Les derniers sauvages - Max Radiguet - E-Book

Les derniers sauvages E-Book

Max Radiguet

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Beschreibung

Le témoignage d’un aventurier, à l'écoute de son prochain

En mars 1842, Max Radiguet, secrétaire de l’amiral du Petit-Thouars est à bord de la frégate Reine-Blanche lorsque la flotte française quitte Valparaiso à destination des Marquises tant convoitées pour en prendre possession. Les Français s’installent, pacifient les îliens, affrontent les déserteurs de baleiniers réfugiés sur ces terres paradisiaques perdues dans l’océan Pacifique.

Curieux de nature, l’auteur va à la rencontre des Marquisiens et relate leur quotidien, leurs coutumes dans cet ouvrage illustré par quelques-uns de ces croquis. L’avenir de ces habitants au contact de la société occidentale inquiète l’auteur.

Ce livre est un incontournable de la littérature de voyage, toujours d’actualité.

EXTRAIT

Dans les derniers jours du mois de mars 1842, la frégate la Reine-Blanche, l’aile ouverte aux brises alizées, quittait Valparaiso et se dirigeait vers le couchant. Elle avait à son bord un brave amiral que ses goûts et ses antécédents préparaient à toutes les entreprises glorieuses, deux capitaines de frégate, une compagnie supplémentaire de marins, le matériel et les ustensiles indispensables à un corps de troupes destiné à tenir campagne. L’intention d’occuper un pays était donc manifeste. Quel était ce pays ? C’est ce que nous ignorions encore en perdant de vue les côtes du Chili, bien que nos conjectures ne se fussent point égarées. Un soir, enfin, trois jours après le départ, le tambour rassembla sur le pont le nombreux personnel de la frégate, et la lecture d’un ordre du jour confirma nos suppositions : nous allions planter le drapeau de la France sur les îles Marquises de Mendoça.

À PROPOS DE L’AUTEUR

Maximilien-René Radiguet est né en 1816 à Landerneau et décède en 1899 à Brest après avoir mené une vie bien remplie de voyages (Haïti, Amérique du Sud, Océanie). Il publia ses récits illustrés de ses dessins et des romans lorsqu’il était en France. Après ses séjours à l’étranger, mené une vie mondaine et intellectuelle à Paris, il retournera en Bretagne à la fin de sa vie.

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CLAAE

© CLAAE 2014

Tous droits réservés. Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

EAN ebook : 9782379110061

Max RADIGUET

Les derniers sauvages

La vie et les mœurs aux îles Marquises, 1842 à 1859

CLAAE

L’auteur Maximilien-René Radiguet est né en 1816 à Landerneau et décède en 1899 à Brest après avoir mené une vie bien remplie à voyager (Haïti, Amérique du Sud, Océanie). Il publia ses récits illustrés de ses dessins et des romans lorsqu’il était en France. Après ses séjours à l’étranger et à Paris, il retournera en Bretagne à la fin de sa vie.

Étienne RADIGUET Patriarche au noble visage, à la bienveillante parole, à l’esprit curieux et avide de récits lointains ; – ô mon aïeul vénéré ! – je veux placer sous les auspices de ta mémoire ces : Souvenirs de voyage, que j’eusse tant aimé à te raconter.

Max RADIGUET

Guerrier des Marquises. D’après l’aquarelle originale de Nager, 1921.

Première partie

L’arrivée et l’installation.

Dans les derniers jours du mois de mars 1842, la frégate la Reine-Blanche, l’aile ouverte aux brises alizées, quittait Valparaiso et se dirigeait vers le couchant. Elle avait à son bord un brave amiral que ses goûts et ses antécédents préparaient à toutes les entreprises glorieuses, deux capitaines de frégate, une compagnie supplémentaire de marins, le matériel et les ustensiles indispensables à un corps de troupes destiné à tenir campagne. L’intention d’occuper un pays était donc manifeste. Quel était ce pays ? C’est ce que nous ignorions encore en perdant de vue les côtes du Chili, bien que nos conjectures ne se fussent point égarées. Un soir, enfin, trois jours après le départ, le tambour rassembla sur le pont le nombreux personnel de la frégate, et la lecture d’un ordre du jour confirma nos suppositions : nous allions planter le drapeau de la France sur les îles Marquises de Mendoça.

Un vif intérêt s’attachait alors aux tentatives d’un gouvernement libéral pour créer, dans ces contrées lointaines, des points d’appui à notre marine et des centres à nos missions. Cependant l’enthousiasme excité par cette nouvelle laissa, je m’en souviens, beaucoup à désirer. Ceux de nos camarades qui devaient débarquer aux Masquises n’acceptaient pas avec une parfaite sérénité d’esprit cette perspective d’un long séjour sur une terre sans ressources et sans intérêt, disait-on. Leurs prévisions furent-elles justifiées ? La colonie naissante qu’on allait ajouter aux possessions de la France n’offrit-elle point d’amples compensations aux premiers occupants ? Raconter les épreuves de notre installation aux Marquises, retracer ensuite les résultats qui vinrent couronner nos efforts, faire pénétrer le lecteur à la fois dans la vie coloniale et dans la vie indigène, ce sera, nous l’espérons, répondre à la question qui vient d’être posée, et tel sera l’objet d’une étude où de simples souvenirs suffiront peut-être à indiquer ce qu’a été, ce que peut être aujourd’hui encore notre rôle colonial dans l’Océanie.

