Les crimes cachés des présidents - Peter Kuznick - E-Book

Les crimes cachés des présidents E-Book

Peter Kuznick

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Beschreibung

Secrets, scandales et complots politiques à la Maison Blanche

Responsable du lancement de la bombe atomique sur Hiroshima (60 000 morts) et Nagasaki (80 000 morts), Harry S. Truman se vantait de ne jamais avoir éprouvé le moindre remords. À un journaliste qui lui demandait si la décision avait été moralement difficile à prendre, il répondit en claquant des doigts : « Je l’ai fait comme ça. » Trente ans plus tard, l’offensive du Vietcong pulvérisa l’armée sud-vietnamienne. Richard Nixon envisagea de faire sauter les digues et les centrales électriques. « Au risque de noyer deux cent mille personnes ? », objecta Henry Kissinger. Réponse de Nixon : « Non, je préférerais utiliser la bombe atomique. » « Je crois que ce serait quand même un peu excessif », répondit Kissinger. « La bombe, ça vous gêne ? Allons Henry, un peu de largeur de vue, bon sang ! », rétorqua Nixon.

Ces confessions donnent la mesure de la responsabilité historique des présidents américains. Inconscients, parfois criminels par procuration, souvent sous influence de « faucons », comme l’a encore montré la dernière guerre d’Irak, avec ses 200 000 morts. Démystificatrice, provocatrice, cette vaste fresque de l’histoire contemporaine de l’Amérique, qui remet en cause sa légitimité sur la scène internationale, a déclenché une importante controverse.

Les auteurs du livre ont analysé dans leurs moindres détails les archives américaines, russes, anglaises, allemandes et japonaises.

Découvrez l'histoire des États-Unis sous un nouveau jour grâce à de nombreux témoignages et archives

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

- "Autant de portraits de présidents en action, souvent épinglés pour leur cynisme, citations à l’appui; autant de moments épiques retenus par l’auteur, qui n’oublie pas qu’il est cinéaste : on est dans l’Histoire racontée par un scénariste. à ce récit passionné et passionnant." (Alain Frachon, Le Monde)
- "Oliver Stone n’est pas un historien comme Howard Zinn, mais un cinéaste contestataire qui remet en cause l’histoire américaine telle qu’elle est racontée dans les livres scolaires et dans les médias dominants. Il utilise un vaste matériel (interviews, images d’archives, photographies, films, enregistrements audio, cartes, graphiques) pour remettre en question la version officielle." (Serge Lefort, Monde en question)

EXTRAIT

Alors même que nous écrivons ce livre, le rideau tombe sur l’Empire américain. Le magnat de la presse Henry Luce ne croyait pas si bien dire lorsqu’il proclama dès 1941 – avant la défaite de l’Allemagne et du Japon, la découverte de la bombe atomique, le boom de la production américaine d’après-guerre, le développement d’Internet et la « victoire » de son pays à l’issue de la Guerre froide – que le vingtième siècle était le « siècle de l’Amérique ».
L’accession des États-Unis à l’hégémonie mondiale – la plus totale jamais connue – a été marquée par d’admirables réussites et de terribles déceptions. Ce sont ces dernières que nous nous proposons d’évoquer ici. Nous voulons mettre en lumière ce que les États-Unis ont fait de mal, convaincus que nous sommes qu’il est encore temps de réparer ces erreurs. Que penser en effet de l’orientation prise par la politique étrangère américaine quand notre pays s’est récemment trouvé en guerre avec trois pays musulmans et a lancé dans six autres des attaques de drones s’apparentant fort à des assassinats ciblés ? Pourquoi disposons-nous aux quatre coins de la planète de bases militaires dont le nombre, dit-on, atteindrait un millier ?

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Ce que la presse en dit

« Autant de portraits de présidents en action, souvent épinglés pour leur cynisme, citations à l’appui; autant de moments épiques retenus par l’auteur, qui n’oublie pas qu’il est cinéaste : on est dans l’Histoire racontée par un scénariste. à ce récit passionné et passionnant, on objectera ceci : le portrait de l’interventionnisme américain ignore trop ce qu’a été la violence et les ambitions expansionnistes du camp soviétique.

Mais on ne lit pas Oliver Stone pour sa neutralité, plutôt pour sa capacité à brouiller les idées reçues, en bon «Maverick ».

Alain Frachon, Le Monde.

« Oliver Stone n’est pas un historien comme Howard Zinn, mais un cinéaste contestataire qui remet en cause l’histoire américaine telle qu’elle est racontée dans les livres scolaires et dans les médias dominants. Il utilise un vaste matériel (interviews, images d’archives, photographies, films, enregistrements audio, cartes, graphiques) pour remettre en question la version officielle. »

Serge Lefort, Monde en question.

Note de l’éditeur : les notes liées aux références bibliographiques de cette édition sont consultables en ligne sur www.editions-saintsimon.com

AVANT-PROPOS

Ce livre, tout comme la série documentaire du même nom, se propose de remettre en question les bases de l’histoire des États-Unis telle qu’on l’expose à la plupart de ses citoyens. Leur version, populaire et quelque peu mythique, soigneusement filtrée par le prisme bien américain de l’altruisme, de la magnanimité et de l’amour de la liberté et de la justice, enseignée dès la petite enfance, complétée à l’école primaire, dans les collèges et les lycées, est finalement tellement ressassée qu’elle devient comme l’air qu’on respire. Elle représente un élément réconfortant de l’éducation, et pourtant elle ne décrit pas tout. Elle convainc peut-être ceux qui n’investiguent pas trop profondément mais, justement, tel l’air que respirent les Américains, elle finit par propager des effets nocifs et polluants. Elle les empêche non seulement de comprendre la façon dont une grande partie du monde considère leur pays, mais aussi d’agir efficacement pour améliorer les choses. Car, à l’instar de toute population, les Américains sont prisonniers de leur vision du passé et saisissent rarement à quel point la conception qu’ils s’en font façonne leur comportement actuel. Résultat : la plupart d’entre eux sont tout à fait incapables d’imaginer un monde fondamentalement autre, différent et meilleur.

Ce livre, même s’il s’inspire du documentaire, en demeure indépendant. Tous deux sont à nos yeux complémentaires. Nous espérons que les lecteurs trouveront dans le documentaire l’appui qu’apportent les images, et que ceux qui auront vu ce dernier liront le livre pour mieux cerner l’histoire. Nous espérons que ces informations leur seront utiles dans leur combat pour un monde plus juste et plus humain.

PROLOGUE

Alors même que nous écrivons ce livre, le rideau tombe sur l’Empire américain. Le magnat de la presse Henry Luce ne croyait pas si bien dire lorsqu’il proclama dès 1941 – avant la défaite de l’Allemagne et du Japon, la découverte de la bombe atomique, le boom de la production américaine d’après-guerre, le développement d’Internet et la « victoire » de son pays à l’issue de la Guerre froide – que le vingtième siècle était le « siècle de l’Amérique ».

L’accession des États-Unis à l’hégémonie mondiale – la plus totale jamais connue – a été marquée par d’admirables réussites et de terribles déceptions. Ce sont ces dernières que nous nous proposons d’évoquer ici. Nous voulons mettre en lumière ce que les États-Unis ont fait de mal, convaincus que nous sommes qu’il est encore temps de réparer ces erreurs. Que penser en effet de l’orientation prise par la politique étrangère américaine quand notre pays s’est récemment trouvé en guerre avec trois pays musulmans et a lancé dans six autres des attaques de drones s’apparentant fort à des assassinats ciblés ? Pourquoi disposons-nous aux quatre coins de la planète de bases militaires dont le nombre, dit-on, atteindrait un millier ? Pourquoi les États-Unis consacrent-ils à l’armement autant que l’ensemble du reste du monde ? Pourquoi existe-t-il chez nous une telle différence entre riches et pauvres et pourquoi sommes-nous le seul parmi les pays développés à ne pas avoir instauré un vrai système de sécurité sociale ? Pourquoi si peu de personnes – entre 300 et 2 000 – contrôlent-elles plus d’argent que les 3 milliards les plus pauvres ?

