Les choses méprisables - Elina Wojciechowska - E-Book

Les choses méprisables E-Book

Elina Wojciechowska

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Beschreibung

Une révolution esthétique s’annonce dans le monde. Les foules ne se satisfont plus des médiocres produits disponibles dans les magasins et descendent dans la rue en exigeant : « Offrez-nous de belles chaises ! » Pendant ce temps, la France devient l’épicentre de ces événements, tandis que deux intellectuels russophones, encore étrangers l’un à l’autre et résidant dans des régions distinctes du pays, finiront par former un couple. Ce roman comporte plusieurs chapitres incrustés qui abordent des thèmes sérieux mais bien entendu, la vie elle-même reste un jeu.

À PROPPOS DE L'AUTRICE

Elina Wojciechowska est une écrivaine d’expression russe qui s’est installée en France en 2000 après un tour du monde. Elle compte plusieurs ouvrages à son actif ainsi que de nombreuses publications dans la presse littéraire et académique, tant en russe qu’en français. "Les choses méprisables" est son premier roman à être publié en français.

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Elina Wojciechowska

Traductrice : Elena Roubtsova

Les choses méprisables

Roman

© Lys Bleu Éditions – Elina Wojciechowska

ISBN : 979-10-422-1490-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.

Toute consonance est fortuite. Tous les personnages sont inventés.

Partie I

Trois jours des vies d’avant

Chapitre 1

Une nuit sur la colline

Les vestes noires disséminées sur les dossiers sculptés des chaises du restaurant et les manches de leurs chemises blanches retroussées, les serveurs se dépêchaient de laver le sol de la cuisine. Les plaques et les plans de travail, nettoyés par les cuisiniers et les commis, avaient repris leur éclat d’acier ancestral avec des fines toiles de rayures, les restes étaient jetés ou rangés dans les réfrigérateurs, la vaisselle chargée dans les lave-vaisselles. Le sol, lui, restait à la charge des serveurs, tâche ultime et des plus désagréables, peu en accord avec le dress code des laquais-mondains qu’ils étaient.

Les derniers clients, tous plus ou moins distingués, se faisaient encaisser sous le regard d’aigle de la réceptionniste de jour, Béatrice, pressée de finir son service et de laisser la place à Anton. Il était près de minuit au château-hôtel cinq étoiles « Hostellerie de Charme ».

La gloire des serveurs de cet endroit était non seulement leur élégance, essentielle pour un établissement prestigieux, mais aussi leur capacité sans faille à mémoriser les données. Le plat commandé se retrouvait immanquablement et sans besoin de précisions supplémentaires devant le client auquel il était destiné. Se contenter des numéros de table n’aurait jamais suffi. Pour certains grands événements, il pouvait y avoir des groupes de plus d’une dizaine de personnes. De ce que savait Anton, il n’y avait pas de test de mémoire lors des entretiens d’embauche.

Sans succomber à la tentation d’écrire un roman qui s’appellerait « Hostellerie », Anton a tout de même essayé à plusieurs reprises de questionner les serveurs concernant leur secret, mais il n’a eu pour réponse qu’un sourire en coin. Anton était respecté pour son érudition, mais il y avait toujours une distance, celle que l’on a avec un étranger. Le plus soupçonneux était Christophe, le maître d’hôtel, c’est-à-dire le laquais en chef. Anton, lui, ni par essence, ni même par sa fonction, n’était en rien un laquais.

Avec le temps, Anton était parvenu à déterminer le procédé technique qui se cachait derrière cette prouesse et qui était une adaptation d’un code bien plus complexe encore, utilisé par les livreurs des déjeuners à Bombay, capables de distribuer un nombre incalculable de petits contenants brillants-usés, aux fortes émanations d’épices, dans différents bureaux de la ville.

Les imitateurs impies avaient instauré tout un système de codes secrets qui permettait de désigner les différents clients, par exemple : FADA (fille américaine délurée et agitée) ou bien CHAT (chauve avale-tout). Le code était inscrit sur le tableau des commandes et toute personne initiée pouvait le comprendre. Étant donné que certains serveurs disparaissaient très vite après avoir été embauchés, on pouvait en conclure qu’ils n’avaient pas assimilé le système et que Christophe se chargeait rapidement de rapporter au directeur les plaintes des collègues. Naturellement, ce qui leur était reproché officiellement n’était pas l’inaptitude au cryptage, mais plutôt la maladresse, la négligence ou dans les cas particulièrement sévères, les mauvaises manières.

Anton s’était dit que si, entre autres, sa situation matérielle s’arrangeait un jour et qu’il venait dans ce restaurant cette fois-ci en tant que client, le registre s’enrichirait d’un nouveau code. La version la plus bienveillante qui lui soit venue à l’esprit était quelque chose comme : ANE (ancien employé). Anton n’était évidemment pas l’un des leurs, non seulement parce qu’il arrivait au moment où les serveurs essayaient eux de partir au plus vite, mais aussi pour des raisons évidentes pour un lecteur de Husserl comme lui, obligé de travailler là où il peut pour se faire un peu d’argent.

J’ai de la chance, se persuadait Anton, je suis en quelque sorte un gardien de phare. Lorsque sa bourse de thèse a soudainement été divisée par deux, il a rapidement réussi à dénicher le poste de réceptionniste de nuit dans l’un des plus prestigieux établissements du vignoble Bourdigaulais. Ceci grâce à, comme il l’expliquait à ceux qu’il laissait pénétrer les coulisses de ses victoires et de ses problèmes financiers, sa connaissance de l’anglais et d’autres langues, mais aussi à son allure. Anton, comme tous les serveurs et employés de l’hôtel, n’avait pas d’uniforme, mais devait avoir sa propre tenue, noire – parfaite pour le mariage, parfaite pour l’enterrement. Il a fallu donc investir pour avoir le poste. La dépense n’aurait pas été vaine dans tous les cas. Une tenue correcte pour le mariage et pour l’enterrement peut l’être aussi pour une soutenance. Ainsi que pour tous les entretiens d’embauche qui vont s’ensuivre. Admettons que pour cela, il n’aurait pas forcément eu à acheter un costume noir. Mais une tenue stricte aurait de toute façon été en inadéquation avec le sujet de sa thèse : en effet, quel rapport entre un costume classique à la coupe droite et l’esthétique sacrée ?

