Les Leçons de la guerre et l'âme des héros - Philip Eléonore Desprels - E-Book

Les Leçons de la guerre et l'âme des héros E-Book

Philip Eléonore Desprels

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Extrait : "De toutes les influences capables de concourir à la formation d'une bonne armée, la plus efficace est sans contredit celle du chef qui la commande : "Les meilleures troupes", – disait Napoléon à Sainte-Hélène, – "ont été les Carthaginois sous Annibal, les Romains sous les Scipions, les Macédoniens sous Alexandre, les Prussiens sous Frédéric...""À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN : Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants : • Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin. • Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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CHAPITRE PREMIERIntroduction

Influence du commandement sur la valeur du soldat. – Analogies de caractère des grands capitaines. – Elles sont étudiées dans ce livre. – Les guerres peuvent encore être de longue durée. – Opinion de Hoche contraire à l’élection des grades. – Une guerre de six mois peut révéler de bons généraux et de grands capitaines. – La paix peut aussi les faire pressentir. – Hoche se révèle par ses écrits. – Ce livre traite également des principaux usages et préceptes de la guerre. – Il recommande la tolérance à l’égard de certains défauts professionnels. – Opinion de Plutarque sur ce point. – Programme de ce livre.

De toutes les influences capables de concourir à la formation d’une bonne armée, la plus efficace est sans contredit celle du chef qui la commande : « Les meilleures troupes », – disait Napoléon à Sainte-Hélène, – « ont été les Carthaginois sous Annibal, les Romains sous les Scipions, les Macédoniens sous Alexandre, les Prussiens sous Frédéric… » Une nation guerrière, qui veut combattre ses ennemis avec avantage, doit donc, avant tout, favoriser l’essor des bons généraux et des grands hommes de guerre.

En feuilletant l’histoire, on remarque dans l’esprit des héros des analogies nombreuses et frappantes. L’unité de leur caractère apparaît avec une telle évidence, que tous semblent appartenir à une même famille, à une même race exempte de tout mélange. De là, certains indices dont il peut être avantageux de tirer parti, soit pour confier à des mains habiles le commandement des armées, soit pour recourir au mode d’avancement le plus propre à révéler promptement de grands généraux. Cette question intéressante occupera une grande place dans ce livre. En étudiant le caractère des grands capitaines, nous mesurerons l’importance de leurs facultés dominantes, et les leçons du passé nous conduiront ainsi à la composition des cadres de l’état-major général d’une armée.

On objecte volontiers aux tentatives de ce genre l’influence des gros effectifs modernes sur la faible durée des guerres, et par suite la difficulté de discerner les hommes capables de commander. Cette difficulté n’est pas insurmontable ; car il est possible, même pendant la paix, de pressentir la valeur de bons généraux. Il suffit d’ailleurs de se souvenir de la longue durée de certaines guerres, malgré des effectifs nombreux, portés jusqu’à l’épuisement, pour comprendre ce qu’il y a d’exagéré dans une pareille objection. La guerre de Crimée, la guerre d’Espagne commencée en 1808, la guerre de 1792, et enfin la guerre de Sept ans, se prolongent pendant plusieurs années, malgré d’énormes effectifs.

La guerre récente des Balkans n’est pas l’affaire d’une seule campagne. Il faut en outre une campagne d’hiver, toute l’inertie de la Porte, et de nouveaux chefs, pour donner raison aux gros bataillons.

La guerre de 1870, qui dure six mois, pouvait aussi se prolonger : une mobilisation imparfaite ; le défaut d’approvisionnement de Paris, d’où l’on néglige d’expulser les bouches inutiles ; l’élection des grades qui compromet la valeur de nos armées de nouvelle formation, et d’autres fautes faciles à éviter, ont singulièrement favorisé l’ennemi et abrégé la durée de cette guerre.

Les guerres, quoi qu’on en dise, peuvent donc se prolonger encore, et il en est habituellement ainsi :

1° Lorsque les adversaires sont d’un ordre secondaire, incapables de frapper de grands coups, d’en profiter et de les rendre décisifs ;

2° Lorsque l’un d’eux, grand capitaine, est en butte à des ennemis nombreux, qu’il doit nécessairement laisser respirer en courant de l’un à l’autre ;

3° Enfin lorsque l’énergie nationale entre en action.