Voilà quelques-unes des questions que nous nous proposons de poser dans ce livre. Si nous ne prétendons pas apporter à toutes une réponse, nous espérons pourtant brosser un portrait de notre histoire qui permettra aux lecteurs de se pencher à leur tour sur ces problèmes. En chemin, certes, nous mettrons en lumière les efforts de ceux qui se sont attachés à remettre le pays sur la bonne voie : dans bien des domaines en effet, les valeurs américaines ont parfois permis des avancées considérables. Mais, malheureusement, d’autres furent ensevelies sous les cendres d’Hiroshima et de Nagasaki ou dans les jungles du Vietnam.

Pourtant, avant même Henry Luce, le président Woodrow Wilson, en signant le traité de Versailles qui mettait fin à la Première Guerre mondiale, n’hésitait pas à proclamer qu’enfin le monde savait que les États-Unis l’avaient sauvé. Si les propos de ceux qui parlaient de la supériorité morale de leur pays étaient excessifs, sur le plan de la suprématie militaire, leurs prétentions étaient défendables. L’historien britannique Paul Kennedy pouvait écrire : « L’empire de Charlemagne n’avait sous sa coupe que l’Europe occidentale. L’Empire romain s’étendait très loin, mais il existait un autre grand empire en Perse et un plus vaste encore en Chine. »

Mais, si l’on y regarde de plus près, les États-Unis ont toujours entretenu une certaine confusion concernant leur statut impérial : ils exercent le pouvoir et les fonctions d’un empire, mais refusent d’en endosser les attributs. Dès la fin du dix-neuvième siècle, les Européens mettaient la main sur d’immenses territoires. En 1878, les puissances européennes et leurs colonies contrôlaient 67 % de la surface de la Terre et, en 1914, 84 % ! Le sénateur Cabot Lodge poussait ses compatriotes à imiter leur exemple.

Mais cela équivalait à un anathème pour la plupart des Américains, qui s’accrochaient à la vision très dix-neuvième siècle d’une république de producteurs hostiles à une société industrielle de capitalistes avides. De violents combats sociaux aboutirent en 1893 à une terrible crise financière et, à la fin du siècle, on comptait près de 20 % de chômeurs.

On réfléchit aux causes de cette crise et on chercha comment en éviter une nouvelle : les uns, croyant qu’elle était due à une surproduction, suggéraient que les États-Unis trouvent ailleurs de nouveaux marchés, tandis que socialistes et syndicalistes, attribuant la crise à une consommation insuffisante, préconisaient la redistribution des richesses afin que la production des fermes et des usines soit accessible aux travailleurs.

Mais, avant que les États-Unis puissent accéder à de nouveaux marchés, il leur fallait une flotte moderne de navires à vapeur et des bases à travers le monde pour leur assurer un mouillage. En 1889, les États-Unis annexèrent l’île de Pago Pago dans les Samoas et, entre 1890 et 1896, ils bâtirent une nouvelle flotte. Ce n’était que le début : en 1898, ils annexèrent Hawaï, où ils avaient déjà installé comme président James Dole, le roi de l’ananas. Le 25 avril, sous prétexte de libérer Cuba de la tyrannie espagnole, les États-Unis déclarèrent la guerre à l’Espagne. Ce fut, déclara John Hay, le secrétaire d’État, « une superbe petite guerre ». Tout le monde ne partageait pourtant pas cet avis et des personnalités telles que Andrew Carnegie, Mark Twain ou William James tentèrent de s’opposer à la mainmise des États-Unis sur les Philippines. Mais les efforts des anti-impérialistes étaient bien vains en face d’une nation tout imbue de ses succès et toute frémissante après une victoire si aisément remportée au service d’une juste cause.

Une fois retombée la poussière des combats, les États-Unis s’étaient assuré les premiers fondements d’un empire en annexant Hawaï et en achetant à l’Espagne pour 20 millions de dollars Puerto Rico, Guam et les Philippines. Après avoir longuement réfléchi à ce qu’il allait faire de ces nouveaux territoires, le président McKinley saisit l’occasion de civiliser une des races « inférieures » du monde et d’assumer ce que Rudyard Kipling appelait le « fardeau de l’homme blanc ».

La tâche ne fut pas toujours facile et les Américains durent plus d’une fois recourir aux tactiques brutales qu’ils avaient employées chez eux pour combattre les Indiens, rasant à la suite d’une embuscade qu’on leur avait tendue toutes les agglomérations dans un rayon de trente kilomètres et tuant tous les habitants. Mais, comme l’affirma alors un des rares sénateurs américains à y avoir mis les pieds, « les Philippines sont à jamais nôtres… elles nous ouvrent la porte de l’Asie ».

Pendant que, pour reprendre le vocabulaire de leur président, les États-Unis éduquaient, civilisaient et christianisaient les Philippins, le Congrès américain dissipait toute illusion que pouvaient nourrir les Cubains sur leur indépendance : l’amendement Platt assurait aux États-Unis le droit d’intervenir désormais dans les affaires de Cuba, fixant les limites dans lesquelles le gouvernement pouvait s’endetter et accordant aux États-Unis une base navale à Guantanamo. Les hostilités terminées, les entrepreneurs américains firent main basse sur tout ce qui se trouvait à leur portée : United Fruit rafla quelque 900 000 hectares de terre pour y installer des plantations de canne à sucre au prix de 40 cents l’hectare. Dès 1901, les aciéries Bethléem et d’autres entreprises américaines possédaient sans doute plus de 80 % des ressources minières de Cuba.

Un anarchiste de vingt-huit ans assassina McKinley, le président des États-Unis. L’homme avait déclaré condamner les atrocités commises par le gouvernement américain aux Philippines. L’ironie du sort voulut que son successeur fût un impérialiste encore plus convaincu : Teddy Roosevelt.

Le nouveau président approuvait chaleureusement le projet de percer un canal à travers l’isthme de Panama. Mais Panama était une province de la Colombie qui, malgré les 10 millions de dollars qu’offraient les États-Unis, refusa d’abandonner sa souveraineté sur ce territoire. Roosevelt prit l’affaire en main et imposa le projet à ces « bandits de Bogota ». Les États-Unis orchestrèrent une révolution, envoyèrent quelques navires de guerre pour inciter l’armée colombienne à se tenir tranquille et s’empressèrent de reconnaître l’indépendance du Panama. Outre la zone du canal, ils se virent accorder le même droit d’intervenir dans les affaires du Panama qu’ils avaient arraché à Cuba.

Défendre les investissements de plus en plus importants des Américains exigeait la constante intervention des militaires pour soutenir des dictatures corrompues et réprimer les mouvements révolutionnaires. Entre 1900 et 1925, les États-Unis ne cessèrent d’intervenir militairement en Amérique latine : ils envoyèrent des troupes au Honduras en 1903, 1911, 1912, 1919, 1924 et 1925 ; à Cuba en 1906, 1912 et 1917 ; au Nicaragua en 1907, 1910 et 1912 ; en République dominicaine en 1903, 1914 et 1916 ; à Haïti en 1914 ; au Panama en 1908, 1912, 1918 et 1925 ; au Mexique en 1914 ; et au Guatemala en 1920.

Le Honduras connut d’abord la domination espagnole, puis celle des Britanniques et enfin celle des Américains. En 1907, sa dette extérieure s’élevait à 124 millions de dollars pour un revenu national de 1 million 600 000 dollars. Entre 1890 et 1910, les compagnies bananières étrangères transformèrent le pays. Zemurray, « le bananier », acheta de vastes plantations et les fonctionnaires en place veillèrent à ce que tout se passe sans problème, d’autant plus que United Fruit, de Boston, vint rapidement se mêler à la fête. En 1907, l’instabilité politique offrit aux États-Unis un prétexte tout trouvé pour intervenir militairement et installer un gouvernement plus compréhensif. Des banquiers américains vinrent remplacer leurs confrères britanniques. Ces heureux auspices incitèrent United Fruit à faire passer la superficie des terres qu’elle contrôlait de 7 000 hectares en 1918 à 31 000 en 1922, puis à 44 000 en 1924. Zemurray vendit son affaire à United Fruit et depuis lors, la population du Honduras vit dans la pauvreté.