Cependant, le gagne-pain secondaire d’Anton avait, aussi surprenant que cela puisse paraître, un rapport avec son thème : ici même, dans les entrailles de cette colline, juste en dessous des caves du restaurant, les ossuaires-catacombes gardaient probablement les reliques d’un saint anachorète, qui donna son nom à la petite ville jadis très monastique et très vinicole aujourd’hui. Mais du point de vue de l’esthétique, cette colline hélas, qui était non seulement un centre religieux, mais aussi l’omphalos mondial du vin, était bien trop proprette, marquée par le désert propre au séculier.

Le tout dernier client, correspondant parfaitement au code : HARENG (homme argenteux nord-germanique), avait fini de payer au comptoir et se dirigeait vers l’ascenseur. Tous les emplacements pour clefs étaient vides. C’était une nuit de fin août, du dimanche au lundi, qui s’annonçait paisible – pas de réservations prévues pour un quelconque grand événement, pas de pensionnaires perdus quelque part sur les routes.

Béatrice était assise derrière le comptoir en bois rouge, Anton se tenait à côté. Parfaitement courtoise, Béatrice semblait pourtant toujours être à deux doigts de vous lancer une insulte. Elle prétendait encore au rôle de la brune fatale, bien qu’elle fût à présent plutôt une mère, plus toute jeune, seule et qui avait dû laisser sa petite fille avec une nounou. Béatrice regarda l’heure avec inquiétude et Anton avec expectative. « Allez-y bien sûr », dit Anton. « Merci, répondit Béatrice avec empressement, bon courage » et prit sous le comptoir un sac à main et un sac en toile.

Resté seul, Anton ferma avant tout les portes de l’hôtel, profitant au passage, sans que cela ne soit prévu par le règlement, de l’air frais de la nuit et de la vue sur un clocher gothique, à vingt mètres de l’entrée. De retour au comptoir de réception, il alluma l’ordinateur et démarra le programme de comptabilité des recettes du jour. Selon Anton, ancien professionnel dans le domaine informatique, le programme était déplorable, et l’ordinateur – une honte, ce qui d’un côté correspondait bien à la philosophie de l’établissement (tout ce qui n’avait aucun contact ni physique ni visuel avec des clients était d’une qualité pour le moins médiocre). Mais d’un autre côté, l’écran dépassait légèrement du comptoir et les visiteurs ne pouvaient ne pas remarquer son plastique vieux-sal ni les dimensions plus que modestes de nos jours pour un ordinateur. Anton sortit de l’imprimante le papier spécial, brillant-nacré et inséra du papier normal.

Comment se produit donc le passage du miteux au précieux ? Les réceptionnistes sont pauvres (ou en tout cas se conduisent comme si elles l’étaient bien plus qu’Anton), elles sortent du chaos de la papeterie (règles, gommes, agrafes – le tout de piètre qualité) des feuilles nacrées, épaisses, légèrement rugueuses et les insèrent dans l’imprimante. Entre leurs mains, ces papiers ne valaient pas grand-chose, puisqu’ils sortaient à peine des entrailles du tout à bas prix. Entre les mains des clients, ça devenait tout d’un coup un objet de valeur, un des éléments des nombreuses couches de luxe de l’établissement. Bien que pour quiconque, capable de payer sans émoi la note indiquée, le prix de la feuille en elle-même devait être une somme proche de zéro.

Les lettres majuscules étaient couleur café au lait, les minuscules – café noir. Il s’agissait là sans doute d’une élaboration stylistique très fine et très calculée. Des majuscules trop sombres auraient fait trop agressif, les minuscules trop claires se seraient confondues avec le fond. Une fois sa mission accomplie, le luxe redevenait misère, mais ne perdait pas en fonctionnalité. Une pile de feuillets précieux, déchirés en deux, mélangés à des bouts de papier ordinaires, était rangée sous le comptoir et servait de stock de brouillons.

Pendant que le comptable électronique poursuivait son travail, Anton fit le tour des quarante-sept fenêtres du hall, de la salle de réception et du bar, vérifiant qu’elles étaient bien fermées. Deux fenêtres étaient restées grandes ouvertes au bar, l’air réchauffé toute la journée s’engouffrait à l’intérieur. Puis il vérifia les résultats des calculs avec le contenu d’une boîte en fer, cachée dans le tiroir de la table. Les billets rangés selon leur valeur furent transférés dans une enveloppe usée (il était interdit d’utiliser une nouvelle enveloppe à ces fins-là), elle-même placée dans le coffre-fort du bureau du directeur, situé derrière le comptoir. On dirait qu’on me fait confiance, sourit intérieurement Anton. Il faut dire que le contenu de l’enveloppe n’aurait pas pu subvenir très longtemps aux besoins d’un jeune homme solitaire et peu exigeant tel que se considérait Anton – à peine quelques deux ou trois mille. Le reste était payé par carte bancaire et par chèques. Le même coffre-fort accueillit la clef USB où étaient sauvegardés les résultats des calculs et qui semblait bien plus précieuse que le contenu de l’enveloppe. Les propriétaires ne devaient pas vraiment faire confiance à leur ordinateur. Il fallait à présent s’occuper de ses devoirs de cuisine.

Chapitre 2

La possibilité d’une logique

Les dieux et les démons emplissaient les espaces tout autour, beaucoup d’entre eux étaient visibles et il était possible même de leur manifester l’attention nécessaire, mais dans ces sphères où les chemins devaient être droits, une logique irréprochable se mettait en place.

C’est ce que lui avait appris la vie : là où il le faut, choisis les boucles, là où il le faut contourne, et sinon, prends la ligne droite, presque abstraite, celle qui transperce tout espace.

Cette simplicité et cette droiture étaient un héritage familial. Quant aux arabesques, aux détails bouclés, ils ont été ramassés sur les routes de par le monde, des routes pas toujours droites peut-être, mais qui jamais n’induisent en erreur.

Il y a un mois à peine, Aïna marchait dans l’appartement délabré qu’ils venaient de louer et tentait de dresser une liste de choses à faire et à acheter – une bassine, une serpillière, une pelle et une balayette – mais les pensées s’échappaient et prenaient des directions qui leur étaient plus naturelles.

