Les larmes du silence - Jessie Mathews - E-Book

Les larmes du silence E-Book

Jessie Mathews

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Beschreibung

À l’âge de trois ans, Jessica se retrouve chez une inconnue nommée Marie, avec qui elle vivra dorénavant. D’emblée, elle s’interroge : qui est Marie ? Qui est cette femme autoritaire qui l’effraie tant ? Pourquoi son père l’a-t-il laissée là ? Très vite, la jeune fille comprend qu’elle n’aura pas de réponse à ses questions. Dès lors, elle entame un long cheminement dans un monde où l’enfant ne représente qu’une pâte que l’on modèle à volonté. Amputée, à l’aube même de son existence, de toute vie affective, sans aucune référence sur la douceur d’un cocon familial, elle se construit en tâtonnant, chute souvent mais se relève toujours…




À PROPOS DE L'AUTEURE




En donnant la parole à Jessica, Jessie Mathews libère des émotions longtemps dissimulées et laisse entrevoir les méandres d’une enfance troublée. Empreint de souffrance et d’espoir, Les larmes du silence est un hommage à ses parents.


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Seitenzahl: 589

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Les larmes du silence

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jessie Mathews

ISBN : 979-10-377-6113-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Un vent de panique enveloppe Jessica. Elle hésite à fouler ce dernier perron la menant au pont supérieur du navire. Devant elle se presse une foule excitée, gesticulant en tous sens. Elle ralentit encore le pas l’espace d’une seconde puis se reprend. Elle suit Francis qui continue d’avancer, fendant la foule à coups de bras afin de lui ouvrir ce petit passage, où elle se faufile telle une gamine apeurée. Tout à coup, il s’immobilise, se retourne et la prenant par le bras, l’aiguille dans le tout petit espace, encore libre, qu’il vient de repérer entre deux passagers.

— Tiens, mets-toi ici !

Puis pointant son index en direction du quai :

— Regarde, la voiture est là, juste en face de toi. Mamie et Géna te font signe. Elles veulent te voir parmi les passagers au départ du bateau. Si tu restes dans ta cabine, comme tu l’as demandé, tu vas rater ça. Tu le sens, le bateau tangue déjà un peu. On est en train d’appareiller pour le départ. Si je ne me dépêche pas de quitter le navire, nous serons deux à prendre le large. Encore une fois, je te souhaite un bon voyage. N’oublie pas, je te rejoindrai très bientôt. Je viendrai chercher mon grade « Un » comme promis. Tu m’attendras ?

Un clignement des paupières. Un rapide petit baiser. Le temps presse. Le commandant, debout à la passerelle, salue les derniers visiteurs qui rejoignent le port. Francis enjambe dans le remorqueur juste à temps. C’est la dernière navette, navire/port, de la journée. Le pilote prend son poste aux manœuvres. Les ordres fusent. La sirène se fait entendre longuement pour une dernière fois. La passerelle réintègre son enclos. Les amarres sont larguées. Le remorqueur, lancé à toute vitesse, a déjà atteint le quai. L’excitation sur le pont est à son comble et un applaudissement retentissant emplit l’espace rendant imperceptible le léger tangage remuant le Ferdinand de Lesseps qui lève l’ancre. Le navire entame précautionneusement son doux glissement sur l’eau dans un équilibre parfait. Lentement mais sûrement, balayé par les vents, épousant gracieusement au passage le roulis des vagues qui l’entraînent vers le grand large il atteint enfin sa vitesse de croisière.

Accoudée à la rampe, Jessica caresse la petite bague ornée d’un cœur que Francis lui a passée au doigt la veille au soir.

— Quand tu me rejoindras en Europe. Nous nous marierons et tu auras droit à ton « grade 1 ». Nous serons alors mari et femme pour la vie.

Ils ont ainsi codé leur courte relation : les baisers échangés sont « grade 3 ». Les caresses plus osées « grade 2 » et la relation sexuelle « grade 1 ». Ainsi, tout se déroule dans le respect des coutumes du pays. Alors eh oui ! elle l’attendra !

Elle embrasse l’horizon du regard. Le petit groupe amassé là-bas sur le quai l’observe toujours. Elle scrute un à un les visages qui la suivent au gré de l’eau. Elle lit la tristesse qui obscurcit le doux visage de Léna. Ah Léna ! Un sentiment de culpabilité la submerge. Elle quitte celle, qui malgré vents et marées, a été à ses côtés pendant de longues années. Elles auraient dû se parler, s’embrasser, se prendre dans les bras. Jessica aurait dû lui dire merci d’avoir partagé ses bons comme ses mauvais jours. Elles ont vogué dans la même galère. Ensemble, elles ont ramé à travers les flots de turbulences d’une enfance manquée. Elles ont été complices à défaut d’être sœurs. Toutes les deux ont été forcées à se fabriquer un monde rien qu’à elles. Il y eut des tatas, des dédés et des tontons à la pelle, mais aucune maman ou aucun papa pour répondre présent à leur appel silencieux. Elles n’ont jamais appris à partager leurs émotions. Jessica s’est contentée de prendre Léna sous son aile et Léna s’est contentée de s’y cacher, chacune couvrant les pitreries de l’autre à l’occasion. Aucune des deux n’a appris à dire ces mots ! même mieux elles ne pouvaient pas prononcer ces mots ! C’était enfantin ! C’était indécent ! C’étaient des bêtises. Mais d’abord ! Quels mots ne se sont-elles pas dits ? Si ces mots ne peuvent se dire, c’est qu’ils ne font pas partie d’un vocabulaire, ils sont inexistants et s’ils n’existent pas, alors les sentiments qui leur sont attribués, non plus. Mais quels sentiments ! À part ce sentiment de peur qui les a toujours tenaillées, Jessica et Léna n’ont aucune autre référence. Et aujourd’hui, quel sentiment pousse Jessica à pleurer ? Oui ! pourquoi ces larmes ? Est-ce de la peine de tout abandonner ? Est-ce la peur de l’inconnu qui la guette au-delà du vert glauque de la mer qui s’étend à l’infini à perte de vue ? Est-ce le regret de quitter Francis ? Désolée, elle fouille fiévreusement dans les méandres de son esprit, point de réponse. Mais les larmes sont bien là !

Elle voit Géna resplendissante dans sa robe bleue à lignes noires. Géna qui semblait avoir des choses à lui dire au moment de la séparation mais elle a finalement préféré se taire. Mamie est là debout, portant Fifi dans ses bras. Fifi porte son anorak bleu, un cadeau reçu tout récemment de sa maman. Elle entoure le cou de Mamie de ses petits bras. Personne ne sait si elle comprend ce qui se passe. Jessica éprouve une profonde tendresse à son égard. Elle s’est occupée d’elle comme une petite maman, pendant ses toutes premières années. Et maintenant, la vie les sépare. Il y a aussi Résa qui se tient en retrait. La seule qui ne fait pas un geste de la main à Jessica. Enfin, Francis, qui entretemps a rejoint le groupe, se place à côté de sa voiture. C’est le cliché de l’instantané qui prend sa place dans la mémoire.

Le paquebot suit sa trajectoire, il accélère la cadence et se fond graduellement dans la nuit. D’abord vacillant sous l’effet de la brume, qui engloutit petit à petit terre et eau, le petit groupe s’estompe au loin pour finalement se confondre dans la noirceur de la nuit. Les lumières du port pâlissent au point de n’être plus qu’un pâle reflet au tableau du paysage. Le quai s’efface. Le néant s’installe !

Jessica est toujours figée sur place. En quittant son pays, elle se dépouille aussi de son insouciance. La mue est rapide. Tout à coup, le doute l’assaille. Pourquoi est-elle sur ce bateau ? Pourquoi ? Puis non ! ce n’est pas le moment de pleurer et plus le moment de se poser des questions. Il faut avancer maintenant. Le navire est résolument en marche. Jessica suit du regard la coque qui déchire l’eau, traînant dans son sillage un océan coupé en deux. Le passé, l’avenir.