Une guerre de six mois d’ailleurs suffit, et au-delà, pour mettre en évidence de bons généraux, de bons officiers, capables de bien commander plus tard une division ou un corps d’armée. Il ne faut donc pas désespérer, s’endormir dans des traditions funestes, et renoncer à tout espoir de voir surgir des généraux de grande valeur.

Quant aux grands capitaines destinés à transmettre à la postérité le souvenir de leur gloire, le temps pour eux est presque inutile. Ces hommes exceptionnels sortent tout armés des mains de la nature, comme Minerve de la tête de Jupiter. Cette allégorie de l’antiquité est absolument vraie. Alexandre et Condé qui débutent dans l’adolescence ; Scipion qui, avant de commander, n’avait assisté qu’à des désastres, dans des positions secondaires ; Napoléon, Hoche et tant d’autres, étaient grands capitaines avant d’avoir commandé. L’étude, facilitée par le coup d’œil, dirigée par le jugement, provoquée par l’ambition et par les instincts de la guerre, leur avait tout appris.

Hoche, comme d’autres, s’était formé pendant la paix. Il se révélait étant sous-officier : « Au commencement de la guerre, dit Carnot, Hoche, étant encore peu connu, envoya au Comité de salut public un mémoire sur les moyens de pénétrer en Belgique. Quand j’eus lu ce mémoire, je dis par forme de conversation au Comité : Voilà un sergent d’infanterie qui fera du chemin. Mes collègues me demandèrent de qui je parlais : Amusez-vous, leur dis-je, à parcourir ce mémoire, sans être militaires, il vous intéressera. Robespierre le prit ; quand il l’eut achevé, il dit : Voilà un homme excessivement dangereux. Et je crois que c’est de ce moment même qu’il résolut de le faire périr. » (TISSOT, 205.)

Ce mémoire nous indique l’influence de ces travaux volontaires, auxquels l’académie de guerre de Berlin attache avec raison une grande importance. Il décida de l’avenir de Hoche. Carnot, qui avait les coudées franches, eut l’œil sur lui et lui ménagea un avancement rapide. En face d’une loi imposant à chacun un long stage dans chaque grade, Hoche, déjà pressenti à la suite de travaux importants, pouvait mourir avant d’avoir commandé.

Nous reviendrons sur ces diverses questions. En attendant, il nous sera permis d’affirmer, dès ce moment, que le travail et l’étude peuvent, pendant la paix, déceler des hommes capables de commander. Il peut en exister dans tous les rangs de la hiérarchie militaire, pourvu qu’un système d’élimination inconsciente ne les éloigne pas trop de la tête de l’armée.

La lecture de ce livre, – si nous ne sommes pas aveuglés par l’illusion, – pourra éclairer à leur début les hommes capables de s’illustrer. Elle leur révélera promptement les grandes aptitudes militaires qui agitent confusément leur âme. Elle leur inspirera de bonne heure la confiance nécessaire au commandement, et même le goût de l’étude attaché au désir de se connaître.

D’autres, moins heureusement doués, pourront ainsi juger par comparaison de leur infériorité relative, et se résoudre à la modestie d’un rôle subordonné. Cette modestie, très rare dans les armées, devrait naturellement s’imposer à ceux qui reconnaîtraient, soit à l’impuissance, soit même à la révolte de leur organisation, toute la distance qui les sépare d’un grand capitaine. C’est ainsi que la notion du caractère des héros pourrait contribuer à mettre chacun à sa place.

Dans cette étude, nous mettrons successivement en évidence les principaux usages et préceptes de la guerre, si souvent oubliés à la suite de longues paix. Ces usages et préceptes, ces secrets de l’art, que Napoléon recommande de surprendre, enlisant et relisant l’histoire des grands hommes de guerre, sont étudiés avec soin dans les écoles militaires de la Prusse. Cette nation les connaît mieux que tout autre peuple. Il était bon d’en parler, et ce n’est pas là un des moindres objectifs de cet écrit.

Certaines conséquences de ce livre apparaîtront facilement. Il s’en dégagera particulièrement la nécessité d’une grande tolérance à l’égard des militaires, dont il faut savoir supporter quelques défauts professionnels, sauf à en contenir l’explosion et les écarts par des rigueurs tempérées, en vue de la discipline, sans pour cela briser leur carrière ni arrêter leur avancement.