Dans cet appartement ont vécu non pas de quelconques étudiants inconnus, mais ses personnages à elle.

Pourquoi Aïna s’était-elle précisément imaginé cet appartement-là lorsqu’elle avait voulu installer quelque part ses personnages parisiens ? Elle n’avait pourtant jamais vu ni ces volets ni ces attaches pour faire sécher le linge dans la douche ni les plaques de métal qui colmataient le vieuxparquet abîmé.

Ces coïncidences (disons-le avec précaution) rassuraient, donnaient l’impression que le texte était juste et qu’il était effectivement sur la bonne voie. Mais alors… elle aurait mieux fait de décrire des châteaux en Écosse ou des villas italiennes, sourit Aïna en son for intérieur et continua la liste. Des éponges, du liquide vaisselle, de l’eau de javel – une substance, infiniment étrangère, mais irrémédiablement imprégnée dans le tissu quotidien de la vie.

La vie, il faut le reconnaître, a bien changé. Pour la première dizaine de nouveaux appartements, c’est Serge qui allait acheter les serpillières et compagnie. Aïna le suivait parfois ou l’amenait en voiture, vu que lui-même ne savait toujours pas conduire. Ces appartements étaient alors vierges de tout personnage puisqu’aucun ne s’était encore animé à l’occasion d’une veille nocturne. Assia (c’est comme ça qu’on l’appelait à la maison), tentait alors de percevoir les Lares, essayait de trouver un langage commun avec eux, tandis que Serge courait à toutes jambes chercher les bassines et les serpillières et revenait les mains pleines, à bout de souffle, un grand sourire aux lèvres.

Pour les quelque dix autres appartements à venir, les choses étaient à la fois plus simples et plus compliquées, car ils avaient été déjà vus, déjà pressentis, avant même qu’ils ne se soient matérialisés devant les yeux et sur le contrat de bail.

Des sacs-poubelle plus grands et plus résistants, écrivit Aïna, après un coup d’œil sur des tas non identifiables dispersés dans les coins. Il faut vite passer cette étape et pour cela, il faut trouver de nouveaux personnages et les installer ici, les envoyer chercher des serpillières et leur faire vivre chacune de leurs vies, l’une après l’autre, séparément.

Serge, lui, traînait dans l’appartement sans faire attention aux détails. Il voulaitoublier beaucoup de choses, se représenter le passé plus standard, plus simple, plus rassurant qu’il ne l’était. La jeune fille qu’il avait rencontrée voilà bientôt 20 ans était charmante et naïve. Il était presque de 10 ans son aîné. C’est lui qui lui apprit tout, aussi bien les mathématiques que les arts ménagers. La philosophie et l’histoire faisaient naturellement partie de la liste, il se souvenait très bien des manuels scolaires et d’un livre de fac sur la philosophie occidentale que par hasard il eut entre ses mains et qu’il lut, tout aussi par hasard. Maintenant, elle était cynique – l’âge, l’expérience, certainement. Et lui, lui s’était adouci avec le temps. Tout était ordinaire, et tout devait le rester. Le départ de Bourdigaux pendant presque 3 ans avait été une très bonne décision. Tout s’était vite arrangé devenant une routine, malgré l’emménagement dans un nouvel endroit. Mais lui, Serge, saurait probablement la rompre un petit peu.

Chapitre 3

Comme l’enseignait Râmakrishna

Le double seau à champagne argenté, avec sur les côtés des têtes de lions tenant des anneaux dans leur gueule (ô, les joies akkadiennes, les plaisirs de Weidenfeld), contenait non pas des bouteilles guindées couvertes de buée, mais un bol pour chien, cher et passablement usé. Anton prit le seau de l’étagère et comme le lui avait enseigné Râmakrishna, l’utilisa pour caler la porte de la cuisine. La mélamine résonna contre le métal.

Râmakrishna, un Indien de Trinidad, a été engagé au château-hôtel, pour son très bon anglais et pour la fierté innée de son allure. Comme nous l’avons dit, Anton fut embauché pour ces mêmes raisons. Il remplaçait Râmakrishna les week-ends. Ce dernier enseigna à Anton aussi bien l’art de la surveillance nocturne d’un établissement, que ses propres ruses afin d’optimiser le travail.

Par exemple, il fallait tenir la porte de la cuisine ouverte, pour au moins deux raisons : avoir une meilleure vue et se faciliter le passage avec la vaisselle pour le petit-déjeuner du lendemain.

Deux nuits de suite, Anton regardait attentivement les doigts sombres de Râmakrishna disposer les couverts, les carafes, les chaises, dans un ordre canonique. Il notait certaines choses dans un carnet orange spécialement acquis à cet effet et pas trop lourd pour ses poches du pantalon, menait assidûment des conversations mondaines et acquiesçait beaucoup. Il semblerait qu’il plût non seulement à Râmakrishna, mais aussi au directeur de l’hôtel (qui était chef cuisinier par la même occasion) ainsi qu’à sa femme, si bien qu’il fut embauché. Anton n’avait jamais plus revu Râmakrishna.

Voilà que depuis presque un an maintenant, Anton venait deux trois fois par semaine, quelques minutes avant minuit, pour commencer son service et n’avait plus besoin de son carnet orange pour accomplir tous les rituels nocturnes, certes étrangers à sa nature, mais qui n’avaient rien d’écœurant.

Les détails matériels du quotidien de l’hôtel, les situations cocasses qui ne manquaient pas d’arriver chaque jour, ou plutôt chaque nuit (une étagère avec de l’armagnac extrêmement cher qui s’écroule sous son propre poids, une hermine qui se retrouve tout d’un coup perchée sur la tour gothique), étaient, sans aucun doute, très intéressants pour un homme de lettres. Oui, Anton se considérait toujours comme tel, bien qu’il s’interdisait formellement de commencer toute œuvre de fiction avant d’avoir terminé sa thèse en philosophie, qu’il comptait bien – contrairement à sa thèse en informatique – mener à sa fin, et cela, très prochainement.