1

Quelques semaines après notre départ de Valparaiso, au déclin d’une de ces journées où la pureté de l’atmosphère permet de fouiller profondément l’horizon, la frégate française la Reine-Blanche apercevait une terre qui profilait sa crête tailladée sur un ciel de feu. C’était Fatuhiva, l’île la plus méridionale du groupe sud-est des Marquises 1. Le lendemain, en longeant à petite distance la côte occidentale de Fatuhiva, nous pouvions voir çà et là descendre jusqu’au bord de l’eau des ravins boisés, semblables à des torrents de verdure. Appuyés aux lisses de la frégate, nous considérions les formes bizarres de cette île aux flancs noirs et abrupts. Nos regards s’armaient de la longue-vue et plongeaient dans les anfractuosités ombreuses, impatients de connaître quels pouvaient être les hommes et les choses d’une terre qui allait devenir une annexe de la patrie. Le lendemain, nous nous trouvions à quelques milles de la pointe la plus méridionale d’une autre île, Tahuata, et, poussés par une faible brise, nous en prolongions la côte ouest d’assez près pour en distinguer nettement les détails. L’île de Tahuata, où nous devions faire notre première relâche, sort de la mer à peu près sous la forme d’un pain de sucre. Vue par le travers, c’est un toit : le versant occidental défie l’escalade, au moins dans sa partie supérieure. La crête, régulièrement dentelée comme une scie, s’enlève en tons vigoureux vers le ciel. Des ravins pressés comme des sillons zèbrent la montagne et descendent avec une pente qui devient tolérable seulement vers la côte. Une herbe maigre, haute, desséchée, étend sur cette terre comme un tapis de couleur jaune. Les arbustes, nombreux au rivage, se font rares sur les hauteurs, et le feuillage sombre des grands arbres ne se montre que dans les crevasses du versant. Çà et là le manteau végétal laisse percer un roc noir comme des scories de fer. Dans le voisinage de la crête, on remarque de bizarres accidents de terrain et une ouverture béante comme l’arche d’un pont qui se présente au navigateur avec un certain air de ruine féodale. Vers trois heures du soir, nous aperçûmes l’entrée de la baie de Vaïtahu, et la brise, devenue plus forte, nous poussa au mouillage.

Vaïtahu est la seule baie de Tahuata qui soit fréquentée par les navires 1. La population de cette terre vivait, à l’époque de notre arrivée, sous un régime politique exceptionnel pour les Marquises. En effet, sur ces différentes îles, les tribus se composent de quelques centaines d’hommes et se comptent par vallées, gouvernées chacune par un chef le plus souvent héréditaire. Indépendantes entre elles, ces tribus deviennent ennemies au moindre prétexte et quelquefois sans prétexte. Elles se renforcent alors des tribus alliées ; les hostilités commencent, puis, quand on est las de se battre, on fait la paix sans avoir vidé la querelle, sans avoir rien conclu ; de sorte qu’une irritation permanente tient en haleine ces petites peuplades, qui, semblables aux familles corses du dernier siècle, couvent toujours de sinistres projets contre leurs voisins. À Tahuata, au contraire, un chef nommé Iotété, après avoir abattu et chassé un de ses frères dont la puissance lui portait ombrage, s’était rendu si redoutable, que tous les autres chefs de l’île avaient subi son ascendant, l’avaient reconnu roi, et vivaient en paix sous sa domination.

Peu d’années auparavant, la frégate la Vénus, commandée par M. du Petit-Thouars, avait mouillé à Vaïtahu, résidence ordinaire de Iotété. Des rapports avec la terre s’établirent, les bons procédés de Français à Canaques furent réciproques, et Iotété, qui admirait la force et la beauté de la frégate, voulut, suivant une coutume encore vivante aujourd’hui dans l’archipel polynésien, changer de nom avec le commandant du Petit-Thouars et devenir son ikoa (ami, frère par alliance). On connaît ce singulier pacte, qui est tout à l’avantage de l’une des parties contractantes. En effet, les convenances obligent à peine l’Européen à quelques cadeaux de mince valeur, tandis qu’il entre en jouissance immédiate de tout ce qui appartient au Canaque. De plus, si celui-ci est un chef puissant, l’étranger prend en quelque sorte un reflet de cette puissance et devient inviolable dans tout le pays qui reconnaît la souveraineté du chef. La casa à su disposicion, cette formule sacramentelle de l’hospitalité espagnole reçoit ici, dès que le pacte a eu lieu, sa plus rigoureuse application. La demeure, la nourriture et la femme du sauvage sont abandonnées au caprice de l’Européen, et il n’est pas douteux qu’un sentiment de retenue, même à l’endroit des privautés auxquelles on est convié avec une abnégation sans pareille par le mari légitime, a souvent été taxé de dédain et a blessé la susceptibilité de l’épouse.

Le commandant de la Vénus, chargé de déposer aux îles Marquises trois missionnaires, avait utilisé à leur profit sa qualité d’ikoa de Iotété et surtout les bonnes grâces des Canaques influents qu’il avait su conquérir par des libéralités et de patientes attentions. Aussi, dès leur débarquement, ses protégés furent-ils mis en possession d’un terrain où l’on pouvait bâtir une maison et cultiver un potager. Il faut avoir passé des années en semblable pays pour comprendre avec quel intérêt nos missionnaires avaient suivi du rivage les mouvements d’un navire de guerre, et avec quelle joie ils avaient reconnu nos couleurs nationales. Cette frégate, parcelle flottante de la patrie, allait, pour un temps, les associer au mouvement de notre monde hyperboréen, et raviver dans leur cœur de lointains et chers souvenirs ; car elle leur portait plusieurs lettres dont les suscriptions, tristement vagues, indiquaient assez que la famille ignorait sur quelle terre sa pensée inquiète devait chercher l’apôtre aventureux qui laissait une place vide à son foyer. À peine avions-nous jeté l’ancre qu’une baleinière manœuvrée par des Naturels conduisit à bord M. François de Paule, chef de la mission. Depuis une année environ, il remplaçait à Tahuata M. Caret, l’un des passagers de la Vénus, appelé dans les autres îles du groupe par les devoirs de son apostolat. Tout était tranquille dans le pays, et si la propagande catholique n’avait point été fructueuse, les missionnaires du moins vivaient paisibles, sinon heureux.