Tout absorbée au milieu de ses pensées, Jessica n’a pas remarqué que les passagers ont peu à peu déserté le pont.

— Tu ne peux plus rien distinguer maintenant. Viens, on est au large ! tu sens, l’air se rafraîchit vite. Tu vas prendre froid. Ne pleure pas. Je comprends. Ce n’est pas facile. C’est ton premier voyage ?

N’ayant aucunement envie d’engager la conversation, Jessica hoche un oui de la tête. Elle lève ensuite les yeux et rencontre le regard du jeune homme qui vient de lui adresser ces quelques mots de réconfort. Elle l’avait remarqué parmi la foule massée sur le pont quelques heures plus tôt. Il était en compagnie de sa maman.

— Merci beaucoup. Ta gentillesse me touche. Je vais rejoindre ma cabine.
— Je m’appelle Richard. Je vais poursuivre des études de médecine en Angleterre.
— Et moi des études d’infirmière en Belgique.
— Parfait – c’est le couple idéal. Docteur – infirmière, dit Richard en faisant un clin d’œil.

Jessica baisse la tête en souriant.

— Le sourire te va beaucoup mieux. Je ne veux plus te voir pleurer. Bonne nuit. À demain.

Jessica avait repéré comment regagner sa cabine, plus tôt dans le courant de la journée. Elle s’y dirige sans difficulté, ouvre la porte et s’y engouffre, croyant se débarrasser ainsi de ces pensées qui la pourchassent. Elle se prépare pour le coucher. Mais, n’ayant pas encore les pieds marins, elle est prise d’une crise de vomissements, qui finalement, agit comme un tampon à son désarroi, du moins pour le moment. Heureusement que ses compagnes de cabine font encore la fête sur le pont. Elles assistent au bal du commandant, donné à l’occasion de la dernière soirée à bord, pour les passagers effectuant le trajet France/Réunion. Demain matin, ils débarqueront et regagneront leur île. Dans deux jours, ce sera l’embarquement pour ceux qui partent en France. La vie, c’est un va-et-vient continu. Seule dans la cabine, Jessica réfléchit. Le sommeil tarde à venir. Aux petites heures, elle entend ses compagnes de cabine qui reviennent de la fête. Elles n’ont plus vraiment le temps de dormir. Elles font le moins de bruit possible pour ne pas importuner Jessica. C’est sous un soleil encore hésitant à l’horizon qu’elles quittent le navire et rentrent au pays. Jessica est réveillée, mais elle ne saurait quoi dire, alors elle se mure dans le silence. Quand elles referment la porte, elle réalise qu’elle ne souffre plus du mal de mer. C’est normal le bateau ne vogue plus. Il est arrimé au port Saint-Denis à la Réunion.

Graduellement, le silence de la nuit cède la place au chant des oiseaux, Jessica se retourne sur sa couchette, hisse le drap sur la tête et s’immerge dans un passé encore si proche et si vivant. Elle revoit la maison à Vacoas, Léna va bientôt se lever. Mais aujourd’hui, elle, Jessica, peut faire la grasse matinée.

C’est aujourd’hui dimanche. Il fait beau, un soleil radieux inonde le petit village de Flacq. Grand-mère, Alcine et Jessica se mettent en route. Olivia, leur maman a accouché ce matin. Elles sont excitées à l’idée de voir leur petite sœur, Michèle. Cette fois-ci, Olivia n’a pas pris de risques. Elle a voulu mettre son bébé au monde dans de bonnes conditions, entourée des soins appropriés. Encore tout affaiblie elle embrasse ses fillettes et les laisse faire connaissance avec la nouvelle arrivée. Au bout d’un moment, grand-mère demande à Alcine de rentrer à la maison avec Jessica. Elle veut rester encore un peu au chevet de sa fille.

— Tiens bien Jessica par la main.
— Oui grand-mère.

Et hop, les voilà dehors ! Jessica, âgée de trois ans est la quatrième enfant d’Olivia : Alcine l’aînée a neuf ans. Éric le cadet et Jimmy le troisième sont morts, emportés par la diphtérie à l’aube même de leur vie. Les filles sont donc toutes heureuses. Bientôt, maman sera de retour à la maison avec leur petite sœur. Alcine et Jessica s’arrêtent un instant devant l’église sur la place du village où quelques enfants du quartier jouent à la marelle ou aux billes. D’autres, plus loin, comptent leurs élastiques perdues ou gagnées pendant la partie. Jessica veut s’adonner à son jeu favori. Aidée de sa sœur, ses petits pieds foulent avec vigueur les perrons derrière la grande Croix jusque « tout en wo » (tout en haut) pour qu’elle puisse ensuite sauter « lors la terre » sur la terre. Sa sœur qui entretemps est redescendue l’attend de pied ferme au pied de la croix. Elle sait qu’il faudra recommencer car c’est si gai qu’une seule fois ne suffit pas !

— En wo – tout en wo – (En haut – tout en haut) !

Tout à coup, Alcine a une étrange sensation. Elle se sent observée. Elle fouille les alentours du regard. En effet, elle ne s’est pas trompée. Elle aperçoit papa Édouard, sur le bas-côté de la route. Il lui fait signe de s’approcher. Elle saisit la main de Jessica et toutes deux courent rejoindre papa.

— Monte dans ce bus, dit-il à Alcine et prenant Jessica dans les bras.
— Attends-nous un petit moment. Je vais acheter des litchis.

Alcine acquiesce et grimpe dans le bus à l’arrêt quelques mètres plus loin. Elle est tout heureuse.

— Papa va nous emmener en promenade, se dit-elle.

Elle suit du regard papa Édouard et Jessica qui se dirigent vers le marchand de litchis. Il ne faut pas s’inquiéter, ils seront vite de retour. Elle prend place près de la fenêtre et abaisse la vitre pour profiter au maximum du spectacle que lui offre la rue. Elle n’a pas toujours l’occasion d’aller en promenade. Au bout d’un certain temps, l’attente lui paraît longue. Elle allonge le cou, se met debout et cherche du regard. Personne devant l’étal des litchis. Pas de papa ni de Jessica. Elle regarde devant l’église. Personne non plus. Ce n’est pas normal. Elle descend du bus, fait le tour de la place et paniquée, court jusqu’à la maison et rejoint grand-mère, qui entretemps, est revenue de l’hôpital.

— Grand-mère, grand-mère, je ne vois plus papa Édouard et Jessica. Papa m’a dit d’attendre dans le bus pendant qu’il va acheter des litchis avec Jessica. Mais je ne les vois plus maintenant !

Sans dire un mot, grand-mère se hâte à l’extérieur. Elle suit nerveusement Alcine et constate que le bus à l’arrêt n’est qu’un bus en panne. Édouard et Jessica ont bel et bien disparu. Elle inspecte encore un peu les alentours, puis à regret, elle reprend le chemin de la maison, où Alcine en larmes l’attend, assise sur le petit banc dans le coin de la cuisine.

— Pardon grand-mère. Où est Jessica maintenant ?
— Ne t’affole pas. Ce n’est pas de ta faute. Je ne sais seulement pas comment je vais l’annoncer à ta maman ! Faudra pourtant que je le fasse.

Du haut de ses neuf ans, Alcine ne saisit pas la gravité de la situation, mais elle sent que quelque chose d’anormal vient de se produire. Elle reste assise sur le petit banc et attend le retour de Jessica, loin de se douter que le destin en a décidé autrement.