Derrière le comptoir, sur le mur, étaient accrochées des aquarelles représentant les intérieurs de l’hôtel – faites à la main, sans aucun logiciel du type AutoCAD – c’étaient les plans pour le projet de restauration à venir. Les propriétaires comptaient la commencer en novembre, quand les vignes se seraient dénudées, l’air se serait gorgé d’incertitude, de fumée et de cristaux de froid, et le flux de touristes se serait tari jusqu’au retour certain du printemps.

Le contrat devait se terminer en septembre et bien qu’Anton espérait s’occuper de tout autre chose à ce moment-là, il le renouvela quand même au cas où. Les propriétaires n’en étaient que ravis. On vous laissera une chambre chauffée, Antoine, un téléphone et une bouilloire. Même pendant les chantiers, il faut surveiller la nuit.

Anton s’imaginait déjà une hibernation solitaire, dans l’unique pièce chauffée d’un bâtiment éventré, où l’on voit craquer de partout la couche de vernis et poindre la misère à travers toutes les brèches.

Anton fit encore une fois le tour des lieux, scruta la noirceur derrière la fenêtre et se connecta enfin à Internet avec l’ordinateur de service (les murs d’un demi-mètre d’épaisseur ne laissaient passer aucun signal). Clarisse n’avait toujours pas écrit.

Chapitre 4

Toujours remarquer les têtes des chevaux

Aussi étonnant que cela puisse paraître, le voyage fut bénéfique. Enfin, il le fut, tant qu’il dura. Lors des incessants déplacements, traversant les dizaines d’aéroports, gares, marchés de villages, palais, temples et bouis-bouis de bord de route, Serge ne perdait aucune affaire, clef ou papiers. Il échangeait avec ses collègues sans oublier de leur dire bonjour et demander comment ils allaient. Il saluait, ne serait-ce que d’un léger signe de tête les simples curieux qu’il croisait. Il semblait même s’intéresser un peu à l’histoire des lieux qu’ils traversaient, puisant sa base théorique dans ses connaissances propres, solidement ancrées depuis l’école, et dans les productions écrites locales, qui lui tombaient sous la main par hasard. Il semblait aussi apprécier parfois les écharpes achetées par Assia, couleur aurore ceci ou aurore cela : en soie, en cactus, en on ne sait trop quoi encore, bien qu’il aurait préféré que l’on économise un peu l’argent. Et surtout, après dix ans d’interruption, remplis de morose inactivité, il s’était remis aux mathématiques. Peut-être était-ce grâce aux échanges constants avec ses collègues : il leur fallait fournir des articles, des résultats, des comptes-rendus auprès des administrations, et Serge présentait tout cela consciencieusement. Au début, en reformulant avec de nouveaux termes ses anciens écrits, puis il commença à améliorer ses anciens résultats. À ce point qu’Assia se mit à douter de ses propres conclusions hâtives, d’après lesquelles la vie de Serge avait basculé dans un stade de lent dépérissement, qui n’était pas une simple dépression ou une crise liée à l’âge, mais bel et bien – la fin.

Si les dieux te chargent d’un poids en particulier, mais que tu tentes de t’en débarrasser, alors ils t’anéantissent sans hésiter et transmettent leur don à quelqu’un d’autre. Notre vie commune est notre don respectif. Il semblerait après tout que nous puissions exister ensemble, mon chéri, mais pour cela, il nous faut habiter nulle part, nous déplacer de par le monde dans des calèches bariolées, et tourner au moins aussi vite que les derviches. Et aussi, oui, travailler sans arrêt. Notre vie commune, c’est un battement de cils entre un Vishnu allongé et un Quetzalcóatl sorti d’un mur. Nous nous habillerons de noir bien évidemment, nous nous entourerons d’écharpes colorées et au-dessus de nos têtes passeront les mondes.

Bien sûr, dès le retour, vint la rechute. Serge regardait Paris de ses yeux résignés, perdit de suite son portefeuille, son manteau et au moins deux parapluies et très rapidement, il ne fut plus du tout question de mathématiques.

Assia se rendait compte que tout ce qu’elle espérait fuir en Europe, il y a trois ans, allait revenir, et qui plus est, de manière amplifiée. Il y a trois ans, Serge, bien qu’enfermé dans son cocon opaque, avait lui-même remarqué quelque chose et avec une dextérité exceptionnelle même pour un homme très actif, il avait organisé ce voyage. Quand il fallut choisir entre deux options – partir avec lui, à la rencontre des choses éblouissantes ou rester en France et s’employer à mettre au point une vie terne et solitaire – non sans un certain grincement, la première prit le dessus. Et Assia en avait grandement honte. Mais l’éblouissement est quelque chose qui se dose minutieusement, et lorsque l’Europe se mit de nouveau à manquer à Assia, certainement Serge le sentit. Il prolongea son détachement universitaire et proposa à Assia de retourner en Europe, et pas à Bourdigaux l’endormie, mais à Paris. De manière étonnante, cela s’accorda avec l’envie de Danya, quinze ans, d’entrer en classe préparatoire au lycée Saint-Louis.

Et c’est comme ça que les valises, dans lesquelles se sont immiscés quelques nouveaux bas-reliefs chamarrés, des chiffons et des babioles, un petit sac de coca (et pourquoi pas après tout), deux bocaux de paracétamol, mille pilules chacun, quelques épices et livres – des livres inattendus trouvés ici et là –, c’est comme ça que ces valises usées, apparurent quelque part à la jonction des 5e et 13e arrondissements. Officiellement dans le 5e, cependant.

De la maison en face regardait une grande tête de cheval en fonte, au carrefour le plus proche vous souriait la folle Jeanne dorée. L’ascenseur était tel qu’il ne pouvait contenir que deux personnes de taille moyenne : l’une de côté, l’autre comme on peut.

Serge considérait que pour les quelques années à venir, le problème était réglé. Assia avait un autre point de vue. Elle ne pouvait pas se permettre d’assister une seconde fois à la dégradation sévère de son mari. Elle avait déjà fait tout ce qui était en son pouvoir. Et maintenant, il fallait agir, sans attendre.

Chapitre 5

Le quotidien

Cela faisait une vingtaine de minutes que son père était aux toilettes, desquelles émanaient d’indistinguables monologues. Il pensait apparemment que personne ne pouvait l’entendre. Sa mère se réfugiait dans sa chambre. Comme à l’accoutumée.

