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Naïline, du haut de ses neuf ans, descend du vélo enfant pour monter sur le tandem derrière sa maman. Elle laisse ainsi sa place à Olwéane, de quatre ans sa cadette. Dans une dizaine de minutes viendra le tour de Lilwen, avec ses sept printemps, de pédaler toute seule.
C’est ainsi que Pascal, Gwenaël et leurs trois filles ont parcouru à vélo pendant un an près de 6 000 kilomètres entre le Pérou et la Patagonie argentine. Les Cols de la Vie vous embarque dans leur quotidien hors du commun, à hauteur d’enfants et imprégné de belles rencontres. Cette odyssée pleine nature nourrit notre sensibilité au monde vivant et interroge la trajectoire de nos sociétés.
À PROPOS DE L'AUTEURE
Gwenaël Vourc’h-Sergé et sa famille habitent près de Clermont-Ferrand en France. Quand elle ne voyage pas, Gwenaël est chercheure en écologie et épidémiologie.
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Seitenzahl: 612
Veröffentlichungsjahr: 2022
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A Fanchouse.
Gwenaël Vourc’h-Sergé
Les cols de lavie
« Lorsqu’on tire sur un seul fil de la nature, on découvre qu’il est attaché au reste du monde ».
–John Muir
Ceyrat (France), août 2015
–Maman, le tandem est arrivé ! hurle Naïline, notre fille aînée âgée de six ans, en courant versmoi.
Son papa, Pascal, porte un gros carton tout droit venu d’Angleterre : il contient le cadre de notre premier tandem adulte-enfant, le sésame de notre aventure. Naïline saute dans mes bras et nous tourbillonnons de joie. Notre famille est en effervescence devant ces tubes d’acier peints en jaune. Ils sont la première pièce concrète de notre projet de voyage, la première matérialisation de nos années de réflexion. C’est à partir de ce moment que j’ai décidé de ne plus douter de notre projet, de ne plus m’interroger sur le bien-fondé ou sur les conséquences d’un départ. Notre voyage est devenu une évidence. Et une nécessité.
Carte schématique de notre trajet. Fond de carte : Michael Schmeling / Alamy Banque d’Images.
Trois ans se sont écoulés. Les deux tandems adulte-enfant sont chargés d’équipement et de nourriture. Le vélo enfant arbore fièrement ses sacoches arrière et celle du guidon. Nous sommes à Paracas, sur la côte Pacifique péruvienne. Cette étendue désertique sera le point de départ de notre aventure. Nous avons accroché des bouteilles d’eau sur le moindre recoin des cadres de nos vélos. Chaque gain de place a son importance. Trente litres, telle est l’estimation de nos besoins pour traverser le désert particulièrement aride de Paracas. À raison de 10 litres par jour pour boire, cuisiner et nous laver avec un gant de toilette, nous tiendrons trois jours. Le papier toilette sera notre meilleur allié pour faire la vaisselle sans eau : il enlève la graisse sur les bols en plastique, avec une efficacité qui surpasse largement le liquide vaisselle et l’eau froide.
Nous donnons nos premiers coups de pédale. Devant nous, la liberté, l’engagement et l’aventure dans l’immensité du continent sud-américain. L’océan Pacifique nous salue. Le soleil s’élève dans un ciel uniformément bleu. Toute la tension de la préparation du voyage se relâche. Un doux vent chaud nous enveloppe. Très vite, le soleil devient brûlant. Nous sommes émus, nous sommes joyeux, nous avons conscience du moment d’exception que nous vivons. Et nous voulons surtout le vivre pleinement.
Qu’est-ce qui nous a poussés à partir ? Qu’est-ce qui nous a incités à quitter notre vie citadine de provinciaux actifs ? Nous possédons tout ce que l’on peut souhaiter : un travail intéressant, des enfants pleines de vie et en bonne santé, des amis, une maison, un environnement naturel et culturel hors pair près de la capitale auvergnate. Alors pourquoi ?
Le désir de voyage a germé en nous jusqu’à devenir un impératif. Un voyage familial au long cours, avec un mode de transport doux et lent, nous appelait pour ouvrir des portes que notre vie moderne referme sans y prendre garde : l’exploration des possibles, le ralentissement du temps, la densification du réel, la reconnexion avec la nature et les humains, l’expérience concrète de nos utopies. Comme le dit Thierry Pardo, chercheur indépendant en éducation, « […] notre départ est une façon de manifester notre intérêt pour la diversité du monde et une tentative de réveiller notre capacité à nous laisser réenchanter. »1
Je veux prendre le temps de vivre avec nos enfants. Pas seulement une heure le matin et deux heures le soir. Non ! Toutes les heures, tous les jours, tous les mois de l’année. Dès la naissance de notre première fille, nous n’avons eu de cesse d’entendre : « Profitez ! Le temps passe vite ». Nous avons décidé de ralentir et de vivre de concert les envies, les doutes, les crises et les joies. Nous voulons montrer à nos enfants l’altérité et la diversité. Nous avons envie d’être dans la nature, face aux éléments. Nous souhaitons nous émerveiller, faire des découvertes, acquérir des connaissances et expérimenter avec elles.
Prendre la décision de voyager au long cours est une façon de quitter notre quotidien et de parvenir à être « propriétaire de sa vie »2, comme l’exprime l’aventurier engagé Patrice Franceschi. Nous savons que le voyage nous donne la liberté mais également la responsabilité de l’ensemble de ce que nous entreprenons. Nous n’aurons ni enseignant à blâmer parce que l’une de nos filles n’intègre pas un concept, ni chef contre lequel protester… Le guidon est entre nos mains. À nous d’en retirer le meilleur.
Dans mon travail de chercheur, j’écris des projets que je soumets à des appels d’offre qui rejettent 70 % à 90 % des demandes. Pour ce voyage, nous avons eu la chance de pouvoir réunir les moyens financiers nécessaires. Il a suffi d’y ajouter de la volonté et de l’organisation, d’enfourner le tout pendant quelques mois et de partir. A posteriori, ça paraît si simple.
Une bonne préparation permet d’accueillir sereinement les imprévus. Nous nous sommes appuyés sur trois principes pour choisir notre destination : ne pas prendre l’avion pendant le voyage, explorer de grands espaces et éviter de pédaler pendant les saisons pluvieuses. L’astuce consiste à emprunter un trajet nord-sud ou sud-nord qui permet de pédaler pendant la saison sèche des régions tropicales, puis d’atteindre les latitudes extrêmes au moment de l’été. Nous avons jeté notre dévolu sur l’Amérique duSud.
Pascal a parcouru maints blogs de voyageurs pour repérer les routes les moins empruntées et déterminer le tracé global. Andes by bike3 de Harriet et Neil Pike a retenu son attention, car il répertorie et décrit les pistes les plus reculées. Il a discuté des heures durant avec toutes les personnes que nous avons croisées qui s’étaient rendues sur les lieux. Nous partons donc avec une bonne idée de l’itinéraire et des informations sur l’état des pistes (cailloux, tôle ondulée, sable), sur les points de ravitaillement et sur les points d’eau.
Nous avons optimisé l’équipement pour le réduire à 50 kilos au total. Nous n’avons pas pris de remorque, mais avons réparti ainsi toutes nos affaires : deux sacoches avant et deux arrière sur les deux tandems, ainsi qu’un sac à dos protégé par un sac en plastique ou en toile sur le porte-bagages, deux sacoches arrière avec les doudounes sur le vélo enfant. Chaque cycle a également une sacoche de guidon.
Pascal a patiemment monté tous les vélos. Il a considéré le choix de chaque pièce en fonction de sa qualité et de la probabilité de la réparer ou de la remplacer si elle venait à casser. Il a longuement cherché des cadres de tandems très inclinés, pour que notre petite dernière puisse toucher les pédales au départ du voyage. Lorsque ce fut le cas en juillet 2017, Olwéane poussait des cris de joie derrière son papa !
