette autre scène, celle de l’homme en habit, à la boutonnière fleurie, mais elle s’était promis de ne pas y songer avant l’heure du coucher. À quoi fallait-il penser alors, à grand-père avec son blanc sur le nez ? Au livre de prières ? Au muguet ? Ou bien à la glace ? Le soleil s’était retiré, le miroir terni ne reflétait plus qu’un carré de ciel sombre. Delia cessa de résister.

Il porte une fleur blanche à la boutonnière, songea-t-elle tout d’abord. Cela demandait quelques minutes de préparation. Il fallait un hall, des banquettes de palmiers, un parquet en contrebas, avec une multitude de têtes. Le charme commençait d’agir. De délicieux sursauts d’émotion flatteuse et excitante la pénétrèrent. Elle se trouvait sur une estrade, devant des spectateurs. Tout le monde criait, agitait des mouchoirs, s’exclamait et applaudissait. Elle se levait alors, en blanc, au milieu de l’estrade. Mr. Parnell était près d’elle. Elle débutait ainsi :

« Je parle au nom de la Liberté », elle lançait ses mains en avant, « au nom de la Justice… » Ils étaient côte à côte. Lui, très pâle, ses yeux sombres et brillants tournés vers elle, murmurait…

Il y eut une subite interruption. Mrs. Pargiter se soulevait sur ses oreillers.

« Où suis-je ? » s’écria-t-elle, effrayée et ahurie comme souvent au réveil. Elle leva la main ; elle semblait implorer du secours. Elle répéta : « Où suis-je ? » Un instant Delia, elle aussi, fut désorientée. Où était-elle ?

« Ici, dans ta chambre, maman ! Ici ! s’écria-t-elle l’air égaré. Ici, dans ta chambre ! »

Delia posa sur le couvre-pieds une main que sa mère serra convulsivement. Mrs. Pargiter parcourait la pièce du regard, comme si elle cherchait quelqu’un ; elle ne semblait pas reconnaître sa fille.

« Que se passe-t-il ? demandait-elle, où suis-je ? » Puis elle vit Delia et la mémoire lui revint.

« Oh ! Delia ! je rêvais », murmura-t-elle presque d’un ton d’excuse. Elle reposa un moment, les yeux fixés sur la fenêtre. On allumait les réverbères et un soudain jet de lumière, très doux, parvint de la rue.

« Une belle journée… », Mrs. Pargiter hésita, « pour… » Elle ne semblait pas se rappeler pour quoi.

« Une belle journée, oui, maman, répéta Delia, avec un entrain machinal.

– Pour… », tenta encore de dire Mrs. Pargiter.

De quoi s’agissait-il ? Delia n’arrivait pas à s’en souvenir.

« … pour l’anniversaire de ton oncle Digby, put enfin articuler Mrs. Pargiter. Dis-lui de la part – dis-lui combien j’en suis heureuse.

– Je le dirai. » Delia avait oublié la date, cependant sa mère était très pointilleuse pour ces choses-là.

« Tante Eugenie… », reprit Delia. Mais Mrs. Pargiter fixait les yeux sur la coiffeuse ; le napperon, éclairé par un reflet de réverbère, au-dehors, prenait une blancheur toute spéciale.

« Une autre nappe propre ! murmura la malade d’un ton chagrin. La dépense, Delia, la dépense, c’est ce qui me tourmente.

– Ça ne fait rien, maman », répondit Delia d’une voix terne. Elle examinait le portrait de son grand-père ; pourquoi, se demandait-elle, l’artiste lui a-t-il plaqué de la craie blanche sur le bout du nez ?

« Tante Eugenie t’a envoyé des fleurs », ajouta-t-elle.

Pour une raison quelconque, Mrs. Pargiter parut satisfaite, ses yeux se posaient, contemplatifs, sur le napperon propre qui, un instant auparavant, lui rappelait la note de la blanchisseuse.

« Tante Eugenie…, fit-elle. Comme je me souviens », sa voix prit un timbre plus plein, plus rond, « du jour où on annonça ses fiançailles. Nous étions tous réunis au jardin ; on apporta une lettre. » Elle fit une pause puis répéta : « On apporta une lettre… » Ensuite la malade se tut. Elle paraissait plongée dans quelque souvenir.