À côté, cette idiote de Lyuda faisait du bruit avec des sacs plastiques, sur le lit de Danya. Dans cet appartement défraîchi, à la jonction du 5e et du 13e, il n’y avait que deux petites chambres. En regardant Lyuda, ses bouclettes de mouton incolores, ses yeux ternes globuleux et ses chemisiers rayés, étirés, Danya se disait que non, il n’avait pas eu tort de choisir comme son père les mathématiques. Tout de même, les mathématiciens ne sont pas tous ni comme son père ni comme Lyuda. La Lyuda en question faisait une escale à Paris, sur sa route entre une sombre université de l’autre côté de l’Oural et l’Espagne, et avait bien sûr demandé de dormir une nuit chez le collègue russophone fraîchement installé.

Danya était couché par terre sur un matelas quelconque et apprenait la patience. Plus que deux jours encore. Il aura une chambre pour lui tout seul, avec les toilettes sur le palier, certes, mais après tout, n’est-ce pas comme cela qu’ont vécu tant d’autres, y compris les plus aristo des aristocrates. Et encore, parfois ils devaient faire leurs besoins dehors. En attendant, il ne s’agissait pas d’un dortoir, mais plutôt d’une cellule de moine, où il était possible de créer ce que bon te semble. Le plus important étant de ne pas faire trop de bruit.

Danya avait déjà fait beaucoup de choses. Durant ces trois dernières années de voyage, dans ces stupides écoles privées où il fallait porter des uniformes, il réussissait à avoir les meilleurs résultats alors qu’il parlait à peine les langues locales. Il était parfois invité à la maison chez ses camarades – les enfants de hauts fonctionnaires locaux ou de diplomates étrangers, et s’obligeait à avaler la cuisine odoriférante de leurs bonnes ou de leurs mères, menant des small-talk idiots en écorchant la langue.

Il réussit à garder son français au prix de manœuvres tout à fait exceptionnelles.

Pendant un temps, Danya aimait tout à fait cette vivacité bariolée. Sa mère conduisait une énième voiture cabossée sur des nids de poule bien peu touristiques et souriait même de temps en temps à des tas de cailloux ciselés. Son père restait égal à lui-même, à savoir les yeux rivés au sol, que ce soit à la maison, à l’université, ou dans un temple hindouiste, où pour le coup cela était tout à fait encouragé. Il ne réagissait pas aux discussions. Officiellement, il était absorbé dans ses réflexions concernant un énième problème mathématique. Mais Danya savait qu’il n’en était rien, puisque régulièrement, son père parlait tout seul à voix haute. Danya connaissait déjà le mot « oxymore » et savait que ce mot pouvait partiellement décrire cette situation, sans pour autant expliquer comment en sortir. Ainsi, son père était un habitué des monologues, mais ces conversations ne concernaient nullement les mathématiques, et parlaient plutôt de cuisine incompréhensible, du manque d’argent et du comportement fatigant de sa femme.

Et puis un jour, ce n’est pas que la vie sur les routes finit par peser sur Danya, mais il comprit qu’il lui était impossible de se développer de manière extensive et non pas intensive (mots appris au CE2), sans une véritablement bonne école. Et pour cela, il fallait revenir en Europe.

Alors Danya s’activa. Sur Internet, il déposa sa candidature pour intégrer une classe préparatoire à Paris, et cacha soigneusement son entreprise jusqu’à ce qu’il eût besoin des signatures des parents. Alors il raconta tout à sa mère. De manière inattendue, elle le félicita au lieu de le gronder d’avoir agi derrière son dos. « J’y avais pensé moi-même, lui dit-elle, il est temps de revenir en Europe. Nous allons rentrer ensemble ». Ils pensaient repartir tous les deux, sans son père. Mais elle décida, on ne sait trop pourquoi, de partager ses intentions avec celui-ci – certainement son honnêteté aristocratique, qui ne lui laissa pas le choix.

Et alors, il se passa quelque chose que ni Danya ni même sa très perspicace mère n’avaient prévu. Il apparut que son père avait lui aussi décidé qu’il était temps de revenir. Il reçut même un poste à Paris pour un an. Danya n’arrivait pas très bien à comprendre comment son père, qui ne faisait rien depuis des années, arrivait tout de même à ne jamais manquer de propositions de postes. Il y a longtemps, avant même la naissance de Danya, son père avait réussi à démontrer un remarquable théorème et depuis, les fonctions et les invitations professionnelles lui étaient garanties à vie, même s’il n’allait plus jamais rien faire. Danya lui posait parfois des questions, mais le plus souvent son père s’en débarrassait en bougonnant ou bien se lançait dans un exposé improvisé, sans prendre en compte le niveau de son auditoire, de sorte que Danya n’y comprenait pas grand-chose.

Quoi qu’il en soit, maintenant Danya pouvait étudier à Paris, et non pas à Bourdigaux ce qui était d’un tout autre niveau. S’il réussissait en prépa, cela le rapprocherait fortement de la rue d’Ulm, et le mettrait donc sur le chemin tracé de la meilleure éducation en France, et peut-être même au monde. Ainsi, le retour fut entamé non seulement par Danya et sa mère, mais par eux trois.

Et les voici donc à Paris. Et Paris, c’est Paris. Tiens-le pour dit, Lyuda.

Chapitre 6

Ma maison – ma forteresse

Par la fenêtre, Anton vit accourir Fabienne – elle était en retard de dix minutes – et comprit que la nuit – légèrement agitée, comme toute nuit sans sommeil, était finie et qu’un nouveau jour, simple et actif, reprenait ses droits.

Il atteignit la ville en une cinquantaine de minutes, tourna non sans mal la clef dans la serrure centenaire et ouvrit la porte sculptée, tordue par le temps. Passé le seuil, l’apparente ancienneté de l’appartement se dissipait. Comme dans presque tous les appartements loués, les murs étaient recouverts de papier peint blanc bon marché et le sol de faux parquet. Anton posa précautionneusement son sac sur la commode de l’entrée (l’ère des gadgets nous apprend à ne pas balancer nos affaires n’importe comment) et entra dans l’unique pièce. Sur le canapé usé, couvert d’un plaid neuf, était assise Lena, une jambe sur l’autre.

