Les Habits neufs du féminisme - Sabine Prokhoris - E-Book

Les Habits neufs du féminisme E-Book

Sabine Prokhoris

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Galvanisé par le mouvement #MeToo, et se rangeant sous la bannière des luttes dites « intersectionnelles », un nouveau militantisme féministe « radical » prétend constituer une alliance des « minorités » face aux discriminations et à l’« invisibilisation » dont celles-ci seraient les victimes « systémiques ». Quelle est sa relation aux combats de longue date et à l’histoire du féminisme ? À quelles logiques de rupture obéit‑il ? Les théories dont il se réclame, autour de ce qui a trait au « genre » notamment, que la doxa en vigueur conçoit comme un pur effet de la domination hétéropatriarcale occidentale et du « récit » tout‑puissant qu’elle imposerait, ne le conduisent‑elles pas au bout du compte à une impasse ? Ce qui est en jeu ici, autant pour le féminisme que pour la société tout entière, c’est de comprendre un étrange et vertigineux fourvoiement qui menace de ruiner l’universel projet d’émancipation féministe.


À PROPOS DE L'AUTRICE

Sabine Prokhoris est philosophe et psychanalyste. Elle a publié de nombreux ouvrages, dont Le Sexe prescrit – La différence sexuelle en question (Aubier, 2000), L’Insaisissable Histoire de la psychanalyse (Puf, 2014), Au bon plaisir des « docteurs graves » - À propos de Judith Butler (Puf, 2017), Le Mirage #MeToo (Le Cherche Midi, 2021).

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Les Habits neufs du ­féminisme

Sabine Prokhoris

Les Habits neufs du ­féminisme

Éditions Intervalles

De « l’éthique féministe »

« Regardez ce chœur d’hommes blancs imbus de leur autorité justifiant le droit que s’arroge un violeur en série. Tous méritent une mort misérable pendant que les féministes rient en recueillant leurs derniers soupirs. Bonus : on castre leurs cadavres et on les donne à manger aux porcs ? Oui ! »1

Ce tweet digne des plus abjects massacreurs – appel au meurtre non déguisé, profanation de cadavre en prime – a été écrit en 2018 non par quelque troll déchaîné, mais par une respectable universitaire de Georgetown, le Professeur Carol Christine Fair. Il visait les sénateurs républicains qui soutenaient la candidature du juge Brett Kavanaugh à la Cour Suprême des États-Unis. Rappelons que le juge Kavanaugh, connu pour ses positions ultraconservatrices sur la question de l’interruption volontaire de grossesse, avait été mis en cause par deux femmes pour des agressions sexuelles dont il se serait rendu coupable une quarantaine d’années auparavant. Cela en vue de le disqualifier au moment de sa candidature à la Cour Suprême. Christine Blasey Ford, une universitaire de 51 ans, l’a accusé d’une agression sexuelle remontant à leurs années de lycée. La seconde accusatrice, Deborah Ramirez, âgée de 53 ans, a expliqué que, lors d’une soirée arrosée dans les années 1980, Brett Kavanaugh aurait sorti son sexe devant elle, et l’aurait contrainte à le toucher. Toutes allégations que le juge, élu depuis pour le plus grand malheur des femmes américaines qui voient désormais leur droit à recourir à une IVG se réduire de plus en plus drastiquement2, a niées catégoriquement. Pas plus que ces accusations tardives, cette contestation énergique ne vaut preuve3.

L’impressionnante sauvagerie et la brutalité ordurière du message, comme son absurdité manifeste – « violeur en série », on se demande de quoi on parle ! – témoignent d’un état du féminisme qui ne laisse pas d’interroger. On peut s’étonner en effet que l’urgence féministe, indéniable, s’agissant de la nomination à la Cour Suprême d’un personnage résolument hostile à l’IVG4, ait semblé être alors non pas cette question, qui engageait concrètement la liberté procréative des femmes, aujourd’hui et pour le futur, mais une incartade sexuelle (alléguée) peu reluisante certes, moralement répréhensible assurément, et d’une actualité que l’on pourrait juger quelque peu périmée. Nul mot-dièse viral pourtant ne déferla sur les réseaux sociaux d’un bout à l’autre de la planète, « #Protégeons notre droit d’interrompre une grossesse ! » par exemple. C’eût été justifié pourtant, au regard de la situation sur ce chapitre, aux États-Unis et sous bien d’autres cieux, Europe incluse – en Pologne par exemple.