« Le cher petit garçon mourut, mais à part cela… » Elle s’arrêta de nouveau. Elle semble plus faible ce soir, se disait Delia, et un sursaut de joie la fit frémir. Les phrases étaient plus entrecoupées qu’à l’habitude. Quel petit garçon était mort ? Delia se mit à compter les cordonnets du couvre-pieds, en attendant que sa mère recommençât à parler.

« Tu sais que tous les cousins se réunissaient l’été, reprit brusquement Mrs. Pargiter. Il y avait ton oncle Horace…

– Celui qui avait l’œil de verre.

– Oui, il s’était blessé sur son cheval à bascule. Les tantes faisaient grand cas d’Horace. Elles disaient… » Il y eut une longue pause. Mrs. Pargiter semblait tâtonner pour trouver les mots justes.

« Quand Horace viendra… songez à le questionner à propos d’une porte de la salle à manger. »

Mrs. Pargiter fut prise d’une joie étrange. Elle riait positivement. Elle doit songer à quelque plaisanterie de famille, qui n’a plus cours depuis longtemps, pensa Delia en regardant le sourire trembler et disparaître. Il y eut un silence complet. Sa mère reposait, les yeux fermés ; la main avec l’alliance pour toute bague, la main blanche, usée, étalée sur le couvre-pieds. Dans ce silence, on entendit craquer un morceau de charbon dans la grille, et résonner la voix monotone du vendeur ambulant, le long de son chemin. Mrs. Pargiter ne parlait plus. Elle restait tout à fait immobile. Puis elle soupira, profondément.

La porte s’ouvrit et l’infirmière entra. Delia se leva et sortit. Où suis-je ? se demanda-t-elle, les yeux fixés sur un pot blanc que le soleil couchant teignait en rose. Il lui sembla, un instant, se trouver dans quelque terrain intermédiaire entre la vie et la mort. Où suis-je ? répéta-t-elle regardant le pot rose, car tout cela semblait étrange. Puis elle entendit l’eau couler et un bruit de pas sur le plancher, à l’étage supérieur.

La nurse leva les yeux au-dessus de la roue de sa machine à coudre : « Vous voilà, Rosie », dit-elle en voyant entrer la petite fille.

La nursery était brillamment éclairée ; il y avait une lampe sans abat-jour sur la table. Mrs. C…, qui venait chaque semaine apporter le linge, était assise dans un fauteuil et tenait une tasse à la main. « Allez chercher votre ouvrage, vous serez bien, gentille », dit Nurse, pendant que Rosie serrait la main de Mrs. C…, « sans quoi vous ne l’aurez jamais fini pour la fête de votre papa », ajouta-t-elle en déblayant un coin de la table.

Rose ouvrit le tiroir et en sortit la poche à souliers qu’elle brodait d’un dessin de fleurs bleues et rouges pour l’anniversaire de son père. Il lui restait encore à terminer plusieurs bouquets de petites roses dessinés au crayon. Elle étendit l’ouvrage sur la table et l’examina tandis que Nurse continuait sa conversation avec Mrs. C… à propos de la fille de Mrs. Kirby. Mais Rose n’écoutait pas.

J’irai donc toute seule, se dit-elle, en étalant le sac à souliers, bien droit. Si Martin ne veut pas m’accompagner, j’irai seule.

« J’ai laissé ma boîte à ouvrage dans le salon, dit-elle à haute voix.

– Eh bien, allez la chercher », répondit Nurse, l’esprit ailleurs ; elle voulait continuer à parler à Mrs. C… de la fille de l’épicier.

À présent, l’aventure commence, songea Rose, et elle se faufila sur la pointe des pieds dans sa chambre. À présent il s’agit de prendre des munitions et des provisions ; il faut s’emparer de la clef de Nurse. Mais où se trouve-t-elle ? Chaque soir elle la cache dans un endroit différent, par crainte des voleurs. Elle doit être soit sous le coffret des mouchoirs, soit dans la boîte où Nurse garde la chaîne d’or de sa mère. La voici. Rose prit sa bourse dans son tiroir particulier ; voilà mon pistolet et sa charge, se dit-elle, puis elle mit son chapeau et son manteau sur son bras ; et voilà des provisions pour quinze jours, songea-t-elle encore.