Lors de leur rencontre virtuelle, Anton et Assia finirent tout naturellement par discuter de leurs connaissances en commun. Et il sembla un instant à Anton que les rumeurs sur le net concernant la méchanceté d’Assia n’étaient pas totalement infondées, tout du moins elle avait une langue bien acérée.

Au sujet de Clarisse, Assia avait dit : « Une nana complètement folle, et hélas, nous ne parlons pas là d’une folie sacrée. Mieux vaut se tenir loin d’elle. » N’ayant pas vraiment le choix, Anton préféra ne rien dire, bien qu’il aurait aimé couper tout contact avec Clarisse au plus vite et pour toujours. À propos de Jacques, elle lui dit : « Il est bien évidemment bi. Oui, il est marié, mais cela ne veut rien dire. Il regardait mon mari avec des yeux amoureux. » Anton était d’accord, lui aussi avait ressenti le regard magnétique de Jacques – un habitué de la bohème locale, qu’il avait rencontré lors d’une soirée de lecture poétique. Et pour Lena, Assia décréta : « Une dinde stupide de la capitale. » Elle ajouta qu’à leur première rencontre, Lena lui avait dit : « Et alors, vous êtes de Moscou ou de Saint-Pétersbourg ? Ah, vous êtes donc des provinciaux… » Ce à quoi Assia lui envoya : « Lorsque ma grand-mère fut déchue de ses droits civiques, notamment interdite de vivre dans les deux capitales, elle fut obligée d’errer entre villages et petites villes perdues, de travailler physiquement. Pendant ce temps bien sûr les capitales ne se désemplissaient pas, et se gorgeaient rapidement de nouvelles couches sociales triomphantes et de leur formidable progéniture. L’histoire n’a encore jamais connu rien de tel : huit millions de génies concentrés sur un lopin de terre jusqu’alors bon à rien. » Lena ne chercha plus jamais à lui faire de piques, mais de toute évidence se prit de rancune.

Lena, une femme de quarante-cinq ans aimant les mondanités, vivait à Bourdigaux, ou plutôt dans sa proche banlieue, avec un mari français qu’elle avait hameçonné à Moscou. (Se retrouvant dans une ville provinciale française, Lena s’était docilement installée à la campagne et s’était mise à prôner un mode de vie pastoral. Le fait de venir de la capitale était un critère de qualité extrêmement important, mais uniquement dans le système de valeurs soviétiques ou post-soviétiques). Dans sa précédente vie moscovite, Lena avait eu le temps de finir une thèse en littérature polonaise (sans réussir pour autant à apprendre le polonais) et de donner naissance à un petit garçon aux cheveux blonds. Dans sa nouvelle vie provinciale, son diplôme n’eut aucune reconnaissance, mais une petite fille aux yeux sombres vit le jour. Lena n’était pas de ceux qui s’arrêtent à la moindre difficulté – elle commença une nouvelle thèse, ou plutôt, elle entreprit de traduire la précédente en français, changeant légèrement l’intitulé et rajoutant quelques sources bibliographiques occidentales. Lors de son doctorat, elle rencontra Anton, qui avait débuté le sien deux ans après elle et le prit, comme elle aimait à le dire, « sous son aile », en effet, les sens des mots « soviétique » et « mondain » peuvent parfois être très proches.

Objectivement, Anton aurait tout à fait pu s’accorder avec Assia que les mérites de Lena se résumaient au seul fait qu’elle « venait de la capitale ». Mais ce serait sans compter un épisode honteux au début de sa vie à Bourdigaux qu’il lui fallait taire afin de préserver la réputation de Lena ainsi qu’une circonstance particulière, qui, elle, pouvait être divulguée. « Je ne suis pas en droit de parler d’elle en mal. Elle m’a aidé à m’installer et à trouver un appartement pas trop cher ». Avant d’envoyer le message, Anton, barra le « pas trop cher ».

Cependant, aucune liaison involontaire entre Anton et Lena ne supposait que cette dernière eût en sa possession les clefs du fameux appartement, effectivement assez peu cher. Et pourtant, aujourd’hui, lundi, à neuf heures du matin, Lena était tranquillement là, une jambe bronzée sur l’autre. Elle portait un short en tweed et des leggings courts, d’une couleur incertaine, tirant sur le vert salade, ce qui ne correspondait ni à son âge, si à son statut, ni à la météo, ni au bon goût élémentaire, mais lui donnait l’impression d’avoir 25 ans et autant de kilos en moins. Sous frange, des yeux sombres vous fixaient avec attention. Une longue queue de cheval, bien évidemment fausse, ramenait ses cheveux en arrière.

Chapitre 7

Bourdigaux

L’une des ruses (pièges) de la vie en province consiste à prétendre avoir de l’influence sur l’endroit où l’on habite. La mégalomanie se dissout dans la métropole, la première se fond de manière harmonieuse avec la seconde, et n’implique aucun changement global. Tandis qu’une petite ville vous donne envie de l’associer avec vous-mêmes, si grands, jetés là par le hasard des vents. Etce faisant, il s’agit pour vous de non seulement décrire, mais aussi de transformer. Pour qu’à l’avenir, les gens aient l’envie de venir dans cette ville puisqu’en des jours glorieux et inatteignables (ou dans l’autre sens), vous y habitiez.

La ville de Bourdigaux n’était ni grande ni petite et se comportait avec l’arrogance d’une mégapole, sans remarquer la présence en son sein d’Anton. Elle ne remarquait pas ce corps étranger, ne l’expulsait pas, ni ne l’enveloppait d’un quelconque tissu cicatriciel pour le neutraliser. Mais semblait pourtant toujours réclamer quelque chose. Peut-être était-ce parce qu’il y avait autre chose que le hasard qui l’avait mené dans cette ville, pensait Anton.

C’était vrai. Anton n’était pas venu là uniquement parce qu’Assia y habitait.