Grand-mère s’active dans la maison, mais ses pensées voguent ailleurs. La relation entre Olivia et Édouard s’est effilochée au fil des ans et ils ne sont plus en couple. Le père d’Édouard, un Anglais, employé par la Couronne en tant que « Land Surveyor » a débarqué sur l’île au début des années 1900. Comme beaucoup de ses compatriotes, il avait une vie très aisée. À la mort de son épouse, il prend en secondes noces une fille de l’île, qui devient la mère d’Édouard. Édouard et ses frères fréquentent une des rares écoles privées sur le territoire. La scolarité est encore difficile d’accès, pour la classe moyenne. Et presqu’impossible pour la classe pauvre, qui n’a pas de temps à perdre sur les bancs de l’école. On a besoin de bras aussi bien aux champs qu’à la maison. De ce fait, le système engendre un réseau d’illettrés, accentuant le malaise existant entre les différentes couches sociales de la population. Bien souvent, une union entre deux jeunes de différents rangs sociaux amène des tensions au sein du couple et inévitablement se termine en rupture. Cette situation a des répercussions défavorables pour les femmes, qui se retrouvent seules, avec des enfants en bas âge à élever. Elles sont désemparées et se sentent diminuées, car elles ne savent ni lire ou écrire et surtout sont sans moyens de défense. Il arrive aussi que l’homme n’assume pas la perte de sa progéniture. Il fait valoir ses droits de paternité. En cas de désaccord, ou bien il engage une procédure pour la récupération par voie légale ou alors il enlève son enfant. Le gagnant sera toujours celui qui est le plus malin, mais surtout celui qui est le plus aisé financièrement. Ceci résume en partie le cas Olivia/Édouard. Grand-mère en est consciente. Édouard a enlevé Jessica et ce sera le pot de terre contre le pot de fer. Elle est démunie car elle sait que sa fille n’aura pas les moyens pour assurer sa défense. L’enlèvement de Jessica lui fait très mal. Comment faire pour l’annoncer à sa fille ! Mais avant toute chose maintenant, elle tient à protéger Alcine, elle ne veut pas que sa fille perde un deuxième enfant. Tous les deux, grand-mère et grand-père se présentent à la maison communale de Flacq et enregistrent Alcine comme étant leur fille, lui enlevant, inconsciemment, tout lien de fraternité avec ses frères et sœurs. Jessica et Alcine ne seront jamais légalement « sœurs ».

Grand-mère a du mal à s’endormir ce soir. Elle s’assoit dans son fauteuil, préférant l’obscurité à la lumière crue de la bougie. Emmaillotée dans son châle, malgré la chaleur dense de la nuit, elle marmonne quelques mots incompréhensibles de temps en temps, abandonne son fauteuil, se sert un peu d’eau, puis se rassoit, sursautant au moindre bruit. Le désespoir l’habite entièrement. Aux petites heures, elle finit par s’assoupir. Juste le temps de reprendre un peu des forces pour affronter le destin.

La lumière magique de l’aurore filtre à travers les rideaux et annonce le réveil d’un nouveau jour. La pièce s’éclaire petit à petit. Grand-mère se réveille, les yeux encore rougis par les larmes. Elle fait un signe de croix en passant devant le crucifix. Qui sait ! Un miracle est toujours possible. Puis elle prépare le thé machinalement. On dirait que le chagrin l’a rapetissée pendant la nuit. Frêle petite chose devant l’effroi de l’inconnu. Elle réveille Alcine, lui sert son petit déjeuner. Puis elles se dirigent à l’hôpital où Olivia attend.

La ville est assoupie dans la touffeur de la nuit. Poussé par la douce brise émanant de l’océan, le lent roulis des vagues vient lécher les pavés du vieux port. Petit à petit, tel un fantôme, la brume émerge au lointain. Elle s’avance inexorablement, laissant dans son sillage un épais manteau humide qui enveloppe tout sur son passage.

Dans une des ruelles qui serpentent à travers la ville, comme porté par l’humidité environnante, un rosier exhale un doux parfum perceptible des mètres à la ronde. Une profusion de roses rouges se faufilent à travers les barreaux de la grille, s’offrant fièrement aux regards des visiteurs étourdis par un tel spectacle. Dans cette avalanche de senteurs, dès la grille franchie, un coquet jardinet accueille l’étranger. Un étroit sentier, bordé d’arbrisseaux de différentes couleurs, conduit à la porte d’une pimpante maisonnette, habillée de rideaux fleuris. On devine aisément tout le soin apporté à cet ensemble si propret. La quiétude de la nuit est soudainement troublée par le tintement d’un carillon. Un homme tient encore dans sa main la cordelette qu’il vient d’activer, quand apparaît sur le pas de la porte, une dame d’un certain âge. Elle rejoint le visiteur et lui ouvre la grille.

— Venez, monsieur Édouard, je vous attendais ! Suivez-moi s’il vous plaît !

Elle précède Édouard et le conduit à l’intérieur de l’habitat. Elle traverse le hall d’entrée et accède à une seconde pièce. Une dizaine de bers (lits de bébés) tous alignés contre le mur remplissent l’espace. Des petites têtes bien casées sur l’oreiller laissent percevoir que tous les bers sont occupés, à l’exception du tout dernier positionné devant la fenêtre.

— Déposez votre fille ici, monsieur – Comme je vous l’ai déjà dit au téléphone, ce lit vient de se libérer. Vous avez de la chance ! Comment s’appelle-t-elle ?
— Jessica. Elle s’appelle Jessica. Je vous remercie madame. Votre aide m’est très précieuse. Ce sera pour une nuit ou deux. Juste le temps pour moi de m’organiser. Je reviendrai la chercher bientôt. Encore merci.
— Ne vous en faites pas monsieur. Jessica peut séjourner ici aussi longtemps qu’il le faudra.

Édouard dépose sa fille dans le ber, lui remonte la couverture jusqu’au menton, semble hésiter l’espace d’un instant. Il effleure les boucles brunes qui s’étalent sur l’oreiller, se penche, dépose un baiser sur le front de la fillette, se relève, salue l’hôtesse et se dirige vers la sortie.

Il se hâte dans la rue. Une brise tiède lui caresse le visage. La lune brille au milieu des étoiles. De concert, elles illuminent la voûte céleste d’une douce lumière. Une étoile filante, gratifie cet instant magique d’un ballet improvisé dont elle seule connaît la mélodie. L’irréel devient réel.

Édouard n’a pas le temps d’apprécier cet instant divin. Il est plongé dans ses pensées. Il n’a pas réussi à placer Jessica dans la famille ou auprès des amis aujourd’hui. Il a dû finalement la déposer dans cette crèche de la ville. La seule qui dispose encore d’une place vacante et prête à accueillir un enfant à cette heure de la nuit. Il trouvera bien une solution demain. Il presse le pas et s’évanouit, happé par les griffes de la nuit.

Dans la petite maison au rosier parfumé, madame s’attarde devant l’enfant qui vient d’atterrir dans ce petit ber, il y a quelques instants à peine.

— Quelle histoire t’accompagne ma petite ? La main du destin a encore frappé. Dors et que l’innocence te préserve encore longtemps des lendemains difficiles.

Elle réajuste la couverture machinalement, balaie d’un regard les autres petits bouts endormis, éteint la lumière et quitte la pièce.

Jessica est immobile dans son ber, tenue éveillée par cet instinct infaillible, propre aux enfants devant l’anormalité d’une situation. Elle est persuadée qu’en gardant les yeux fermés elle sera protégée, rien ne pourra l’atteindre. Les mots de son papa résonnent encore à ses oreilles.

— Je viendrai la reprendre bientôt. Alors… il suffit d’attendre !

Le lendemain au petit matin, Édouard enregistre sa fille dans le district de Pamplemousses. Elle devient « fille naturelle » d’Édouard. Pas de maman sur son acte de naissance – même pas « mère inconnue » juste « inexistante » !