Le lendemain dans la matinée, nous vîmes arriver à bord le roi, accompagné du chef de la mission. Iotété fut reçu avec les honneurs militaires. La garde prit les armes, le tambour battit le rappel, et la musique exécuta une fanfare, toutes choses dont le roi ne parut pas le moins du monde surpris. Iotété traversa majestueusement le pont, s’abritant du soleil avec un large éventail du pays, et il manifesta franchement sa joie quand il reconnut son ancien ikoa, l’amiral du Petit-Thouars. Le roi de Tahuata était un Canaque de haute taille et d’un embonpoint florissant. Son visage, aux traits réguliers, offrait les lignes bien connues du type bourbonien. Un buste de Louis XVIII trempé dans de l’indigo donnerait une idée exacte de Iotété. Ses cheveux, très longs sur le haut du crâne, tordus et noués à leur naissance, formaient une touffe au-dessus de la ligature. Sa peau, envahie par le tatouage, était entièrement bleue. Comme tous ses sujets, il était nu, à l’exception d’une ceinture d’étoffe indigène roulée en corde. Par l’intermédiaire de M. François de Paule, la prise de possession et le débarquement des troupes furent fixés au 1er mai. Cet arrangement pris, on nous permit de communiquer avec la terre.

Vers le milieu de la baie, une montagne s’avance dans la mer et sépare deux anses. Celle de droite, la plus considérable, où résidait le roi Iotété, se nomme Vaïtahu ; Hiha, parent du roi, habitait l’autre. L’anse de Vaïtahu ne présentait aucun point où l’on pût débarquer commodément. Sur la plage, qui en occupait le milieu, de hautes lames recourbaient leurs volutes et déferlaient au loin, tourmentant avec fracas les galets ; il eût suffi d une manœuvre maladroite pour exposer les embarcations à être submergées et roulées. Les deux extrémités de l’anse, hérissées de roches inégales contre lesquelles le flot heurtait nos canots avec force dans ses brusques mouvements d’ascension et de retraite, n’offraient pas un plus facile accès. Ce fut pourtant aux rochers de la côte sud, près d’un petit gouffre où la mer s’enfonçait en mugissait, que plus tard, instruits par l’expérience, nous accostâmes sans trop de difficultés. Une douzaine d’insulaires, des hommes et des enfants, vinrent aussitôt à nous. Tous étaient nus, sauf une ceinture qui leur ceignait les reins et laissait pendre ses extrémités par-devant et par-derrière. On aurait pourtant pu considérer comme vêtus ceux que les élégantes figures du tatouage couvraient en entier ; mais cet indélébile ornement laissait sur l’épiderme du plus grand nombre bien des lacunes. Les visages seuls étaient traversés par des bandes bleues parallèles, larges de trois doigts, qui passaient, l’une sur les yeux, l’autre sur la bouche, sans préjudice de lignes plus capricieuses, plus fines, de dessins plus ingénieux, placés parfois dans l’intervalle. Chez les enfants, des bandes inégales, interrompues, comme un trait de plume où l’encre aurait manqué, d’une teinte plus ou moins foncée, indiquaient la marche lente d’une ornementation si douloureuse, que l’existence de celui qui la possède suffit à peine à la compléter. Les chevelures, nouées à la base sur le sinciput, s’épanouissaient en gerbes au-dessus de la ligature, ou, plus communément encore, séparées par une raie prolongée jusqu’au cou, se tordaient en cornes de chaque côté du crâne. Les enfants seuls laissaient leurs cheveux flotter à l’aventure. Toute la bande joyeuse, bruyante, nous serrait les mains, riait à belles dents sous l’indigo, et répétait à l’envi les formules usitées de sympathie et de cordial accueil. Ils nous conduisirent ainsi, babillant, gesticulant, jusqu’au milieu de la plage, où se dressaient sur des socles de galets des cases empanachées d’orchidées, et où s’offrit bientôt à nous un tableau des plus gracieux.

Un demi-jour bleuâtre, mystérieux, que traverse çà et là, comme une flèche, un rayon de lumière, règne sous une épaisse voûte de verdure. Le cocotier nain, l’hibiscus tout constellé de fleurs d’or entrecroisent leurs rameaux, et l’on n’aperçoit que par les déchirures du feuillage le ciel azuré comme la flamme du soufre. L’ombre et la lumière s’éparpillent sur un groupe de femmes assises, demi-couchées ou accroupies, sur un monticule qui les dispose en amphithéâtre, les unes les coudes dans les genoux et le menton dans la main ; les autres, la tête renversée et les yeux au ciel, rêveuses, livrées à l’extase. Au milieu d’elles se dressent deux troncs de cocotiers à l’écorce lisse et argentée. Ce groupe se présente à l’œil avec une espèce d’ordonnance étudiée. Les attitudes ont une harmonie, une grâce, une élégance à ravir l’artiste du goût le plus raffiné. Quelques-unes de ces femmes sont drapées dans de larges manteaux d’étoffe blanche, la plupart découvrant jusqu’à la ceinture leur torse de cuivre pâle au dessin correct. Toutes ont des couronnes de feuillages ou de fleurs, toutes ont d’épais colliers d’herbes odoriférantes ou de baies écarlates ; toutes enfin portent au lobe de l’oreille un petit tronc de cône, blanc comme l’albâtre, ou une fleur rouge comme le pavot. Les chevelures noires, brillantes, ruissellent à flots sur les épaules, ou se relèvent en épais chignons. Le tatouage revêt les poignets et les chevilles de mitaines ou de cothurnes azurés, dont on prendrait les capricieuses arabesques pour un travail au crochet. Les manteaux, teints par places en jaune indien et jaspés çà et là de taches carminées, se drapent, en dépit d’une sécheresse de plis et de cassures semblables à ceux que produirait une étoffe gommée, avec une grâce élégante dont les nymphes seules peuvent avoir révélé le secret. Quelques-unes tressent des guirlandes d’une herbe aux violentes senteurs ; d’autres enfilent, pour en faire des colliers, des fruits semblables à des prunes vertes qui alternent avec des baies écarlates. Des diaprures de lumière dorée, d’ombres bleues, violettes et vertes, sur le tronc argenté des arbres. Des palmes brisées, sèches, jaunies ; les débris arqués, filandreux et rougeâtres de l’enveloppe extérieure du coco, pêle-mêle avec des pierres volcaniques et des galets noirs, jonchent le sol environnant. – Tel était, à quelques pas, le ravissant tableau qui s’offrit à nos yeux. Je le décris comme je l’ai dessiné avec une sincérité consciencieuse, non pour me hâter de fixer une création du hasard ; cette scène est caractéristique du pays. On la rencontre à chaque pas, et la photographie pourrait demander à des motifs du même genre des illustrations toutes composées pour le premier chant de Télémaque. – Seulement je m’empresse d’ajouter qu’il faut se tenir à distance, si l’on ne veut pas que le charme éprouvé d’emblée reçoive certaines altérations que je vais indiquer aussi.