Ce hasard était le suivant. Trois années auparavant, à Paris, le professeur Bavoir, un éminent sémiologue, expliqua à Anton qui lui avait partagé ses idées concernant la symbolique du sacré, qu’il aurait été heureux de le prendre comme thésard, mais qu’il allait bientôt partir à la retraite. Certainement, dès que le professeur émérite partirait quelque part en Bourgogne cultiver des choux, des guerres intestines éclateraient au département, le pouvoir serait sûrement pris par ses opposants, et alors, il ne serait pas évident, mais alors pas évident du tout qu’Anton puisse soutenir sa thèse. Surtout qu’Anton, à plein d’égards, est un intrus. Il ne s’agit pas du tout là de racisme, du fait qu’Anton soit étranger, bien qu’indirectement, cela joue aussi, puisque l’absence de l’habitude française de la thèse, antithèse, synthèse, pourrait se faire ressentir. Sans parler du fait que le français ne soit pas sa langue maternelle, et qu’il s’agisse presque de belles-lettres ici. Mais enfin, vous le savez vous-même, poursuivait le professeur en soufflant dans sa moustache, vous venez du monde des sciences dures. Non, non, il n’y a rien de mal à cela, mais tout de même…

Ainsi, ne serait-ce pas mieux pour vous de faire votre doctorat avec l’une de mes élèves, à Bourdigaux. Vous aurez la possibilité de travailler tranquillement, sans être confronté aux piques des Parisiens snobinards qui vous tourmenteront de la plus élaborée des manières, en vous parlant en un français pré-volterien, où vous reconnaîtrez à peine la moitié des mots. Vous allez améliorer votre français, puis vous reviendrez à Paris, tout neuf, avec une thèse et un diplôme français. Écrivez donc à mon élève, Madame Clarisse Benne, et dites-lui que c’est moi qui vous recommande. Je peux même vous écrire une lettre de recommandation, s’il le faut, mais je pense qu’il n’y en aura pas besoin.

Au début, Anton fut légèrement désappointé du conseil, mais un mois plus tard, il envoya son dossier à l’université de Bourdigaux et apprit qu’Assia, qui depuis quelques mois ne répondait plus aux messages, avait quitté Bourdigaux. À ce moment-là, impossible de savoir si c’était pour toujours.

Sache-le, avait écrit Anton, je suis à Bourdigaux, et j’espère emprunter les chemins que toi-même as parcourus.

Vaudrait mieux qu’ils soient légèrement différents, lui avait alors répondu Assia, depuis une contrée lointaine.

Chapitre 8

Michel

Michel aurait voulu dormir un peu plus, mais il n’arrivait pas à se plonger dans un sommeil véritablement profond. Le coup de fil étrange qu’il avait reçu la veille au soir l’avait troublé. Il savait qu’il n’avait pas le droit de s’inquiéter, surtout pour des choses aussi futiles – une légère crise nerveuse pouvait en entraîner une beaucoup plus importante et déclencher une récidive simultanée de ses deux maladies.

On ne pouvait pas dire que Michel était alcoolique, mais il y a quinze ans, lorsqu’il dépassa la quarantaine, contre toute attente, il se plongea dans une beuverie frénétique qui dura plusieurs mois, et d’où il ne put sortir que grâce à l’aide des médecins et de sa femme Martine. Il s’agissait d’un épisode unique. Michel ne se détourna pas complètement de l’alcool, il continua à boire du vin, lors des réceptions à l’université et autres, au restaurant ou à la maison, mais jamais il n’eut envie de se saouler comme il se doit. Ni au gin ni au whisky. Il lui arriva cependant un autre malheur.

Le médecin qui le suivait après son épisode alcoolique eut quelques inquiétudes à l’étude de ses prises de sang et l’envoya faire un scanner. Michel était sceptique, mais ne voulant pas se brouiller avec le médecin, s’exécuta. Les craintes s’avérèrent fondées : quelque part dans les tréfonds du corps de Michel, il y avait un bidule de mauvaise apparence. On le lui retira délicatement, quasiment sans laisser de cicatrices, et on aurait pu considérer l’incident clos, mais il lui sembla qu’il comprit quelque chose d’important.

La première chute fut provoquée par la vanité de la vie d’un professeur de mathématiques en province, marié à une femme qui vieillissait rapidement. La seconde était la suite logique de la première. Ainsi, sortir du chemin qu’il s’était tracé depuis risquait de tout relancer de nouveau, mais en pire.

Michel cachait ses diagnostics aux collègues des deux types. La beuverie frénétique s’était concentrée principalement sur la période des vacances d’été. Et l’absence, due à l’opération, fut de courte durée. Mais Michel en était persuadé : tout le monde savait tout, surtout ses collègues cachés. Le médecin lui-même devait être l’un des leurs, bien qu’il ne laissa jamais rien paraître. Michel chassait ces pensées : la ville n’était pas énorme, si le toubib était l’un des Enfants de la Veuve, lui, Michel, l’aurait su. Cependant, dans tout monastère il y a toujours eu des serviteurs laïcs, et donc des oreilles qui traînent. Ainsi, cette pensée, comme un serpent agressif, continuait à tourner dans la tête de Michel.

Ces réflexions n’étaient pas sans fondement. Au lieu d’accéder à l’échelon supérieur, Michel fut nommé responsable de l’Enseignement supérieur. Rien de plus naturel, après tout, il était professeur d’université. Mais Michel comprenait bien que ce poste signifiait une stagnation à vie.

Michel avait peur de formuler des conclusions trop définitives, mais il lui semblait qu’il en était bel et bien ainsi – l’Organisation l’avait freiné toute sa vie, depuis le moment où, brillant doctorant parisien, il était devenu apprenti.

Au début, il s’avéra qu’il n’était même pas la peine d’espérer rester à Paris. Soit il manquait de compétences en mathématiques, soit de standing de manière générale. Les hommes de l’ombre lui indiquèrent Bourdigaux, pour relever le niveau général de l’éducation. N’ayant aucun lien avec cette ville, Michel accepta non sans un certain désarroi. Il se dit, finalement, qu’il pouvait bien mener une vie épicurienne pendant quelques années, mais qu’ensuite, il allait concentrer tous ses efforts pour revenir à Paris.

Dix ans plus tard, il paraissait peu probable qu’il y réussisse. Pour cela, il lui aurait fallu sortir des deux systèmes à la fois et demander un poste de professeur du secondaire à Paris, ou quelque chose comme ça, et se contenter d’un minable T2, à la place d’une grande maison avec jardin.