Un crissement de freins ramène brutalement Jessica dans la réalité. Elle réalise que le trajet a été très long. Bien sûr, elle a admiré les belles maisons aux grandes varangues pendant le parcours. La varangue, entourée de larges baies vitrées, est la porte d’entrée d’une habitation. C’est la pièce principale où l’on reçoit, où l’on prend le thé et où l’on se prélasse. Bien souvent, elle est décorée par un flot de plantes, qui offrent au regard de tout visiteur un spectacle enchanteur, de toutes couleurs, lors de la floraison. Évidemment, l’humidité ambiante mêlée à la chaleur des tropiques fait que les fleurs sont partie intégrante de la vie sur l’île. Elles donnent un cachet à la moindre case en tôle. Des moques « boîtes de conserve en fer blanc » récupérées et converties en pots à fleurs offrent une garniture bien appréciée, pour faire pousser les boutures partagées entre amis. Tout un chacun embellit sa façade avec les moyens de bord. Il le faut. Une entrée fleurie renvoie l’image que « tout va bien » ici, même si la pauvreté est criante. Si c’est beau devant, c’est beau aussi derrière la porte !

Mais pour l’instant, Jessica est aux aguets. Son papa s’est muré dans un lourd silence. Il lui prend maintenant la main et ébauche un sourire

— Viens nous descendons ici.

Quelques garçonnets s’amusent sur le terrain vague, à côté de l’arrêt du bus. Ils jouent aux billes, l’un s’époumone.

— C’est moi, c’est moi le plus proche. J’ai gagné.
— Non, regarde c’est moi.
— Bon, mesurons.

Un troisième mesure la distance des billes des deux adversaires au point du but « consciencieusement » afin d’éviter la discorde entre les deux copains. Évidemment, celui qui a perdu râle, mais jamais pour bien longtemps. L’enfance est trop courte pour la gâcher en des querelles stupides. Ces enfants apprennent très vite que le chemin de la vie est pavé de concessions. Dans un environnement, où l’œil n’embrasse, à perte de vue, que des champs de canne ou des carrés potagers, les gosses oublient vite leur chamaillerie. Ils partagent des jouets fabriqués de leurs petites mains. Ils s’amusent pendant des heures à faire rouler la roue d’une vieille bicyclette, décarcassée il y a longtemps déjà, en contrebas de la route, acclamant celui qui arrive à destination toujours en la faisant rouler. Ils jouent et rejouent avec les mêmes billes utilisées en leur temps par leurs aînés. Ils passent leur temps hors de la maison. Leur mère, occupée aux travaux ménagers, ne tient pas à les avoir constamment dans les pieds. Bientôt, dans pas très longtemps, ils seront considérés suffisamment forts pour tirer à la charrue et aideront leur père aux travaux. Dans cette île, encore aux prémices de sa recherche identitaire, un enfant est égal à deux bras supplémentaires pour aider aux travaux des champs. Les anciens savent que ce n’est qu’à la force des bras qu’ils gagneront leur croûte et garderont la liberté durement acquise. Il faut travailler la terre, puisque c’est elle qui nourrit, ce n’est pas l’école. Alors ça passe au deuxième plan. Peut-être un jour, leur descendance jouira d’un avenir décent, où « l’école » aura sa place. Pour le moment, ils sont à l’école de la vie !

Jessica et son père empruntent le sentier qui longe le terrain vague. La fillette calque ses pas sur ceux de son papa. Elle ramasse un morceau de bois sur le sol et tape durement sur les branches d’un arbuste. Une crainte l’oppresse. C’est insupportable. Brusquement, elle s’arrête au beau milieu du sentier.

— Papa, dis, tu ne vas pas me quitter ? Tu vas rester avec moi ? Dis papa ! mo pa lé al cot tranzer (Je ne veux pas aller chez des étrangers) !

Un immense désespoir s’empare de son petit être. Des tremblements lui parcourent le corps. Des larmes de rage ourlent ses cils. Sa gorge se noue. Ses tripes lui font mal. Tout en elle n’est que rebelle. Ses pas s’alourdissent. Les pauvres feuilles de bambous se courbent sous les coups de son bâton. Comme venus d’un autre monde, les mots de son papa résonnent implacablement à ses oreilles.

— Mais non Jessica. Tu ne peux pas rester avec moi. Je dois travailler. Toi, tu dois faire comme font tous les enfants de ton âge. Tu dois aller à l’école où tu recevras une bonne instruction. Tu sais que je n’aime pas les petites filles mal éduquées et mal élevées. C’est pour cette raison que tu vas vivre ici maintenant. Pour grandir et faire honneur au nom que tu portes. Que je sois fier de toi. Allons ne pleure pas. Je viendrai te voir aussi souvent que je le pourrai. Tu dois juste être gentille et obéissante. Tout ira bien. Tu verras. Le seras-tu ?

Jessica n’a pas envie d’être gentille et obéissante. Elle veut être avec son papa. Ces pensées se bloquent là, dans sa tête. Elles ne traversent pas ses lèvres. Elle ravale ses larmes. C’est trop dur. L’innocence de l’enfance s’envole. Elle se glisse à tâtons dans le monde de la négociation, dans le monde d’adulte. Si elle veut revoir son papa, elle doit être gentille et obéissante, comme il le demande. Alors un jour peut-être, elle s’en ira avec lui pour toujours. Oui, c’est ça ! un jour quand il ne devra plus travailler. Ils partiront ensemble tous les deux. Bon sang ! Pourquoi est-ce que les papas doivent toujours travailler ? Pour l’instant, elle ne doit surtout pas montrer ses faiblesses. Elle esquisse un sourire, relève la tête et emplie de toute la candeur de ses trois ans, elle le regarde droit dans les yeux et négocie.

— Oui papa, je serai obéissante, pour toi, pour que tu sois fier de moi quand tu viendras me chercher. Je ne serai pas une fille mal élevée. Je promets.

C’est ce qu’il veut entendre. Alors elle le lui dit. Elle replonge sa main dans la sienne et ils continuent d’avancer sur le sentier. Jessica lance un regard furtif à son père. C’est vrai, il ne peut pas être là tous les jours. Il habite dans les faubourgs de Port-Louis, la capitale, où il est employé à la municipalité. Il ne peut par conséquent, ou ne veut, faire le trajet chaque jour. C’est ainsi. C’est qu’il est beau son papa. Il a fière allure, tout mince et distingué dans son costume kaki et son casque blanc toujours vissé sur la tête. Il a le teint hâlé des coloniaux. Ses yeux sont beaux. Bruns, rieurs et tendres. C’est son papa, quoi !

Le sentier débouche enfin sur une grande bâtisse. Une odeur puante leur envahit les narines au fur et à mesure qu’ils se rapprochent du bâtiment. Une masse de mouches leur souhaitent la bienvenue. Édouard contourne la maison. Il fait semblant d’ignorer les deux molosses qui ne cessent d’aboyer.

— Pas peur missié zot pas pou mordé. Zot nec zis crié (N’ayez pas peur, monsieur ils ne mordent pas. Ils aboient seulement), leur intime une Indienne, assise sous sa varangue.
— Al droite derrière (Allez tout droit derrière). Madame reste (habite) là.
— Bonjour madame et merci. Vous avez de très bons gardiens, dit Édouard en montrant les deux chiens.

L’Indienne acquiesce et le gratifie d’un sourire gêné tout en se couvrant la tête avec son sari. C’est la propriétaire de la maison.

Ils longent le mur et contournent le bâtiment pour découvrir un vaste champ de cannes à sucre qui s’étend à l’infini quand soudain :

— Bonjour Edouard.

Jessica allonge la tête en direction de la voix. Elle aperçoit une femme campée sur le pas de la porte. Ah non ! elle ne va pas rester ici. Un vent de panique lui glace le sang, elle amorce un mouvement de recul et instinctivement agrippe la main de son papa.

— Bonjour Marie.

C’est qui cette « Marie » ? Jessica implore son père du regard. Celui-ci, sentant son désarroi, la regarde et lui fait un clin d’œil, puis la pousse un peu en avant.

— N’aie pas peur. Marie, voici Jessica.

Jessica regarde Marie. Malgré la chaleur, elle frissonne. Marie se tient là, devant elle, toute rigide. Ce visage sévère, sans l’ombre d’un sourire et cette voix autoritaire l’effraient.

