Les Forêts - Eugène Lesbazeilles - E-Book

Les Forêts E-Book

Eugène Lesbazeilles

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Extrait : "Les végétaux, et particulièrement les forêts, qui sont de vastes agglomérations de végétaux géants, jouent un rôle capital dans l'économie de notre globe. La première, la plus importante des fonctions qu'ils remplissent, c'est de travailler incessamment à la composition de l'air que respirent l'homme et tous les animaux. Nous leur devons la vie. Notre existence est indissolublement attachée à la leur."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 352

Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335095401

©Ligaran 2015

CHAPITRE IInfluence des forêts sur l’atmosphère et sur la vie animale – Leur rôle passé et présent dans la formation du sol cultivable – Leur action sur les pluies, sur les cours d’eau, sur le climat

Les végétaux, et particulièrement les forêts, qui sont de vastes agglomérations de végétaux géants, jouent un rôle capital dans l’économie de notre globe. La première, la plus importante des fonctions qu’ils y remplissent, c’est de travailler incessamment à la composition de l’air que respirent l’homme et tous les animaux. Nous leur devons la vie. Notre existence est indissolublement attachée à la leur.

Quand on pense qu’une plante verte, sous l’influence de la lumière, produit en un jour, par la décomposition de l’aride carbonique de l’atmosphère dont elle s’approprie le carbone, quinze fois son volume d’oxygène, qu’une seule feuille de nénuphar en exhale dans un été au moins trois cents litres, comment évaluer la quantité de ce gaz vital qu’élabore une grande forêt avec l’incalculable multitude de ses rameaux couverts de feuillage ? Quels torrents, quel océan d’oxygène doit répandre dans l’espace l’ensemble des forêts de la terre !

Est-ce à dire que, si toutes les forêts, si toutes les plantes venaient à périr, il nous faudrait nous éteindre aussitôt avec elles ? Nullement. L’atmosphère contient une si ample provision d’oxygène, que les hommes et les animaux pourraient encore respirer pendant des milliers et même des centaines de milliers d’années avant de l’épuiser. Au dire des savants, il faudrait qu’il se passât au moins deux mille ans pour que l’analyse chimique pût commencer à saisir un changement appréciable dans la composition de l’air. Néanmoins l’équilibre de l’atmosphère, que les végétaux ne cessent d’entretenir, serait rompu, la proportion de l’acide carbonique irait toujours en augmentant, celle de l’oxygène toujours en diminuant, et l’arrêt de mort, à terme fixe, du règne animal serait dès à présent prononcé.

Cette abondante provision d’oxygène dont notre atmosphère actuelle est heureusement pourvue, qui la lui a fournie ? Ce sont les forêts d’autrefois, dont nous retrouvons les restes fossiles, sous forme de vastes et épaisses couches de houille, dans les profondeurs du sol, sur tous les points de la terre. Ces forêts étaient bien différentes de celles que nous voyons aujourd’hui. Elles se composaient de Fougères qui épanouissaient, comme des palmiers, leur bouquet de grandes feuilles au sommet d’une tige élancée, de Calamités semblables pour la forme aux prêles de nos jours, mais de taille gigantesque, de Lycopodes qui étaient des arbres, de Sigillaires hautes de 40 mètres. Ces plantes, sans cesse arrosées par des pluies diluviennes, baignées dans une atmosphère humide, saturée de vapeur, et qui éteignait dans ses brumes l’éclat du soleil pour n’en conserver que la chaleur, se gonflaient de sucs, se gorgeaient de carbone ; elles ne prenaient pas le temps de serrer et de durcir leurs tissus lâches et mous, elles n’étaient occupées qu’à croître, à se dilater en tous sens : elles constituaient, par leur développement individuel, et plus encore par leur nombre, d’immenses laboratoires travaillant à distiller de l’oxygène, qui fonctionnaient sans interruption, car l’année n’avait pas de saisons, et qui couvraient toute la surface de la terre, car il n’y avait alors ni zones tempérées, ni zones glaciales : la zone torride enveloppait tout le globe, y compris ses pôles.

Vue idéale d’une forêt de l’époque houillère.

Pour se faire une idée du prodigieux développement que la vie végétale avait pris dans le monde primitif, il faut se rappeler les houillères de Saarbruck, qui renferment jusqu’à 120 lits de charbon superposés, et qu’à Johnstone, en Écosse, au Creusot, en Bourgogne, on trouve des couches de houille épaisses de 10 et même de 16 mètres ; il faut en même temps songer que les arbres qui couvrent aujourd’hui une surface donnée dans les régions forestières de notre zone tempérée formeraient à peine, en cent ans, un lit de carbone de 16 millimètres d’épaisseur.

Quand ces premières forêts curent accompli leur œuvre, d’autres les remplacèrent et s’employèrent à la même tâche. Les populations végétales qui les composèrent furent d’abord principalement des Cycadées et des Conifères, les premières présentant l’aspect de Palmiers nains au tronc court, massif, renflé et comme ovoïde, surmonté d’un panache de frondes pennées, les seconds s’élevant au rang d’arbres de première grandeur, les uns rivalisant de taille et de port avec les Araucaria actuels, les autres égalant nos plus beaux Cyprès, avec des rameaux plus forts et plus vigoureux. Puis, apparut une flore sensiblement analogue à celle de l’Inde et en général des régions tropicales ; le Palmier en était la forme dominante. Vinrent ensuite des Lauriers, des Camphriers et d’autres arbres qui depuis ont déserté les contrées septentrionales, devenues trop froides, pour se rapprocher de l’équateur ; des essences à feuilles caduques avaient déjà réussi à s’introduire dans leurs rangs. Enfin, l’unique climat du globe ayant achevé de s’altérer, de se rompre en climats divers, et les zones tempérées et froides s’étant marquées sur notre planète, des Chênes, des Ormes, des Tilleuls, des Erables, peu différents des nôtres, s’établirent sur de vastes espaces, végétation intermittente, interrompue par les hivers, contribuant moins activement à la formation d’une atmosphère respirable, qui d’ailleurs était créée et n’avait plus besoin que d’être réparée et entretenue.