Si Pascal avait déjà l’expérience d’un voyage d’un an à vélo, c’était sans enfant. Il était parti avec son copain Florian, entre le Mexique et l’Alaska en 2004-2005. C’est à son retour, lors d’un week-end vélo entre amis, que nous nous étions rencontrés. Je fus tout de suite charmée par ce beau jeune homme qui, même après son aventure de 14 000 kilomètres, m’attendait tranquillement dans les côtes. Pour ma part, je revenais d’un voyage en vélo d’un mois en Iran lors duquel j’avais rejoint des amis voyageurs. Le voyage au long cours m’attirait, tout en me paraissant inatteignable. Pascal n’a eu de cesse de me convaincre, lentement mais sûrement. Nos différentes escapades d’un mois ont renforcé notre désir de voyage : d’abord seuls en Roumanie et au Kirghizstan, puis en Corse avec notre fille aînée, ensuite en Écosse avec nos deux filles d’un et trois ans, et enfin à travers le Massif central avec nos trois filles âgées alors de deux, quatre et six ans. Je n’avais plus qu’à accepter l’idée d’arrêter mon travail pendant un an, aussi passionnant soit-il. Le livre de la famille Mercat, qui relate leur voyage à vélo en 2002-2003 avec leurs trois enfants de cinq, sept et neuf ans, est devenu notre principale source d’inspiration. Mais nous ne voulions pas comme eux sauter d’un continent à l’autre.
Nos échappées avec les enfants nous ont convaincus d’une chose : pour que le voyage soit un succès, nous devons le mettre à leur hauteur. Notre médecin n’a pas dit autre chose :
–La difficulté ne sera pas physique, elle sera psychologique. Réfléchissez-bien à comment stimuler l’envie et la motivation de vos enfants tout au long de ce voyage.
Lors de nos voyages précédents, nos enfants étaient absorbées par les histoires que nous leur racontions. J’admirais Pascal qui, pour faire durer le récit, pouvait passer plus d’un quart d’heure à décrire minutieusement un saut périlleux, un passage de rivière, ou une confrontation entre deux protagonistes. En pleine montée, après avoir éclusé toutes mes idées trépidantes, je peinais à trouver de nouvelles ressources narratives. Aussi, pour ce voyage, nous nous sommes procuré deux enceintes et plusieurs dizaines de livres audios. De son côté, le frère de Pascal, Clément, nous a préparé un échantillon de musique éclectique et génial. Nous avons aussi pris quelques jeux légers et transportables, comme un jeu de cartes et un plateau en tissu ingénieusement élaboré par le papa de Pascal avec quelques pions. À lui seul, il convient pour les dames, le Scrabble, Ottelo, la bataille navale et le Solitaire. Hormis l’inépuisable jeu de cartes, les enfants ont très peu utilisé les autres, préférant s’amuser avec les éléments qu’elles trouvaient dans la nature. Nous avons complété notre trousse avec de la laine et des aiguilles, des feutres, crayons et aquarelles.
Concernant l’école, je me suis d’abord perdue dans les dédales des programmes officiels scolaires, avant que notre ami Rémi, professeur des écoles, ne nous conseille les bons manuels en français et en mathématiques pour Naïline et Lilwen. Nous les avons chargés sur la tablette. La maitresse d’Olwéane nous a décortiqué les objectifs de fin de maternelle et donné du matériel fort utile : des lettres plastifiées avec différentes écritures, une page avec leurs sons, une frise de nombres, etc.
Nous avons prévu que les enfants se relayent sur leur vélo environ tous les quarts d’heure, afin de les soulager dans leurs efforts. Nous n’avons pas oublié d’y fixer un compteur. Cet accessoire avait transformé notre voyage en 2015 dans le Massif central. Naïline pédalait sur ce même vélo enfant qui pouvait s’accrocher derrière le tandem. Nous roulions aussi avec une carriole fixée derrière un vélo adulte. La première semaine, Naïline n’avait cessé de demander que son cycle soit accroché ou d’aller sur le tandem, voire dans la carriole. Mais dès que Pascal eut l’idée d’ajouter un compteur sur son guidon, elle nous déclara :
–Je reste sur mon vélo et je ne veux plus être accrochée pour tout le reste du voyage !
Du haut de ses six ans, Naïline tint sa promesse et avala les 350 kilomètres, les yeux rivés sur son compteur.
En voyageant à vélo, nous avons une irrésistible envie d’avancer et d’enchaîner les kilomètres, comme si nous étions emportés par le courant d’un fleuve. La chose la plus importante dans la préparation de notre périple fut de calibrer notre voyage sur une moyenne kilométrique journalière (incluant les jours de repos) inférieure à celle de nos expériences précédentes et à celles des familles dont nous avions lu les aventures. En effet, à l’inverse de nos escapades estivales, le vélo enfant allait être totalement indépendant. Nous devions donc nous caler sur son rythme. Pascal a alors prévu l’itinéraire avec 17 kilomètres de moyenne par jour. Nous espérions ainsi savourer les minutes, tandis que les heures prendraient soin d’elles-mêmes, comme le propose l’écrivain et moine bouddhiste Matthieu Ricard.
***
Pascal pédale avec Olwéane qui vient de fêter ses cinq ans du haut de sa petite tête aux cheveux bouclés. Pour ma part, je roule tantôt avec Naïline qui a maintenant presque neuf ans, tantôt avec Lilwen qui a eu sept ans il y a un mois. Toutes deux se relaient sur le vélo enfant toutes les 15 ou 20 minutes. Nous attendons que la circulation soit moins dense pour qu’Olwéane puisse pédaler de façon indépendante. Elle trépigne d’impatience, mais ses embardées sur la chaussée nous appellent à la sagesse.
Que peut-il bien se passer dans la tête de nos enfants ? Il faut avouer que nous avons enchaîné les départs. Nous sommes partis de France il y a déjà 10 jours pour rejoindre Lima. Puis nous avons quitté Lima pour embarquer dans un bus à destination de Paracas, à 300 kilomètres au sud le long de la côte, afin de sortir de cette mégapole sans encombre. Nous y avons passé quelques jours pour monter les vélos. Mercredi 9 mai, c’est enfin le « vrai » départ, le jour où nous enfourchons nos vélos pour de bon. Les enfants semblent heureuses et pleines d’entrain. Elles sentent que les mois de préparation se concrétisent. Elles naviguent entre découverte et nouveau quotidien. Elles connaissent les vélos et les campements sauvages, mais pas dans cette configuration avec deux tentes séparées : l’une pour les enfants, l’autre pour nous. Elles sont enthousiastes de faire l’école avec leurs parents. Elles ne comprennent rien à tous ces gens qui parlent une langue étrange.
Après quelques semaines de voyage, les langues se délieront :
–Moi, quand j’étais plus petite, je pensais qu’on allait en Afrique. Je croyais qu’on allait voir des éléphants et des lions ! Je ne me rendais pas bien compte combien ce voyage serait long. J’ai dit au revoir à Papi et Mamie, comme ça. J’aurais pris plus de temps pour les serrer dans mes bras si j’avais compris, nous avouera Lilwen au bout d’unmois.
–Quand nous sommes partis, je n’ai pas pleuré. Mais j’ai vu que toi tu as pleuré, maman, et que tu cachais tes larmes, nous expliquera Naïline.
Nous entrons bientôt dans les plus de 3 000 kilomètres carrés de désert de la réserve nationale de Paracas. Elle fut créée en 1975 pour protéger la faune et la flore du désert et de l’océan Pacifique où les courants froids produisent une abondance de plancton. Nous avons l’impression d’être propulsés sur une autre planète, une mer dont les vagues se seraient immobilisées et auraient pris des tons ocre. Parfois, une déferlante se dresse devant nous, ailleurs, un rouleau est figé en plein élan. Les enfants sont ébahies d’être dans un désert. Elles se demandent si nous n’allons pas mourir de soif, car c’est le désert le plus aride du Pérou.
Au loin, l’océan Pacifique anime le tableau par sa houle régulière. Nous admirons des flamants roses et des pélicans qui s’amusent à raser les vagues qui déferlent sur la plage. Au large, des îles sont recouvertes de guano qui est encore récolté tous les sept ans, puis utilisé comme fertilisant. Dans les années 1850, ces fientes d’oiseaux accumulées et séchées à l’air libre depuis des siècles étaient considérées comme de l’or blanc. Il n’existait alors pas d’engrais chimique.