— Eh bien ! Édouard, on dirait que ta fille est devenue muette.
— Elle ne vous connaît pas Marie. Donnons-lui un peu de temps. Elle s’habituera à vous. Je crois qu’elle est un peu fatiguée par le trajet. Il fait très chaud aujourd’hui. Regardez comme elle est pâle.
— Elle peut tout au moins dire bonjour.
— Bonjour madame, réussit à articuler Jessica tout en continuant à regarder Marie.
— Viens t’asseoir ici, dit Marie désignant à Jessica un banc, placé à côté de la porte, dans le jardinet qui orne l’entrée de la chambre. Lâche un peu ton père maintenant. Un peu de thé Édouard ?
— Oui, merci Marie. Jessica doit aussi avoir soif. Elle n’a rien bu depuis que nous avons quitté Port-Louis.

Jessica avale le verre d’eau que lui tend « Marie » en se demandant toujours « C’est qui Marie ? » Son désarroi grandit de minute en minute. Elle sursaute en entendant soudain.

— Ne me dévisage pas ainsi Jessica, c’est impoli !

Jessica baisse les yeux en rougissant. Totalement perdue dans ses pensées elle observait Marie sans même se rendre compte. Elle ne dévisageait pas, mais son regard d’enfant, si expressif, n’est pas pour plaire à Marie, qui croit y lire de la provocation à son égard. Devant elle, on baisse les yeux !

— Oui madame.

Jessica a hâte de repartir d’ici avec son papa qui malheureusement suggère à l’instant même.

— Tu devrais t’allonger un peu. Tu iras mieux après !

Marie rentre dans la chambre, ôte le couvre-lit qu’elle plie minutieusement et le range dans l’armoire. Puis elle invite Jessica à s’allonger. Elle obéit. Son père l’accompagne et lui tient encore la main. Il la couche et s’installe sur le bord du lit.

L’habitation de Marie comporte seulement cette chambre qui mesure environ vingt mètres carrés. Deux bancs adossés aux murs à droite de l’entrée forment un L. Une armoire recouvre une partie du mur gauche. L’autre partie est occupée par le lit. Devant l’armoire se trouve une table sur laquelle trône une machine à coudre. Une table ronde entourée de quatre chaises remplit l’espace restant à l’autre bout de la chambre à côté du lit. L’ensemble est simple mais l’ordre et la propreté y règnent en roi.

Un ensemble de tôles assemblées sommairement et recouvert d’un toit de paille fait office de cuisine. Le sol est en bouse de vache séchée. Les quelques assiettes et tasses, la marmite de riz et la petite casserole à manchon pour bouillir le lait sont rangées dans la petite armoire du coin, à l’abri des rats et des souris qui visitent régulièrement les lieux pendant la nuit. Une vieille chaise et un réchaud à charbon complètent l’ameublement. C’est une habitation très rudimentaire, montée par les hommes de la famille, aidés par quelques voisins. Au village, l’entraide est primordiale. C’est un moyen de survie.

À la suite de l’abolition de l’esclavage, les grands propriétaires terriens de l’île se trouvent dans l’obligation d’avoir recours aux services des engagés indiens, en remplacement de la main-d’œuvre servile. Ces immigrés ont fui la pauvreté, le désespoir, les guerres et la surpopulation dans leur pays, dans l’espoir d’accéder à un avenir meilleur. Ils sont engagés sous contrat pour travailler dans les champs situés au cœur des propriétés sucrières pour une durée de cinq ans initialement. Victimes d’abus innommables, ils vivent mille souffrances. Ils ont une surcharge démesurée de travail. Ils supportent des sanctions injustes et subissent des châtiments corporels. Ils vivent dans des logements insalubres sans le moindre confort. Mais petit à petit, ils s’organisent en villages et tissent au fil du temps, une vraie vie sociale. Ils se retrouvent le soir pour parler leur langue et revivre avec leur culture. Des « kalimays » (autels dédiés à la déesse Kali) et des temples hindous font leur apparition à travers la campagne car les Indo-Mauriciens, comme on les appelle, ont conservé de forts liens culturels et spirituels avec leur terre d’origine. Grâce au soutien de certaines associations ayant pour mission de défendre leurs droits, ils finissent par obtenir une certaine forme de protection contre des injustices subies et peuvent prétendre à des conditions de vie plus acceptables. Quand le commerce du sucre commence à faiblir sur le marché et que les grandes familles sucrières sont obligées de se résoudre au morcellement de leurs propriétés, certains anciens engagés, bénéficiant des programmes sociaux pilotés par l’état pour favoriser l’accès à la propriété, font l’acquisition des petits lopins de terre et deviennent propriétaires terriens et « petits planteurs ». D’autres s’orientent vers les affaires, le commerce et les services domestiques. À la fin du 19e siècle, des milliers des engagistes hindous, venus temporairement sur l’île, sous contrat, finissent par s’installer durablement et deviennent, de plus en plus, majoritaires au sein de la population. Ils prennent peu à peu le contrôle des petites exploitations de « l’or sucrier » et préfèrent s’installer dans les zones rurales de l’île. La population s’accroît à une vitesse galopante. Les familles disposent de peu de moyens, n’ayant pas encore accès à des infrastructures de base comme l’électricité et l’eau courante. Les logements sont bien souvent des cases sommaires et vétustes érigées sur les petites exploitations nouvellement acquises. La culture de fruits et légumes les fait vivre. Quelques-uns s’aventurent dans des constructions plus solides qu’ils mettent en location, faisant ainsi fructifier leurs économies. Ces habitations sont, pour la plupart, le fruit du labeur des immigrés-planteurs restés sur l’île et désireux de léguer un héritage à leur descendance.

Marie habite dans une de ces chambres proposées en location. Elle prépare le thé d’Édouard dans sa cuisine et le rejoint dans la chambre. Ils s’assoient à la table ronde et conversent par chuchotements.

Jessica fait semblant de dormir. Elle reste immobile afin de ne pas attirer l’attention mais prête, tout de même, l’oreille dans l’espoir de comprendre enfin, pourquoi elle doit rester ici.

— La situation n’est pas facile Marie. Surtout à son âge. Tout est nouveau dorénavant pour elle !
— Oh tu verras ! Justement à son âge on oublie tout très vite. On s’adapte aux circonstances plus facilement. Bientôt, les caprices d’enfant ne seront plus que souvenirs. D’ailleurs, réponds-moi, as-tu le choix, maintenant que tu t’es engagé ? Il faudra bien qu’elle s’habitue à sa nouvelle vie et le plus vite sera le mieux. Tu agis pour son bien, tu le fais pour son avenir.
— Vous avez raison, Marie. J’espère que ma décision est la bonne et que tout se passera bien pour elle, ou alors…
— Ou alors quoi ?
— Ce n’est qu’une idée. Ce n’est rien, ce n’est rien Marie.

Il revient vers Jessica, qui au même instant, ouvre les yeux et observe son père.

— Jessica, ici, tu es chez « Mamie ! » qui va maintenant s’occuper de toi. Comme tu me l’as promis, tu iras à l’école pour devenir une grande fille intelligente. Je compte aussi sur toi pour être obéissante. Je reviendrai te voir bientôt.

Jessica a envie de pleurer mais elle ne peut pas, elle le sait. Elle sent les yeux de Mamie, toujours assise à la table ronde, la transpercer. Alors dans un souffle, elle murmure « Oui papa »

Mamie se lève, repousse sa chaise et les rejoint.

— Mais oui. Ne t’en fais pas Édouard. On va la laisser se reposer maintenant. À ta prochaine visite, tu verras, tout ira bien.

Édouard hasarde un dernier.

— Oui bien sûr, on y va lentement tout de même.

— Puisque tu me la confies, alors aie confiance. Tout ira bien.

— Oui Marie.

Il adresse un sourire, donne un dernier baiser à Jessica.