C’est ainsi qu’après ses deux maladies, Michel est resté là, à veiller sur l’Enseignement supérieur, mais au moins les objectifs étaient devenus plus clairs. Il lui fallait chercher de jeunes scientifiques pleins de talents dans les pays du Tiers-monde et essayer de les ramener en France. Les convaincre, s’arranger, intriguer, les aider avec les concours.

La vie de Michel resta la même, mais prit tout de même quelques couleurs. Des voyages, des rencontres, le choix de nouveaux candidats. Une fois la mission « précisée », elle lui sembla tout de même être une promotion. Les colonies virtuelles l’accueillaient comme un roi virtuel. Cependant, à certains endroits, il ne fallait s’attendre à recevoir ni soie ni safran. Serge venait justement d’un endroit comme cela, et il fut l’une des erreurs de Michel, une grave erreur.

Le jeune chercheur, ayant d’impressionnants résultats, paraissait être le candidat idéal. Grand, élancé, avec un visage digne et un regard prometteur, il parlait un anglais tout à fait correct, et aurait dû être une perle pour le système de l’Enseignement supérieur, à l’université de Bourdigaux tout particulièrement, puisque c’était là, sous son aile, que Michel décida de placer le jeune talent.

Michel exécuta une intrigue absolument formidable, garantissant à Serge une troisième place dans la liste des candidats. Le premier refusa le poste, comme prévu, le second avait déjà reçu un autre poste dans une autre université, ce qui était prévu aussi. Au final, pour le plus grand mécontentement de la plupart de ses collègues, Serge, parlant à peine français, reçut le poste.

Michel fit son rapport où il se doit, agrémenta son discours de toute sorte de plaisanteries et de calembours. Pour autant, il ne recommanda pas Serge à l’Organisation, trop distrait, intéressé par rien d’autre que les mathématiques, bref, un véritable scientifique.

Deux ans plus tard, aucune illusion n’était plus possible : le français de Serge était resté à son stade embryonnaire, avec beaucoup de fautes inadmissibles, et ne semblait pas un jour pouvoir s’améliorer. Or, à l’époque, le mauvais français avait déjà été l’obstacle principal à son embauche. Donc Serge n’essayait absolument pas de progresser. Pire, il s’avéra qu’il ne travaillait sur rien, de manière générale. Les mathématiques étaient tout autant à la traîne que la langue. Serge, n’ayant pas le choix, faisait cours en parlant son français à lui, tel quel, ne se préparait jamais, improvisait tout le contenu, trébuchait sans arrêt dans ses démonstrations, et ne comprenait aucunement les questions posées par les étudiants. Impossible de le limoger – poste permanent. Lors des séminaires, il dormait en ronflant, lors des réunions, encore une fois, il ne comprenait rien. Il menait ses propres séminaires en anglais, de manière correcte, il faut bien le dire, mais c’était à peu près tout ce dont il était capable.

Serge avait une femme, dont Michel n’arrivait jamais à retenir le nom, quelque chose comme Asie, mais pas tout à fait. Assez sympathique, bien qu’au regard un peu trop perçant, capable de terrasser, dans le bon comme dans le mauvais sens. Il lui était impossible de comprendre pourquoi ces deux-là étaient ensemble et pourquoi c’est elle qui le suivait dans ses tribulations, plutôt que l’inverse. Elle était quelque chose comme une écrivaine. Michel n’arrivait évidemment pas à lire ses œuvres et ça aussi, ça le rendait en quelque sorte honteux.

Rivka Fishman était une Odessite jusqu’à la moelle, et avait réussi à s’en sortir, d’abord face au pouvoir soviétique, puis face au pouvoir nazi, si bien que cette Rivka en question s’était retrouvée en France et vivait aujourd’hui dans un hospice pour personnes âgées atteintes d’Alzheimer (autre piqûre de l’aiguillon de la honte). Elle avait transmis à Michel des yeux marron en amande, et aurait pu aussi lui apprendre le russe. Mais soit c’est elle qui n’avait pas voulu, soit lui, soit les deux à la fois, et dans tous les cas, il n’en fut rien. Michel pouvait à peine reconnaître les lettres cyrilliques, connaissait une vingtaine de mots, c’est tout. Parfois, il lui semblait que quelque chose d’énorme, de puissant et de vivifiant lui avait échappé avec cette langue qui était pourtant à portée de main, mais qu’il avait rejetée. Ce n’est pas que Michel vivait terriblement mal, mais la connaissance d’une langue en plus lui aurait permis de prétendre à autre chose, à quelque chose de plus large, de plus coloré. Mais revenons plutôt à notre histoire.

Le couple susnommé avait quitté Bourdigaux deux années auparavant et Michel espérait qu’il n’y revint plus jamais. Et voilà qu’aujourd’hui, on lui demandait de faire en quelques mots le portrait des deux. Et il y avait encore un autre nom dans la liste. Un dénommé Antoine. Michel ne le connaissait pas vraiment, ne l’ayant aperçu qu’une seule fois chez son collègue Fabian et sa femme russe, Hélène (une vraie Russe typique, au style folklo à la Michka-Grichka Bogdanov). C’est d’ailleurs elle qui avait dû l’inviter. Antoine était un doctorant en sémiologie ou quelque chose du genre, la trentaine bien sonnée. Michel n’avait rien retenu de plus, en dépit de la mission qui était la sienne.

Pourquoi moi ? pensait Michel. Pour quoi faire ? Peut-être donc ces trois-là doivent recevoir une fonction quelconque. Pourquoi n’est-ce pas décidé à Paris, il y a une foule de frères là-bas ? Qu’est-ce que je dois dire maintenant ? Que Serge était une erreur, que je n’ai rien compris au sujet d’Antoine, que je ne le reconnaîtrais même pas dans la rue, et que la petite dame est en fait une petite dame plutôt douteuse ?

Peut-être – les pensées de Michel basculèrent sur la genèse de son cancer – peut-être, n’aurait-il pas dû s’arrêter de boire à l’époque ? Qui sait, peut-être la cause principale de son mal fut l’abstinence et non pas la dépression, annonciatrice de l’alcoolisme passager. Et s’il sortait la bouteille de whisky qu’il gardait pour ses invités ?