Les Nicaraguayens n’étaient pas mieux lotis. Des marines américains sous le commandement de Smedley Butler intervinrent en 1910 pour installer un gouvernement qui concevait mieux les problèmes qui se posaient aux intérêts américains. Quand la domination des États-Unis provoqua la colère de la population, on fit de nouveau appel aux marines, qui laissèrent deux mille victimes sur leur passage. Butler commençait à comprendre que sa mission consistait essentiellement à protéger les intérêts des entreprises et des banques américaines.

« J’ai passé le plus clair des trente-trois ans et quatre mois où j’ai servi dans le corps des Marines à jouer les gros bras pour Wall Street et pour les banquiers, à être un gangster du capitalisme… J’aurais pu donner des leçons à Al Capone. Car la guerre est un racket. »

Et elle le resterait bien après sa mort, en 1940. Les troupes et les services de renseignement des États-Unis se sont déployés à travers le monde pour défendre les intérêts économiques et géopolitiques du capitalisme américain. Ils ont parfois amélioré la vie de ceux qu’ils ont croisés sur leur passage mais, comme on le verra plus loin, l’Empire américain n’a pas laissé que de bons souvenirs. Il faut le reconnaître honnêtement si les États-Unis doivent un jour s’attaquer aux profondes réformes de structure qui leur permettront de jouer un rôle majeur pour faire progresser l’humanité plutôt que de la faire reculer.

1. PREMIÈRE GUERRE MONDIALE

Wilson contre Lénine

L’élection de 1912 avait opposé Woodrow Wilson, ancien président de l’université de Princeton et gouverneur du New Jersey, à deux anciens présidents des États-Unis, Theodore Roosevelt et William Taft. Il allait marquer son mandat d’une empreinte incontestable : issu d’une famille presbytérienne, il faisait montre d’une rigidité souvent renforcée par la dangereuse certitude d’exécuter la volonté divine. Il exécrait toute forme de révolution et s’emploierait farouchement à défendre les intérêts commerciaux et les investissements de son pays, aussi bien chez lui qu’au-delà des frontières.

Cette volonté inspira sa politique envers le Mexique où, entre 1900 et 1910, les investissements américains avaient doublé pour atteindre près de 2 milliards de dollars, 10 % de plus que ceux des Mexicains dans leur propre pays. L’éditeur américain William Randolph Hearst à lui seul possédait plus de 8 millions d’hectares de terres.

Les entreprises américaines et britanniques n’avaient cessé de prospérer durant les trente années de la dictature de Porfirio Diaz qui, d’abord renversé par les forces révolutionnaires de Madero, avait, avec l’aide de l’ambassadeur des États-Unis, été rapidement remplacé par Huerta peu avant l’élection de Wilson.

Mais ce dernier entendait apprendre aux Latino-Américains à « élire des gens bien » et cherchait une excuse pour éliminer Huerta et ramener les Mexicains dans le droit chemin. Un incident mineur avec des marins américains égarés par erreur dans une zone militaire lui fournit le prétexte d’une brève mais sanglante intervention : Huerta fut évincé mais l’homme qu’appuyaient pourtant les Américains refusa de discuter avec Wilson. Ce dernier apporta alors son soutien à Pancho Villa et ce fut le début d’une série confuse d’intrusions dans la révolution mexicaine.

Pendant que les États-Unis étaient occupés à faire la police chez leurs voisins du sud, des événements plus menaçants se déroulaient en Europe. L’assassinat de l’archiduc d’Autriche par un fanatique serbe le 28 juin 1914 allait déclencher un enchaînement d’événements qui plongeraient le monde dans la plus brutale orgie de destruction que l’humanité eût encore jamais connue.

Malgré leur sympathie manifeste pour les Alliés, les États-Unis proclamèrent leur neutralité dans le conflit ; cependant, de nombreux Américains, surtout ceux d’ascendance allemande, irlandaise et italienne, prenaient parti pour les puissances centrales. « Nous devons rester neutres, expliqua Wilson, sinon ce sera la guerre au sein de notre population mélangée. » Il s’agissait toutefois d’une neutralité de principe plutôt que réelle. Les intérêts économiques plaçaient sans équivoque les États-Unis dans le camp des Alliés : entre 1914 et l’entrée en guerre des États-Unis en 1917, les banques américaines prêtèrent aux Alliés 2 milliards et demi de dollars et seulement 27 millions aux Puissances centrales.

En mai 1915, les Allemands coulèrent le Lusitania, un paquebot britannique, faisant 1 200 victimes dont 128 Américains. Réélu en 1916 sur le slogan « Il nous a préservés de la guerre », Wilson estimait pourtant que seule l’entrée en guerre des États-Unis leur garantirait une voix dans les futures négociations de paix. Le 2 avril 1917, Wilson demanda au Congrès de voter la déclaration de guerre.

Malgré les appels du gouvernement pour enrôler un million de volontaires, ce que l’on savait des horreurs des combats – la guerre des tranchées et l’utilisation des gaz asphyxiants – douchait les enthousiasmes. Mais pas celui de Teddy Roosevelt, l’ancien président, qui demanda à Wilson l’autorisation de s’engager : ce dernier la lui refusa, décision que critiqua vivement Georges Clemenceau, lequel regretta ouvertement qu’on ne profitât pas d’un geste aussi spectaculaire.

Le gouvernement dut créer une agence de propagande, le Commitee for Public Information, ou CPI, afin de convaincre un public sceptique du bien-fondé de sa cause. Ce fut cette agence qui placarda dans tous les États-Unis la célèbre affiche de l’Oncle Sam proclamant, un doigt pointé sur le lecteur, « I want you for the US Army. » (L’armée américaine a besoin de vous.) Le Comité diffusait aussi des pamphlets visant à diaboliser l’adversaire. Mais le département d’État découvrit bientôt que le texte de l’un d’entre eux – il s’intitulait « La Conspiration germano-bolchevique », prétendant que Lénine, Trotski et leurs camarades étaient à la solde de l’Allemagne et trahissaient le peuple russe au profit de l’Empire allemand – s’appuyait sur des faux. Malgré des critiques bien justifiées, on comprit vite qu’il ne suffisait plus de mobiliser les hommes et les moyens mais également l’opinion. Le gouvernement américain porta ses efforts sur les campus : on congédia des professeurs d’université, on en fit taire d’autres, on enrôla des étudiants dans des centres de préparation militaire. Les agents chargés de réprimer les tendances pacifistes appartenaient à une bureaucratie fédérale bourgeonnante : le budget militaire fédéral, qui s’élevait en 1913 à 1 milliard de dollars, atteindrait cinq plus tard le chiffre de 13 milliards.

Cependant, les premières troupes américaines commençaient à arriver en Europe, où elles apportèrent une contribution significative à la victoire alliée. Les soldats américains notamment aidèrent puissamment les forces françaises à remporter en juillet 1918 la seconde bataille de la Marne et, quatre mois plus tard, l’Allemagne capitulait. Au total, sur les 2 millions de soldats qui débarquèrent en France, on compta 116 000 morts et 204 000 blessés. En comparaison, les pertes chez les Européens étaient impressionnantes : quelque 10 millions de soldats tués et 20 millions de victimes civiles, celles-ci dues pour la plupart à la maladie et à la famine.

Ces chiffres sans précédent s’expliquaient par une mobilisation sur le plan scientifique et technologique qui avait commencé à transformer la nature de la guerre. En tête de liste, une nouvelle génération d’armes chimiques, et notamment les horribles gaz asphyxiants qui, malgré les interdictions, de la convention de La Haye entre autres, firent des ravages.