— J’agis pour ton bien ma fille. Au revoir Marie !

Il s’en va. Anéantie, réalisant son impuissance, Jessica refoule ses larmes. Son instinct lui ordonne de se taire et de réfléchir. Une rage l’habite désormais. La rage de l’impuissance, qu’elle apprendra à apprivoiser au fil des années jusqu’à en faire son alliée. Elle affermira, moulant et ajustant au passage, les contours de son caractère à peine ébauché.

Jessica se retourne et fixe le mur. Mamie hisse les deux bancs à l’entrée de la chambre et les place côte à côte, formant une table basse, sur laquelle elle vient déposer les quelques ustensiles de cuisine qui n’ont pas de place dans la petite armoire.

Le sommeil lui tarde à venir car une question la turlupine toujours. Pourquoi son papa lui a demandé d’appeler Marie, « Mamie » ? Quand celle-ci se glisse à côté d’elle dans le lit, elle bloque instantanément toute réflexion, par crainte que son monologue intérieur ne la traverse pour atteindre les pensées de Mamie. Elle se met à guetter. Guetter toujours guetter. Toujours être sur ses gardes. Ce sentiment encore à l’état embryonnaire l’habite désormais. Il ne la quittera plus, faisant partie de son être au même titre que la respiration. Mais aujourd’hui, elle est fatiguée de guetter, elle lâche prise et son corps d’enfant se laisse glisser dans cet espace entre le sommeil et l’état de veille. La première nuit chez Mamie !

Au petit matin, elle émerge doucement de cet état léthargique. Les brumes engourdissent encore sa mémoire, mais quelques secondes lui suffisent et la réalité la rattrape. Eh oui ! Elle est toujours chez Mamie. Un grand bougre pénètre dans la chambre et la regarde tout béat.

— Bonjour zolie tifi (Bonjour, jolie petite fille). Dépêche-toi, bois ton thé puis je t’emmène voir les vaches et les cochons. Tu es contente !
— Oui monsieur.
— Je ne suis pas monsieur. Je suis Cassam.
— Oui Cassam.

Jessica avale son thé pourtant brûlant et se dépêche à se préparer. Elle rejoint Cassam devant la porte. Il a l’air très sympa. Un grand gaillard d’une vingtaine d’années, doux et gentil, qui affiche toujours un large sourire. Jessica se sent immédiatement à l’aise avec lui.

— Viens, suis-moi. Il contourne la cuisine, suit un sentier à travers les champs de canne et débouche devant l’étable où se reposent cinq vaches. Ces belles dames les gratifient d’un « Meuh-euh-euh » à leur entrée comme pour leur dire bonjour. Cassam caresse l’une et l’autre au passage. L’odeur du fumier frais les titille les narines.

Tout à coup, un bruit attire l’attention de Jessica, comme un bruit de robinet coulant à gros flots.

— Elle fait pipi, dit Cassam, en pointant la vache dans le coin de l’étable.

Jessica regarde Cassam en rougissant mais sa curiosité est plus forte. Elle se dirige dans le coin. Une vache qui fait pipi ! Elle n’a jamais vu ça ! Eh bien, elle a dû en boire de l’eau pour provoquer un tel déluge. Elle se pose une question tout en regardant Cassam en biais.

— Est-ce que les grandes personnes pissent aussi comme ça ?

Comme s’il avait entendu, Cassam répond avec un large sourire :

— C’est une très grosse bête !

Maintenant, Jessica devient écarlate. Elle n’ose regarder Cassam. Comment a-t-il deviné ce à quoi elle pensait ? Les grandes personnes et les vaches sont quand même bizarres !

Elle trottine derrière Cassam qui veut maintenant lui montrer ses cochons. Elle retient sa respiration prenant le temps de s’habituer à l’odeur. Quelle puanteur ! Tous ces petits cochons qui sont si sales. Elle n’ose rien dire. Elle ne veut pas le blesser. Cassam est si gentil. Il est à l’aise lui dans sa merdouille. Il tripote l’un, caresse l’autre, puis revient vers Jessica, toujours flanqué d’un large sourire. Sur le chemin du retour, ils rencontrent « mama Cassam ». Elle insiste pour que Jessica accepte un bonbon, mais Jessica lorgne les goyaves jaunes sur l’arbre devant la maison.

— Voilà tiens, ça aussi c’est pour toi.

Mama Cassam en cueille une toute mûre et la lui tend.

— Merci madame.
— Bonne fille, fait mama Cassam, tirant gentiment sur la tresse de Jessica. Un petit geste d’attention qui lui va droit au cœur.
— Tu sais, je suis – mama Cassam – pour tous les enfants ici.
— Oui, mama Cassam.

Jessica croque dans la goyave. Elle est délicieuse, toute rose et toute juteuse à l’intérieur. Elle la termine, avant de rejoindre Mamie. Elle sait qu’elle aurait dû refuser, mais qu’importe, la goyave de mama Cassam est bien trop bonne.

La maison de mama Cassam est spacieuse. C’est une grande bâtisse avec charpente en bois, murs et toits recouverts de tôles. C’est bien sûr le père, aidé de ses trois fils qui ont mis la construction sur pied. Elle comprend quatre grandes pièces et une grande espace cuisine/salle à manger où l’on reçoit les gens. Il y a aussi la varangue où mama Cassam s’assoit, tous les après-midis, pour trier le riz. Elle jette au sol les mauvaises graines que les petits oiseaux s’empressent de venir picorer à ses pieds.

— To trouvé, zamais mo tout seul, mo ban ti camrade, rende moi visite tous les zours (tu vois, je ne suis jamais seule, mes petits amis me rendent visite tous les jours), dit-elle à Jessica.

La chambre de Mamie est donc une partie ajoutée à la bâtisse centrale pour location. Aux yeux de Jessica, la maison prend des allures de château. Elle est tellement immense. Mama Cassam est la gentille reine, papa Cassam le roi et Cassam, le petit prince. Cassam n’est pas le seul enfant. Il a encore deux frères que Jessica ne fait qu’entrevoir de temps à autre. Ils ont construit une maison suffisamment grande pour pouvoir loger les trois fils, qui vont bientôt prendre épouse. Chaque couple disposera ainsi de son espace intime. La varangue, lieu de rencontre, sera bientôt achevée, peut être encore avant les épousailles.

Qu’il pleuve ou qu’il vente, papa Cassam et ses trois fils se mettent en route, dès l’aurore, avec pioches et faucilles juchées sur leurs épaules. Les parcelles de légumes et, les plantations de cannes à sucre doivent être entretenues. Ils se mettent au travail et prennent à peine le temps de souffler pendant la journée. Cassam revient avant les autres, car il doit aussi s’occuper du bétail.

Après leur journée de labeur, ils se retrouvent tous autour de la « case cochons » pour se laver. Un « touc » (fût) fixé au bâtiment récupère l’eau de pluie. Ils y plongent leur moque et s’aspergent d’eau pour enlever la poussière qui les recouvre de la tête aux pieds. Chaque matin, avant de partir aux champs, Cassam remplit deux seaux d’eau, qu’il dépose à côté de la cuisine, pour Mamie ; l’eau courante doit encore venir.