C’est que la « génération #MeToo5 » a d’autres priorités, dont il nous faudra essayer de saisir les enjeux, « radicaux » selon le vocabulaire en vigueur dans les cercles militants (et pas uniquement). Il importe en effet de comprendre la cohérence spécifique de ce que d’aucuns verraient comme des excès de langage certes regrettables, mais sans portée véritable – or comme l’a rappelé un jour Mario Stasi6, dans une utile mise en garde, « toujours l’ensauvagement des mots précède l’ensauvagement des actes »7. Effort nécessaire pour parvenir à une évaluation réfléchie du féminisme contemporain, lequel baigne dans un #MeToo-féminisme « d’atmosphère »8 dont on constate qu’il préempte – définitivement ? – et même assez souvent fait passer au second plan, sinon parfois à la trappe, les thèmes et les combats historiques du mouvement féministe – qui put à certains moments prendre des formes violentes, chez les suffragettes britanniques au début du xxe siècle par exemple9 –, centrés autour de l’égalité des sexes, et de la liberté sexuelle et procréative.

C’est notre premier jalon : l’articulation entre des priorités focalisées sur ce qui est désigné indistinctement comme « les violences sexuelles et sexistes », et une posture axée sur la nécessité de représailles à infliger indistinctement aux « oppresseurs de genre », politiquement assumée et même revendiquée. Certaines militantes féministes, qui partagent et propagent cette inébranlable conviction, ont cependant à cœur de se montrer magnanimes – il ne faut pas insulter l’avenir, et pourquoi ne pas préserver la biodiversité après tout, la gent masculine n’étant pas encore une espèce en voie d’extinction : on devra donc envisager de reformater préventivement les « violeurs » (effectifs ou en puissance) grâce à des programmes de rééducation obligatoire ad hoc, dispensés par des officines militantes10 qui se font fort de parvenir ainsi à « détruire le socle patriarcal de la société11 ». Car, soupire la philosophe Manon Garcia, accommodant Beauvoir à la sauce #MeToo, « le problème des femmes, c’est qu’elles aiment les hommes. Si l’on tient à relationner avec les hommes, alors il faut se demander comment les faire évoluer. Car ce qui est difficile dans les relations avec les hommes, ce sont… les hommes12 ». « Qu’en termes galants ces choses-là sont mises13 »…

Parallèlement, et c’est notre deuxième jalon, le nouveau logiciel féministe introduit et soutient ce qu’il appelle une « éthique du care » comme « éthique féministe14 ». Le care, c’est-à-dire une affirmation de « l’importance des soins et de l’attention portés aux autres, en particulier ceux dont la vie et le bien-être dépendent d’une attention particularisée, continue, quotidienne […]15». Selon ses adeptes, ladite « éthique du care » a pour visée, et effet principal, d’opérer « une mise en cause radicale de l’éthique dominante16 », donnée pour « patriarcale ». C’est là un aspect très fortement affirmé dans le féminisme contemporain, en particulier dans sa déclinaison éco-féministe, exemplairement illustrée par la militante Sandrine Rousseau, célèbre pour ses larmes sur un plateau télévisé à l’évocation du harcèlement sexuel qu’elle aurait subi de la part du député Denis Baupin, pour son vibrant éloge pour des « femmes qui jettent des sorts » (sous forme ces temps-ci d’accusations d’abus sexuels tous azimuts lancées urbi et orbi) et des hommes « déconstruits », pour sa suggestion enfin de faire du partage inégal des tâches domestiques entre hommes et femmes un délit pénal (et, pourquoi pas, bientôt un crime ?). On ignore si, dans l’esprit de madame Rousseau, cette dernière préconisation concerne également les couples d’hommes et/ou de femmes (il semblerait à l’entendre que tel ne soit pas le cas), dont on se demande si elle a eu vent qu’il en existe. Ce qui paraît plutôt curieux, près de dix ans après le vote de la loi sur le mariage pour tous.