Les chercheurs américains du Chemical Warfare Service suivirent l’exemple de leurs confrères européens. Malheureusement, les impératifs de rapidité l’emportaient souvent sur les principes de sécurité, ce qui causa de nombreuses morts. Un témoin évoque divers incidents ; en effet, lors de l’appel du matin, on demandait des volontaires pour expérimenter la combustion de gaz expérimentaux, qui faisait parfois des victimes ; les chercheurs gardaient des canaris dans leurs laboratoires, la mort de l’un d’entre eux signifiant l’urgence d’évacuer les lieux. En outre, certains, en retrouvant leur famille le soir, dans leurs vêtements imprégnés de gaz toxiques, pouvaient parfois contaminer leurs proches !

Durant la guerre, les combattants utilisèrent un total de 124 000 tonnes de trente-neuf agents toxiques dispersés pour la plupart par 66 millions d’obus. Parmi les blessés, le caporal Adolf Hitler, qui rapporta l’incident dans Mein Kampf : « J’avais les yeux comme des charbons ardents et autour de moi, le monde était tout noir. » Les chimistes, qui représentaient le contingent le plus conservateur de la communauté scientifique et, par une intéressante coïncidence, les chercheurs les plus liés à l’industrie, étaient très fiers de leur contribution à l’effort de guerre. Ils s’allièrent d’ailleurs aux militaires et aux industriels pour résister après la guerre aux tentatives lancées par divers mouvements afin d’interdire dans l’avenir le recours aux armes chimiques.

L’usage des gaz remporta ses plus grands succès contre les troupes russes piètrement équipées du front oriental qui totalisèrent 56 000 décès par gaz. Avec 2 millions de morts et 5 millions de blessés, la guerre se révéla pour la Russie une expérience désastreuse. Lassé de l’indifférence du tsar à son égard, le peuple finit en mars 1917 par renverser le régime de Nicolas II. Mais bien des Russes se sentirent de nouveau trahis quand, avec l’appui de Wilson, le gouvernement de Kerenski choisit de poursuivre la guerre.

Le 7 novembre 1917, les bolcheviques, menés par Vladimir Lénine et Léon Trotski, prirent le pouvoir, bouleversant de façon spectaculaire le cours de l’Histoire. La garde Rouge de Lénine pilla le ministère des Affaires étrangères et publia sans hésiter ce qu’on y découvrit : une collection d’accords secrets signés par les Alliés entre 1915 et 1916 et qui répartissaient entre eux des zones d’influence exclusives. Si, en 2010, la publication par WikiLeaks de dépêches diplomatiques fut un choc pour les États-Unis, les Alliés furent alors très heurtés par cette violation du protocole en usage dans les chancelleries, qui mettait au grand jour le manque de sérieux de l’appel lancé par Wilson en faveur de « l’autodétermination » après la guerre. Parmi ces traités se trouvaient les accords Sykes-Picot qui partageaient l’Empire ottoman entre la Grande-Bretagne, la France et la Russie. Découpant de nouvelles nations sans tenir le moindre compte des affinités historiques et culturelles, cet arrangement plantait les germes des conflits qui allaient déchirer un Moyen-Orient gorgé de pétrole.

Jamais, depuis la Révolution française, 125 ans plus tôt, l’Europe n’avait connu de tels bouleversements. La vision proposée par Lénine d’une révolution communiste mondiale séduisait l’imagination des travailleurs et des paysans de toute la planète, lançant un défi à la conception qu’avait Wilson d’une démocratie au capitalisme libéral.

Pour faire échec au coup de tonnerre de Lénine, il voulut à son tour frapper un grand coup en annonçant le 8 janvier 1918 ses Quatorze Points. Ce plan de paix libéral et anti-impérialiste prônait l’autodétermination, le désarmement, la liberté des mers et des échanges commerciaux ainsi que la création d’une Société des Nations. « L’heure n’est plus aux conquêtes ni aux accords secrets », déclarat-il dans ce qui s’avérerait par la suite un mensonge éhonté. Ainsi se trouvaient sur la table deux nouvelles conceptions du monde d’après-guerre.

Une fois de plus, Lénine prit de court le monde capitaliste. Le 3 mars, huit mois avant la signature de l’armistice, il signa la paix avec l’Allemagne et retira du front les troupes russes. Il accepta les conditions rigoureuses du traité de Brest-Litovsk qui, pourtant, lui faisait abandonner le contrôle de la Russie sur la Pologne, la Finlande, les pays Baltes, l’Ukraine et la Géorgie – près de 800 000 kilomètres carrés et 50 millions d’habitants. Furieux, Wilson et les Alliés réagirent aussitôt.

La contre-révolution opposée aux Bolcheviques fut impitoyable et diverses armées attaquèrent de tous côtés le nouvel État russe. Winston Churchill, alors Lord de l’Amirauté, exprimait clairement l’opinion des capitalistes du monde entier quand il déclarait qu’il fallait étouffer dans l’œuf le bolchevisme.

Après avoir hésité un moment, les États-Unis finirent par envoyer quand même 15 000 hommes pour lutter contre l’Allemagne et limiter l’avance japonaise sur le front est. Mais Wilson refusa une intervention militaire directe en expliquant qu’« essayer de maîtriser un mouvement révolutionnaire en déployant des troupes, c’est comme vouloir utiliser un balai pour repousser la marée ». Toutefois, des contingents américains restèrent là-bas jusqu’en 1920, longtemps après que des raisons militaires eurent cessé d’exister, ce qui eut pour résultat d’empoisonner depuis le début les relations avec le nouveau gouvernement soviétique.

Aux États-Unis, d’ailleurs, si tous ne voulaient pas non plus d’intervention militaire, les opinions différaient sur l’attitude à adopter avec ces dirigeants révolutionnaires. Beaucoup affirmaient que les États-Unis devraient s’attaquer aux problèmes qui avaient donné naissance au bolchevisme, à savoir l’oppression, la pauvreté et la famine, plutôt que de voir un militarisme américain s’imposer par la force à des nations plus faibles. Un sénateur américain affirmait même : « Si le gouvernement soviétique représente 90 % du peuple russe, j’estime que les Russes ont autant le droit de fonder un État socialiste que nous en avons d’avoir une république. »

De plus en plus contestée aux États-Unis, la diplomatie de Wilson semblait en revanche cristalliser les espoirs de bien des Européens lassés de la guerre, et des foules enthousiastes accueillirent le président américain quand il arriva à Paris le 18 décembre 1918 pour la conférence de la Paix.

Les Allemands s’étaient rendus sur la base des Quatorze Points de Wilson, persuadés qu’on les traiterait de façon équitable. Ils allèrent même jusqu’à déposer le Kaiser pour adopter, en gage de leur bonne foi, une forme républicaine de gouvernement. Mais ces Quatorze Points, mal définis, s’avérèrent des fondations bien faibles pour les négociations. Wilson avait naïvement dit à un de ses collaborateurs : « Quand la guerre sera terminée, nous pourrons forcer l’Angleterre et la France à adopter notre point de vue car elles seront financièrement à notre merci. »

Si endettés qu’ils fussent, les Alliés refusaient de plier devant Wilson. Ils exigeaient une revanche, de nouvelles colonies et la domination des mers. La tâche qui attendait les vingt-sept nations réunies à Paris le 12 janvier 1919 était considérable. Chacun de son côté, les empires ottoman, austro-hongrois, allemand et russe s’effondraient tandis que de nouveaux États émergeaient. Des épidémies faisaient rage. Des populations déplacées cherchaient un refuge. On avait grand besoin d’un visionnaire pour donner un cap. Mais Lloyd George, Clemenceau et Orlando, le Premier ministre italien, ne supportaient absolument pas Wilson, qui se considérait pourtant comme « l’instrument personnel de Dieu ». Clemenceau déclarait : « M. Wilson m’ennuie avec ses Quatorze Points ; Dieu, après tout, s’est contenté de dix commandements ! » Et Lloyd George s’estimait bien heureux dans ces circonstances de trouver une place « entre Jésus-Christ et Napoléon Bonaparte ».