L’ordre d’apparition des animaux terrestres indique les transformations successives de l’air : ce sont d’abord de monstrueux reptiles, êtres ambigus, moitié lézards, moitié poissons, à sang froid, ne respirant qu’à demi, se traînant dans la vase des places, et des ébauches d’oiseaux, à qui une aile rudimentaire, encore armée de griffes, ne permet que de raser d’un vol lourd et incertain la surface des lagunes et des marais ; puis des mammifères, se dégageant de la cuirasse écailleuse des sauriens, débarrassant leurs pieds des entraves de la nageoire et gagnant les grandes plaines, parcourant les forêts, s’animant même jusqu’à grimper sur les arbres ; ensuite des oiseaux, bien différents de leurs informes et grossiers ancêtres, en possession de l’aile véritable, de l’aile emplumée, se lançant avec confiance dans l’élément qui semble fait pour eux ; enfin l’homme, venu le dernier, comme si, se sentant précieux et fragile, il avait voulu laisser ses prédécesseurs faire l’épreuve de la vie terrestre : aujourd’hui encore, après tant de générations, en entrant dans ce monde il pousse un cri d’effroi, mais la première gorgée d’air qu’il respire le rassure, l’apaise ; il sent son cœur battre, son sang s’échauffer, il vit, il vivra.

Ainsi la nature animale s’est perfectionnée à mesure que, grâce aux végétaux, une plus grande quantité d’oxygène a été mise à sa disposition. Aujourd’hui l’homme est le maître de la végétation : qu’il n’arrache jamais un arbre sans se rendre comble du préjudice qu’il porte à lui-même et à sa race, et qu’il n’en plante jamais un sans se réjouir de l’acte utile qu’il accompli !.

Fougère gigantesque (Époque houillère).

Les anciennes forêts n’ont pas seulement servi à composer l’air vital que nous respirons ; elles ont encore formé le sol fertile dans lequel poussent et fructifient nos moissons. Avant elles, il n’y avait pas de terre végétale. La surface du globe était nue et stérile. Que s’est-il passé ? Ce qui se passe aujourd’hui sur le rocher qu’un volcan soulève brusquement du fond de la mer, ou sur l’île plate de corail, formée par l’industrie sociale des lithophytes qui, depuis des siècles, ont entassé leurs demeures cellulaires sur le sommet de quelque montagne sous-marine. Dès que ces rochers, sortis des flots, ont subi le contact vivifiant de l’air, ils se couvrent çà et là de filaments déliés, puis de petites plaques rondes qui, à l’œil nu, paraissent de simples taches colorées ; les unes sont blanches, les autres grises ou jaunâtres. Ces taches sont des plantes, des lichens, qui bientôt grandissent, se rapprochent, se rejoignent, tonnent un tapis continu, puis prennent une couleur plus foncée, meurent, et déposent sur la surface de la roche une première couche, bien mince, de débris végétaux. C’est assez pour qu’il s’y développe des plantes d’une organisation moins indigente, d’abord des mousses, ensuite, sur un lit de terreau qui va s’épaississant, des fougères. À ces dernières succèdent des graminées, que remplacent des espèces plus grandes, plus complètes, d’une végétation plus riche, jusqu’il ce que des arbrisseaux trouvent un terrain assez profond et assez nutritif pour y enfoncer leurs racines et pour y prospérer. Un jour vient enfin on des graines d’arbres, apportées par le vent, par les oiseaux, trouvent sous le frais ombrage de ces arbustes et dans l’humus du sol les conditions vitales qui leur conviennent ; elles germent, et, du milieu des humbles arbustes, s’élèvent des tiges élancées et vigoureuses, de grands arbres, qui se multiplieront par leurs semences et par leurs rejetons : l’île, autrefois nue et aride, leur appartient, et sa fertilité est assurée.

Tant que la forêt subsiste – et l’homme seul est assez puissant pour mettre un terme à son inépuisable vitalité, – elle continue à enrichir le sol qui la porte. Nous voyons chaque année, dans nos bois, aux premiers froids de l’automne, les rimes des arbres perdre leur verdure et se dépouiller ; les feuilles jaunies, à chaque souffle du vent, tombent en pluie serrée et couvrent d’un lit épais l’herbe et la mousse ; mouillées par les pluies de l’hiver et du printemps, pénétrées par l’humidité perpétuelle d’une terre toujours ombragée, elles perdent peu à peu leur couleur dorée et leur rigidité, elles noircissent, se décomposent et forment une nouvelle couche d’humus, qui s’ajoute aux couches anciennes que de longues séries d’années ont accumulées. Aussi, quand on défriche une forêt pour mettre en culture le terrain qu’elle occupe, peut-on, plusieurs fois de suite, en tirer sans fumure de belles récoltes. Si l’on a un sol naturellement stérile ou épuisé, qu’on y plante un bois, qu’on y sème des essences qui s’accommodent des pires conditions et qui croissent rapidement, telles que certains résineux, et au bout de 20 ou 25 ans, après avoir recueilli le produit du bois, on pourra livrer de nouveau à la culture une terre redevenue féconde. Ce procédé, que la nature offre à l’homme au prix d’un peu de patience, a été employé avec succès dans plusieurs régions.