Nous passons notre première nuit sous tente devant le poste de garde de Lagunillas, une transition entre civilisation et aventure. Le lendemain, à la plage de la Mina, nous plongeons dans des eaux bleu turquoise. Les températures nous rappellent la Bretagne. Nos corps se purifient peu à peu des réflexes de nos vies françaises hyper connectées. Nous n’avons plus de téléphones, plus de mails en dehors des zones de wifi, plus d’agendas... Nous n’utilisons qu’une tablette et un dispositif GPS (le Spot Messenger) avec lequel nous envoyons notre localisation une fois par jour à nos familles.
Nos yeux s’ouvrent, nos pores apprennent à ressentir le vent, les appétits des enfants s’adaptent à l’activité. D’ailleurs, Olwéane nous rappelle à l’ordre : nous n’avons pas pris assez à manger, il va falloir réajuster les quantités !
Ce soir du 10 mai, nous campons sur la terrasse d’une infrastructure touristique, sur la plage de Yumaque. Plus aucun de nos sens ne résiste à cette volupté de l’énergie du déferlement des vagues dans lesquelles nous jouons à n’en plus finir. Le ciel se drape de sa voie lactée. Nous contemplons nos nouvelles amies nocturnes : les étoiles de l’hémisphère sud. Voilà ce que nous voulons transmettre à nos enfants : observer la nature, la ressentir, comprendre sa beauté, l’expérimenter. Le déploiement de la vie est ici, comme le décrit l’écrivain voyageur Sylvain Tesson, « hors de toute abstraction, loin de toute spéculation, à pleines mains, les pieds dedans, les yeux dans les yeux »4.
***
Nous quittons notre petit paradis direction plein est. Nous savons que nous ne retrouverons l’océan Pacifique que dans plusieurs mois, en Patagonie. Olwéane prend le vélo enfant sur ces pistes où le trafic est quasi nul. Une expression de bonheur et de fierté ne la quitte pas. Nous hésitons à prendre un raccourci par les pistes du désert, mais les gardiens nous mettent en garde contre les contrebandiers et les repris de justice qui se sont approprié comme territoire les coins reculés de la réserve. L’ensablement probable des pistes finit de nous convaincre de nous diriger vers Ica via la Panaméricaine. Cette autoroute transaméricaine légendaire correspond à une succession de routes qui parcourent le continent américain du nord au sud.
Le décor change radicalement : bienvenue dans le défilé des voitures, des bus et des camions qui klaxonnent sans relâche pour nous saluer ! Le polychrome laisse la place à un désert de sable gris, parsemé de bâtiments dont les toits et les murs sont barricadés de plastique blanc. Que cache-t-on de si précieux dedans ? Des poulets en batterie ! Avec 44 kilos de poulets par habitant et par an5, contre 24 kilos en France, le secteur avicole représente plus de la moitié de l’élevage du Pérou. L’industrialisation de la filière depuis les années 1990 a fait de Lima une région importante de production au niveau mondial. L’alimentation des poulets arrive dans les ports tout proches. Les animaux sont élevés dans ces bâtiments au milieu du désert, puis transportés vivants vers les lieux de consommation. Mais comment survivent-ils à la chaleur ? Le climat n’est pas aussi chaud qu’il le paraît grâce au courant océanique froid du Pérou, aussi connu sous le nom de courant de Humboldt d’après un explorateur allemand. Il descend de l’Arctique et refroidit les côtes.
Les sacs plastiques et autres détritus apportés par le vent échouent sur les bas-côtés. C’est la veille d’un grand week-end avec la fête des mères dimanche. Le trafic est infernal. Les voitures et les camions nous doublent sans discontinuer, en klaxonnant à tout va. Nos enceintes audios sont inaudibles. Nous sommes très tendus. Que sommes-nous venus faire dans cette galère ?
Nous pédalons sur la large bande d’arrêt d’urgence en essayant de maintenir la cadence. Heureusement, Naïline et Lilwen se débrouillent comme des chefs, poussées par un fort vent de dos. Nous sommes à la merci de l’état d’éveil des chauffeurs. De la vie à la mort il n’y a que quelques centimètres de chaussée, « comme une bougie à côté d’une meule de paille », nous dirait Christian Bobin6. Nos yeux sont rivés sur le rétroviseur et le vélo enfant. Je ne peux supporter cette tension, bien que parfois mon attention se relâche, engourdie par tant de bruit.
Alors que le soleil descend vers l’horizon, nous cherchons un campement pour la nuit dans cet univers aride. Nous empruntons une piste et arrivons à l’entrée d’un terrain fermé par une barrière en bois. Luis, un grand gaillard, sort d’une baraque construite en bois et en bâches plastiques. Plutôt loquace et chaleureux, il nous propose de planter notre tente loin de la route, au milieu des dunes. Les enfants choisissent le sommet d’une dune bien à l’écart de la tente des parents.
Notre hôte nous invite à visiter son exploitation en devenir. Il y a quelques grenadiers, dattiers et arbres à tamarins dont les fruits sont succulents. Il nous parle de son projet de construire un bâtiment pour les volailles, de planter 100 tamariniers et de développer l’élevage de zébus. Les 40 premières bêtes devraient d’ailleurs arriver le lendemain en provenance du Brésil. Je suis fort enthousiaste : moi qui voulais rencontrer des personnes œuvrant pour l’agriculture durable, me voilà servie ! Le soir, il nous offre des pommes de terre, de l’omelette et… du gras de porc grillé ! Heureusement que nos carnivores de service, Pascal et Olwéane, sont là pour apprécier un tel met. Nous décidons de rester là le lendemain.
Le matin, les compteurs de vélo ont disparu ! Luis finit par les sortir de sa poche en m’expliquant que son neveu les a pris, mais qu’il allait nous les rendre. Je suis très suspicieuse, la confiance est rompue. Nous n’avons qu’une envie : partir d’ici ! Mais il est presque midi, trop tard pour lever le camp. Les zébus ne viendront jamais. Luis a des rêves qui dépassent la réalité.
En fin d’après-midi, il revient du marché de Pisco escorté par des policiers, car il conduisait en état d’ébriété ! Il nous demande 50 soles (environ 13 euros) pour payer la police, en nous assurant qu’il nous les rendra le lendemain. Nous doutons fort de les revoir, nous hésitons, puis nous les lui donnons. À la tombée de la nuit, il vient nous voir en s’excusant. Il nous parle de sa vie écorchée et nous jure qu’il nous rendra l’argent le lendemain. Mais le lendemain, au moment de notre départ, Luis a disparu.
Les questions fusent de la part des enfants. Pourquoi Luis nous a-t-il demandé de l’argent ? Pourquoi lui en avons-nous donné ? Pourquoi a-t-il pris les compteurs ? Est-il méchant ? En voyage, nous partageons en famille toutes les expériences sans filtre. La vie se dévoile à nu. Nous discutons de ce qu’est la confiance et comment elle se construit. Nous évoquons les questions du bien et du mal, de l’équilibre entre ouverture, vigilance et suspicion, et de comment garder les idées claires dans le feu de l’action.
***
Le trafic est de nouveau dense. La chaleur est torride. Heureusement que le vent continue à nous souffler dans le dos. Naïline se plaint d’un coup de soleil sur les jambes. Il s’agit plus d’une éruption d’urticaire, certainement due aux fruits de mer que nous avons mangés dans un restaurant d’un village de la réserve de Paracas. Le soleil n’arrange pas les choses. Elle ne peut pas mettre son collant long noir, sous peine de bouillir sous la chaleur. Heureusement, je trouve des bandes de tissus à lui appliquer sur les jambes pour la protéger. Elle continue de pédaler, consciente de l’importance d’avancer le plus rapidement possible pour sortir de cet enfer.