À pas de loup, elle longea la nursery, au bas de l’escalier, et tendit anxieusement l’oreille à la porte de la salle d’étude. Il lui fallait éviter de marcher sur une branche sèche ou de faire craquer une brindille, pensait-elle en avançant sur la pointe des pieds. Elle s’arrêta de nouveau pour écouter à la chambre de sa mère. Tout y était silencieux. Elle se pencha un instant sur le palier, examina le hall. Le chien dormait sur le paillasson ; la voie était libre, le hall vide. Des murmures venaient du salon.

Elle tourna très doucement la clef dans la serrure de la porte d’entrée et la ferma derrière elle, presque sans bruit. Jusqu’au coin, elle se glissa le long du mur, si près que personne n’aurait pu la voir. À l’angle, sous le cytise, elle se redressa.

Je suis Pargiter, du régiment de cavalerie Pargiter, se dit-elle avec un geste triomphal, et je m’élance à la rescousse.

Elle partait à cheval, la nuit, chargée d’une mission héroïque ; elle allait dans une garnison assiégée remettre un message secret – ses doigts se crispèrent sur sa bourse – au général en personne. Des vies en dépendaient. Le drapeau britannique flottait encore sur la tour centrale – la boutique de Lamley. Le général debout sur le toit regardait à travers son télescope. Des vies dépendaient de sa chevauchée à travers le pays ennemi. Elle galopait à présent dans le désert ; elle prit le pas de course. La nuit tombait. On allumait les réverbères. L’allumeur enfonçait son bâton dans la petite porte à ressort ; les arbres des jardins en façade balançaient leur réseau d’ombres mouvantes sur le trottoir qui s’étendait devant Rose, large et sombre. Puis venait le croisement ; la boutique de Lamley se trouvait dans l’îlot de magasins, en face. Il ne lui restait plus qu’à traverser le désert, passer le fleuve au gué, et elle se trouverait en sécurité. Elle brandit le bras armé du pistolet, éperonna son cheval, et partit au galop le long de Melrose Avenue. Elle courait devant la boîte aux lettres, lorsqu’un homme surgit tout à coup sous le bec de gaz.

L’ennemi, s’écria Rose en elle-même. L’ennemi ! Bang ! Elle pressa la gâchette de son pistolet et, en passant, regarda l’homme en pleine figure. C’était un visage horrible : pâle, pelé, marqué de variole ; l’homme la lorgna d’un air mauvais et tendit le bras comme pour l’arrêter. Il faillit l’attraper. Elle s’élança, le dépassa en courant. Le jeu était fini.

Elle redevenait elle-même, la fillette qui avait désobéi à sa sœur et qui fuyait en pantoufles se réfugier dans la boutique de Lamley.

Mrs. Lamley, fraîche d’aspect, pliait des journaux derrière le comptoir. Elle réfléchissait sans doute à quelque chose d’agréable, car elle souriait au milieu de ses montres à cinq sous, ses cartons d’outils, ses bateaux pour enfants et ses boîtes de papier à lettres bon marché. Rose fit irruption dans la boutique et Mrs. Lamley leva la tête d’un air interrogateur.

« Tiens, c’est Rosie ! s’écria-t-elle. Que voulez-vous, chère enfant ? »

Elle gardait la main posée sur une pile de journaux. Rose restait devant elle, essoufflée, ne sachant plus ce qu’elle était venue chercher.

« Je voudrais la boîte de canards qui est dans la devanture », finit-elle par dire, la mémoire lui revenant.

Mrs. Lamley s’en approcha en se dandinant.

« N’est-ce pas un peu tard pour qu’une petite fille de votre âge soit seule dehors ? » lui demanda-t-elle en la regardant comme si elle devinait que Rose était venue en pantoufles et désobéissait à sa sœur.

« Bonsoir, ma mignonne, courez bien vite jusque chez vous », fit-elle en donnant le paquet à Rose. L’enfant parut hésiter sur le seuil ; elle s’attarda devant les jouets, sous la lampe à huile. Puis elle s’éloigna à regret.