Calamite (Époque houillère).

On a dit très justement : Pas d’eau, pas de plantes ; pas de plantes, pas d’animaux ; pas d’animaux, pas d’hommes. Or les forêts agissent sur l’intérieur des continents de la même manière que la mer sur les îles et sur les côtes : elles y sont une source d’humidité.

Quand on voyage, ou seulement qu’on se promène à pied dans la campagne, on est averti qu’on approche d’une région boisée, avant d’avoir aperçu les bois mêmes, par la fraîcheur humide et pénétrante de l’air qu’on respire. C’est que, de ces vastes et profondes masses de feuillage, il se dégage sans cesse une abondante vapeur d’eau qui se répand aux alentours en rosées vivifiantes. Les champs, les prés, les buissons, les haies, les gazons des jardins se font remarquer par l’éclat de leur verdure, tandis que la végétation des cantons dénudés languit sous l’ardeur desséchante du soleil. Si les vapeurs dissoutes dans l’atmosphère étaient apparentes, on verrait les forêts perpétuellement enveloppées d’un manteau de brume.

En outre, on a observé, et de nombreuses expériences ont prouvé que les pluies, principal élément de la fertilité d’un pays, sont plus fréquentes dans les cantons riches en bois que dans ceux qui en sont dépourvus. Si l’on place un pluviomètre au-dessus d’un massif au milieu d’une forât, et un autre, à la même hauteur, en plaine, à deux ou trois cents mètres de distance, on recueillera une quantité d’eau notablement plus grande dans le premier que dans le second ; cette proportion augmentera à mesure que le second instrument sera placé plus loin, là où l’action de la forêt se fera de moins en moins sentir.

Cette influence des bois sur la pluie s’explique : les grands arbres sont des machines hydrauliques d’une puissance extraordinaire ; ils pompent par leurs racines et charrient dans leurs vaisseaux une énorme masse d’eau (la moitié de leur poids total en 24 heures, selon Hales) ; comme une portion assez minime de cette eau est employée à la nutrition du végétal, il faut que tout le reste soit rejeté dans l’atmosphère par les feuilles. Chaque feuille est en effet le siège d’une active évaporation : que l’on essaye de se figurer quel prodigieux appareil évaporant doit être l’ensemble du feuillage de toute une forêt ! On sait que ce phénomène ne peut se produire sans un effet réfrigérant, qui se communique, nécessairement aux couches atmosphériques avoisinantes : comment la vapeur d’eau qui s’y répand ne se condenserait-elle pas en nuages, pour finir par se précipiter en pluie ?

Supposons – ce qui ne peut être – qu’il n’y ait absolument aucun souffle de vent pour déplacer ces nuages, on devrait les voir stationner et obscurcir le ciel au-dessus de la forêt, tandis que les parties ouvertes et plus chaudes de la surface du sol, d’où s’élèvent des colonnes d’air sec et chaud qui dissolvent les vésicules du brouillard, correspondraient aux espaces célestes restés bleus et sereins. On aurait ainsi, peinte sur le ciel, la carte forestière d’une contrée. Ajoutons qu’avec un calme parfait de l’atmosphère, les pluies seraient encore plus fréquentes qu’elles ne le sont sur les forêts.

À l’explication qui précède, un éminent physicien a proposé d’en joindre une seconde : représentons-nous un courant d’air tenant en suspension de la vapeur d’eau, et cheminant dans les parties basses de l’atmosphère ; tout à coup il rencontre une forêt, il s’y heurte, se soulève, augmente de hauteur : il y aura donc dilatation subite, refroidissement et, par suite, chute de pluie. La forêt agit ici simplement comme obstacle, à la façon d’une montagne.

Quoi qu’il en soit de la vérité de ces théories, on ne peut se refuser à voir des preuves certaines de l’étroite corrélation des forêts et des pluies dans les faits suivants : M. Blanqui, dans son Voyage en Bulgarie, raconte que, lors de son passage à Malte, en 1841, il n’était pas tombé une goutte d’eau dans l’île depuis trois ans ; il s’informa, et il apprit que les pluies y étaient devenues extrêmement rares depuis qu’on avait abattu les arbres pour étendre la culture du coton. Lorsque Napoléon fut conduit à Sainte-Hélène, les Anglais crurent devoir s’emparer de l’île de l’Ascension, qui n’était qu’un rocher nu, couvert de quelques cryptogames, et ils y établirent une compagnie de cent hommes. Au bout de dix ans, la petite garnison, en persévérant à faire des plantations, avait réussi à transformer cet îlot stérile : il y avait des sources, des pluies, des cultures. À Sainte-Hélène même, où la surface boisée a considérablement augmenté depuis plusieurs années, on a remarqué que la quantité d’eau pluviale s’est accrue ; elle est aujourd’hui le double de ce qu’elle était pendant le séjour de Napoléon. Les îles du Cap-Vert étaient fertiles autrefois ; elles sont maintenant désolées par d’affreuses sécheresses, qui datent du déboisement de ces îles. Enfin, il y un petit nombre d’années, il ne pleuvait jamais dans la Basse-Égypte. Les vents du nord qui y soufflent presque constamment passaient sur cette terre privée de végétation sans l’arroser. À Alexandrie, on conservait les grains sur les toits ; on n’avait pas besoin de les préserver des intempéries. Il n’en est plus de même aujourd’hui ; depuis que des plantations y ont été faites, le courant d’air septentrional s’y attarde, forme des nuages, répand des pluies.