Nous longeons d’immenses cultures de vignes, toutes clôturées et gardées. Impossible d’y trouver refuge pour une pause ombragée. En 10 ans, la surface du vignoble péruvien a doublé, 60 % de la production étant exportée. L’histoire de la propriété des terres agricoles au Pérou, comme partout en Amérique latine, porte la marque d’inégalités massives dans la répartition des terres. La réforme agraire des années 1970, menée par le gouvernement militaire de l’époque, a permis la redistribution des terres. Mais graduellement, de nouvelles formes de concentrations ont vu le jour. Les mesures des derniers gouvernements, dans une logique néolibérale, favorisent les grands projets, la grande agroexportation, au profit des investisseurs privés et au détriment des droits fonciers des communautés paysannes et des petites exploitations7.
Nous sommes partagés entre raison et persévérance. Ne serait-il pas plus raisonnable d’arrêter un camion pour y embarquer notre caravane ? En même temps, nous sommes au début de notre périple et rechignons à baisser les bras. Notre voyage n’est-il pas aussi une leçon de dépassement desoi ?
Hypnotisées par l’écoute en boucle de Mathilda de Roald Dahl, Naïline et Lilwen se surpassent. Nous arrivons au bout de 52 kilomètres à Huacachina, près d’Ica, une oasis au milieu des dunes. Nous, les parents, n’en pouvons plus d’entendre hurler Mademoiselle Legourdin, mais nous sommes heureux d’être arrivés à bon port.
Avec 30 milliards de tonnes chaque année, le sable est la deuxième ressource naturelle la plus consommée dans le monde après l’eau. Je suis agréablement surprise que cette oasis n’ait pas encore été exploitée. C’est le vent qui la sauve, le vent qui érode les grains les rendant trop fins et trop lisses pour s’agréger. Ce sable résiste encore aux velléités duBTP8.
Ce même vent a forgé des dunes aux courbes harmonieuses qui s’entrecroisent et ondulent. Elles seraient les marques de plis laissées par le manteau d’une princesse qui se réfugia dans l’oasis pour fuir un chasseur. La végétation serait apparue à l’instant où la princesse était entrée dans l’eau.
Nous gravissons les dunes à pied et les dévalons à perdre haleine, enivrés par la sensation de voler et les rires des enfants.
Huacachina, une oasis ? Une oasis modernisée. Elle pourrait être agréable sans le bruit et la pollution des quads qui gravissent les dunes à coups de moteurs pétaradants. Le tourisme de masse vit de cette contradiction de rendre accessible une nature qu’il détruit. Les plastiques se joignent aux bruits des engins pour nous rappeler, jusque dans les tréfonds des dunes, les nuisances de l’activité humaine. Il existe tant de discordances dans notre façon de traiter notre planète que je me sens accablée. La zone profonde, ancestrale, de notre cerveau, le striatum, a été forgée par des millénaires d’évolution pour satisfaire nos besoins fondamentaux, dont la recherche du moindre effort9. Ce qui ne posait pas de problème dans la savane, devient beaucoup plus problématique dans notre société d’abondance. « Se poser la question de la modération et de la limitation, c’est se poser la question de notre liberté », explique le neurobiologiste Sébastien Bohler. Voilà qui nous donne un argument de plus quand nous refusons à nos enfants des bonbons ou que nous les encourageons à gravir une côte à vélo : « J’éduque ton striatum pour aider à sauver la planète ! »
***
Les rencontres se suivent et ne se ressemblent pas, c’est la magie du voyage à vélo. À Ica, nous nous rendons chez des gens qui se sont arrêtés la veille lors de notre passage pour nous tendre des fruits et nous inviter à dormir chez eux. Ils habitent dans un quartier résidentiel gardé par des vigiles. Ils nous accueillent avec un copieux repas acheté à l’extérieur : riz, lentilles, frites et le fameux poulet rôti. Un bon repas, assis à une table, est toujours très apprécié ! Hector est un grand cycliste et professeur de mathématiques à l’université. Sa femme est infirmière et travaille de nuit en ce moment. La maison abrite aussi leurs trois grands enfants : un étudiant en médecine, un avocat et un ingénieur civil. Leur petit chien Cielo fait le bonheur de nos filles.
La porte d’entrée de la maison donne sur le garage qui lui-même s’ouvre sur le salon et la cuisine. Ces pièces sont à peine éclairées par la fenêtre du fond qui donne sur une micro cour intérieure au milieu de laquelle est posée… la machine à laver, témoin du climat aride de la région. La moto est installée pour la nuit dans le salon. Les peintures s’écaillent. L’eau courante n’est pas potable et doit être bouillie avant d’être consommée. Aussi nos hôtes sont-ils très intéressés par notre système de stérilisation par ultra-violets. Il s’agit d’une sorte de gros stylo que nous plongeons 90 secondes dans l’eau pour en stériliser deux litres. La maison de la classe moyenne péruvienne n’a rien de luxueux.
Hector demande à une amie médecin de venir pour évaluer nos problèmes de santé. Naïline a bien une urticaire et Lilwen présente un impétigo autour du nez : il s’agit d’une infection cutanée bactérienne superficielle, mais contagieuse. Elle nous conseille de donner des antibiotiques à tout le monde pour éviter sa propagation. J’hésite sur l’administration de ces médicaments et demande l’avis à nos contacts médicaux en France. Nous décidons d’attendre avant d’agir, ce qui se révèlera être la bonne stratégie.
Nous profitons de cet accueil pour rester une journée et visiter le musée régional de la ville avec ses momies et ses crânes allongés. Leur état de conservation est remarquable grâce au climat aride de la région. Dans la vallée du Colca, dans les années 1300, soit avant l’époque de l’empire inca, les crânes des bébés Collaguas et Cabanas étaient déformés dès leur naissance. A l’aide de bandes, voire avec des plaques de bois, on leur donnait forme en fonction de leur appartenance et de leur rang social. Les femmes aux crânes allongés avaient sans doute accès à une nourriture meilleure et plus variée que les autres. Il se peut même que la formation d’une identité commune et forte ait aidé les élites des Collaguas à parvenir à un accord plus bénéfique avec les Incas lors de leur ascension10. Les signes de richesse ont bien changé depuis !
Nous nous promenons dans Ica en moto-taxi, le rickshaw péruvien. C’est une moto à trois roues, semi-ouverte ou recouverte de tôle, importée d’Inde. Nous nous entassons à l’arrière et filons au marché. Les marchés (mercados) sont devenus nos repaires en ville. Fruits, légumes, viande à l’air libre, épicerie, papier toilette, on y trouve tout ce dont nous avons besoin et surtout de la vie et du lien. On peut aussi y manger des repas populaires. Nous goûtons notre première soupe de quinoa et un gâteau local. Les filles restent un peu sceptiques sur ces découvertes culinaires.
–Papi, Mamie !
Nous nous retournons pour voir les grands-parents que les vendeurs alpaguent. Les enfants se mettent à rire. C’est à nous qu’ils s’adressent ! S’ils vieillissent les parents, ils font l’inverse pour les enfants qu’ils nomment « los bebes » !
***
En partant d’Ica, la route est un peu moins chargée de camions, mais ce n’est pas encore le calme plat, loin de là. Nous essayons de partir tôt le matin, afin de relâcher pendant les heures les plus chaudes de la journée. Après un repas à l’ombre d’un bâtiment, nous entamons notre heure quotidienne d’enseignement. Ce système d’école itinérante avec les parents séduit les filles, mais il faut de la motivation pour se plonger dans les maths et le français dans ces conditions. Naïline et Lilwen partagent l’écran de la tablette pour suivre chacune leur manuel scolaire. Les lettres de l’alphabet d’Olwéane s’envolent de tous les côtés.
Nous sommes récompensés par les habitants qui nous offrent spontanément des grenades, des oranges et des noix de pécan ! Ici, de nombreux travailleurs viennent cultiver les champs sous le soleil torride. Nous aurions envie de leur apporter un peu de fraîcheur, mais ce sont eux qui nous tendent la main.