J’ai remis mon message au général en personne, se disait Rose lorsqu’elle se retrouva sur le pavé. Et voici le trophée, songeait-elle, en serrant la boîte sous son bras. Je reviens en triomphe, avec la tête du chef rebelle, et Rose regarda s’étendre l’avenue devant elle. Il faut que j’éperonne mon cheval et me mette au galop. Mais l’histoire n’agissait plus. Melrose Avenue restait. La fillette y plongea ses regards. Le long espace vide s’offrait à sa vue. Les arbres faisaient onduler leurs ombres sur le trottoir. Les réverbères, placés à de longues distances les uns des autres, laissaient entre eux des flaques obscures. Rose prit le pas de course. Brusquement, devant un bec de gaz, elle revit l’homme. Il s’appuyait au montant du réverbère et la lueur du gaz tremblotait sur son visage. Lorsque Rose s’avança il fit entendre une sorte de miaulement, et, avec un mouvement de succion, il sortit et rentra les lèvres. Mais il n’étendit pas les mains pour la saisir ; il déboutonnait ses vêtements.

Rose passa devant lui en fuyant. Elle crut qu’il la suivait. Elle entendit le bruit des pas feutrés sur le pavé. Dans sa course, elle vit tout trembler autour d’elle, et lorsqu’elle se précipita en haut des marches, des points roses et noirs dansèrent devant ses yeux. Elle enfonça la clef dans la serrure et ouvrit la porte du hall. Elle ne se souciait plus du bruit qu’elle pouvait faire. Elle espérait que quelqu’un viendrait lui parler. Mais personne ne l’entendit. Le hall était vide. Le chien dormait sur le paillasson. Des murmures venaient du salon.

« Et quand il prendra, disait Eleanor, il fera beaucoup trop chaud. »

Crosby avait empilé les charbons en un gros monticule noir. Un panache de fumée jaune l’enroulait, morose ; le feu commençait à brûler et quand il aurait pris il ferait beaucoup trop chaud.

« Elle prétend qu’elle voit l’infirmière qui vole le sucre ; elle suit son ombre sur le mur », disait Milly. – Il s’agissait de leur mère. « Et puis Edward qui oublie d’écrire, ajouta-t-elle.

– Cela m’y fait penser », répondit Eleanor. Elle ne devait pas oublier sa lettre à Edward. Mais il serait temps après dîner. Elle n’avait aucune envie d’écrire, ni de parler. Chacun de ses retours du Grove lui donnait l’impression que plusieurs choses se passaient à la fois. Des paroles lui revenaient sans cesse à l’esprit – paroles et choses vues. Elle songeait à la vieille Mrs. Levy, assise dans son lit, appuyée contre les oreillers avec ses cheveux blancs qui retombaient en touffe épaisse, comme une perruque, et son visage aussi craquelé qu’un vieux pot verni.

« Ceux qui ont été bons pour moi, ceux-là, je m’en souviens… ceux qui roulaient dans leurs équipages quand j’étais une pauvre veuve qui fourbissait et repassait… » Arrivée là, elle tendait son bras tordu et blanchi comme une racine d’arbre. « Ceux qui ont été bons pour moi, ceux-là je m’en souviens… », se répétait Eleanor en regardant le feu. Puis la fille, qui travaillait pour un tailleur, était entrée. Elle portait des perles grosses comme des œufs de poule ; elle se fardait, elle était extraordinairement belle. Mais Milly fit un petit geste.

« Je songeais, dit Eleanor sous l’inspiration du moment, que les pauvres s’amusent plus que nous.

– Les Levy ? » demanda Milly d’un air distrait. Puis elle s’anima.

« Parle-moi des Levy », dit-elle. Les relations d’Eleanor avec les « pauvres » – Levy, Paravicini, Zwingler et Cobb – l’amusaient toujours. Mais Eleanor n’aimait pas qu’on les traitât en personnages de livres. Elle admirait énormément Mrs. Levy qui se mourait d’un cancer.