Dans le traité final, il ne restait pas grand-chose des Quatorze Points de Wilson. Les vainqueurs, particulièrement la Grande-Bretagne, la France et le Japon, se partagèrent les anciennes colonies et possessions allemandes d’Asie et d’Afrique et aseptisèrent cette mainmise sous le terme de « mandats ». Wilson résista un peu mais finit par accepter, en arguant que les Allemands avaient « exploité sans vergogne leurs colonies, alors que les Alliés les avaient traitées humainement » – déclaration qu’accueillirent d’une oreille incrédule les habitants de ces territoires à l’instar d’Ho Chi Minh qui avait loué un smoking et un melon pour rencontrer Wilson à Paris et lui présenter une pétition réclamant l’indépendance pour le peuple annamite. Il devait vite comprendre que la lutte armée et non la largesse des puissances coloniales lui permettrait d’atteindre ce but. Même déception pour Mao Zedong, qui travaillait alors comme aide-bibliothécaire à l’université de Pékin.

D’ailleurs, les dirigeants alliés ne dissimulaient guère leur racisme envers les peuples de couleur. Une proposition des représentants japonais pour imposer l’égalité raciale dans la convention préliminaire de la Société des Nations fut refusée. Comme le dit un membre du Cabinet britannique d’alors, cette clause aurait posé « des problèmes extrêmement sérieux » pour l’Empire britannique.

Ayant confié à Lloyd George avant l’ouverture de la conférence qu’il s’intéressait moins aux détails de l’accord final qu’à la création de la Société des Nations – qu’il considérait comme cruciale pour éviter à l’avenir une nouvelle guerre –, la tentative de Wilson pour obtenir un traité qui n’imposerait pas à l’Allemagne de trop lourdes réparations échoua lamentablement : les conditions, dont le futur secrétaire d’État John Foster Dulles avait rédigé le projet, étaient très dures pour le vaincu.

Bien que Lénine n’eût pas été invité à Paris, l’ombre de la Russie planait, comme le dit le président Herbert Hoover, telle « le fantôme de Banquo sur les tables de la conférence* ». Lénine, les jugeant vaine rhétorique, avait écarté les Quatorze Points de Wilson en estimant que les puissances capitalistes n’abandonneraient jamais leurs colonies, pas plus qu’elles n’accepteraient la vision wilsonienne de régler pacifiquement tout conflit à venir. Son appel à une révolution mondiale visant à renverser l’ensemble du système impérialiste trouvait en revanche des oreilles attentives. Même si, en Hongrie, le gouvernement communiste de Bela Kun allait être bientôt renversé par l’invasion des forces roumaines et si une tentative de prise du pouvoir par les communistes avait échoué en Allemagne, Wilson avait de bonnes raisons de s’inquiéter de la vague de radicalisme qui déferlait sur l’Europe et au-delà.

Le mouvement, en effet, n’épargnait pas les États-Unis : des grèves frappèrent l’industrie métallurgique, puis les mineurs ainsi que les ouvriers du textile. Le Wall Street Journal n’hésitait pas à écrire : « Lénine et Trotski sont en route. » Après avoir énergiquement contré la gauche durant la guerre, le gouvernement était résolu à la liquider. Sous l’impulsion de J. Edgar Hoover, jeune directeur d’un des services du ministère de la Justice dont on entendrait bientôt parler, on procéda à des arrestations massives de radicaux. Et ce n’était là qu’un début : mettant à profit son expérience de bibliothécaire, Hoover allait créer un fichier recensant bientôt plus de 450 000 noms dont quelque 65 000 « suspects ».

Après la conférence de Paris, Wilson proclamait : « Le monde sait enfin que l’Amérique est le sauveur du monde. » De retour au pays, ce ne fut pas vraiment l’accueil que lui réservèrent ceux qui, à droite comme à gauche, étaient hostiles aux termes du traité. L’ironie du sort fit que sa politique en temps de guerre l’avait privé de nombre de ses partisans. Creel, le directeur du Commitee for Public Information, lui dit à la fin 1918 : « Tous les extrémistes ou tous vos amis libéraux qui soutenaient votre politique d’une guerre anti-impérialiste ont été réduits au silence. » L’obstination de Wilson ne fit qu’empirer les choses. Plutôt que de proposer un compromis sur des modifications à apporter au texte final, il vit le traité et la Société des Nations rester lettre morte pour les États-Unis puisque sept voix manquèrent à Wilson pour que le Sénat américain ratifiât le traité : les États-Unis ne furent ainsi jamais membre de la SDN.

Le traité s’avéra particulièrement onéreux pour l’Allemagne. Les réparations qu’on lui réclamait atteignaient un total de 33 000 milliards de dollars de l’époque – moins d’un cinquième de ce que demandait la France, mais plus du double de ce à quoi s’attendaient les Allemands qui, en outre, acceptaient très mal la « clause de culpabilité de guerre ».

Sur toutes les clauses économiques du traité, on retrouve la main de la banque Morgan, à tel point que le financier Barnard Baruch marmonnait que c’était vraiment elle qui dirigeait les négociations.

L’instabilité sur le plan social, économique et politique ébranla aussi l’Italie d’après-guerre où les fascistes de Mussolini ne cessaient de se heurter aux gauchistes et aux grévistes. D’abord inquiets de cette violence, les États-Unis eurent tôt fait de minimiser cet extrémisme pour insister sur l’antibolchevisme du nouveau leader et soutinrent le nouveau régime, même quand Mussolini imposa à l’Italie une dictature fasciste.

Les historiens ont depuis longtemps réfuté le mythe selon lequel l’horreur laissée par la guerre et la confusion régnant dans tant de pays européens avaient, dans les années vingt, poussé les États-Unis vers l’isolationnisme. En fait, la Première Guerre mondiale avait marqué la fin de la domination européenne et l’ascendance des États-Unis et du Japon, les deux vrais vainqueurs du conflit. Les années vingt virent une rapide expansion de l’économie américaine et New York remplacer Londres comme le centre de la finance mondiale. L’ère de la domination économique des États-Unis avait commencé et on trouvait au premier plan les compagnies pétrolières.

La guerre prouva que le contrôle des ressources pétrolières était un élément capital dans la conquête du pouvoir. La Royal Dutch Shell, comme elle s’appelait encore alors, affirmait dans son rapport annuel de 1920 : « Nous ne devons pas nous laisser devancer dans cette lutte pour obtenir de nouveaux territoires… nos géologues sont partout où il existe des chances de réussite. »

Les Américains en avaient assez de l’« idéalisme » wilsonien. Ils étaient prêts à ce que leur président appelait « un retour à la normale » ce qui, dans le cas des deux premiers de la décennie (Harding et Coolidge *), signifiait un retour à la médiocrité. Ils prétendaient développer les intérêts économiques des États-Unis en Amérique latine sans recourir à la « diplomatie de la canonnière » pratiquée par certains de leurs prédécesseurs – et notamment Wilson. Plus question de se vanter, comme l’avait fait Franklin Roosevelt quand il était secrétaire adjoint à la Marine, d’avoir rédigé la Constitution de Haïti. En fait, Harding et ses successeurs républicains se firent plus d’amis parmi les banquiers de Wall Street qu’auprès des habitants de petites républiques d’Amérique centrale comme Cuba, Panama, Haïti, Saint-Domingue ou le Nicaragua.

Loin d’adopter une position isolationniste après la Grande Guerre, les États-Unis découvrirent des moyens plus efficaces d’étendre leur empire. De fait, la guerre laissa à la plupart des Américains un goût amer dans la bouche : ils ne croyaient plus qu’elle mettrait fin à toutes les guerres. Toute une littérature pleine de désillusion émergea dans son sillage : Dos Passos, Hemingway, Ezra Pound, Faulkner, Dalton Trumbo et bien d’autres en portèrent témoignage. C’est Gertrude Stein qui trouva la formule de « génération perdue ».

Pour ne pas être en reste, Hollywood produisit plusieurs grands films antiguerre, dont certains sont aujourd’hui des classiques comme Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse, qui révéla Rudolf Valentino, ou À l’Ouest rien de nouveau.