Si, en effet, – et rien n’est plus certain, malgré quelques exceptions rares et constatées, – le courage qui porte à la résistance, à l’agression en face de l’ennemi, inspirait aussi l’esprit de résistance, de contradiction, d’opposition dans les circonstances ordinaires de la vie, il faudrait bien se résoudre à ne pas retarder l’avancement d’un militaire en raison de ce défaut, plus apparent que réel ; défaut qui devient à la guerre une qualité de premier ordre.

Plutarque nous ouvre cette voie de la tolérance, si nécessaire à la bonne composition des cadres supérieurs d’une armée : « Si quelqu’un, dit-il, avait tué Miltiade pendant qu’il exerçait une première fois la tyrannie en Chersonèse ; si quelqu’un avait poursuivi en justice et fait condamner Cimon quand il vivait avec sa propre sœur ; si Thémistocle, à la suite des excès de table auquel il se livrait, et de ses actes scandaleux en pleine place publique, avait été, sur la proposition de quelqu’un, privé de ses droits de citoyen, comme le fut plus tard Alcibiade, ne seraient-ce pas de glorieux exploits perdus pour nous que les victoires de Marathon et d’Eurymédon, que le brillant fait d’armes d’Artémisium ?…

C’est que les grandes natures ne produisent rien de médiocre. En raison de leur véhémence, ce qu’elles ont de fort et d’énergique ne reste point oisif. Elles sont tumultueuses et agitées tant qu’elles n’ont pas pris une assiette solide et composé leurs mœurs… Il se produit, au début, dans les grandes âmes une foule de passions fâcheuses et mauvaises que nous croyons devoir anéantir et réprimer, parce que nous ne supportons pas d’abord ce qu’elles ont de rude et de blessant. Mais un juge mieux éclairé sait reconnaître, même à ces imperfections, la bonté et la générosité. Il attend l’âge où la raison viendra prêter son concours à la vertu… »

Malgré quelques exceptions, la vérité de ces réflexions de Plutarque, au sujet du désordre des héros pendant leur jeunesse, se vérifie si souvent qu’elles ne sauraient être prises en trop sérieuse considération. Sans chercher trop loin, Frédéric le Grand, Cromwell et d’autres seraient dans ce sens des exemples assez probants.

Afin d’analyser plus facilement le caractère des héros, nous étudierons d’abord leurs attributs les plus importants, attributs inséparables de leur grande valeur.

Après quelques mots sur le génie, don multiple, peu saisissable, qui semble viser la réunion d’un grand nombre de qualités distinctes, cette étude traitera séparément des facultés ci-après :

Le jugement, don supérieur, souvent condamné à l’impuissance dans les organisations vulgaires, mais capable de subordonner les facultés d’un grand capitaine.

La circonspection, faculté importante, commune à tous les héros, à tous les hommes à grandes vues, à grands et longs projets. Elle contient à propos l’audace et le courage du général, même au milieu de l’action. Elle le porte à mûrir ses projets, à envisager les conséquences de ses actes. Elle lui inspire également des soupçons salutaires et le préserve des embûches.

La ruse, considérée par Xénophon comme la première qualité d’un général.

Le coup d’œil, qui facilite la lecture des cartes, l’exploration d’un terrain, l’étude des ouvrages militaires, et même la prompte appréciation des incidents du champ de bataille ou de l’état moral des combattants.

L’amour de la gloire, impulsion souveraine assez puissante pour exciter l’homme aux actions mémorables. Soutenue par l’espérance et l’orgueil, elle porte les héros aux grandes entreprises.

La destruction, faculté bien dure, considérée par Machiavel, et même par Napoléon, comme une des principales causes de tout succès. Elle porte avec elle la sévérité, la discipline, l’exemple, l’épouvante, indispensables à toute conquête. Masquée par le désir de plaire, par l’élévation des sentiments, elle disparaît à propos pour donner accès à la séduction, à l’art de gagner les cœurs, de faire oublier des rigueurs nécessaires.

Le courage, qualité essentielle, peu commune, quoi qu’on en dise, et qui sans contredit est un des attributs les plus nécessaires à un grand capitaine.

La soif de l’or, défaut assez habituel de notre espèce, et dont les grands hommes de guerre sont loin d’être exempts.