Il ne suffit pas qu’il tombe de l’eau sur la terre pour que celle-ci soit convenablement arrosée ; il faut que cette eau ne soit pas gaspillée ; il faut qu’elle soit distribuée avantageusement, ménagée avec économie : or cette bonne administration des eaux, c’est encore un des offices dont s’acquittent les forêts.

Qu’arrive-t-il quand une forte pluie tombe sur un bois ? Il faut qu’elle mouille d’abord toute la voûte de feuillage ; elle la traverse progressivement, elle descend d’étage en étage et n’arrive au sol que divisée et en quelque sorte goutte à goutte. Là elle pénètre doucement dans un épais tapis de mousse et de feuilles mortes, qui l’absorbe peu à peu comme une éponge, puis elle s’enfonce dans une profonde couche d’humus et enfin dans un sol drainé en tous sens par une multitude de racines. Une partie de cette eau est bue par les arbres ; l’autre partie, de beaucoup la plus grande, continuant à s’infiltrer dans la terre, y rencontre un fond imperméable, coule sur ce fond, en suit les pentes, les ondulations, et finit par s’épancher au dehors en filets plus ou moins abondants, qui sont des sources. Celles-ci, réunissant leurs eaux, forment des ruisseaux, qui, ne tarissant jamais, vont alimenter perpétuellement des rivières également intarissables.

Il ne s’est pas perdu la moindre parcelle d’eau, car le soleil et le vent n’ayant point entrée sous le couvert du bois, il ne peut s’y produire d’évaporation. Une forêt est donc véritablement un vaste réservoir, toujours plein, dont les sources sont les orifices de sortie, et qui pourvoit à l’alimentation constante et régulière des cours d’eau.

Sur les terrains découverts, la pluie se comporte tout autrement. Sans doute elle commence par pénétrer dans le sol, elle l’humecte jusqu’à une certaine profondeur (très petite, ne dépassant pas, dit-on, six fois la hauteur de la couche d’eau tombée), mais bientôt elle le tasse, elle le pétrit, en obstrue les pores et le rend imperméable. Dès lors elle demeure à la surface et le soleil n’a pas plus tôt reparu qu’elle s’évapore et laisse la terre aussi sèche et plus dure qu’auparavant. Ou bien, si le lieu est accidenté, présente des pentes et des dépressions, les eaux pluviales s’écoulent aussitôt, forment des ruisseaux subits, des rivières improvisées, débordent même et inondent les campagnes environnantes, pour tarir ensuite et ne laisser qu’un lit aride de sable et de cailloux. Nous verrons plus tard que dans les montagnes dont les flancs ont été déboisés, les pluies, au lieu d’être un bienfait, sont devenues le plus redoutable des fléaux.

Enfin il n’est pas douteux que les forêts exercent aussi une notable influence sur le climat d’un pays, relativement à la direction comme à la force des vents et, par suite, à la température. Assurément ces massifs d’arbres qui nous semblent si imposants et qui nous dominent de si haut lorsque nous levons les yeux vers leur faite, mais qui ne nous paraissent plus qu’un tapis de verdure, une prairie de graminées, quand nous les regardons du sommet d’une colline, ne peuvent rien contre les courants atmosphériques, qui, des hauteurs et des profondeurs de l’espace, poussés par des causes mystérieuses et irrésistibles, apportent avec eux la chaleur ou le froid. Ces grands mouvements de l’océan aérien au fond duquel sont comme ensevelies les flores et les faunes, ne se laissent pas arrêter par de si infimes obstacles. Toutefois la présence d’un bois peut modifier favorablement les conditions climatériques, sinon d’une vaste contrée, du moins des territoires limitrophes. Le vent, auquel il s’oppose, y brise ou bien y use son élan. Ce rempart de feuillage agit à la façon d’un mur d’espalier qui fait un été plus chaud et un hiver moins froid aux plantes qu’il abrite. Un mince rideau d’arbres met souvent plusieurs degrés de latitude entre les deux parties du terrain qu’il sépare.

On a mis à profit ce pouvoir protecteur des arbres. Naguère l’observateur placé sur le clocher de la cathédrale d’Anvers n’apercevait sur la rive opposée de l’Escaut qu’une immense plaine désolée, où croissaient çà et là quelques touffes d’herbes grossières, quelques buissons tordus et desséchés par le vent de mer ; il croit y voir aujourd’hui une forêt dont les limites se confondent avec celles de l’horizon. Qu’il pénètre sous ces ombrages : l’apparente forêt est un ensemble de lignes d’arbres régulièrement espacées. Ces plantations ont corrigé le régime atmosphérique qui frappait de stérilité le sol quelles occupent ; quand la tempête en secoue violemment les cimes, l’air demeure calme un peu plus bas, et des sables improductifs se sont transformés en champs fertiles. En Provence, des rangées de Cyprès protègent les terres cultivées contre le souffle violent du mistral. Les prairies normandes sont presque toujours entourées de talus surmontés de grands arbres ; c’est grâce à ces abris que les nombreux pommiers plantés dans ces prairies fleurissent et fructifient plus abondamment qu’ailleurs.