La guerre eut aussi une myriade d’effets démoralisants plus subtils. Elle avait nié par sa barbarie la foi dans les progrès de l’humanité, et cela se sentit des deux côtés de l’Atlantique : Sigmund Freud, dont le nom devint célèbre aux États-Unis dans les années vingt, en est un exemple frappant. Son insistance d’avant-guerre sur l’opposition entre le principe de plaisir et le principe de réalité céda la place à sa conception pessimiste d’après-guerre de la nature humaine fondée sur son obsession de l’instinct de mort.

Au début des années vingt, l’Amérique de Jefferson ou de Lincoln avait cessé d’exister pour être remplacée par le monde de McKinley, de Teddy Roosevelt, de J. Edgar Hoover et de Woodrow Wilson. À bien des égards, les échecs de Wilson représentent le prélude à une période où un mélange inédit d’idéalisme, de militarisme, d’avarice et de real-politik a conduit les États-Unis à devenir une puissance mondiale.

Ainsi la guerre eut-elle des conséquences bien au-delà des horreurs du champ de bataille. Les États-Unis n’ont jamais été membres de la Société des Nations, la laissant impuissante devant l’agression fasciste des années trente. Lorsque les États-Unis intervinrent, il était bien trop tard. Toutefois, la nécessité qui s’imposa finalement à eux de combattre le fascisme allait leur donner l’occasion de revendiquer cet héritage démocratique sur lequel avaient toujours reposé leur grandeur d’autrefois et leur leadership moral. Même si les États-Unis entrèrent tard dans la guerre, leur appui fut crucial pour assurer la défaite du fascisme européen et leur rôle, décisif quand il s’agit d’écraser les militaristes japonais. Mais, en larguant des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, ils ont une fois de plus prouvé qu’ils n’étaient pas aptes à assurer le leadership qu’un monde désespéré réclamait à grands cris.

*. Banquo est un personnage de William Shakespeare, dans Macbeth. Macbeth, avide de pouvoir, perçoit en son allié Banquo une menace et le fait assassiner. Le fantôme de Banquo ressurgit sur scène, au grand effroi de Macbeth. [N.D.E.]

*. Le président républicain Warren Harding (1921-1923) promit un « retour à la normale » par rapport à la politique de libre-échange. Le président républicain Calvin Coolidge, qui lui succéda (1923-1929), n’utilisa pas cette formule mais suivit la même politique. [N.D.E.]

2. LE NEW DEAL

« Leur haine me fait du bien »

Le monde auquel Franklin Delano Roosevelt se trouva confronté lorsque, le 4 mars 1933, il accéda à la présidence des États-Unis ne ressemblait guère à celui dont il avait brigué la vice-présidence treize ans plus tôt. En 1933, les problèmes semblaient insurmontables. Les États-Unis étaient plongés pour la quatrième année consécutive dans la pire crise économique de leur histoire : un taux de chômage de 25 %, un produit national brut qui avait chuté de 50 %, un système bancaire effondré, et partout la misère.

Après onze ans de dictature, Benito Mussolini régnait en maître sur l’Italie. Adolf Hitler et le parti national socialiste étaient arrivés au pouvoir en exploitant les rancœurs de l’après-guerre ; juste une semaine après la cérémonie d’investiture de Roosevelt, il avait pris prétexte de l’incendie du Reichstag pour consolider son emprise sur le pays en lançant de violentes attaques contre les communistes allemands, les sociaux-démocrates, les syndicats et les intellectuels de gauche.

Les problèmes n’étaient pas moindres en Asie, où le Japon s’était emparé de la Mandchourie et, devant les protestations internationales, avait quitté en 1933 la Société des Nations.

Malgré les ravages de la Grande Dépression, l’ambiance aux États-Unis s’avérait résolument optimiste, et le pays attendait beaucoup de Roosevelt qui, se sentant épaulé, décida d’agir hardiment. « La seule chose que nous ayons à craindre, lança-t-il dans sa déclaration inaugurale, c’est la peur. »

Il commença par identifier ceux qu’il jugeait responsables de la situation catastrophique de l’économie. Il n’avait guère donné d’indications sur le genre de politique qu’il adopterait une fois élu. À maintes reprises, il avait reproché à Hoover, son prédécesseur, trop de dépenses qui déséquilibraient le budget et, à d’autres moments, il avait souligné les souffrances de ses concitoyens et réclamé un new deal, une « nouvelle donne ».

Entre 1930 et 1932, un cinquième des banques américaines avait fait faillite et, parmi les autres, beaucoup ne survivaient que difficilement. Les conditions étaient réunies pour des changements spectaculaires du système bancaire. Les magazines commençaient à qualifier les banquiers de « banksters », et bien des sénateurs estimaient que Roosevelt aurait pu nationaliser les banques sans soulever de protestations.

Mais Roosevelt choisit une méthode moins révolutionnaire : dès le premier jour de sa présidence, il déclara quatre jours fériés consécutifs pour les banques, convoqua les banquiers les plus importants à la Maison-Blanche ainsi qu’une session spéciale du Congrès afin de voter des lois d’urgence et, enfin, calma les appréhensions de ses concitoyens en prononçant dès le 12 mars la première de ses célèbres « causeries au coin du feu ». Le Congrès approuva la législation d’urgence et Roosevelt signa la loi d’urgence sur le système bancaire, rédigée pour l’essentiel par les banquiers eux-mêmes. Roosevelt donnait là un exemple de la façon dont il réglerait la plupart des problèmes : d’instinct profondément conservateur, il allait sauver le capitalisme des capitalistes, mais grâce à des moyens audacieux, visionnaires et humains qui transformeraient la vie américaine pour des décennies. Peut-être pour plus longtemps encore.

Sans être manifestement radical, Roosevelt traça au cours de ses cent premiers jours de présidence un plan de rétablissement ambitieux : l’Agricultural Adjustement Administration (AAA) pour sauver l’agriculture, le Civilian Conservation Corps (CCC) qui enverrait des jeunes gens travailler dans les forêts et les parcs nationaux, la Federal Emergency Relief Administration (FERA) pour apporter aux États une assistance fédérale, la Public Works Administration (PWA) pour coordonner les grands travaux publics, le Glass-Steagal Banking Act qui séparait les investissements du commerce bancaire et instituait une assurance fédérale des dépôts bancaires, et la National Recovery Administration (NRA) pour promouvoir le redressement de l’industrie.

Ce fut la législation de la NRA – un peu rapidement bricolée lors de sa création – qui suscita le plus grand nombre de réserves : il y en eut même pour trouver dans la politique du nouveau président des relents de fascisme, ce qui était pousser les choses un peu loin ! Même si un certain nombre de mouvements de droite firent leur apparition au début des années trente, la menace fasciste qu’évoquait Sinclair Lewis dans It Can’t Happen Here (Cela ne peut pas arriver ici), publié en 1935, ne se précisa jamais.

Il ne faut cependant pas prétendre que Mussolini et Hitler n’aient pas eu de nombreux supporters : Fortune, par exemple, chantait les louanges du fascisme, et quelques élus disaient tout haut que le pays avait maintenant besoin d’un Mussolini. Hitler aussi avait ses partisans et, encore plus à droite, on trouvait les mouvements des chemises noires de Mussolini et brunes d’Hitler. L’une des plus violentes de ces organisations, à coup sûr la légion Noire, une mouvance du Ku Klux Klan née dans le Middle West, comptait, estimait-on alors, entre 60 000 et 100 000 membres. En réalité, l’influence de tous ces mouvements était fugace et l’extrême droite inexistante. Non seulement le New Deal rejetait les solutions fascistes, mais résistait aussi à toute tentative d’imposer une philosophie unifiée et cohérente : il s’agissait plutôt d’un méli-mélo de diverses agences chargées d’un domaine ou d’un autre.