Nous arrivons à Ocucaje en fin de journée après 33 kilomètres de vélo. Les policiers nous recommandent de nous installer à côté de l’église en travaux, un peu à l’abri d’un talus en terre. Les carreleurs travaillent d’arrache-pied pour finir les travaux avant la fête du village prévue à la fin de la semaine. De temps à autre, les ouvriers se détendent en entamant une danse accompagnés de leurs balais. Les filles les observent, intriguées et amusées. Mais le bruit de la scie à carrelage et de la radio péruvienne nous accompagne jusque tard dans la nuit, pour reprendre de plus belle dès l’aube, à 6h…
Une longue journée nous attend, car nous voulons atteindre la ville de Palpa le soir, à plus de 60 kilomètres de là. Nous aimerions quitter rapidement ces routes fréquentées et ces paysages aux teintes grises du désert où rien ne pousse, à part quelques grands bâtiments d’élevage de volailles. Au cours de la journée, notre quête est de se soustraire au soleil lors des pauses. Le graal prend en général la forme des antennes téléphoniques qui nous procurent une ombre effilée.
Au loin, à l’est, se dessinent les contreforts des Andes. Des changements se profilent pour les prochains jours.
Naïline et Lilwen changent de vélo toutes les 20 minutes, mais nous avons tendance à allonger les périodes de Naïline qui finit par se douter qu’il y a « anguille sous tandem » ! L’équité étant une revendication forte de nos enfants, nous devons trouver une nouvelle règle. Après avoir discuté de plusieurs possibilités, nous décidons d’ajuster le temps de pédalage sur le vélo enfant en fonction de l’âge : 3 minutes de roulage par année, soit 21 minutes pour Lilwen et 27 minutes pour Naïline. Les enfants sont satisfaites, mais Pascal doit maintenant être rivé sur son compteur pour indiquer le moment du changement. Je ne peux pas le remplacer, car à Ica, j’ai perdu la partie du compteur qui se fixe sur la roue. Mon compteur n’indique plus que l’heure. Exit les kilomètres parcourus ou le temps de roulage !
Sur le tandem de Pascal, Olwéane se crée son petit monde. Elle se raconte des histoires. Ses bras dansent sur le rythme de la musique de l’enceinte. Elle salue chaque camion, bus et voiture. Voilà pourquoi ils klaxonnent tant ! Cette capacité d’enchanter le monde avec son imagination m’émeut et me ravit.
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Nous arrivons au village de Rio Grande à 17h30, après 5h40 de pédalage et 60 kilomètres dans les mollets. Il reste seulement deux kilomètres de montée pour atteindre Palpa. Mais à cette latitude, la nuit tombe à la vitesse de l’éclair. Nous sommes fatigués et nous n’avons pas de lumière sur les vélos. Il est trop tard pour poursuivre. Nous nous mettons en quête d’un endroit où installer nos pénates. Les activités sur la place du village sont trop fournies pour nous y sentir à l’aise. Il n’y a plus d’auberge. Le commissariat de police est fermé. Nous n’avons pas plus de chance auprès de l’église où le prêtre nous oppose une fin de non-recevoir. Le directeur de l’école, quant à lui, est accueillant. Mais il nous explique que nous ne pourrons nous installer qu’après la fin des cours, c’est-à-dire après 20h. Nous n’avons pas le courage d’attendre deux longues heures dans la rue.
Nous errons à la recherche d’une solution, quand un homme au regard tranquille se propose de nous conduire à Palpa dans une auberge, avec ses deux4×4.
–Pour 100 dollars américains, ça vous convient ? nous demande Rafael.
–Euh…
Nous répondons sans trop savoir sur quel pied danser.
Il éclate alors de rire et s’empresse de nous aider à charger tout le matériel. Puis il nous conduit à Palpa dans un hôtel où les vélos sont stockés dans le magasin des propriétaires, parmi des objets colorés de toutes sortes. Qu’on ne s’y méprenne pas, nos vélos ne sont pas à vendre !
Rafael travaille dans les mines d’or du coin. Elles fonctionnent sous forme d’exploitations artisanales, car elles n’ont pas de hauts rendements. Dans les années quatre-vingts, elles fournirent des emplois aux populations qui avaient dû fuir les violences du Sentier Lumineux, d’autant plus que la crise économique avait fortement impacté l’agriculture et les industries côtières. Les mines d’or avec les plus gros rendements se situent à présent dans la forêt amazonienne. Celles qui sont illégales sont légion et détruisent tout sur leur passage. Le paysage devient lunaire. L’activité minière déverse du mercure dans les rivières et les lacs. Il s’agit désormais d’une passerelle pour le crime organisé et le trafic d’êtres humains.
Auparavant l’or n’avait pas plus favorisé la coopération et le respect de la nature chez les conquistadors de Pizarro, lorsqu’ils envahirent le pays à partir des années 1530. Les Espagnols partirent vers les terres orientales, nourris par la rumeur d’abondants gisements d’or. Ils y rencontrèrent les Shuars, un peuple amérindien d’Amazonie, qui avaient déjà infligé des défaites aux Incas. Lors de leur révolte en 1599, les Shuars capturèrent le gouverneur espagnol. Ils lui firent couler de l’or fondu dans la gorge, pour voir si cela pouvait rassasier sa soif de richesse.
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Nous allons voir en moto-taxi des pétroglyphes perdus dans la montagne à Chichictara (pluie de sable en Quechua), à 10 kilomètres au nord de Palpa. Ce sont des dessins tracés sur les pierres. Ceux-ci datent de la civilisation Nasca (200 ans avant J.-C. à 600 ans après J.-C.) qui émergea de la culture de Paracas (600 ans avant J.-C. à 200 ans après J.-C.). Ils représentent des formes humaines, animales ou géométriques. Il y en a plus de 200 dispersés aux alentours. Le Pérou est l’un des plus anciens berceaux de civilisation. Les premiers Péruviens nomades, chasseurs et pêcheurs, vivaient en petites communautés à partir de 4 000 ans avant J.-C.. Les premiers édifices monumentaux au Pérou étaient à peu près contemporains des pyramides d’Égypte. La civilisation inca prendra naissance bien plus tard, au début du XIIIe siècle.
Le lendemain, la montée vers le désert de Nasca est un peu raide. Il faut appuyer sur les pédales. Nous sommes à l’abri du vent, en plein soleil et suons à grosses gouttes. Nous n’hésitons pas à nous asperger d’eau. Nous admirons cette fois-ci les géoglyphes qui sont des dessins tracés sur le sol et les lignes de Nasca et Llipata. Ils ont été tracés en ôtant les pierres sombres, brûlées par le soleil, pour révéler le sol plus clair riche en gypse. Cet immense singe à la queue arrondie, ou cette main arborescente, ou encore cette araignée stylisée n’ont-elles jamais été vues par les personnes qui les ont construites ? Étaient-elles même destinées à être vues par les êtres humains ? Impensable à notre époque où nous sommes bombardés de photos aériennes ou satellites en tous genres. Ces quelque 800 lignes droites et 300 figures géométriques demeurent encore un mystère archéologique qui nous saisit. La construction et l’entretien des lignes auraient relevé d’activités collectives rituelles. L’explication la plus acceptée serait qu’elles étaient dédiées au culte de l’eau.
Des humains ont façonné de leurs mains ce que nous regardons. Ces figures sont le témoin d’un lien entre les populations ancestrales et nous. Elles raccourcissent le temps. Un sentiment d’humilité et de sérénité m’envahit. Je lève la tête et réalise que partout les paysages, forgés par les glaces et l’eau, sont le résultat de milliers d’années de transformations. Nous devrions prendre le temps d’éprouver la même solennité pour ce qu’a forgé la nature que celle que l’on ressent pour une œuvre façonnée par l’humain. Toutes ces réalisations méritent d’être respectées, comme une œuvre d’art unique.
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Le soir, nous demandons l’hospitalité aux pompiers de Nasca afin de nous reposer en ville. Pascal est un brin nostalgique, car cela lui rappelle des séjours chez les pompiers guatémaltèques et mexicains avec son ami Florian. Les filles sont tout excitées. Elles s’approprient vite l’aire de jeu entre les camions où nous avons mis notre tente. Nous avons même accès à une douche froide. C’est sans compter le concert de fin de semaine sur le terrain d’à côté. Les basses et les guitares s’en donnent à cœur joie jusque tard dans la nuit. Nous décidons alors de couper court à l’aventure et d’aller reprendre des forces dans un hôtel, avant l’ascension vers les Andes.