Pour appuyer la théorie par l’exemple, nous ferons suivre cette analyse des esquisses de quelques héros, esquisses ayant surtout pour objet les particularités du caractère.

Nous dirons aussi quelques mots des bons généraux ordinaires, qu’une opinion étrange voudrait appeler aujourd’hui au commandement des armées.

Enfin cette étude se terminera par l’exposé de quelques conséquences naturelles, de quelques considérations générales relatives à l’armée.

Il était difficile de parcourir ce programme, sans rencontrer quelques intérêts légitimes. Néanmoins, nous l’espérons, ce livre, respectueux pour nos gloires nationales, étranger à toutes questions politiques, à tous les intérêts des partis, ne froissera aucune susceptibilité contemporaine. Nous avons mis le plus grand soin à éviter cet écueil, et nous croyons avoir réussi, sans cesser d’être vrai. Cette condition essentielle de tout écrit sérieux s’affirmera par des preuves incontestables. Nous les rencontrons incessamment, et sans y songer, dans les ouvrages qui nous tombent journellement sous la main. C’est là un caractère distinctif de la vérité. Dès qu’on la possède, elle se montre partout, même quand on s’y attend le moins. Nous serons heureux de lever à cet égard tous les doutes du lecteur, de répondre à toutes ses objections, lorsqu’elles reposeront sur des faits et non sur des abstractions.

CHAPITRE IIGénie

Les anciens attribuent les succès à la Fortune. – Quelques mots de Napoléon sur le génie de la guerre. – Qualités du général d’après Tamerlan. – La rapidité de conception, pas plus que le coup d’œil ou la mémoire, ne saurait constituer le génie de la guerre. – Le mot Génie appliqué à un grand capitaine est vide de sens.

Les anciens se rendaient facilement compte des succès continuels des grands capitaines. Le héros favori de la Fortune pouvait impunément faire de grandes fautes ; cette capricieuse déesse était pour lui d’une tendresse sans pareille. Faisant trêve à son inconstance, elle le tirait toujours d’embarras. « Une fois, dit Valère-Maxime, qu’elle a pris sur elle d’oublier sa malignité, elle ne se contente pas d’accumuler sur son favori ses plus grands biens, elle lui en laisse encore la possession pour toujours. » (VII, I.)

Rien de plus simple que cette manière d’expliquer les faits accomplis, dont on ne comprend pas la cause. Quinte-Curce a souvent recours à une explication de ce genre au sujet des succès continuels d’Alexandre. Plutarque, au contraire, fier du héros de la Grèce, le met sans cesse en opposition avec la Fortune qu’il domine par son mérite. Cependant, il n’a plus les mêmes égards pour les héros de Rome : Sylla, César et autres. La Fortune, à ses yeux, les comble de ses faveurs. Il imagine une explication pour chaque cas : Pompée réalisa tous ses exploits « parce que, dit-il, il était secondé de la fortune publique ; mais depuis il a été abattu par sa destinée personnelle. » (Morales,… Fortune…)

Le temps a fait justice de la Fortune et des autres dieux de l’Olympe ; mais la question n’est pas plus avancée pour cela. Nous accordons aujourd’hui aux guerriers illustres un privilège spécial, don des esprits supérieurs, Génie, qui les dirige dans leur carrière et préside à leurs actions. Nous les admirons trop souvent sans les comprendre, sans songer à ces détails minutieux dont ils doivent s’occuper sans relâche sous peine d’être vaincus. Cette admiration peu éclairée doit nécessairement se traduire par des mots nuageux ; et quoi de plus nuageux en effet que cette expression, en vertu de laquelle un grand capitaine devient un homme de génie ; c’est-à-dire un homme dont les diverses facultés nous sont inconnues ! C’est à regretter l’explication naïve de l’antiquité.

Napoléon, analysant les campagnes de Turenne, essaye en vain d’éclairer la question : « Achille, dit-il, était le fils d’une déesse et d’un mortel : c’est l’image du génie de la guerre. La partie divine, c’est tout ce qui dérive des considérations morales, du caractère, du talent, de l’intérêt de votre adversaire, de l’opinion, de l’esprit du soldat, qui est fort et vainqueur, faible et battu, selon qu’il croit l’être ; la partie terrestre, c’est les armes, les retranchements, les positions, les ordres de bataille, tout ce qui tient à la combinaison des choses matérielles. » (Ch. VIII, XVIe Obs.)