Retenons pour le moment le caractère là encore central de l’idée de « radicalité17 ». Autrement dit du projet de traiter le mal (le mâle ?) à la racine. Une intention porteuse de la croyance, aussi intellectuellement naïve que politiquement absolutiste, qu’il existerait quelque chose comme une « racine » dont surgirait la réalité historique tout entière. Et qu’une fois celle-ci extirpée, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes (féministe).

Comment l’« éthique du care » s’accommode-t-elle de la jouissance « féministe » désinhibée à l’idée de vouer « à une mort misérable » les « violeurs » dont on se propose de « castrer les cadavres » pour les donner « à manger aux porcs » ? C’est là une question moins provocatrice ou saugrenue qu’il n’y paraît, car en réalité, ce sont bien les mêmes activistes, appliquées à « déviriliser le monde », selon le titre d’un manifeste récent signé par la porte-parole d’Osez le féminisme ! – Génération #MeToo18, qui se reconnaissent sans sourciller dans « l’éthique » new look de la castration des cadavres de « porcs » jetés à d’autres porcs pour un festin en somme cannibale, tout autant (et en même temps) que dans l’éthique de la « bienveillance » et du « soin » porté à autrui19. Un « soin » bien particulier, on en conviendra, que de se livrer à l’alléchant programme énoncé dans le tweet ci-devant cité.

Ironie mise à part, il importe de bien saisir le fil qui relie le #MeToo-féminisme en sa visée éradicatrice sinon épuratrice, et la révolution morale déclarée qu’accomplirait « l’éthique du care ». Ces deux militantismes, l’un ouvertement brutal, l’autre paré de bienveillance candide envers les « voix différentes », sont les deux versants d’un même projet total : anéantir une bonne fois pour toutes le « Patriarcat », cette entité malfaisante. C’est pourquoi, comme l’explique une dénommée « Irène » (ce qui en grec signifie… « paix »), la « terreur féministe20 » est (moralement) bonne, car elle est un « outil de destruction du Patriarcat dans le monde réel ». Ainsi les « mâles blancs » du tweet ci-dessus cité ne sont-ils pas à considérer comme des personnes (notion « abstraite » regrettablement patriarcale sans doute), ils incarnent le « Patriarcat ». De la dystopie violentissime et semi-délirante du Scum Manifesto de Valérie Solanas21 au projet politique dans la réalité effective, l’écart est-il aujourd’hui si grand ?

« Nous vivons un moment Solanas », s’est récemment réjouie Virginie Despentes. Qu’est-ce à dire ?

S’agissant de « l’éthique du care », son enjeu n’est nullement, nous explique-t-on, de reconduire les « stéréotypes » de la sollicitude et de la « douceur » féminines (on s’en aperçoit…), mais bien d’imposer une « éthique féministe » en complète rupture avec les règles qui régissent le monde partagé. Là est le cœur de la « subversion », séparatiste et fondamentalement différentialiste, qu’elle prétend effectuer. Comme le précise la philosophe militante Sandra Laugier : il s’agit, avec ce nouvel abord de la question morale, d’une « radicalisation du féminisme », grâce à laquelle se voient remises en cause, et enfin balayées, « des catégories masculines rehaussées en universel ». Le gros mot est dit : « universel » – c’est-à-dire, sans autre forme de procès, « hétéropatriarcal occidental ».

Que signifient ces envolées ? Que l’on optera, explique Laugier, commentant Gilligan et Tronto22, pour les « voix particulières » (féminines, racisées), en d’autres termes celles des victimes systémiques « silenciées », contre la « voix abstraite » de la justice porteuse des intérêts des « dominants » – c’est-à-dire du « Patriarcat ». Selon notre idéologue, dont la rhétorique cache mal une insigne inconsistance argumentative, ce que souligne « l’éthique du care », c’est « l’incapacité du langage de la justice à prendre en compte comme moralement pertinents les expériences et les points de vue des femmes23» – des « dominées ». On reconnaît là le slogan triomphalement brandi par l’actrice Adèle Haenel : « La justice nous ignore, on ignore la justice. » À partir de là, « éthiquement », toutes les imprécations et exécutions publiques sont permises, justifiées par la « puissance » neuve des « dominées »,