Parfois en fin de journée Cassam revient poussant sa charrette chargée de plusieurs bidons d’eau. Il est allé faire le plein à la rivière qui sillonne à travers le village voisin, là où mama Cassam va faire sa lessive une fois par mois. Elle se met en route, à l’aube, son ballot de linge, bien ancré sur la tête. Elle avance à petits pas, regardant droit devant elle. Les quelques femmes du village se regroupent et cheminent ensemble. Elles marchent lentement, tout en parlotant et en rigolant. Mama Cassam s’absente alors pour la journée, car la longue marche et la lessive prennent du temps. Tout en frottant leur linge sur la roche et en le rinçant dans l’eau claire de la rivière qui poursuit sa course, caressant leurs jambes au passage, elles s’adonnent aux confidences. C’est un vrai moment privilégié. Elles parlent de tout et de rien, partageant joies et peines, tout en faisant ainsi circuler les nouvelles d’un village à l’autre. Les jeunes mariées, bientôt enceintes, qui rejoignent le groupe, sont assaillies de conseils. Elles sont préparées pour assumer leur futur rôle de maman. Bien sûr, chaque femme y va de sa propre expérience. Évidemment, ces recommandations ont leur importance, car bien souvent les mamans seront seules pour débuter l’accouchement. L’aide viendra d’une voisine « expérimentée pour avoir déjà passé par là ». Heureusement la plupart du temps tout se passe sans de gros problèmes. Mais parfois, les choses se compliquent. La délivrance demande une assistance médicale ! il faut alors compter sur la chance. Pas mal de jeunes mères décèdent en couches par manque des soins appropriés. On dit alors que « Bon dié in décidé, bizin accepté, ki pou fer » (Dieu en a décidé ainsi, il faut accepter. Que peut-on faire ?) Hé oui ! À la fin de la journée, le linge bien frotté et rincé, parfois déjà séché, sentant bon le soleil, les commères reprennent le chemin de retour au bercail. Elles ont apprécié ce moment de détente entre femmes. Jessica remarque que Mamie donne son « gros linge » sale à mama Cassam quand elle va à la rivière. La petite lessive se fait manuellement sur la roche placée à côté de la cuisine.

Les journées de mama Cassam sont bien remplies. Elle s’active d’abord aux travaux ménagers qui lui incombent entièrement. Elle nourrit les bêtes une première fois en attendant le retour de Cassam. Elle repasse et raccommode les vêtements souvent usés par les labeurs aux champs. Le parfum piquant du massala, fraîchement écrasé sur la « roche carri » (roche à curry) qui sert à écraser les épices pour la préparation du massala, placée à côté de la maison, embaume les alentours et indique qu’elle s’active à la préparation du repas. La cannelle, le girofle, le safran, les feuilles « carripoulet » (curry), l’ail, le gingembre, les graines de moutarde, l’anis, le piment, tous ces arômes savamment mélangés réveillent plus d’un palais gourmand. Les chapatis s’empilent sur le plat à côté du foyer où brûlent les morceaux de bois que les hommes ont ramassés par-ci, par-là en cours de route. Enfin, ils s’assoient autour de ce feu et dégustent leur repas bien mérité. Il ne faut pas longtemps pour que tous les chapatis trempés dans le bon curry de mama Cassam disparaissent.

Il y a des petits matins aussi quand mama Cassam accompagne son mari aux champs. Son aide est bienvenue car c’est la saison de la coupe. La charge de travail est à son maximum. Le « tchak, tchak » incessant des machettes rompent le silence de ce petit village si paisible d’ordinairement. Les charrettes sont ensuite chargées et le lent cheminement à destination de l’usine sucrière commence. Jessica hume à pleins poumons cette odeur fruitée de la canne coupée, si enivrante, en cette saison. Juste pour satisfaire un peu sa curiosité de gamine, elle voudrait accompagner Cassam aux champs un jour. Mais pour le moment elle les suit du regard quand ils empruntent, à petits pas, en file indienne, le chemin de terre qui traverse les plantations, le père en chef de file, suivant la trace de ses aïeux qui ont foulé ce sol des années auparavant croyant fermement en un avenir meilleur. L’arrière-grand-père faisait partie du contingent des laboureurs engagés sous contrat arrivés sur l’île pour remplacer la main-d’œuvre servile dans les plantations sucrières après l’abolition de l’esclavage. Il travailla à la force de ses bras, devint par la suite un petit-planteur, agrandissant son lopin de terre au fur et à mesure de ses moyens pour finalement acquérir suffisamment de terres à cultiver et mener une vie décente.

Les jours se succèdent. Jessica progresse à tâtons tout au long des rives de sa destinée. Les règles strictes de Mamie ponctuent le chemin. Désormais, la peur ressentie, au premier contact avec Mamie, fait partie intégrante de sa vie. L’une ordonne, l’autre obéit. Mamie a toujours raison, Jessica a toujours tort. D’ailleurs, aux yeux de Mamie, un enfant a toujours tort ! Alors Jessica se miniaturise pour déranger le moins possible. Elle s’enferme dans son monde à elle. Un monde qu’elle se construit au jour le jour, sans aide et sans repère.

Cassam devient « l’ami » de Jessica. Son rayon de soleil dans ce monde si dur. Son rire ainsi que son jacassement incessant la comblent de joie. Elle guette son retour des champs avec impatience. La mutilation de toute vie affective, alors qu’elle est à l’aube de l’éveil, la propulse dans un schéma très perturbant. Chaque marque d’intérêt, lui porté, si léger soit-il, prend à ses yeux une forme d’affection. Une petite tape sur la joue, l’affleurement d’une boucle de ses cheveux, un clignement des yeux, tout cela la comble de joie. Elle se dit que si on lui donne de l’affection elle doit être reconnaissante. Alors elle est reconnaissante. Si Cassam veut faire le tour de l’étable, elle le suit sagement. Cela lui fait un bien fou de faire plaisir à son ami. Elle l’accompagne lors de ses visites aux cochons autant de fois qu’il le veut. L’odeur et la saleté ne la dérangent plus maintenant. Elle les a apprivoisées pour son premier ami, le guide de ses premiers pas dans le monde d’adultes. L’Univers n’abandonne pas ses enfants. Il place des guides sur leur chemin. Il appartient à chacun de suivre ou d’ignorer le sien !

La semaine dernière, Mamie s’est mise à sa machine à coudre. Elle a confectionné un sac en toile de coton vert parsemé de fleurs blanches. Le premier cartable de Jessica. Il est beau et Jessica est fière de l’accrocher à l’épaule quand elle prend le chemin de l’école. En cours de route, elle le tâte souvent pour vérifier que l’ardoise toute neuve et le crayon sont toujours bien là. Les mots de Mamie résonnent encore à ses oreilles :

— Fais attention à tes affaires. Si tu les casses ou si tu les perds, tu n’en auras pas d’autres.

Jessica mise sur la prudence. Sa tartine beurrée au « blue band » gît aussi là au fond du sac. Elle la mangera quand sonnera la cloche. Elle fera comme les autres petits écoliers. Mamie a aussi ajouté une moque (tasse en fer blanc) dans le sac. Elle s’en servira pour réceptionner le lait chaud distribué aux élèves deux fois par jour.

Tous les jours, Jessica rejoint le groupe d’enfants au bout du sentier. Ils se rassemblent ici et empruntent la route Saint-Paul qui les mène à l’école. Une fillette à peine plus âgée que Jessica conduit ce petit monde. Un jour, Jessica a juste eu envie de courir un peu, car elle aime ça. Ce fut rapporté à Mamie. À la suite de la raclée encaissée ce jour-là, elle n’a plus jamais osé désobéir.

Jessica s’est fait beaucoup d’amis en classe. Son préféré se nomme Marc ! Ils sont assis côte à côte. C’est un beau gamin avec de longs cheveux châtains, retenus en queue de cheval. C’est le fils de l’institutrice. Un matin, elle est en retard pour donner cours. En attendant, Marc ôte un sucre d’orge de sa poche, le casse en deux et offre un morceau à Jessica. Elle est toute contente et elle le remercie de sa gentillesse. Elle le prend dans ses bras et lui colle une bise sur la joue. Les élèves qui ont assisté à la scène se mettent à huer et à se moquer de Marc. Le voilà qui se met à pleurer. Entretemps, sa mère arrive. Elle est tout énervée, déjà par son retard. Elle cherche à connaître la raison de tout ce chahut. Chaque élève essaie de donner sa version, ce qui devient compliqué. Exaspérée, elle entend seulement le nom – Jessica –. N’y comprenant rien elle déduit que Jessica a fait le pitre au profit de son fils. Comme punition, la fillette doit rester debout sur sa chaise devant toute la classe jusqu’à la récré. Elle reçoit deux coups de règle dans la paume droite et elle doit faire des excuses à Marc et promettre de ne plus recommencer. Elle sera aussi privée de lait aujourd’hui.