Ainsi les forêts disposent en quelque mesure des qualités vitales de l’air, de l’arrosement et de la fécondité des terres, de la clémence des climats. L’homme à son tour dispose des forêts ; il peut à son gré les conserver ou les détruire, les multiplier, les faire naître là où il veut. Par elles, il est donc le maître de perfectionner ou de détériorer la planète qu’il habite. Jusqu’ici il ignorait sa puissance, il agissait en aveugle, au hasard. Aujourd’hui il comprend ce qu’il fait, il sait ce qu’il peut : mettra-t-il sa volonté au niveau de son intelligence ? Sera-t-il dans l’univers un agent utile, un créateur bienfaisant, ou bien un destructeur coupable ? Il s’agit, dans le parti qu’il prendra, de la conservation et de l’honneur de sa race.

CHAPITRE IIDistribution des forêts sur le globe – Les différentes zones forestières – Action dévastatrice de l’homme sur les forêts

La répartition des forêts sur la terre est déterminée par le climat, surtout par les deux principaux éléments du climat, la chaleur et l’humidité. La nature du sol n’a qu’une importance secondaire ; il y a des arbres pour tous les terrains, même pour les plus ingrats : les uns s’accommodent d’un sable pur, d’autres d’une argile compacte, d’autres des flancs rocheux et escarpés des montagnes d’autres des fonds marécageux. Mais aucun arbre ne peut se passer d’humidité ni de chaleur : il faut à ce grand végétal la chaleur d’un été d’au moins trois mois pour développer son riche feuillage, pour fleurir et fructifier, pour pousser les bourgeons destinés à s’épanouir l’année suivante, pour ajouter une nouvelle couche ligneuse à l’épaisseur de son tronc, chargé de supporter l’énorme fardeau d’une cime toujours croissante. Et il lui faut de l’eau, beaucoup d’eau, pour charrier sans cesse les substances nutritives depuis les racines jusque dans les feuilles où la sève s’élabore ; lorsque, faute de pluie, le sol se dessèche, l’alimentation de l’arbre s’arrête et, par suite, sa croissance.

Il en résulte que dans la zone arctique, où le froid règne presque toute l’année, où les rayons obliques du soleil ne parviennent à dégeler que la superficie du sol, dont les profondeurs restent glacées, les conditions de la vie de l’arbre font défaut, et il n’y a pas de forêts. Si quelques bouleaux, quelques saules se hasardent dans cette région désolée, ils ne se développent pas ; ils rampent, ils se traînent, se tordent ; à peine dépassent-ils l’humble taille des mousses et des lichens qui les entourent.

Cette zone, vouée aux frimas et à la stérilité, est limitée par une ligne onduleuse qui ne fait qu’effleurer le sommet de la Scandinavie entre le 70e et le 71e degré de latitude, mais coupe, au niveau du 68e degré, tout le littoral de la Sibérie ainsi que relui de l’Amérique septentrionale, pour descendre dans le Labrador jusqu’au 58e degré. Au-dessous de cette ligne, les forêts paraissent, et elles s’étendent sur toute la terre jusqu’aux extrémités des continents qui s’avancent vers le pôle antarctique, sans trop s’approcher de cet autre empire du froid et de la mort. Toutefois elles sont interrompues çà et là tantôt par de vastes plaines herbeuses telles que les steppes de la Russie, les savanes des États-Unis, les pampas de la Confédération Argentine, les prairies de l’intérieur de l’Australie, qui du moins verdissent et fleurissent un moment, tantôt par d’arides déserts, calcinés par le soleil, desséchés et écorchés par les vents, sevrés de pluies, tels que l’immense Sahara africain, les sables et les rochers de l’Arabie, les interminables plateaux sablonneux de la Perse et de la Mongolie chinoise, sortes de taches lépreuses sur la face de notre terre.

Les forêts forment autour du globe des ceintures qui augmentent de richesse et de variété à mesure qu’elles s’éloignent des pôles et se rapprochent de l’équateur. Dans les froides régions du nord, en Scandinavie, en Russie, en Sibérie, dans l’Amérique anglaise, les Pins sylvestres, les Sapins, les Épicéas, les Mélèzes, serrés en massifs uniformes et sévères, dressent fièrement dans un ciel pâle leurs cimes pyramidales et leurs flèches aiguës ; entre leurs colonnades règne un vide solennel ; le sol, tapissé d’aiguilles sèches, reste nu ; sur d’autres points, les Bouleaux au feuillage menu et léger, aux rameaux souples et retombants, semblent garder en été, sur leurs troncs d’une éclatante blancheur, la robe de neige dont les ont revêtus les longs hivers.

Limite de bois dans l’extrême nord.

Les Chênes, les Hêtres, les Frênes, les Charmes, les Tilleuls, les Châtaigniers, les Érables unissent et mélangent leurs formes diverses, leurs feuillages différemment découpés et nuancés, pour décorer les régions tempérées. Ils vivent rapprochés, mais non confondus ; chacun d’eux défend sa place, garde son individualité. Ils ne se touchent que par leurs cimes arrondies qui, vues de loin ou de haut, forment comme une mer de verdure aux vagues gonflées. Entre leurs troncs puissants, sous la voûte de leurs nobles ramures, ils laissent végéter librement tout un monde de charmants arbrisseaux. Noisetiers, Troènes, Fusains, Aubépines, Poiriers sauvages. Églantiers, Chèvrefeuilles, Lierres et Houblons grimpants, et sur le sol un tapis serré de plantes basses, de gazon et de mousse. Ces trois étages de végétation ne cherchent pas à empiéter l’un sur l’autre ; loin de se nuire, ils s’entraident mutuellement.