« Oh ! ils n’ont guère changé », dit-elle d’un ton tranchant. Milly la regarda. Eleanor est soucieuse, pensa-t-elle. C’était leur plaisanterie familiale : « Eleanor est soucieuse, c’est son jour du Grove. » Eleanor en rougissait, mais sans raison précise, elle se sentait toujours irritable au retour du Grove – tant de choses différentes s’agitaient dans son esprit en même temps : Canning Place ; Abercorn Terrace ; le salon ici, la chambre là-bas. La vieille Juive assise dans son lit au milieu de la petite pièce chaude ; puis on rentrait, et maman était malade, papa de mauvaise humeur ; Delia et Milly se querellaient à propos d’une soirée… Mais Eleanor se retint. Il fallait essayer de trouver quelque chose à dire pour distraire sa sœur.

« Par miracle Mrs. Levy avait l’argent de son loyer, dit-elle, Lily lui vient en aide. Elle travaille chez un tailleur, à Shoreditch. Elle est entrée couverte de perles et de fanfreluches. C’est vrai qu’ils adorent les ornements – les Juifs.

– Les Juifs ? » dit Milly. Elle parut considérer les goûts des Juifs puis n’y plus songer en ajoutant :

« Oui, ce qui brille.

– Elle est extraordinairement belle », dit Eleanor en songeant aux joues rouges et aux perles blanches.

Milly sourit : Eleanor prenait toujours le parti des pauvres. Personne, aux yeux de Milly, n’était meilleur, plus sage ni plus remarquable que sa sœur.

« Je crois que tu aimes mieux aller là-bas que partout ailleurs, dit-elle. Tu y vivrais, je pense, si tu étais libre », ajouta-t-elle avec un léger soupir.

Eleanor se déplaça sur sa chaise. Elle avait ses rêves, bien entendu, ses projets, mais elle se refusait à en discuter.

« Peut-être y arriveras-tu, quand tu seras mariée », dit Milly d’un accent à la fois irrité et plaintif. Voilà le grand dîner, celui des Burke, qui reparaît, songea Eleanor. Elle aurait bien voulu que la conversation de Milly ne retombât pas constamment sur le mariage. Et que savent mes sœurs du mariage, se dit-elle, toujours à la maison, sans jamais voir que des personnes de leur classe ? Elles restent claquemurées ici, jour après jour… c’est ce qui lui avait faire dire : « Les pauvres s’amusent plus que nous. » Cette pensée l’avait frappée en retrouvant ce salon, plein de meubles, ces fleurs, et les infirmières de l’hôpital… De nouveau, elle se retint. Il fallait attendre qu’elle fût seule… à l’heure où elle se brosserait les dents le soir. Au milieu des autres, on devait s’abstenir de penser à deux choses à la fois. Elle prit le tisonnier et frappa le charbon.

« Regarde ! Quelle merveille ! » s’écria-t-elle. Une flamme dansait sur le sommet du charbon, une flamme légère, futile. C’était une flamme de ce genre qu’ils allumaient, enfants, avec une poignée de sel. Eleanor tisonna de nouveau le feu et une gerbe d’étincelles d’or prit son vol dans la cheminée. « Te souviens-tu, quand nous jouions aux chauffeurs, et que Morris et moi avons mis le feu à la cheminée ?

– Et que Pippy est allé chercher papa », dit Milly. Elle s’interrompit. Il y avait du bruit dans le hall : un grincement de canne ; on suspendait un pardessus. Le regard d’Eleanor s’éclaira. C’était Morris – oui ; elle reconnaissait le bruit. Il entrait, à présent. Lorsque la porte s’ouvrit elle se retourna avec un sourire. Milly se leva d’un bond.

Morris chercha à l’arrêter.

« Ne t’en va pas…

– Si ! je m’en vais. Je vais prendre un bain », ajouta-t-elle sous l’inspiration du moment. Et elle les laissa.

Morris s’assit dans le fauteuil qu’elle venait de quitter. Il était heureux de trouver Eleanor seule. L’un et l’autre gardèrent le silence. Ils considéraient le panache de fumée jaune, et la flamme qui dansait, légère, futile, ici et là, sur le monticule noir du charbon. Puis Morris posa la question habituelle :

« Comment va maman ? »

Elle lui répondit qu’il n’y avait aucun changement ; sinon qu’elle dort davantage », dit-elle. Il plissa le front. Il perd son air de gamin, songea Eleanor. C’est le mauvais côté du barreau. Chacun le dit ; il faut patienter. Morris travaillait sous les ordres de Sanders Curry ; un travail ingrat, qui le retenait tout le jour au tribunal, à attendre.