Dès l’abord, Roosevelt s’attacha en priorité à relancer l’économie américaine et à redonner du travail aux Américains. Il avait déjà signé en avril des décrets pour libérer la politique monétaire des contraintes de l’étalon-or mais semblait envisager d’y revenir quand, durant l’été, il changea d’avis. Confronté d’une part à un programme de redressement économique inflationniste et, d’autre part, aux souhaits des Européens qui réclamaient une stabilisation des monnaies, le président opta pour la première solution, ce qui retentit comme un coup de tonnerre au sommet de Londres qui réunissait cinquante-quatre chefs d’État.

De retour aux États-Unis, Roosevelt reçut un accueil mitigé : le comité consultatif de la Réserve fédérale estima que le redressement économique exigeait un retour à l’étalon-or et la Chambre de Commerce émit de telles protestations que le président dut adresser une lettre à sa convention annuelle en demandant à ses membres de « cesser de crier au loup » et de « coopérer aux efforts de redressement ».

Roosevelt ne cachait pas qu’il était avant tout préoccupé par les problèmes de politique intérieure : il n’envisageait plus, comme il l’avait fait précédemment, l’adhésion des États-Unis à la Société des Nations et sacrifia délibérément le commerce extérieur pour stimuler le redressement de l’économie du pays. Il prit même des mesures pour réduire encore les effectifs de l’Armée qui ne s’élevaient déjà qu’à 140 000 hommes. Le secrétaire d’État à la Guerre était venu lui dire qu’il mettait en danger la sécurité des États-Unis, accompagné du général Douglas MacArthur, qui n’avait pas sa langue dans sa poche ; le général raconte dans ses Mémoires : « Je lui dis : “Quand nous aurons perdu la prochaine guerre et qu’un soldat américain gisant dans la boue, une baïonnette dans le ventre, maudira quelqu’un, ce sera vous !” Le président devint livide : “On ne parle pas au Président sur ce ton !”, rugit-il. Là-dessus, le général présenta ses excuses, offrit sa démission de chef d’état-major et alla vomir sur le perron de la Maison-Blanche. »

Opposer Wall Street aux militaires était de bonne politique dans l’Amérique des années trente, et Roosevelt s’avérait habile homme politique. Car la tendance était aux idées radicales. Le communisme soviétique, qui deviendrait par la suite un boulet pour les gauchistes américains quand on découvrirait les abominations commises par le régime stalinien, semblait proposer une société égalitaire offrant une alternative viable à l’ordre économique moribond du capitalisme. De nombreux intellectuels américains commençaient à voir dans l’Union soviétique un pays d’une vivacité intellectuelle, artistique et scientifique qui contrastait avec la culture bourgeoise abêtissante de leur pays. Dès 1931, le Christian Science Monitor avait fait remarquer que non seulement l’Union soviétique était le seul pays à ne pas avoir été touché par la crise, mais que sa production industrielle avait fait un bond de 25 % l’année précédente. Ces succès venaient ajouter à l’attrait du parti communiste des États-Unis à un moment où tant d’Américains cherchaient des alternatives. Parmi eux figuraient les plus brillants écrivains de l’époque : Hemingway, Caldwell, Dos Passos, Edmund Wilson, Malcolm Cowley, Sinclair Lewis, Sherwood Anderson, Nelson Algren.

Par une ironie du sort, à mesure qu’on avançait dans les années trente, l’enthousiasme des intellectuels de l’Ouest pour le communisme soviétique commençait à décliner. Staline, qui redoutait une nouvelle guerre, se lançait dans une politique d’industrialisation effrénée qui allait faire bien des victimes. Des rapports émanant d’Union soviétique évoquaient des famines, des procès politiques, une bureaucratie brutale, une police secrète et des prisons impitoyables. Et même ceux qui refusaient de croire à ces récits furent choqués par l’apparente volte-face de Staline lorsque en 1939, il signa avec l’Allemagne le pacte de non-agression.

Cependant, la combinaison d’un Congrès qui penchait vers la gauche, d’une population à tendances progressistes et d’un président attentif à leurs souhaits permit la plus grande période d’expérience sociale de l’histoire des États-Unis. Durant ces années turbulentes, nombre de libéraux commençaient à se proclamer socialistes ou radicaux et un des plus fidèles collaborateurs de Roosevelt, son secrétaire à l’Intérieur, n’hésitait pas à déclarer qu’il croyait « le sentiment du pays bien plus radical que celui de l’Administration ». Roosevelt en convint et aiguisa ses attaques contre le monde des affaires, comme il continua à le faire durant la campagne présidentielle de 1936. La veille du scrutin, devant ses partisans réunis au Madison Square Garden, Roosevelt lança un message dans lequel il ne ménageait pas ses adversaires : « Nous avons dû lutter contre les vieux ennemis de la paix : le monde des affaires et de la finance, les spéculateurs, les profiteurs de guerre. Ils avaient commencé à considérer le gouvernement des États-Unis comme une annexe de leurs entreprises… Tous ces gens sont unanimes à me haïr, eh bien, leur haine me fait du bien. » Le jour des élections, les démocrates ragaillardis infligèrent aux républicains la défaite politique la plus cuisante de leur histoire, remportant la totalité des États à l’exception du Maine et du Vermont. Roosevelt allait donc entamer son second mandat avec ce que le Chicago Tribune qualifiait de « chèque en blanc ».

Mais, croyant, à tort, que le redressement économique était en bonne voie et la crise derrière eux, les fonctionnaires de l’Administration décidèrent d’arrêter les dépenses et d’équilibrer le budget. L’économie plongea presque du jour au lendemain, les actions perdirent un tiers de leur valeur ; les bénéfices des entreprises chutèrent de 80 % et le chiffre du chômage fit un bond d’un million.

Les réformateurs se tenaient maintenant sur la défensive. Malgré ce coup de torchon inattendu, beaucoup d’Américains estimaient qu’un progrès essentiel était nécessaire dans le domaine de la santé : peu de gens réalisent que les États-Unis ont bien failli adopter en 1938 un programme national de Sécurité sociale. Une organisation de médecins progressistes déclencha un mouvement dans ce sens mais, devant l’opposition de la très conservatrice American Medical Association (l’équivalent aux États-Unis de l’Ordre des Médecins) et, pour éviter un débat malencontreux à l’approche des élections, Roosevelt décida de ne pas soutenir cet effort.

Les réformes progressistes qu’avait déjà réussi à faire adopter le New Deal avaient provoqué de vives réactions du monde des affaires encore très puissant. La plus agressive se manifesta par l’apparition sur la scène politique de l’American Liberty League, un groupe créé au départ par des membres de la famille du Pont de Nemours, les frères Irénée, Pierre et Lammot ainsi qu’un gendre et membre du comité de direction, Robert Carpenter.

Le 22 août 1934, la Ligue annonça publiquement son intention de combattre les idées radicales, de défendre les droits de la propriété et de préserver la Constitution. Elle prévoyait de recruter 2 à 3 millions de membres et des centaines de milliers de donateurs. Elle ne parvint qu’à enrôler 125 000 adhérents et 27 000 donateurs. Quant à sa réputation, elle fut vite quelque peu ternie par deux regrettables enquêtes du Congrès.

La première en novembre 1934 fut brève mais ses implications choquèrent l’opinion. Le général Butler, un des officiers les plus décorés de l’Armée américaine, déclara, devant la Commission spéciale du Congrès sur les activités antiaméricaines, que William Doyle, commandant de la branche du Massachusetts de la Ligue, ainsi qu’un certain Gerald MacGuire, courtier de la banque Morgan, avaient essayé de le recruter pour monter un coup d’État militaire contre l’Administration Roosevelt. La Commission conclut que « des tentatives avaient été prévues pour installer aux États-Unis une organisation fasciste… et que des plans dans ce sens auraient pu se concrétiser quand, et si, les personnes prêtes à les financer l’auraient jugé opportun ». Mais elle n’alla pas jusqu’à les citer comme témoins, ce que Butler déplora ouvertement.