Les forêts des contrées chaudes qui s’étendent entre les deux tropiques de chaque côté de l’équateur, ont un tout autre aspect. Favorisées par l’intensité et la continuité de la chaleur ainsi que par des pluies abondantes, elles se développent avec une vigueur prodigieuse. Ce n’est plus, comme dans nos bois, une demi-douzaine d’essences se distribuant entre elles le terrain avec une ordonnance et une sorte de régularité qui semble l’effet d’une équitable convention, du sentiment d’une sage harmonie ; c’est une multitude d’espèces différentes rivalisant d’exubérance, se disputant le sol et l’espace. Non seulement les tiges épaisses, gonflées de sucs, des Palmiers et des Bananiers, leurs feuilles gigantesques s’épanouissant, en parasols, en éventails, en panaches, se pressent, se mêlent, se surmontent, mais d’innombrables lianes, s’enroulant autour d’elles, les poursuivant dans foules les profondeurs, à toutes les hauteurs, les étreignent dans leurs nœuds redoublés et les lient les unes aux autres, tandis qu’une foule de plantes parasites, se greffant sur toutes les surfaces végétales restées libres, achèvent de remplir les moindres intervalles. Le tout forme un véritable chaos de végétation, une masse compacte, impénétrable, d’une éternelle verdure. Telle est la splendide parure d’une grande partie de l’Amérique équatoriale, de l’Inde, de l’Indo-Chine, du grand Archipel malais.

Au sud de l’équateur, les régions forestières se succèdent dans un ordre inverse, s’appauvrissant à mesure qu’elles se rapprochent du pôle, sans toutefois descendre à l’indigence de l’extrême nord, puisque les terres de cet hémisphère, sauf quelques îles, se tiennent prudemment à une grande distance du cercle polaire antarctique.

Il ne faut pas croire que ces différentes zones forestières suivent exactement les degrés de latitude, ni qu’elles soient séparées par des lignes de démarcation nettement tracées. Elles s’élargissent ou se rétrécissent, elles s’élèvent ou s’abaissent sur tels points de leur pourtour, selon la configuration du sol, la direction des vents, la présence ou l’absence des cours d’eau, circonstances qui modifient les conditions climatériques, et elles se pénètrent réciproquement, elles se fondent les unes dans les autres sur leurs confins.

Les montagnes, qui portent sur leurs flancs plusieurs climats échelonnés, troublent ou plutôt varient, dans la contrée où elles s’élèvent, l’uniformité de la population végétale. Elles introduisent dans la zone tempérée la zone froide, et dans la zone tropicale les deux autres. Voici, par exemple, le mont Canigou, de la chaîne des Pyrénées : à sa base, les Oliviers et même les Orangers mûrissent leurs fruits ; plus haut, on voit s’étaler les larges cimes des Châtaigniers ; au-dessus apparaissent des massifs de Hêtres, que surmontent des Pins, des Sapins, des Bouleaux ; enfin au sommet, ce ne sont plus que des Genévriers rabougris, dispersés, et des tapis de gazon qui resteront ensevelis pendant neuf mois sous la neige. Dans les Andes équatoriales, les contrastes sont encore plus frappants. Au pied de ces montagnes, les Palmiers déploient leurs vastes feuilles au-dessus de l’inextricable réseau des lianes et des orchidées ; entre 2 000 et 5 000 mètres de hauteur, les Myrtes, les Lauriers nous rappellent l’Italie et la Grèce ; franchissons 1 000 mètres encore, et nous sommes en présence des arbres de l’Europe, d’abord des essences à feuilles caduques, puis des conifères ; l’ascension d’un nouveau kilomètre nous transporte au milieu des humbles plantes du Groenland et du Spitzberg, qui expirent dans les neiges éternelles. Sous les tropiques, chaque montagne présente un résumé de toute la flore du globe.

Nous avons dit que le sol n’a que peu d’influence sur l’existence des forêts, parce qu’il n’y a pas de terrain, si pauvre soit-il, qui ne convienne à quelque espèce d’arbre ; mais parmi les essences appartenant à une même région, tel sol admettra les unes et exclura les autres. Les sables arides et peu profonds de la Sologne acceptent le Pin ou le Bouleau et refusent le Frêne ou le Hêtre. En outre, une terre se lasse de porter toujours les mêmes arbres, elle s’épuise à leur fournir les éléments, toujours les mêmes, qu’ils liront incessamment de son sein, et elle tend à les éliminer pour en accueillir d’autres. Une ancienne forêt, détruite par un incendie, repousse, mais différente ; elle se repeuple d’espèces nouvelles. Tous les bois, livrés à eux-mêmes, se transforment peu à peu spontanément, pour redevenir, après une série de siècles, ce qu’ils étaient autrefois, et recommencer le même cercle de métamorphoses. La forêt de Gérardmer, dans laquelle chassait Charlemagne et qui était alors composée de Chênes, est aujourd’hui une futaie de Sapins et d’Épicéas. Les Hêtres, qui formaient, il y a un siècle et demi, celle de Haguenau, ont été remplacés par des Pins. De nombreux villages qui, en France, s’appellent encore Chesnaie, Charmettes, Tremblaie, Boulaie, n’ont plus droit à ces dénominations, les arbres des bois voisins, auxquels ils les devaient évidemment, ayant disparu et cédé la place à d’autres essences. Ainsi la nature a établi d’elle-même dans ses forêts la rotation que les cultivateurs, éclairés par l’expérience, ont adoptée dans leurs cultures.