Notre approche ne parut guère émouvoir l’assemblée. C’est à peine si quelques ou ! ooh ! cette dernière syllabe extrêmement prolongée, furent lancés à demi-voix. Toutes ces femmes supportèrent nos regards sans faire un mouvement et avec une indifférence qui pouvait sembler affectée. Une première atteinte fut d’abord portée à l’impression agréable que nous venions de recevoir et en tempéra l’excès. De ce groupe émanait une odeur affadissante produite par l’huile de coco, cosmétique dont les Polynésiennes font un abus exagéré. Quelques-unes avaient pour ainsi dire la chevelure et la peau ruisselantes de cette liqueur, que le suc d’une plante (la papa) nuance en jaune serin mieux que ne le pourrait faire une décoction de gomme-gutte. Vues de près, la plupart des chevelures sont rudes, rebelles et fauves à l’extrémité vierge de toute section ; quelques-unes s’écartent même de la tête, ébouriffées, épaisses comme une toison. La couleur de la peau varie chez les différents individus : les plus foncés sont chocolat clair, mais il en est qui sont à peine cuivrés ; la plupart ont la couleur du buis. Le visage des Nukahiviennes ne diffère pas très sensiblement pour la forme de celui des cholitas du Pérou. Ce sont aussi des fronts étroits, des yeux légèrement obliques vers les tempes, des nez droits, des lèvres sensuelles, des pommettes saillantes, des mâchoires un peu lourdes, et dans la physionomie une expression de douleur et de tristesse. Le grain de leur peau est fin, les chairs sont solides et luisantes comme le bronze, leurs bras ont une rondeur convenable ; leurs mains, aux attaches fines, aux ongles longs et pointus, ont sous leurs mitaines tatouées une élégance aristocratique qu’envieraient bien des petites maîtresses parisiennes.

Ce groupe de femmes nous accueillit, je dois en convenir, d’une façon assez peu glorieuse pour notre amour-propre ; ainsi fallut-il nous décider à faire les premières avances. Nous entrâmes en rapport par des familiarités qu’elles supportèrent avec l’indifférence que donne l’habitude et sans se départir de leur immobilité de statue. L’une d’elles s’enhardit. Voyant fumer l’un de nous, elle fit signe qu’on lui donnât un cigare. Aussitôt qu’elle l’eut reçu, avec avidité elle en aspira deux ou trois bouffées qu’elle souffla par les narines, puis, de toute la puissance inhalatrice dont elle était douée, elle en prit une dernière, l’absorba sensuellement, et passa le cigare à sa voisine. Celle-ci agit à peu près de même, et ce nouveau calumet d’entente cordiale, après avoir fait le tour de la société, revint à son premier possesseur, qui apprécia la délicatesse du procédé, mais sacrifia son cigare. Pourtant la glace était rompue, et la froideur dédaigneuse du premier accueil céda complètement à l’offre que nous fîmes de morceaux de tabac apportés à dessein. Bientôt même, pour avoir part à la distribution, elles se dressèrent à l’envi, tendant les mains, se poussant et piaillant, comme tout le personnel endormi d’un nid d’oiseau qui se réveille, s’empresse et s’agite bruyamment dès qu’on lui présente la becquée. Cette largesse nous fit faire de rapides progrès dans leurs bonnes grâces. Elles tentèrent alors pour nous questionner divers essais infructueux ; mais, en dépit de notre attention et de nos efforts réciproques, nous ne pûmes nous entendre, toute notre science de leur vocabulaire se bornant à trois mots : maïtaï, qui veut dire très bien, mutaki, très bon, et aïta, très mauvais. Nous savions encore que le Canaque, avare de paroles, gardait un visage impassible quand il voulait dire non, et qu’au contraire un léger mouvement ascensionnel des paupières et des sourcils signifiait oui. Tout cela ne suffisait guère à élargir le champ de la conversation. Voyant donc l’impossibilité de tirer de nous les renseignements désirés, ces femmes reprirent leur masque impénétrable, échangeant à peine quelques réflexions à demi-voix. Bientôt même, sans prendre garde a nous, le regard perdu dans les espaces, l’une d’elles se mit tout à coup à psalmodier une phrase qu’on pouvait prendre pour un verset de nos hymnes funèbres ; puis, rassemblant les doigts comme une personne qui s’apprête à puiser de l’eau, elle frappa en cadence ses deux mains formant le creux l’une contre l’autre, et fit ainsi à sa voix un accompagnement sonore. Ses compagnes suivirent son exemple, et une mélopée s’éleva, lente, plaintive, accompagnée par le choc des mains, qui, de grandeurs inégales et inégalement fermées, épanchaient des tons de valeur différente. Nous écoutâmes d’abord avec étonnement, puis avec une sorte de charme, cette bizarre lamentation musicale, qui dans son ensemble ne manquait pas d’une certaine harmonie ; mais fatigués bientôt d’une phrase mélodique aussi invariable et aussi persistante, il nous sembla que, pour apprécier ce concert, l’heure de la sieste serait surtout convenable. Après avoir fait cette réflexion, nous nous dirigeâmes vers la demeure des missionnaires.