La situation paraît très injuste à Jessica qui n’a rien fait de mal. Elle a simplement voulu remercier Marc pour le sucre d’orge. Perchée sur sa chaise, elle perçoit les moqueries des autres élèves et leurs ricanements lui font mal. Elle a hâte que la situation prenne fin. Bien sûr, on ne parle que de ça à la récré. Elle avale un verre d’eau du robinet en regardant sa classe faire la file pour remplir leur tasse de lait. C’est très dur à quatre ans, de devoir faire face à une telle injustice et ne pas pouvoir se faire entendre. Mais Jessica sait que le pire reste à venir.

En effet à la fin de la journée, à peine arrivés devant la maison, tous les enfants trépignent d’impatience. Ils ont quelque chose à raconter à mam’zelle Marie. Debout dans l’encadrement de la porte Mamie regarde ce petit monde qui gesticule. Elle ne comprend pas ce qui se passe exactement mais comme tous pointent le doigt vers « Jessica », elle aussi suppose qu’elle doit sûrement être fautive de quelque chose. Son regard vire au noir en entendant – Jessica – punie – Jessica – punie – sur la chaise. Cela lui suffit. Sans même accorder l’aumône d’un regard ou d’une parole à Jessica, elle la hisse dans la chambre et attrape le rotin accroché au mur. Les coups pleuvent sur la peau.

— Tu me fais honte ! Je t’ai dit que tu dois obéir et oublier tes vilaines manières ! Ce n’est pas chez moi que tu as été élevée ainsi. Tu n’en fais qu’à ta tête, mal élevée ! Mais je te répète. Tu as intérêt à filer droit ou je te briserai !

À travers ses larmes, Jessica aperçoit au loin ses compères collés l’un à l’autre. Ils ont peur mais ils ne rateraient pas la scène pour tout l’or du monde. Ce n’est pas la première fois qu’ils voient Jessica recevoir des coups mais aujourd’hui c’est spectaculaire et surtout ils sont aussi un peu « acteurs » ! Les coups sont pénibles pour Jessica, mais l’humiliation verbale blesse encore plus profondément et plus douloureusement. Chaque infime partie de son être en est imprégnée. Mama Cassam, qui suit la scène de sa varangue vient supplier mam’zelle Marie.

— Arrête batte pitit là – zenfant ça (arrêtez de la frapper – ce n’est qu’un enfant).

C’est comme s’adresser à un mur. Mam’zelle Marie ne reçoit jamais d’ordre ! Alors elle tape. Les traces de coups sont visibles. Mais qu’importe, lors de la visite de son père à la fin du mois, Jessica porte un gilet sur sa robe, cachant ainsi les zébrures sur ses bras. Mamie déclare haut et fort qu’à cause de la petite brise, Jessica pourrait attraper un rhume. Jessica sait que de toute façon, même si cela se voit, une explication inventée de toute pièce sera si bien présentée qu’elle sonnera plus vraie que vraie. Elle est l’insolente qu’on doit briser et l’enfant qu’on doit mater ! Désormais, malgré son jeune âge, Jessica est consciente que la violence fait partie intégrante de la vie, la violence physique et pire la violence morale. Une violence qui saccage petit à petit l’identité profonde d’un être et encore pire quand cette violence est accompagnée d’une volonté de domination et d’humiliation.

Depuis quelques jours, Jessica ne se sent pas bien. Ce matin, elle vomit tout son petit déjeuner. Elle ne va pas en classe. Elle va aux latrines faire sa grande. Elle a l’habitude de regarder dans le trou, car elle a une frousse bleue de ces vers blancs qui grouillent là tout au fond. Elle les imagine en train de grimper le long de la paroi et venir hisser ses pieds pour l’ensevelir avec eux et la grignoter morceau par morceau. Mais aujourd’hui, elle est pressée, elle n’a pas le temps de les regarder. Elle s’accroupit et elle commence à pousser. Soudain – oh quelle horreur ! Elle est pétrifiée. Tétanisée, elle ne bouge plus. Elle crie. Mamie arrive.

— Qu’est-ce qui se passe. Tu as vu le diable ?

Montrant sa grande :

« Là, là, il y a un ver… un ver. J’ai peur. Je veux qu’il parte. »

Mamie la tient fermement par les épaules au-dessus du trou.

— Ben quoi ! pousse alors !

Elle pousse, nouveau cri de terreur, le ver enroulé autour de sa grande se met à bouger. C’est la fin ! Il va la manger toute crue !

— Pousse et dépêche-toi, ou je te laisse te démerder toute seule.

Ah non, pas question d’être seule avec ces bestioles ! Impossible ! Elle ferme les yeux, s’agrippe et pousse de toutes ses forces. Le paquet tout frais va rejoindre leurs compères au fond du trou. Ceux-ci sont plus gros et Jessica les voit nettement se débattre et se faire une place là dans la bouillie. À peine fini, elle détale à travers champ et se met à l’abri à la maison. Malheureusement pour Jessica ce n’est que le début des misères. Ces vermines squattent entièrement son corps. Sa nourriture devient leur nourriture. Ils adorent l’odeur du lait et raffolent du sucre. Dès que Jessica se nourrit, ils remontent et viennent s’abreuver. Ce qui provoque à coup sûr des vomissements à répétition, ils atterrissent sur le sol de la chambre et se faufilent entre les lattes du plancher. Jessica maigrit et elle est très mal en point, son estomac rejette toute nourriture ou boisson.

Mamie craint le pire. Jessica va-t-elle rejoindre ses frères et sœurs, tous partis très tôt ? Elle abaisse d’un cran son degré d’autorité. Elle conduit Jessica chez le pharmacien « Mayaram » à Vacoas qui assume aussi un rôle de « médecin » du village.

— Il faut la purger et essayer que son estomac retienne un peu de nourriture. C’est important, elle doit reprendre des forces, elle est trop affaiblie !

Édouard vient voir sa fille à la fin du mois. Jessica entend leur conversation et Mamie qui déclare.

— Nous ne pouvons rien faire d’autre, qu’attendre et voir comment la maladie va évoluer. C’est sûrement par manque de soins « d’avant ». Dieu seul sait comment elle a été nourrie et soignée. Tu le sais tous les autres n’ont pas survécu !

Jessica ne comprend pas ce que ça veut dire « avant » et « les autres pas survécu ». Elle est simplement rassurée. Son père est là !

— J’espère qu’elle s’en sortira. Il ne me reste qu’elle.
— Ne t’en fais pas. Elle s’en remettra, j’en suis sûre. Elle est plus forte qu’on ne le pense. Il nous faut seulement être patients.
— Que Dieu vous entende, Marie. Qu’il vous entende !

Maurice est en pleine période d’après-guerre. Le boom sucrier n’y est plus. Des familles franco-mauriciennes, grands propriétaires d’usines sucrières désertent l’île après morcellement et vente de leur terre agricole. Le chômage fait des ravages. La pauvreté sévit et la population en subit les conséquences. Des petits villages de pêcheurs et d’ouvriers ruraux voient le jour. Ce sont des cases, apparentées aux taudis, montées dans des quartiers sans égouts ni eau potable. L’insalubrité reste la cause majeure des difficultés de la vie quotidienne du plus grand nombre des habitants de l’île. Un nombre inquiétant de personnes dans la « fleur de l’âge » décèdent de misère et de manque d’aliments plus que de maladie. Toute une portion de la population n’ayant pas accès à la terre leur permettant de subsister, grâce à des potagers/jardins, paie des prix exorbitants pratiqués par les boutiquiers dans ces temps de rationnement imposé pour leurs denrées alimentaires. L’heure est à la débrouille.