Au marché, Lilwen et Olwéane se prennent par la main et armées de courage, elles partent toutes seules acheter des fruits avec quelques soles en poche. Mon cœur chavire de les voir déambuler dans les allées, à la fois hésitantes et fières, repoussant leurs propres limites de timidité. Quelques minutes plus tard, elles reviennent ravies d’avoir accompli leur mission. Leur sac est rempli de délicieux chirimoyas, ces fruits à la chair blanche et sucrée que Pascal appelle des bonbons. Leur nom signifie graines du froid en quechua, car les graines peuvent germer à de hautes altitudes. Elles rapportent aussi des maracujas dignes des meilleurs fruits de la passion. Alors que nous mangeons tranquillement le plat du jour à une table, une dame passe et nous donne cinq soles « para los niños » (pour les enfants) ! Éberlués, il nous faut quelques secondes pour saisir la situation. Quelle est la signification de ce geste ? Est-ce de l’apitoiement ? Avons-nous l’air si décalés ? Ou est-ce une façon pour elle de marquer une forme de soutien ? Nous ne le saurons jamais. Lorsque nous levons les yeux, elle est déjà repartie avec un grand sourire aux lèvres.
Il faut maintenant penser à notre prochain objectif : Puquio, une ville perchée dans les Andes à 160 kilomètres à l’est. Une belle montée de 90 kilomètres la sépare de Nasca. Durant cette ascension de 3 500 mètres de dénivelé pour atteindre le col à 4 155 mètres, nous frôlerons le mal des montagnes. Bien avant le départ, cette montée était devenue mythique pour notre famille, comme le symbole des défis physiques et mentaux à surpasser. Elle a alimenté de nombreuses conversations lors de la préparation du voyage. Les filles sont impressionnées et en même temps motivées pour y arriver. Il faudra tenir dans la durée, car ce trajet devrait nous prendre six jours, à raison de 15 à 20 kilomètres par jour en moyenne. Il nous faut partir avec trois jours d’eau, soit 30 litres, car il y a seulement un ravitaillement possible à mi-parcours. Nous devons ajouter un litre d’essence pour notre réchaud et six jours de nourriture. Nos bagages sont pleins à craquer. Nous avons allégé le vélo enfant pour faciliter l’ascension des filles, en répartissant le contenu de leurs sacoches sur les tandems. Nous avons supprimé tout ce qui pouvait l’être, à commencer par les pierres ramassées par les enfants. Il est toujours utile de faire le ménage dans les sacoches avant les ascensions ! Les pneus ont été gonflés au maximum pour optimiser le rendement. Nous sommes dans les starting-blocks.
Nous prenons notre envol vers les Andes sous un soleil radieux. Il n’y a pas un seul nuage à l’horizon. Quelques cactus poussent çà et là. Nous prenons le temps. Le midi, les buses sous la route nous procurent une ombre salvatrice. Il y a moins de circulation. Les camionneurs changent radicalement de statut. De meurtriers potentiels sur la Panaméricaine, ils deviennent nos supporters. Il faut dire qu’ils montent eux aussi au ralenti. Ils nous doublent avec précaution, nous font des signes d’encouragement avec de larges sourires, d’autant plus que certains d’entre eux ont le temps de nous croiser plusieurs fois dans la montée. Un camionneur nous lance même une bouteille d’eau par la fenêtre ! Un autre s’arrête pour nous donner une bouteille de jus d’orange. Deux hommes en pick-up nous offrent des oranges, puis nous achètent de l’eau et du Coca dans le petit magasin d’un hameau. Dans les villages, nous devenons des objets de curiosité. Les femmes adorent toucher les cheveux clairs de nos enfants. Elles nous demandent parfois avec malice si elles peuvent en garder une. Tous ces petits gestes nous perfusent d’énergie !
Nos yeux sont rivés sur les lacets de la route, à des centaines de mètres au-dessus de nos têtes. Ils nous paraissent inatteignables. Et pourtant, poco a poco (petit à petit), nous appuyons sur une pédale, puis sur l’autre. Notre respiration devient plus rapide. Nous suons. Nous sentons nos muscles se contracter.
Quand nous arrivons à ce qui, en d’autres contrées, pourrait être un ultime virage, nous sommes impressionnés à la fois par la pente que nous avons gravie et par les nouveaux lacets qui se dévoilent à nous. Nous sommes immergés dans l’immensité du dénivelé.
On ne compte plus les personnes qui nous prennent en photo, en particulier les Japonais qui nous mitraillent sur le bord de la route. Nous devons être sur un nombre incalculable de comptes Instagram ! Les enfants se plient au jeu, mais n’aiment pas être photographiées sans leur consentement. Pourquoi notre société est-elle devenue si obnubilée par la publication de photographies ? Aujourd’hui, il ne suffit pas d’être là : il faut immortaliser le moment à travers des pixels. On a l’impression de gâcher un séjour s’il n’y pas de témoin photographique. Nous-mêmes avons du mal à résister à la tentation. L’évolution technologique des appareils et smartphones a rendu la prise de photo quasiment gratuite, tandis que les réseaux sociaux ont propulsé le partage des souvenirs. Et que deviennent 90 % des photos ? Au mieux, elles sont vues cinq secondes avant de disparaître dans les limbes d’Internet. L’écueil est de manquer ce qui se passe sous nos yeux, de se sentir plus investis par la prise de photo que par la scène en question.
Pour garder le moral des troupes, nous avons procédé à quelques aménagements. Devant l’insistance des filles, nous avons remis les sacoches sur le vélo enfant. La fierté de porter quelques affaires leur donne des ailes. Les trois pédalent hardiment. Nous avons accéléré la rotation à 15 minutes pour Lilwen et 21 minutes pour Naïline. Olwéane prend maintenant le vélo enfant pour une durée libre qui est généralement de cinq minutes. Elle ne peut pas plus, car elle n’arrive pas bien à gérer son effort. Elle appuie avec ferveur sur les pédales, mais se met vite à suffoquer, devient toute rouge et s’arrête à bout de souffle sans comprendre ce qui lui arrive !
Pour ce qui est des deux enceintes audios, nous avions décidé jusqu’à présent qu’elles restaient sur les tandems, afin de ne pas perturber le vélo enfant. Mais ce dernier réclame son dû. Après maintes discussions, nous arrivons à établir un système de rotation qui permet à chacune des filles de garder son enceinte pendant deux changements complets de cycles. Elles peuvent ainsi choisir leur histoire et l’écouter sur les différents vélos pendant environ 1h30, tandis qu’elles font une pause d’écoute pendant 45 minutes.
Il faut dire qu’elles sont totalement absorbées par les histoires. Au milieu du désert, me voilà expliquant à Naïline ou Lilwen ce que sont la Yukon River ou Dawson dans L’Appel de la forêt de Jack London ! J’avoue que je me prends au jeu aussi. J’ai juste un peu plus de mal à suivre le fil, car les filles n’arrêtent pas de changer de vélo. Olwéane écoute de la musique qui nous donne beaucoup d’entrain. Tous les styles y passent, de Bob Marley aux Cowboys Fringants, en passant par la musique classique. Ces enceintes sont une bénédiction, mais quand vient le moment de les céder à l’autre, c’est toujours un crève-cœur…
Quel est le premier vélo de la caravane, allez-vous me demander ? Le vélo enfant, galvanisé par les histoires, le décor, le dénivelé avalé ! Ensuite viennent les tandems lourdement chargés, en général celui de Pascal, puis le mien qui prend le prétexte de fermer la marche pour monter à la lenteur d’un escargot.
La montée en tandem est tellement tranquille que Naïline a trouvé une nouvelle activité. Elle cale son dos contre le sac fixé sur le porte-bagages, sort ses aiguilles et se met à tricoter un châle multicolore !