L’humble maison de nos compatriotes, bâtie en pierres quelques années auparavant par l’équipage d’une corvette française, est couverte, comme toutes les cases du pays, en feuilles de cocotier et de Chamœrops humilis. Elle n’a qu’un rez-de-chaussée protégé par un soubassement contre l’humidité du sol et divisé de manière à former une cuisine, un petit salon et deux chambres. Le toit déborde les murailles et abrite une petite galerie extérieure. Devant la façade s’étend le jardin, presque entièrement envahi par les plantes parasites ; enfin des arbres à pain et des cocotiers nains couvrent de leurs rameaux magnifiques cette calme demeure.

Trois personnes, occupant toutes trois une position différente dans la hiérarchie religieuse, composaient la mission établie à Tahuata. Le supérieur était un jeune homme sérieux, au visage pâle, au regard profond. Sur sa physionomie austère semblait rayonner parfois la pensée chrétienne, réfléchie, active, et tendant vers un but élevé. La gravité du sacerdoce n’excluait pas en lui les formes polies et gracieuses de l’homme du monde. Sa gloire et son bonheur semblaient uniquement consister dans la propagation de l’idée évangélique. Le second missionnaire représentait la foi aveugle, illimitée. Cette nature douce, ingénue, étrangement ignorante des choses de la terre, s’en allait confiante vers le salut que lui garantissait l’Évangile, en accomplissant avec une ponctualité machinale ses pratiques religieuses. Le troisième, qui ne portait point la soutane, mais remplissait les fonctions de frère servant, mettait au service des deux premiers des qualités inappréciables pour le milieu dans lequel ils vivaient. Robuste, patient, dévoué, infatigable, apte à toutes les professions, il paraissait se subdiviser pour faire à lui seul la besogne de plusieurs. Né aux environs de Rennes, il participait des organisations bretonne et normande ; il avait l’énergie, la ténacité et aussi la finesse rusée qui les caractérisent. Comme nous l’avons dit, le succès n’avait point couronné les persévérants efforts de la mission française : elle comptait tout au plus une douzaine de prosélytes dans l’île de Tahuata, et encore parmi ceux-ci s’en trouvait-il un seul dont la foi fût sérieuse ou désintéressée ? La difficulté de convertir un chef influent au christianisme contribuait surtout à entraver la propagande catholique. Le roi Iotété se montrait rebelle à toute espèce d’enseignement, et si Maheono, chef de la baie Hanatetena et ikoa de M. François de Paule, sympathisait plus volontiers avec les missionnaires, son intelligence sauvage était complètement réfractaire aux dogmes de la doctrine chrétienne, et sa conversion devenait de jour en jour plus problématique. Nos compatriotes nous firent les honneurs de leur petite maison avec une touchante cordialité, et la causerie pleine de charme du supérieur de la mission nous fit comprendre de quelle utilité, de quel agrément allait être pour ceux de nos camarades destinés à habiter le pays la fréquentation de cet homme éminent, déjà familiarisé avec la langue et les mœurs polynésiennes.

Notre seconde visite fut pour Iotété. Des missionnaires anglais avaient précédé les nôtres à Tahuata ; mais convaincus de l’inutilité de leurs efforts et souvent en butte aux mauvais traitements des insulaires, ils s’étaient décidés à quitter l’île, où ils avaient abandonné une assez grande quantité de bestiaux, des bœufs, des vaches et des chèvres. Agissant à peu près alors comme le bernard-l’ermite, ce parasite des grèves polynésiennes, qui revêt la carapace du premier coquillage venu après en avoir délogé le propriétaire, le roi s’était emparé de leur habitation, où il demeurait avec sa famille. Cette maison, située au sud de l’anse, dans un enclos bien ombragé, était construite en planches et bâtie avec soin. Son aspect riant, l’arrangement du petit jardin planté d’arbres exotiques, ou assez rares dans l’archipel, décelait cet amour de l’ordre et du confort que les Anglais traînent à leur suite sur les terres les plus disgraciées. Quand nous y arrivâmes, le roi, sa famille et quelques autres individus, accroupis à l’ombre d’un oranger, formaient le cercle autour d’une jatte de bois remplie de popoï. Les convives plongeaient tour à tour l’index et le médium réunis dans ce mets qui avait l’apparence de sorbets à l’abricot. Chacun d’eux en ingurgitait des quantités énormes. Les femmes mangeaient à part. La reine, âgée de trente-cinq ans au plus, enterrait dans la tombe prosaïque de l’embonpoint, les derniers vestiges d’attraits appréciés naguère. Sa physionomie respirait la franchise et la bonté. Le tatouage lui rayait les lèvres de petites lignes verticales et parallèles, d’un effet plus bizarre que désagréable ; ses pieds et ses mains étaient couverts d’arabesques habilement enchevêtrées. Auprès d’elle se tenait triste, abattue, sa fille Tahéia. L’enfant s’éteignait dans sa seizième année, victime d’un mal dont elle avait puisé le germe à bord d’un baleinier américain. Malgré les progrès de l’ennemi qui la dévorait comme un ver le fruit, sa taille conservait encore une certaine grâce délicate, et l’on se sentait pris de pitié en lisant sur sa physionomie morbide qu’elle comprenait le péril de sa situation. – Timao, Téhoueo, Téapoua et un dernier fils en bas âge dont le nom m’échappe, complétaient la famille du roi. Timao avait dix-huit ans environ. Son front était rasé ainsi que le derrière de sa tête. Les cheveux, relevés et réunis par une bandelette d’étoffe, formaient une masse compacte sur le sinciput. Il portait aux poignets et aux chevilles des anneaux en bourre de coco tressée, où venaient se réunir et former une touffe épaisse, des mèches de cheveux frisés à la chaleur. La figure de Téhoueo était assez insignifiante ; quant à Téapoua, c’eût été partout un enfant magnifique ; le ton cuivré de sa peau le distinguait seul des enfants européens. – Les deux derniers fils du roi vivaient sous l’adoption d’un certain Panao, personnage farouche, guerrier redouté qui commandait ordinairement les pirogues de combat dans les expéditions contre les îles voisines. Aucun de ces jeunes gens n’était tatoué, Iotété s’y étant opposé jusqu’à ce jour.