Ces paroles de Napoléon renferment à la vérité de grandes leçons dignes d’être méditées. Elles révèlent l’importance de deviner l’adversaire, la nécessité de soutenir le moral du soldat, de lui inspirer confiance, de ne pas lui laisser croire qu’il est inférieur en nombre à l’ennemi. En faisant entrer les considérations morales dans la partie divine de l’art, ce grand homme fait pressentir l’erreur vers laquelle on tend aujourd’hui, en laissant dans l’ombre les moyens moraux essentiels à la guerre, pour leur préférer la tactique et l’art d’usiner. Ces moyens matériels sont assurément très utiles ; mais ils ne marchent qu’au second plan.

Quoi qu’il en soit, l’allégorie à laquelle Napoléon a recours est loin de donner une idée satisfaisante du génie de la guerre, c’est-à-dire des facultés d’un grand capitaine. Il tente inutilement de se faire comprendre par un exemple :

« En revenant, dit-il, le même jour dans son camp, il (Turenne) côtoya les lignes des Espagnols à portée de mitraille ; elles tirèrent, lui tuèrent quelques hommes, ce qui excita des observations de la part des personnes qui l’accompagnaient ; à quoi il répondit : Cette marche serait imprudente, il est vrai, si elle était faite devant le quartier de Condé ; mais j’ai intérêt à bien reconnaître la position, et je connais assez le service espagnol pour savoir qu’avant que l’archiduc en soit instruit, qu’il ait fait prévenir le prince de Condé et ait tenu son conseil, je serai rentré dans mon camp. Voilà, ajoute Napoléon, qui tient à la partie divine de l’art. » (Ch. IX.)

Ce grand homme avait la comparaison facile et se laissait aller volontiers à de brillantes images. Malgré son imposante autorité, il est permis toutefois de ne pas être satisfait de cette explication sommaire. Dans cette reconnaissance militaire faite à la barbe de l’ennemi, il est facile d’entrevoir certaines qualités de Turenne : un grand jugement, un esprit d’observation, une audace raisonnée qui l’aide à mesurer à sa juste valeur un danger restreint, plus gros en apparence qu’en réalité. Quant au côté divin du génie de la guerre, il disparaît pour faire place à ces qualités plus facilement perceptibles.

Tamerlan, capitaine des plus illustres, dont l’opinion sur les facultés de l’homme de guerre nous est parvenue, se donne la peine d’énumérer ces facultés : « J’exigeai dans ces nouveaux émirs », – dit-il dans ses Instituts, – « la noblesse de la naissance jointe à celle de l’âme, l’intelligence, la ruse et l’audace, la bravoure et la prudence, la résolution et la prévoyance, la persévérance et une profonde réflexion… Ces trois cents émirs étaient pleins de jugement et doués de tous les talents nécessaires dans la paix et dans la guerre… »

Voilà bien les qualités du général ; elles sont énoncées clairement. Le héros asiatique évite avec raison de les résumer par un mot vide de sens. Parlant à ses fils, dans une œuvre qui peut être considérée comme son testament politique, il veut être compris ; aussi ne se contente-t-il pas de leur dire qu’il choisissait des hommes de génie pour le seconder.

La rapidité de conception qui permet de saisir promptement l’à-propos, d’embrasser à la fois mille questions diverses dans leur ensemble et dans leurs détails, ne donne pas une idée du génie de la guerre. Cette faculté cependant, apanage d’un grand nombre de héros, leur est assurément fort utile. Elle apparaît avec évidence dans l’organisation de Thémistocle, Alcibiade, Philippe. César, Gustave, Frédéric et Napoléon. D’autre part quelques grands capitaines, tels que Pompée, Turenne, Eugène, Wellington… ont pu se passer de cette brillante qualité sans trop d’inconvénient. Elle ne saurait donc caractériser ce génie de la guerre, auquel s’imposent tant d’autres conditions.

Les merveilles du coup d’œil et de la mémoire, qui sans doute ne font pas défaut à la plupart des grands capitaines, ne suffisent pas plus pour caractériser un général de génie.