Mais le sol et le climat ne disposent pas seuls des forêts ; un autre agent est intervenu, l’homme, dont l’action, quelquefois réfléchie et utile, est le plus souvent aveugle et funeste. Quand l’homme arrache une forêt pour y substituer, sur un sol fécond, les plantes précieuses qui le nourrissent, lui et ses troupeaux, il fait un usage légitime et louable de son pouvoir sur la nature ; il est encore dans son droit et dans son rôle, lorsqu’il tire de la forêt, dans une juste mesure, le bois que réclament son bien-être, ses travaux, ses arts. Mais si, au lieu d’exploiter, il saccage, s’il dévaste sans raison ni profit, ou si, dans sa hâte de jouir, il gaspille, sacrifiant tout l’avenir à l’heure présente, alors il fait une œuvre mauvaise, et se conduit comme un être insensé et malfaisant. Or cette œuvre folle, l’homme l’a commise, il la commet tous les jours, et l’imprévoyance des nations civilisées n’y a pas une moindre part que l’incurie des peuples sauvages.

Il n’est pas sur la terre de domaine forestier qui n’ait été ainsi plus ou moins endommagé. Plusieurs ont même été complètement détruits et ont disparu à jamais. Dans l’Amérique du Nord, au Canada, c’est toute une armée de bûcherons – environ 50 000 hommes – qui chaque année se met en campagne, se répand dans les magnifiques forêts de conifères, principale richesse de ces contrées, coupant, abattant sans relâche, dénudant non seulement les plaines et les vallées, mais aussi les collines et les montagnes, sans souci de ce que deviendront, après ce déboisement à outrance, les sources, les ruisseaux qui alimentent les rivières et les lacs. Et tandis que la cognée frappe les arbres un à un, trop souvent un incendie, allumé par un foyer imprudemment abandonné avant d’être éteint, dévore d’un seul coup des pans entiers de forêt.

La Sibérie possède d’immenses massifs de Pins et de Mélèzes, qui de la rive droite de la Léna s’étendent jusqu’aux monts du Baïkal. Mais des chasseurs et des marchands les ont parcourus, les uns à la poursuite des animaux à fourrures, les autres pour aller dans le nord à la recherche des dents de mammouth, et dans leurs stations, ils ont mis le feu au bois, soit pour se chauffer, soit, seulement pour faire de la fumée afin d’éloigner les moustiques qui les incommodaient, de sorte que, l’incendie s’étant propagé, on voit dans ces forêts de vastes et sinistres clairières, encombrées de débris carbonisés, au-dessus desquels se dressent çà et là de grands troncs noircis, couronnés d’une cime desséchée et d’un rouge de feu, comme si elle flambait encore. Ces parties brûlées ont quelquefois 50 100 kilomètres de longueur.

Si le Japon, où d’anciennes lois, que tous les peuples devraient envier, défendent d’abattre un arbre sans le remplacer aussitôt par un autre, a conservé une riche végétation forestière, la Chine, défrichée à outrance, est une des régions les plus déboisées et les plus enlaidies du monde. Dans l’Hindoustan, en Birmanie, les tribus sauvages et aussi les paysans ne voient dans les bois qu’une fumure pour la terre ; ils les arrachent, les laissent sécher, y mettent le feu et sur leurs cendres ils sèment, au moment des pluies, du riz ou du millet ; après deux ou trois récoltes, ils vont plus loin féconder d’autres champs, c’est-à-dire incendier d’autres forêts. Qu’on ne se fasse donc pas une idée exagérée de la beauté des forêts de l’Inde. Trop de générations y ont passé, y ont vécu avec leurs troupeaux. Des villages et des ruines de villages s’y rencontrent à de courtes distances. Cette vieille terre, trop foulée, trop exploitée, paraît usée et comme flétrie. C’est seulement dans les vallées reculées, ou sur les montagnes, que la végétation a pu profiter des faveurs d’un climat généreux et déployer librement sa magnificence.

L’Asie Mineure, jadis boisée, est maintenant dénudée et stérile, sauf sur les bords de la mer, où les arbres ne forment guère que des jardins et des vergers. Aussi ses rivières, mal alimentées, sont-elles tantôt à sec, tantôt violentes et torrentueuses ; ou bien, n’ayant pas la force de se creuser un lit, elles se traînent languissamment sur le sol cessent de couler et s’étalent en de vastes marécages saumâtres et insalubres. Quelques belles forêts de cèdres ont échappé à la destruction, parce qu’elles se sont blotties dans des retraites inconnues à 1 500 et 1 700 mètres de hauteur, sur les flancs escarpés de l’Anti-Taurus.

La Grèce n’a pas été épargnée. « Les hommes l’ont ruinée, dit un géographe. Les forêts, que chantaient les poètes, ont été dévastées par le plus grand des malfaiteurs, par l’homme ; et la dent des troupeaux en empêche la restauration. Les sources ont séché, les rivières, devenues torrents, n’ont d’eau que pour décharner la montagne, et entrainer vers la mer les alluvions de la plaine. Plus de campagnes riantes. À la place d’une nature où la grâce et la fraîcheur s’alliaient à la beauté des profils, à l’éclat du ciel, à la grandeur des horizons, il ne reste dans les cantons les plus fameux jadis que des monts sans bois, sans prairies, sans fontaines, des roches étranges et arides, des gorges où le soleil brûle, des vallées tantôt sèches, tantôt, noyées et malsaines. » De l’antique Hellénie, le voyageur ne retrouve plus rien, excepté « ce que l’homme ne peut ni dominer, ni ruiner, ni flétrir, le soleil chaud, le ciel clair, la mer bleue, les lignes pures ».

Un défrichement chez les sauvages de l’Inde.