Quoique nous fussions nombreux, notre arrivée n’apporta ni distraction ni gêne dans l’acte important auquel les Canaques se livraient en toute conscience. Quelques-uns nous regardèrent par-dessus l’épaule en grognant, d’autres jetèrent une exclamation entre deux hoquets ronflants, sans que pour cela les doigts qui descendaient au baquet et remontaient à la bouche cessassent d’accomplir leur mouvement mécanique de va-et-vient. Quant à Iotété, il nous tendit la main à l’anglaise, et nous invita par gestes à nous asseoir sur le gazon et à partager son repas. Cette pâte jaune et fraîche aurait pu nous paraître assez appétissante, si nous n’avions été témoins de la manière dont procédaient les assistants. La popoï gardait non seulement l’empreinte de leurs doigts comme un vaste pot de pommade, mais en outre elle baignait dans une eau destinée à entretenir sa fraîcheur, et les convives, y puisant avec leur main à demi fermée en guise de coupe, buvaient au-dessus du plat, afin de n’en rien perdre. En dépit de ces particularités peu propres à stimuler la gourmandise, les instances du roi pour nous faire goûter à la popoï étaient si vives, que moitié pour lui complaire, moitié par curiosité, nous plongeâmes nos doigts dans le baquet, et nous les portâmes avec défiance à nos lèvres. Ce mets, qui pour la saveur a quelque rapport avec les nèfles, possède deux qualités précieuses dans un pays chaud : une grande fraîcheur et une légère acidité. – Voici comment se prépare cette pâte végétale, qui est à peu près la seule nourriture des Polynésiens. Les fruits des meïs ou arbres à pain, cueillis à l’époque de la maturité, sont placés sur un feu violent qui les rôtit à l’extérieur. Dès que la cuisson est arrivée à terme, on dépouille, au moyen d’une coquille rendue tranchante par le frottement, chaque fruit de son écorce calcinée, et l’on dépose la pulpe, blanche, tendre, spongieuse et assez semblable pour le goût au fond de l’artichaut ou à la châtaigne, dans une jatte de bois. Cette pulpe, broyée sous un pilon de pierre et arrosée d’eau pendant toute la durée de l’opération, forme une bouillie que l’on enterre dans des fosses préalablement revêtues de larges feuilles de ti. Un travail de fermentation s’accomplit au bout d’un certain temps, et c’est cette pâte fermentée qui, triturée encore et saturée d’eau, prend le nom de popoï. Divers autres ingrédients, tels que la patate douce, le taro, la banane, l’amande râpée, des noix de coco, sont parfois aussi mêlés à la seconde préparation de la popoï ; mais on mange le plus souvent à part ces divers fruits ou légumes. On servit encore au milieu du cercle un vase contenant des petits poissons crus, qui me semblèrent réservés aux convives de distinction. Un petit nombre d’élus seulement y touchèrent, et les avalèrent après les avoir plongés dans la popoï.

Le repas terminé, le roi nous précéda dans sa demeure, dont il nous fit admirer avec orgueil la disposition et les ornements. L’ancienne maison des missionnaires anglais se composait de trois pièces séparées par des cloisons. La première servait de salon ou plutôt de salle d’armes. Deux bancs grossiers, une table boiteuse en composaient tout l’ameublement. Contre la cloison principale se trouvait un râtelier supportant une douzaine de fusils anglais, fort lourds et en assez mauvais état. Des coiffures en plumes, hautes d’un mètre, d’énormes paquets de chevelures frisées au feu, des colliers de dents de porc, de cachalot et d’ongles humains, des barbes blanches ou grises de vieillards, plusieurs autres ornements bizarres des jours de fête, étaient pendus çà et là contre les parois intérieures. Dans l’une des chambres voisines, on voyait pêle-mêle, sur de longues étagères, les grossiers ustensiles de ménage, des courges obèses et rouges de différentes formes, des instruments de pêche, des lignes aux hameçons de nacre de perle. L’autre pièce avait été convertie en chambre à coucher. Quelques nattes grossières étendues sur le sol, quelques pièces de tapa (étoffe du pays, couleur de parchemin) roulées, y servaient de lit et de traversins. – C’était là tout le confortable de cet homme dont la volonté avait force de loi, car il pouvait d’un geste faire assommer le premier venu de ses sujets, et lancer au gré de son caprice cinquante pirogues de guerre sur les îles voisines pour y porter le carnage et l’incendie. La nuit vint pendant notre visite. Des noix huileuses, réunies sur des bâtons d’une extrême ténuité, servirent de luminaires. Chacune des noix brûlait séparément, et répandait, à défaut de clarté, une fumée épaisse et noirâtre. À mesure qu’une nouvelle noix s’enflammait, on secouait dans une coupe de coco celle qui venait d’être réduite en cendre.

En quittant Iotété pour retourner à bord, nous retrouvâmes sur la grève, la reine et sa fille Tahéia. La première faisait partie d’un groupe où l’on fumait avec recueillement dans une pipe de roseau qui passait de bouche en bouche. La seconde était accroupie grelottante et tournait le dos à un brasier dont la lueur faisait chatoyer son corps amaigri tout ruisselant d’huile de coco teinte en jaune. La longue draperie qui lui servait de manteau formait autour de ses jambes une masse blanche et compacte ; elle avait ainsi l’apparence d’une statue de cuivre sur un socle de marbre.