« Comment se porte le père Curry ? » demanda-t-elle. Le père Curry avait mauvais caractère.

« Sa bile le tracasse, répondit Morris, d’un air sombre.

– Et qu’as-tu fait toute la journée ?

– Rien de particulier.

– Toujours Evans contre Carter.

– Oui, dit-il brièvement.

– Et qui aura gain de cause ?

– Carter, bien entendu. »

Pourquoi cela ? avait-elle envie de dire. Mais l’autre jour elle avait fait une remarque absurde qui prouvait combien elle était distraite. Elle embrouillait les choses. Quelle était la différence, par exemple, entre le droit coutumier et l’autre ? Elle se tut. Ils gardèrent le silence ; ils contemplaient la flamme qui se jouait sur les charbons ; c’était une flamme verte, légère, inconséquente.

« Est-ce que tu trouves que je me suis conduit en parfait imbécile ? fit-il brusquement. Avec cette maladie, la charge d’Edward et de Martin. Papa doit trouver que cela tire. » Il plissa le front, levant les sourcils, avec cette expression qui faisait dire à Eleanor qu’il perdait son air de gamin.

« Bien sûr que non », répondit-elle avec force. Il eût été absurde d’entrer dans le commerce quand on a la passion du droit.

« Un de ces jours tu seras Lord Chancelier, ajouta-t-elle, j’en suis certaine. »

Il sourit et secoua la tête.

« Très certaine », répéta-t-elle en le regardant comme autrefois lorsque, au retour de l’école, Edward avait tous les prix, et que lui restait assis sans mot dire. Elle le revoyait encore avaler sa nourriture sans que personne fît cas de lui. Mais tout en évoquant ce souvenir elle fut prise d’un doute. Elle avait parlé de « Lord Chancellor », n’aurait-il pas fallu dire « Lord Chief Justice » ? Elle ne savait jamais duquel il s’agissait, et c’est pourquoi Morris évitait de discuter avec elle la question d’Evans contre Carter.

Elle ne lui parlait pas non plus des Levy, sauf en manière de plaisanterie. C’est l’ennui de grandir, songeait-elle. On ne partage plus les choses comme jadis. À présent, lorsqu’ils se rencontraient, le temps leur manquait pour agiter comme autrefois des questions générales ; ils ne parlaient que des faits – de petits faits. Elle tisonna le feu. Soudain, un bruit strident résonna dans la pièce. Crosby s’évertuait à frapper le gong du hall. On eût dit une sauvage appliquée à satisfaire sa vengeance sur quelque victime. Des sons rudes se répercutaient en vagues dans le salon. « Mon Dieu, l’heure d’aller s’habiller ! » dit Morris. Il se leva et s’étira, tenant un instant les bras dressés au-dessus de sa tête. Voilà la mine qu’il aura quand il sera père de famille, songea Eleanor. Morris laissa retomber ses bras et sortit du salon. Elle s’attarda, plongée dans ses réflexions. Puis elle se secoua. Que devais-je donc me rappeler ? se demanda-t-elle. Écrire à Edward. Elle rêvassait en se dirigeant vers la table à écrire de sa mère. Ce sera la mienne, dorénavant, se dit-elle ; son regard errait sur le flambeau d’argent, la miniature de son grand-père, les registres des fournisseurs – l’un d’eux portait en estampille une vache dorée – et le phoque tacheté dont le dos servait d’essuie-plume, que Martin avait donné à la malade au dernier anniversaire.