Ce sont les Apennins, particulièrement les Apennins méridionaux, des Abruzzes et des Calabres, qui conservent encore à l’Italie, sur leurs escarpements et dans leurs gorges sauvages, quelques beaux massifs forestiers. Toute l’Espagne centrale est la proie des moutons ; elle ne présente que de tristes plaines jaunes, nues, crevassées çà et là de ravins sans eau, rongées par d’immenses troupeaux qui, régulièrement deux fois par an, extirpent l’herbe et tondent les jeunes bois qui voudraient repousser. Ce morne paysage a tout autour pour cadre des sierras pelées.

Malte, la Sicile, ainsi que les îles de l’Archipel, ne sont plus que des rochers stériles. En Corse, l’incendie, la cognée, la dent brutale des chèvres, au nombre de près de 200 000, et d’autant de moutons, ont détruit la plus grande partie des forêts. Des maquis, impénétrables fourrés de Genévriers, de Myrtes, de Lentisques, de Romarins et de Ronces, ou d’horribles déserts pierreux, les ont remplacées. Le Pin laricio en était la gloire. Il y avait naguère de ces pins ayant 50 mètres de hauteur, 8 ou 9 mètres de circonférence, et âgés de 1 500 et même de 1 800 ans. Un savant voyageur disait en 1873 qu’il avait vu bien des forêts célèbres, celles du Liban, celles de Java et de Bornéo, mais qu’il n’en avait jamais vu d’aussi belles que la forêt de Bavella, dans le sud de la Corse. « Qu’on se hâte d’aller l’admirer, ajoutait-il, car la hache y est entrée, et Bavella disparait ! »

Les Arabes du Tell algérien ont déclaré la guerre, une impitoyable guerre d’extermination, aux 1 800 000 hectares de bois qui couvrent la partie montagneuse de cette contrée. Il n’est pas d’année où, soit par malveillance, pour se venger, soit par intérêt, afin de procurer des pâturages à leurs troupeaux, ils ne mettent le feu à de précieuses futaies de Chênes-Liège ou à de superbes massifs de Cèdres. Ils organisent ces incendies avec méthode, avec art. Ils choisissent un jour où souffle avec violence le desséchant sirocco ; des bûchers de broussailles et de branches sèches sont disposés d’avance de place en place pour activer la combustion, et des escouades d’incendiaires se tiennent à leur poste, prêts à alimenter, à diriger la flamme et au besoin à la défendre contre ceux qui voudraient tenter de l’éteindre. C’est ainsi qu’en douze ans, de 1862 à 1874, 250 000 hectares de bois ont été brûlés. En 1881, de nombreux incendies, allumés simultanément, détruisirent de vastes massifs de Chênes-Liège sur la côte orientale. Des paquebots virent de la pleine mer tout le littoral s’illuminer d’un cordon de feu ininterrompu sur une longueur de 500 kilomètres, depuis Dellys jusqu’à Bizerte. Le feu dura six jours ; de précieuses richesses forestières, d’une valeur de 9 millions, furent anéanties.

Si le nord de l’Europe demeure abondamment pourvu de forêts, au point que les régions boisées de la Scandinavie et de la Russie septentrionale forment presque les deux tiers de l’étendue de ces contrées, si l’Allemagne peut être fière de ses futaies, qui occupent encore presque le quart de son territoire et qu’elle traite avec un soin savant, si le Tyrol, la Carinthie, la Styrie, la Transylvanie gardent à l’Autriche, sur les pentes de leurs Alpes sauvages, de nombreux massifs restés intacts, la Russie méridionale s’est dépouillée presque complètement de ses bois et le Volga voit tristement décroître d’année en année le volume de ses eaux. L’Angleterre n’a plus que des champs et des prés ; elle aime passionnément les beaux arbres et elle piaule des avenues et des parcs, mais elle doit aller chercher au loin, sur ses navires construits avec des bois étrangers, la matière ligneuse qu’elle consomme. La France a réduit peu à peu ses cantons boisés au sixième de sa surface, et la plupart de ses forêts, chétifs taillis entrecoupés de clairières, sont indignes de ce nom ; elle a à se reprocher sa Sologne, sa Dombes, sa Brenne, ses Landes, tristes déserts qu’elle a créés elle-même, ainsi que ses Pyrénées et ses Alpes, dénudées par les hommes et par les troupeaux, et qui se vengent par la fureur de leurs torrents.

Un incendie dans une forêt d’arbres résineux.

Il est juste d’ajouter que parfois l’homme, effrayé de son œuvre, pris de repentir, s’est efforcé de réparer les malheureux effets de son insouciance ou de son avidité. Nous verrons que, chez les nations vraiment civilisées, l’État a fait enfin intervenir la science dans l’exploitation des forêts dont il dispose, et que, sur plus d’un point, on a entrepris de restituer aux montagnes, aux terres stériles, la seule végétation qui leur convienne et qui puisse les régénérer. Mais quels sacrifices de temps, de travail, d’argent ne nous faudra-t-il pas faire pour obtenir, imparfaitement peut-être, ce que la nature nous avait si libéralement et gratuitement accordé !

CHAPITRE IIILes grandes forêts de la Gaule et de l’ancienne France – Les moines auteurs des premiers défrichements – Les droits d’usage et les abus – Appauvrissement croissant de nos forêts – État forestier de la France actuelle

L’aspect de la France actuelle ne peut donner aucune idée de celui qu’elle présentait à l’époque où elle s’appelait la Gaule et où les Romains l’envahirent. Elle est aujourd’hui une grande plaine cultivée, parsemée çà et là de bouquets de bois ; elle était alors une grande forêt entrecoupée de clairières. Elle ressemblait à ce qu’était il y a un siècle l’Amérique du nord, où les défrichements se perdaient dans les profondeurs des futaies.