Malgré le séduisant tableau qui nous avait charmés dès nos premiers pas, nous n’avons jamais éprouvé dans aucun pays le malaise, la tristesse et la vague inquiétude qui nous vinrent au cœur en regagnant la frégate après cette journée passée à terre. De retour à bord, nous étions mornes et silencieux. Les uns songeaient déjà aux ennuis mortels d’un séjour de plusieurs années sur cette plage sans ressources ; l’aspect seul du paysage par une nuit sombre suffisait pour émouvoir tristement les autres. En effet, la vue se heurtait partout contre une haute et noire muraille de montagnes, du faîte de laquelle descendaient de violentes rafales qui sifflaient et grondaient dans le gréement. À l’entrée de la rade, seul côté que n’obstruât point cette terre indifférente, le regard s’étendait vers la mer si infinie, que la pensée découragée n’y cherchait plus la patrie, et n’osait même plus demander à l’illusion ses consolants mirages.

Quelques Nuka-Hiviennes.

L’amiral du Petit-Thouars chez le roi Iotété.

La case du roi Iotété à Tahuata.

1. L’archipel des Marquises, découvert par l’adelantado Alvaro Mendana de Neira, le 21 juillet 1595, est compris entre les 7° 55’ et les 10° 30’ de latitude sud et les 141° et 143° de longitude ouest. Il couvre dans la direction du nord-ouest au sud-est un espace dont la plus grande longueur est d’environ 195 milles marins, et la plus grande largeur de 48 milles. Il se compose de douze îles collectivement nommées Marquesas de Mendoça, en l’honneur de la belle marquise de Mendoça, épouse d’un vice-roi du Pérou, qui avait été le promoteur de l’expédition. L’archipel est divisé en deux parties. En allant du sud au nord, les îles Fatuhiva, Tahuata, Motane, Hivaoa et le rocher de Fetuhuku, forment le groupe sud-est. Celui du nord-ouest comprend les îles Hua-Pu, Nukahiva, Hua-Uga, les rochers de Motu-Hiti, les îles de Hiau, et Fetuhu, et l’atoll sablonneux qu’on appelle l’île de Corail.

1. La baie de la Madre de Dios, aujourd’hui Vaïtahu, qui la première donna asile aux navires européens, est située au pied de la montagne la plus élevée de l’île. Elle gît dans le sud, quinze degrés est du monde, de la pointe ouest de l’île de Hivao. L’entrée de la baie est formée par deux caps élevés dont le gisement est, au nord 16° est ; au sud 16° ouest du monde. Cette baie n’a pas plus de 2 milles d’ouverture sur ¾ de mille de profondeur. Elle a le désavantage de ne pouvoir être reconnue que difficilement par les navires ; elle n’est point défendue et sera toujours exposée aux insultes d’une force qui se présenterait à l’improviste. VINCENDON-DUMOULIN et DESGRATZ. (Îles Marquises).

2

Si cette impression des premiers instants se modifia plus tard en visitant les vallées, il est incontestable que l’aspect général du pays, même sous le point de vue le plus favorable, c’est-à-dire du côté de la baie de Vaïtahu, fait presque toujours éprouver à l’Européen le même sentiment de tristesse ; il est âpre et sévère, sans grandeur ni majesté. La montagne infranchissable, dont la crête désolée se découpe sur le ciel, traverse l’île comme une colonne vertébrale, en suivant son plus grand diamètre, c’est-à-dire de la pointe nord à la pointe sud. La végétation, d’une couleur monotone, semble le squelette de cette puissante et glorieuse végétation du Brésil et des Antilles, et si les arbres et les arbustes sont nombreux et variés, ils forment plus de halliers que de futaies. Au reste, quand on parcourt ce pays sillonné de gorges étroites et rapides, quand on a compris qu’une mince couche de terre couvre à peine le sol dans la majeure partie de l’île, cette végétation, que l’on dirait tombée du ciel sur un sol maudit, peut vraiment sembler magnifique.

L’anse de Vaïtahu présentait alors un tableau qui n’était pas dénué d’intérêt. Les cocotiers géants, les arbres à pain, les pandanus et les hibiscus qui croissent pêle-mêle à l’entrée des deux vallées de Vaïtahu et d’Anamiaï, abritaient un grand nombre de cases dont la pittoresque construction offre de charmants motifs au crayon du paysagiste. Ces cases ne varient entre elles que par les dimensions et le fini de la main-d’œuvre. On les bâtit sur une plate-forme carrée ou rectangulaire, précaution indispensable dans un pays où des pluies diluviennes roulent en torrents des montagnes et pénètrent le sol d’une humidité fatale. Sur ce soubassement, que les insulaires nomment paepae, et qui toujours est formé de gros galets, on fixe quatre poteaux ou montants en bois brut qui doivent former l’arête des angles de la case. Les deux montants de la façade sont plus courts que ceux du derrière de l’habitation, afin de donner aux fermes ou pièces de bois qui les joignent une inclinaison convenable. Celles-ci reposent sur des entailles profondes pratiquées à l’extrémité des montants, et y sont maintenues par des amarrages en tresses fabriquées avec le brou filandreux qui entoure la noix de coco. Des roseaux ou des poutres en bois léger, étendus sur les fermes, supportent la couverture, qui se compose toujours de rameaux de cocotiers, dont les feuilles, artistement croisées, empiètent successivement par couches les unes sur les autres et viennent déborder les faces latérales qu’elles préservent de la pluie. Des ouvertures ménagées à la partie inférieure des cloisons les plus abritées laissent un libre passage à l’air, sans détruire la douce influence de ce demi-jour si favorable au sommeil et aux rêveries du farniente, qui ont des droits imprescriptibles en semblable pays. La porte d’entrée est basse et d’un accès gênant, le sol intérieur s’élevant encore entre les parois et dominant quelquefois de plus d’un mètre le niveau de la plate-forme. Ce sol est divisé en deux parties par une poutre qui traverse l’habitation dans sa plus grande longueur. L’une de ces parties, jonchée d’herbes odorantes recouverte de nattes grossières, forme un vaste lit de repos, sur lequel s’étendent pêle-mêle les hommes, les femmes et les enfants ; une seconde poutre, placée parallèlement à la première, à la base de la cloison postérieure de la case, sert d’oreiller aux dormeurs. On voit çà et là suspendus aux parois, hors de l’atteinte des rats, qui sont nombreux dans l’île, des paquets d’étoffe de tapa, des coiffures en plume, et des ornements semblables à des hausse-cols couverts de petits pois écarlates. Des fusils qui n’attendent que l’occasion de crever entre les mains qui s’en servent, des bâtons terminés par une baïonnette, composent ordinairement l’arsenal des insulaires, les armes indigènes n’étant aujourd’hui fabriquées dans cette baie que pour être vendues aux amateurs de couleur locale.