Crosby tenait la porte de la salle à manger ouverte ; elle attendait qu’on descendît. Elle songeait que l’argenterie valait la peine d’être frottée. Couteaux et fourchettes rayonnaient autour de la table. La salle à manger, avec ses chaises sculptées, ses tableaux à l’huile, les deux poignards sur la cheminée, la superbe desserte, et les solides objets que Crosby époussetait et polissait chaque jour – tout cela ressortait le soir. La pièce, chargée de relents de viande, obscurcie par les rideaux de serge le jour, prenait à l’éclairage du soir une demi-transparence. Et quelle belle famille, se disait Crosby en voyant défiler les jeunes filles dans leurs robes de mousseline à fleurs, bleue et blanche, les hommes si élégants en smoking. Elle tira la chaise du colonel. Il se montrait toujours à son avantage le soir ; il savourait son dîner et, pour une raison quelconque, sa mauvaise humeur s’était dissipée. Il devenait jovial, et ses enfants reprirent courage, quand ils le remarquèrent.

« Tu as une jolie robe, dit-il à Delia en s’asseyant.

– Cette vieille robe, tu trouves ? » fit-elle en tapotant la mousseline bleue.

Quand il était bien disposé, il donnait une impression d’effusion ; il avait une aisance, un charme qui plaisaient tout particulièrement à Delia. On disait qu’elle lui ressemblait ; cela lui était agréable parfois. – En ce moment, par exemple. Il paraissait si rose et net, si épanoui dans son vêtement du soir. Lorsqu’il était de cette humeur-là, tous redevenaient enfants, tentés de reprendre les plaisanteries familiales qui les faisaient rire sans raison.

« Eleanor est soucieuse, dit le père en clignant de l’œil, c’est son jour du Grove. »

Il y eut un rire général. Eleanor avait cru qu’il parlait de Rover, le chien, alors qu’il s’agissait d’une dame, Mrs. Egerton. Crosby, elle aussi, avait envie de rire et son visage se couvrit de rides tandis qu’elle servait le potage. Quelquefois le colonel l’amusait au point qu’elle devait se détourner et paraître s’affairer devant le dressoir.

« Oh ! Mrs. Egerton…, fit Eleanor en commençant sa soupe.

– Oui, Mrs. Egerton », répondit son père, et il poursuivit son histoire à propos de Mrs. Egerton, dont les cheveux d’or, prétendaient les mauvaises langues, n’étaient pas tous à elle.

Delia aimait à écouter les anecdotes de son père. Lorsqu’elles se passaient aux Indes. Elles étaient croustillantes et en même temps romanesques. Elles évoquaient l’atmosphère d’un dîner d’officiers, en tenue de mess, réunis par une nuit torride, autour d’une table sur laquelle trônait un volumineux trophée d’argent.

Quand nous étions petits, papa avait toujours cet air-là, pensait Delia, tout en le revoyant aux jours de sa fête, quand il franchissait d’un bond les feux de joie. Elle observait l’adresse avec laquelle il se servait de sa main gauche pour faire passer les côtelettes dans les assiettes. Elle admirait sa décision, son bon sens. Tout en distribuant les côtelettes il continuait son récit…

« Parler de Mrs. Egerton me fait songer à… Vous ai-je jamais raconté l’histoire du vieux Badger Parkes et de…

– Miss… », dit tout bas Crosby en ouvrant la porte derrière Eleanor. Puis elle lui murmura quelques mots à l’oreille.

« J’y vais, répondit Eleanor en se levant.

– Qu’y a-t-il ? Que se passe-t-il ? » demanda le colonel, interrompu au milieu d’une phrase. Eleanor avait quitté la pièce.

« Un message de l’infirmière », dit Milly.

Le colonel, qui venait de se servir, avait son couteau et sa fourchette à la main. Ses enfants tenaient tous leur couteau en suspens. Personne ne voulait continuer à manger.

« Allons, il faut dîner », dit le colonel brusquement en attaquant sa côtelette. Il avait perdu son air épanoui.

Crosby reparut à la porte. Ses yeux, bleu pâle, semblaient très proéminents.

« Qu’y a-t-il, Crosby ? quoi donc ? demanda le colonel.

– Madame est plus mal, je crois, Monsieur », répondit-elle avec un drôle d’accent pleurnichard. Tout le monde se leva.

« Restez. Je vais voir ce qu’il en est », dit Morris. Les autres le suivirent dans le hall. Le colonel avait toujours sa serviette à la main. Morris monta l’escalier en courant. Il fut de retour l’instant d’après :

« Maman s’est évanouie, dit-il à son père ; je vais chercher Prentice. » Il saisit son chapeau et son pardessus et descendit en hâte les marches du dehors. Ils l’entendirent siffler pour appeler un cab tandis qu’ils hésitaient dans le hall.