Nous atteignons les campements en général entre 16h et 17h, avant la tombée de la nuit. À 19h, extinction des feux pour toute la tribu après une lecture du Merveilleux voyage de Nils Holgersson de Selma Lagerlöf. Quel voyageur lui aussi ! Mais avec un autre moyen de locomotion, puisqu’il a parcouru la Suède à dos d’oie ! Olwéane, en général, ne résiste pas plus de cinq minutes.
Je pense à ma grand-mère, Nicoz, qui nous lisait ce périple à mon frère Gaëtan et moi lorsque nous étions petits. Je pense à ses voyages, à sa vie en Écosse pendant la guerre, à sa Bretagne adoptive où nous étions si bien, à son tour du monde en bateau avec mon grand-père quand il a pris sa retraite. Je sens le vent de l’aventure couler dans mes veines, cette envie de liberté, de se dépouiller de ses attaches, de vivre au gré du vent, de sortir de ses certitudes et de s’ouvrir à l’autre.
Cette envie a aussi grandi à travers les voyages dans lesquels mes parents nous ont embarqués : le périple en 4L en Islande ou les virées à vélo, le long du canal de l’Ourcq, avec la joyeuse bande de copains qu’ils avaient dénommée La Pédale de l’Ourcq !
Dans ma jeunesse, je percevais l’altérité. Mais je voulais à la fois me fondre dans le collectif et passer inaperçue, et en même temps, je cherchais les chemins de traverse. Je redoutais plus que tout d’être mise dans une case, comme mon père sociologue semblait si bien le faire. Je l’entendais expliciter le comportement des gens par rapport aux contextes, identifier les déterminismes sociaux et les classifier. Je ne voulais surtout pas être cataloguée.
Lui n’était pas dans une case. Lorsque j’ai eu des enfants, j’ai commencé à lire un livre sur l’éducation : Tout se joue avant 6 ans, de Fitzhugh Dodson. « J’insiste sur le fait que le rôle du père commence dès la naissance. Je spécifie que je ne plaide pas pour que le père prenne la place de la mère en donnant le biberon au bébé ou en lui faisant faire son rot, en lui donnant un bain ou en le changeant. Ce ne serait pas sain psychologiquement pour la famille que le père rentre de son travail et qu’on attende de lui qu’il relaie la mère. » Incrédule, j’ai regardé la date de la première édition : 1970. Et là, j’ai réalisé quel père atypique il avait été pour son époque, lui qui nous changeait, qui cuisinait, qui étendait le linge, qui était à la maison lorsque nous rentrions de l’école. La maîtresse de maternelle s’inquiétait même de me voir dessiner uniquement des papas ! Mon père ne m’a jamais mise dans une case. Il m’a transmis cette capacité incroyable de croire en mes rêves.
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Nous traversons des contrées désertiques sous une chaleur écrasante, avec un panorama incroyable sur la plus haute dune de sable du monde, le Cerro Blanco qui culmine à 2 080 mètres. Parvenus à plus de 2 000 mètres d’altitude, la vie émerge enfin. Les chants fugaces de petits oiseaux et le vert qui s’invite dans les ocres réjouissent nos cœurs.
Au détour d’un virage, nous nous arrêtons pour le déjeuner. L’immensité des contreforts des Andes s’offre à nous. Lilwen trouve un lézard mort sur le sol et décide de lui construire une tombe. Elle creuse la terre avec ses sœurs, transplante des fleurs et dispose des cailloux et des herbes pour que le lézard repose en paix… Les enfants ont une sensibilité innée vis-à-vis des êtres vivants.
Les akènes, ces petites graines des plantes, collent à nos chaussettes comme des chewing-gums. Nous les retrouverons plus tard dans notre hébergement à Puquio, ce qui fera dire à Lilwen :
–Les graines veulent pousser dans la salle de bain. Elles se sont trompées, ça ne va pas marcher !
Olwéane de son côté est toute fière de pédaler enfin sur le vélo enfant, mais elle guidonne encore beaucoup. Devant nous, un virage avec un contrebas abrupt. Olwéane pédale sur le bord de la route, un zigzag et… son vélo plonge dans le ravin ! Je prends une décharge d’adrénaline. Olwéane est éjectée de son vélo et s’étale par terre pendant que sa bicyclette continue plus bas. Nous jetons nos tandems par terre et courons la prendre dans nos bras. Elle est sous le choc et pleure beaucoup, mais n’a rien de grave. Naïline et Lilwen sont très inquiètes pour leur sœur. Il est temps de se trouver un coin pour la nuit.
Au campement, les enfants ont rechargé leurs batteries. À peine avons-nous posé les vélos que Naïline s’élance :
–On joue au loup touche-touche ?
Il ne s’agit pas de s’affaler par terre ! Allez les parents ! On court, on saute, on joue ! Je déclare forfait, exténuée. Heureusement que Pascal assure comme un chef dans le rôle du loup, sous les rires des enfants.
La journée du lendemain est longue avec 900 mètres de dénivelé positif. À l’approche du soleil couchant, nous avons du mal à trouver un campement. Pas la moindre surface plane en vue. À notre gauche une montagne, à notre droite un ravin. L’ombre gagne la route, puis le froid. Pascal a repéré sur la carte une plaine, mais il faut poursuivre encore. Juste avant la nuit, nous l’atteignons avec soulagement. Je sors alors une surprise que j’avais achetée en cachette dans une épicerie pour récompenser les troupes : des carrés de chocolat. C’est l’euphorie et la délectation ! Je crois que je n’ai jamais mangé de chocolat si appétant. Mais à près de 3 300 mètres d’altitude, la fraîcheur du soir nous surprend : nous devons nous empresser de monter le camp, de faire notre toilette de chat au gant avec de l’eau chauffée au réchaud et de manger nos pâtes. Les faibles températures procurent aussi des plaisirs : celui de s’emmitoufler dans nos doudounes. Les enfants débordent d’enthousiasme, ce qui n’a pas fini de m’émerveiller. Sur la musique du cirque québécois Éloize, nous dansons, enivrés par les espaces, l’effort, la symbiose de la famille et les surprises de la vie. La frontière entre mésaventure et allégresse est particulièrement fine. Ce jeudi 24 mai, nous avons réussi à passer du bon côté.
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À 3 500 mètres d’altitude, au milieu des cactus, nous rencontrons nos premières vaches. Je me demande bien ce qu’elles mangent. À midi, nous montons le camp dans des ruines. Nous avons décidé d’écourter la journée afin de nous acclimater à l’altitude et de nous reposer. Naïline ne veut plus avancer, Lilwen explose et Olwéane ne tient plus sur place. Les enfants sont fatiguées et à fleur de peau.
En explorant les alentours, nous dénichons un trésor : une rivière. Nous prenons conscience de la valeur de ce liquide de vie. Alors qu’un Français consomme en moyenne 160 litres d’eau par jour, nous en arrivons à nous limiter à deux dans le désert. Mais ici, nous profitons de la rivière pour nous laver à grande eau et passons l’après-midi à barboter. Les enfants jouent des heures avec un rien : les bols en plastique deviennent des bateaux, les bouts de végétation deviennent des radeaux… Une viscache des montagnes11 détale sous nos yeux. C’est un rongeur de la famille des chinchillas, qui ressemble à un lapin. Dans ces paysages relativement pauvres en faune, chaque animal aperçu nous réjouit.
Au cinquième jour de montée, nous atteignons un vaste plateau aux contours doux et arrondis. Soudain, nos yeux sont attirés par des formes qui bougent et se fondent dans le paysage : des vigognes12 ! Voilà en chair et en os les êtres qui nous ont motivés pour gravir les derniers kilomètres. Elles sont si gracieuses, élégantes et délicates. Leur laine est considérée comme la plus fine et la plus précieuse au monde. Son prix dépasserait celui de l’or. Les Incas l’appelaient la laine des dieux.
Jusqu’à récemment, cette espèce était menacée car chassée pour sa viande. La laine se prélevait sur les animaux morts. En 1974, la population était tombée à moins de 6 000 têtes dans les Andes, majoritairement au Pérou. Heureusement l’interdiction de la chasse et la promotion des pratiques durables de tonte par les communautés andines ont permis aux populations de s’accroître.