Le roi Iotété possédait deux cases à Vaïtahu, sans compter l’habitation des missionnaires anglais. Celle-ci n’était pour lui qu’une demeure de luxe. Il s’en servait, mais ne l’avouait pas ouvertement, comme sienne. Les deux autres avaient chacune leur destination spéciale. L’une était la véritable habitation du roi, l’autre servait de salle à manger, quand on ajoutait à la popoï quotidienne des mets d’un usage plus rare, comme le porc rôti, et quand on buvait le kava1. Un plancher élevé sur des poteaux à quatre mètres du sol, et abrité par un toit, formait toute la construction de cet édifice, qui n’avait point de cloisons latérales, mais seulement un garde-fou à hauteur d’appui. Une poutre mobile profondément entaillée servait d’échelle pour y monter. Ce hangar était tapu (sacré). Au milieu de l’anse, entre le rivage et la maison des missionnaires, plusieurs cases formaient par leur disposition une place rectangulaire. Sur l’un des côtés demeurait un tahua (prêtre) vieux et vénéré. Nul ne pouvait franchir le seuil de sa demeure ; plusieurs fois nous essayâmes d’y pénétrer, notre curiosité échoua toujours contre l’inflexible défense du tahua, qui, chaque fois que nous nous préparions à escalader la plate-forme, nous criait de sa voix chevrotante : « Tapu ! » – mot tout-puissant, qui résume la loi civile et religieuse dans les Marquises. – Il eût été difficile d’imaginer un être plus fantastique que ce grand vieillard maigre à face de mandrill. Ses yeux éraillés s’ouvraient comme deux taches sanglantes sur un masque indigo, qu’encadrait une chevelure blanche rayonnant en flammes et d’où pendait jusqu’à la poitrine une barbe rare et fourchue. Quand il se montrait le soir à l’entrée de sa demeure, accroupi près d’un brasier, l’échine courbée, le menton entre les genoux, les lèvres sans cesse frémissantes de paroles mystiques, qu’il murmurait avec une gravité religieuse en attachant sur nous le regard de ses yeux qui semblaient privés de paupières, on eût pu, sans faire tort au mauvais esprit des théogonies polynésiennes, supposer qu’il nous révélait une de ses incarnations. – La présence de deux idoles sur la plate-forme contribuait aussi sans doute à donner de l’importance au tahua et à environner de prestige son habitation. Ces deux figures étaient sculptées avec une grande naïveté. Une tête démesurée formait à elle seule le tiers de la hauteur totale. Les traits de la face, d’un relief peu saillant, étaient plutôt indiqués que sculptés. Les bras courts se terminaient en fourchettes dont les pointes se rejoignaient avec peine sur l’abdomen. L’une de ces idoles portait un turban d’étoffe indigène et un collier composé de dents de porc et d’ongles humains alternativement enfilés. Elles étaient placées toutes deux entre des faisceaux symboliques de roseaux revêtus d’amarrages compliqués, à l’entrée d’une espèce de cage haute et pointue, où le tahua emmagasinait les offrandes déposées par les insulaires sur la plate-forme. – À l’ouverture de la place et au bord de l’eau se trouvait une caronade sans affût rongée par la rouille.

Iotété, fidèle à sa promesse, s’était occupé de rechercher un terrain convenable pour notre établissement. Deux jours après notre arrivée, il désigna un espace situé sur une hauteur voisine de la montagne qui sépare Vaïtahu d’Anamiaï. Ce lieu fut trouvé favorable. On pouvait en effet, moyennant certains travaux dont l’exécution semblait facile, le défendre en cas d’une attaque inopinée des indigènes. Le voisinage d’une source qui filtrait entre les roches à la base de la montagne ajoutait encore aux avantages de l’emplacement. Il fut donc décidé que le lendemain, 1er mai, une division de la compagnie supplémentaire quitterait la frégate pour camper, à l’abri de tentes provisoires, sur le terrain concédé par le roi, et qu’on mettrait activement en œuvre les ressources et le nombreux personnel du navire pour que, dans le plus bref délai possible, notre petite colonie militaire pût jouir, sinon de quelque bien-être, au moins d’un sort supportable. On avait déjà pris à cet effet quelques précautions, qui semblèrent bien restreintes quand on eut constaté la difficulté de trouver dans l’île les éléments de construction les plus indispensables, c’est-à-dire la chaux et le bois 1. On s’était procuré au Chili du bois de charpente, malheureusement en trop petite quantité. Ce bois avait été employé durant la traversée à former les carcasses de deux maisons qui pouvaient être immédiatement dressées. L’une devait abriter nos soldats, l’autre servir de magasin pour les vivres. Un four de campagne assurait en outre à la garnison le pain quotidien ; enfin les vivres ordinaires de la frégate devaient compléter, dans le principe, un régime alimentaire qu’on espérait pouvoir améliorer par la culture des légumes. Cet espoir était fondé, le sol et le climat ne s’étant pas montrés contraires à certaines graminées ensemencées par nos missionnaires. Depuis notre arrivée, la dévorante ardeur du soleil nous avait tourmentés sans trêve pendant le jour ; mais le soir une fraîche brise descendait de la montagne, et tempérait la chaleur que l’astre torride avait laissée dans la baie. Le 1er mai, dès le matin, des nuages épais et cotonneux enveloppaient les hautes cimes et abaissaient vers nous leurs flots d’ouate. Une chaleur lourde, humide, étouffante, semblable à celle d’une étuve, avait remplacé l’ardente et sèche température des jours précédents, et nous rendait semblables à des alcarazas emperlés de rosée.