« Finissez de dîner, mes filles », dit fermement le colonel. Mais lui faisait les cent pas dans le salon, sa serviette toujours à la main.

C’est arrivé, songeait Delia. C’est arrivé ! Une impression extraordinaire de soulagement mêlé d’excitation s’empara d’elle. Son père arpentait les deux salons. Elle le suivit tout en l’évitant. Ils se ressemblaient trop. Chacun savait ce qu’éprouvait l’autre. Elle vint à la fenêtre et examina la rue. Il était tombé une averse. La rue restait mouillée ; les toits luisaient. Des nuages sombres passaient dans le ciel ; à la lueur des réverbères, les branches s’agitaient, se soulevaient et retombaient. Quelque chose se soulevait et retombait en elle-même, aussi. Quelque chose d’inconnu qui semblait approcher. Un bruit étranglé, derrière elle, la fit se retourner. C’était Milly. Des larmes coulaient lentement le long de ses joues, tandis qu’elle se tenait devant la cheminée, sous le portrait de la jeune femme en blanc avec son panier de fleurs. Delia fit quelques pas, elle aurait dû aller vers sa sœur et lui passer un bras autour des épaules. C’était impossible. De vraies larmes glissaient sur les joues de Milly, mais les yeux de Delia restaient secs. Elle revint à la fenêtre. La rue était vide, seules les branches s’agitaient, se soulevaient et retombaient à la lueur des réverbères. Le colonel arpentait le salon ; il se heurta à une table et jura. On entendait des bruits de pas venant de la chambre au-dessus, et des murmures de voix. Delia se tourna vers la fenêtre.

Un cab descendait la rue, au trot de son cheval. Morris sauta de la voiture dès qu’elle s’arrêta. Le Dr Prentice le suivit ; il monta directement et Morris vint rejoindre sa famille dans le salon.

« Pourquoi ne pas finir votre dîner ? » dit le colonel d’un ton rude. Et il se tint immobile et très droit devant eux.

« Oh ! après son départ », répondit Morris agacé.

Le colonel reprit ses allées et venues.

Puis il fit halte, les mains derrière lui, dos au feu. Il avait l’air de se raidir et de se préparer à un événement.

Nous jouons tous les deux la comédie, se dit Delia en glissant un coup d’œil de son côté, mais il la joue mieux que moi.

Elle regarda de nouveau par la fenêtre. La pluie tombait ; lorsqu’elle traversait la lumière des réverbères, elle brillait en longs fils d’argent.

« Il pleut », dit-elle à voix basse, mais personne ne lui répondit.

Enfin des pas retentirent sur l’escalier et le Dr Prentice entra. Il ferma doucement la porte et se tut.

« Eh bien ? » Le colonel se campa devant lui.

Un long silence suivit.

« Comment la trouvez-vous ? » dit le colonel.

Le médecin eut un léger mouvement d’épaules.

« Elle a repris connaissance, dit-il ; du moins pour le moment. »

Delia eut l’impression que ces mots lui donnaient un coup sur la tête. Elle s’effondra sur un bras de fauteuil.

Alors tu ne vas pas mourir, songea-t-elle, levant les yeux vers la jeune femme, en équilibre sur un tronc d’arbre, et qui semblait abaisser sur sa fille un regard plein de souriante malice. Tu ne mourras jamais, jamais ! s’écriait-elle en elle-même ; et debout sous le portrait de sa mère, elle joignit ses mains crispées.

« Si nous allions finir notre dîner, à présent », fit le colonel ramassant sa serviette, tombée sur la table du salon.

Quel dommage !… le dîner est perdu, se disait Crosby en remontant les côtelettes de la cuisine. La viande avait séché, une croûte brune recouvrait les pommes de terre. Et lorsqu’elle déposa le plat en face du colonel, Crosby s’aperçut qu’une des bougies avait roussi l’abat-jour. Puis elle referma la porte sur eux tous, et ils se mirent à dîner.