En plus de la vigogne, trois autres camélidés sont présents en Amérique du sud : l’alpaga qui est le cousin domestique de la vigogne, l’autre espèce sauvage le guanaco et son cousin domestique, le lama13. L’adaptation des êtres vivants à leur milieu est toujours fascinante. Chez ces espèces, le système circulatoire a déployé les grands moyens pour parer à la raréfaction de l’oxygène en altitude. Il a densifié son réseau de distribution locale (les capillaires). Il a augmenté l’affinité de son capteur (l’hémoglobine). Il a multiplié les transporteurs (les globules rouges) et en a customisé la forme en petites ellipses, afin d’augmenter la vitesse de transfert des gaz et de faciliter le déplacement des globules dans un sang épais en cas de déshydratation.
À midi, nous nous arrêtons à la Maison de la réserve nationale Pampa Galeras-Bárbara d’Achille, nom donné en hommage à une journalise et écologiste au Pérou. D’origine italienne, elle fut assassinée en 1989 par le Sentier lumineux. Cette réserve fut créée en 1967 pour protéger les vigognes. Nous pouvons ainsi les voir de près. Il y a même un bébé qui a été recueilli à la suite du décès de sa mère. Le garde de la réserve propose aux enfants de lui donner le biberon. Rien ne pourrait leur procurer plus de plaisir !
Nous sommes au début du voyage et commettons l’erreur du débutant : avancer. Pourtant nous nous sentons bien en ce lieu, et aurions mérité une pause après tant d’efforts. La maison propose même des hébergements. Mais le col n’est pas loin et agit comme un aimant pour nous, les parents. L’envie de le franchir est tenace, comme s’il y avait une nécessité. Or il n’y en a pas. Il s’agit simplement de cet irréductible élan du voyageur à poursuivre la route.
Nous reprenons donc les vélos pour franchir les derniers kilomètres qui mènent au col. Les enfants protestent à grands cris. Ces kilomètres n’ont pas l’air raides, mais nous sommes tous fatigués. Les pensées des filles sont restées avec le bébé vigogne. Nous peinons. Naïline, épuisée, refuse pourtant que Pascal la pousse. Oui, parce que Pascal, même avec le tandem le plus lourd et à 4 000 mètres d’altitude peut encore pousser sa fille...
Lorsque nous arrivons au col tant attendu, à 4 155 mètres, nous sommes heureux et fiers d’avoir atteint le point culminant de cette première grande montée. Mais l’altitude et le froid se font sentir. Nous n’avons pas l’énergie pour entonner le canon que nous avions composé pour l’occasion. Nous enfilons toutes nos couches de vêtements et fonçons dans l’ivresse de la descente. Nos ombres défilent tel un dessin animé sur les roches, profitant de la lumière du coucher du soleil. Nous n’avons plus d’efforts à produire pour avancer.
Quand nous arrivons à notre campement, deux condors des Andes14 nous survolent. Ces oiseaux mythiques, vénérés par les Incas et les peuples pré-incas, messagers entre le monde d’en haut (Hanan Pacha) et le monde terrestre des vivants (Kay Pacha), nous souhaitent la bienvenue dans le monde andin.
Les derniers rayons de soleil nous laissent juste le temps de préparer le repas. Peu avant 19h, les filles s’écroulent dans leur duvet. Une demi-heure plus tard, c’est notretour.
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Au petit matin, toute l’eau des bouteilles que nous avions laissées dehors a gelé. Tels des novices, nous peinons à extraire un filet de liquide pour notre thé et notre avoine. Mais les enfants ne s’en soucient guère : elles sont attirées par leurs premiers lamas, bien qu’Olwéane craigne que l’un d’eux ne lui crache dessus. Les réputations ont la vie dure. En réalité, le lama est un animal très social et peu agressif. Ils crachent très rarement sur les humains, n’en déplaise au Capitaine Haddock. Ils le font d’abord pour alerter. Ce n’est que si cet avertissement n’a pas d’effet que le deuxième crachat, vraiment nauséabond (celui qui est à l’origine de sa réputation) estjeté.
Le lama a été domestiqué il y a 4 000 ans à 5 000 ans par les civilisations précolombiennes de la région du lac Titicaca. Il est prisé pour son endurance, sa résistance aux conditions des zones d’altitude et est utilisé pour le transport, sa laine et sa viande. Pour garantir une récolte abondante, les fœtus de lama sont donnés comme offrande à la Pachamama. Cette divinité agricole représente la Terre nourricière, la nature dans son ensemble. Elle est la protectrice des montagnes, de la vie sauvage et des voyageurs. Les fœtus protègent aussi les foyers et sont enterrés dans les fondations des maisons en construction.
Les filles se demandent ce que peuvent bien être sur le sol ces cailloux marron avec une forme bizarre. Après les avoir bien examinés, nous nous apercevons que ce sont des pommes de terre. Avec plus de 3 000 variétés, les pays andins sont le berceau ce tubercule comestible. Les premières traces de culture datent d’il y a 7 000 ans. Elles résistent jusqu’à une altitude de 4 000 mètres et sont conservées par déshydratation en alternant l’exposition au gel (la nuit) et au soleil (le jour). Les chuños ainsi obtenus sont un exemple de conservation basse consommation sans congélateur, ni chambre froide, ni déshydrateur.
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Nos menus sont peu variés. Ils sont composés de riz ou de pâtes, agrémentés d’ail, de ketchup ou, pour les grands jours, de thon ou de fromage – toujours le même, avec une consistance entre la feta et un fromage frais, impossible à faire fondre. Lassées de cette routine alimentaire, les filles évoquents les plats de chez nous et réclament des pommes de terre sautées, voire une fondue... La nourriture est un des sujets favoris des marcheurs, des cyclistes, et des voyageurs au long cours, comme si l’évocation de plats succulents nourrissait une partie de notre âme en errance.
Nous continuons notre descente pour découvrir un paysage aux myriades de verts, dont émanent des senteurs d’eucalyptus15, composés de champs bordés de murets et de villages. Les maisons sont en adobe avec de simples briques de terre séchées au soleil. L’agriculture de subsistance prend forme : ici, une toute petite parcelle de maïs. Là, une autre de quinoa. La gestion de ces terres est répartie entre la commune et les familles, en fonction de la productivité, c’est-à-dire de l’altitude. Tous nos sens sont en éveil. Nous voudrions sans cesse nous arrêter pour observer, comprendre, questionner, ressentir. C’est comme une renaissance après l’aridité et la stérilité du versant ouest que nous venons de gravir.
Dans le premier village que nous traversons, Santiago de Vado, nous nous ruons sur des petits pains et… du miel ! Pendant que nous savourons ce trésor culinaire, une grand-mère édentée vient nous parler, puis s’en va couper du cactus pour soigner les maux de tête. Les locaux connaissent leurs ressources locales.
Les populations ont radicalement changé. Elles sont si typées indiennes, avec leur peau burinée, leurs jupes, leurs tresses, leur chapeau, que j’en suis presque étonnée. Ce n’est donc pas que du folklore. Les femmes portent continuellement quelque chose sur le dos dans leur grand tissu coloré : un bébé, un enfant, une récolte, du bois, les courses. Je les observe en me demandant comment est leur vie : croulent-elles sous les labeurs et l’autorité d’un patriarche ou mènent-elles une vie paisible rythmée par les saisons ?
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En milieu de journée, une grande rivière bouillonnante nous tend les bras. Nous nous arrêtons pour quelques heures. Les filles jouent dans les vasques, je vais me baigner. J’adore sentir l’eau sur mon corps, surtout quand elle est limpide à ce point. Mais je suis seule à m’immerger. Nous sommes tout de même à 3 000 mètres d’altitude et la température de l’eau a dissuadé mes coéquipiers.
Devant nous, les familles viennent tour à tour laver leur linge. Les hommes sont étonnés de voir Pascal cuisiner. Pascal, mon homme, ma force, ma douceur.
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