La seconde enquête fut menée à l’instigation de Gerald Nye, sénateur du Dakota du Nord, et dura bien plus longtemps. Nye partageait les idées du mouvement progressif, soucieux d’éviter les implications à l’extérieur susceptibles d’entraîner les États-Unis dans des conflits étrangers et ne voulant absolument pas qu’on se servît des militaires pour protéger les investissements hors frontières des entrepreneurs américains. En février 1934, Nye demanda à la Commission sénatoriale des Relations extérieures d’enquêter sur les individus ou les sociétés impliqués dans la fabrication ou la vente d’armes, une initiative sans précédent dans l’histoire du Congrès. Elle devrait porter sur la métallurgie, la fabrication d’avions et d’automobiles, celle des armes et des munitions et sur la construction navale. L’idée venait de Dorothy Detzer, une infatigable militante pour la paix dont le frère avait été victime des gaz moutarde pendant la Grande Guerre. Ayant besoin de quelqu’un pour proposer l’enquête au Sénat, elle essuya le refus de vingt sénateurs, mais Nye accepta.

Avec l’approbation de Roosevelt qui insistait pour arrêter la « folle course aux armements qui, si on la laissait continuer, pourrait bien conduire à une nouvelle guerre », les quatre-vingts membres de la commission (enquêteurs et experts-comptables) épluchèrent les comptes des principales entreprises des États-Unis. Le 12 septembre, Felix, Irénée, Lammot et Pierre du Pont de Nemours vinrent à la barre et furent longuement interrogés sur les énormes bénéfices de l’entreprise au cours des années de guerre. La société avait reçu des commandes totalisant 1 245 milliards de dollars entre 1915 et 1918. Durant la guerre, du Pont avait versé par action un dividende de 458 % par rapport au taux d’émission.

Les révélations se succédaient : les marchands d’armes américains et étrangers s’étaient réparti les marchés des pays acheteurs, partageant secrets et bénéfices et construisant avec entrain les sous-marins allemands occupés à couler les navires alliés durant la Première Guerre mondiale, ainsi que, plus récemment, à réarmer l’Allemagne nazie. Mais, affirmaient leurs dirigeants, c’était pour un usage commercial et non pas militaire !

Nye poussait à la nationalisation des industries de l’armement et à l’augmentation des taxes qui les frappaient en temps de guerre. Le département d’État publia une liste de sociétés impliquées dans divers aspects de la production de guerre en notant les scandaleux bénéfices que leur activité avait rapportés ainsi que les noms de 181 personnes qui avaient en 1917 déclaré des revenus supérieurs à 1 million de dollars en soulignant que 41 d’entre eux apparaissaient dans ce « catalogue » pour la première fois. La liste comprenait six du Pont, quatre Dodge, trois Rockefeller, deux Morgan, deux Vanderbilt, deux Whitney et un seul Mellon. Après de longues et âpres discussions, la Commission présenta au Sénat trois résolutions : l’une interdisait les prêts aux nations en guerre ou à leurs citoyens. Une seconde refusait la délivrance de passeports aux citoyens pénétrant dans des zones de guerre. Une troisième enfin imposait un embargo sur les envois d’armes à destination de nations en guerre si ces envois risquaient d’impliquer les États-Unis dans des conflits. La Commission des Relations extérieures du Sénat approuva les deux premières mesures et discutait de la troisième quand Cordell Hull, le secrétaire d’État, convainquit les membres de la Commission de laisser ouvertes les options des États-Unis concernant leurs rapports avec d’autres nations. Pensant à la crise éthiopienne qui se développait, ils décidèrent de reconsidérer les trois mesures avant de finaliser leur décision. Quand le Congrès s’ajourna en septembre, les différences entre la position du Sénat et celle de la Chambre des Représentants n’étaient toujours pas aplanies.

Lorsque la Commission reprit ses travaux au début de 1936, un nouveau pavé venait d’être jeté dans la mare : était-il exact que la banque Morgan et d’autres firmes de Wall Street avaient poussé les États-Unis à la guerre afin de récupérer les sommes énormes qu’elles avaient prêtées aux Alliés ? Tout cela avec la totale complicité du président Wilson, qui ne s’en était pas vanté.

En avril, la Commission Nye publia enfin son troisième rapport, dont la conclusion était un petit chef-d’œuvre de jésuitisme : « Si les témoignages présentés à cette Commission ne montrent pas que des guerres ont éclaté uniquement en raison des activités des fabricants de munitions et de leurs agents, il est tout aussi vrai que les guerres n’ont que rarement une seule cause. La Commission affirme donc s’opposer à ce que la paix du monde soit à la merci des intérêts égoïstes d’organisations qu’on laisserait libres de pousser par la peur des nations à des activités résolument militaires. »

Parmi les problèmes qui continuent à rester sur le cœur des enquêteurs de la Commission, il faut citer la contribution des hommes d’affaires américains à la revitalisation économique et militaire de l’Allemagne alors même qu’ils connaissaient depuis longtemps ce que le régime hitlérien avait de répugnant. Depuis 1933, Hitler emprisonnait et supprimait communistes, sociaux-démocrates et leaders syndicaux. Son antisémitisme était flagrant, même s’il n’avait pas encore lancé de campagne pour exterminer les Juifs. Bien avant l’accession au pouvoir d’Hitler, des liens s’étaient noués entre hommes d’affaires américains et leurs homologues allemands. Des prêts américains, principalement organisés sous l’égide des filiales de la banque Morgan ou de la Chase, avaient consolidé la renaissance économique balbutiante de l’Allemagne des années vingt. IBM, dirigé par Thomas Watson, acquit une part majoritaire dans la firme allemande Dehomag, spécialisée dans la technologie des machines à cartes perforées, ancêtre de l’informatique. La General Motors acheta entre 1929 et 1931 le constructeur automobile Adam Opel. Ford augmenta ses investissements dans sa filiale allemande, déclarant que cette initiative lancerait un pont entre les deux pays.

Malgré ces nobles propos, le premier souci des capitalistes n’était absolument pas d’obtenir fortune et pouvoir en opérant dans un marché compétitif. Par le biais d’une série étourdissante d’accords commerciaux officiels et officieux, un réseau de sociétés multinationales se tissait entre les États-Unis, l’Angleterre et l’Allemagne pour harponner les marchés et contrôler les prix. Ce fut seulement après la guerre que la plupart des observateurs découvrirent l’étendue de ces réseaux.

Après avoir rencontré Hitler en 1937, Watson relaya consciencieusement le message du Führer à une réunion de la Chambre internationale de commerce de Berlin : « Il n’y aura pas de guerre. Aucun pays ne veut la guerre, aucun ne peut s’en permettre une. » Quelques jours plus tard il accepta, à l’occasion de son soixante-quinzième anniversaire, la grand-croix de l’Aigle allemand que lui décerna Hitler en raison de la précieuse assistance apportée au gouvernement allemand par les machines à cartes perforées de la Dehomag qui, en aidant au recensement de 1930, permirent d’identifier les Juifs. Ces mêmes précieuses machines, quand la compagnie passa sous contrôle nazi, permirent aux trains en direction d’Auschwitz d’arriver à l’heure.

Henry Ford, lui aussi, témoigna des intentions pacifiques d’Hitler. Le 28 août 1939, quatre jours avant l’invasion de la Pologne, Ford assurait au Boston Globe qu’Hitler bluffait. Une semaine plus tard, après le début de l’invasion allemande, il avait l’aplomb de déclarer à un ami : « Pas un coup de feu n’a été tiré. Tout cela n’est qu’une invention des banquiers juifs. »

Henry Ford ne se contenta pas de fournir des camions à l’armée allemande : il aida aussi les nazis à répandre leur odieuse idéologie. En 1921, il publia un recueil d’articles antisémites intitulé The International Jew, que lurent soigneusement les futurs dirigeants nazis. Sans se laisser démonter par le fait qu’on eut vite établi qu’il s’agissait d’un faux, il sponsorisa aussi l’impression d’un demi-million d’exemplaires des Protocoles des Sages de Sion. Hitler avait d’ailleurs dans son bureau de Munich un grand portrait de Ford, en qui il voyait le chef du parti fasciste américain.