À de pareils avantages le guerrier qui ne réunit pas la passion de la gloire est toujours disposé à ne rien entreprendre et à faire la partie belle à son adversaire.

Si les instincts destructeurs lui font défaut, il cède facilement à des sentiments de pitié hors de saison ; il n’a ni vivres ni discipline ; il gaspille son armée sur ses derrières, pour contenir les populations ennemies.

S’il n’est ni pénétrant, ni rusé, ni dissimulé, il tombe dans tous les pièges, et son adversaire peut impunément tout entreprendre contre lui.

S’il n’est pas circonspect, impénétrable, il est deviné, percé à jour et l’ennemi connaît tous ses projets. Il peut aussi se perdre par une aveugle témérité.

S’il n’a pas l’avantage d’un grand jugement, il s’égare dans de fausses mesures et ne prend jamais le meilleur parti.

Enfin, si le courage lui manque, le danger et même les évènements imprévus, si fréquents à la guerre, le déconcertent et le paralysent. Son armée, qui a l’œil sur lui, devine ses craintes et son embarras : elle se croit vaincue.

En butte à de pareilles lacunes, et malgré tous les dons du coup d’œil et de la mémoire, un général est toujours battu. Or, les vaincus ont tort devant l’opinion, et le génie ne leur est pas accordé en partage. Avouons donc que le génie de laguerre appartient à celui qui fixe la victoire, à l’homme des succès nombreux ou continuels ; et, s’il en est ainsi, n’est-il pas superflu de définir ce général toujours vainqueur par un mot vide de sens ?

D’ailleurs, le mot génie, que nous n’emploierons plus désormais, est une expression un peu banale. On l’applique habituellement à la perfection de certains arts, tels que la peinture, la sculpture, la musique, la poésie. Il n’est donc plus à sa place lorsqu’il s’agit des grands capitaines, dont l’esprit est essentiellement positif, dont la grande valeur résulte, non pas d’un don naturel unique, mais d’un ensemble de facultés nombreuses, puissantes et bien équilibrées. Ces facultés d’ailleurs sont loin de répondre toutes à l’idée que l’on se fait habituellement de la perfection.

Au-dessus d’elles, et en première ligne, plane la faculté directrice sous le nom modeste de justesse d’esprit ou jugement. Nous essaierons de l’aborder aux chapitres suivants.

CHAPITRE IIIJugement

Exposé de la question. – Sujets à traiter.

Si les facultés intellectuelles avaient pour mesure l’opinion favorable que chacun a de soi ; la justesse de l’esprit ou le jugement, suivant une remarque de Descartes, serait une faculté très répandue parmi les hommes : tous sont convaincus de la vérité de leurs propres appréciations. Un homme peut bien en effet reconnaître qu’il n’a pas une vocation prononcée pour le dessin ou pour les sciences exactes : ses études infructueuses, comparées à celles de condisciples mieux doués, ont apporté la conviction dans son esprit. Il craindrait de lutter contre l’évidence et d’encourir le ridicule, en refusant d’avouer une certaine infériorité relative. Un autre a longtemps essayé du barreau aux dépens de ses clients ; un troisième chante faux en dépit de tous ses efforts. Sur tous ces points et sur mille autres, il faut bien se résoudre à rester dans l’ombre et à céder le pas aux plus habiles.

Lorsqu’il s’agit du jugement, il n’en est plus ainsi : comment en effet consentir à reconnaître comme erronés nos propres arguments, nos opinions, surtout lorsque la preuve exacte ne peut pas être établie, lorsqu’il s’agit de matières qui ne se prêtent pas facilement aux démonstrations rigoureuses, telles que la politique, la religion, le libre-échange, etc. ? Sur ces divers sujets et sur tant d’autres, les adversaires peuvent discuter pendant des siècles, sans parvenir à se convaincre. Chacun d’eux croit avoir raison, c’est-à-dire juger sainement. Combien de lois, de règlements, de routes, de canaux, de chemins de fer, d’établissements publics, dont l’origine a été signalée par de longues discussions contradictoires, sans que la conviction ait pénétré immédiatement dans les esprits !

Mais le temps marche, les passions s’apaisent, l’expérience prononce, et la postérité, dans les questions importantes qui ont agité les esprits, peut voir plus clair que les contemporains. Lorsque l’histoire a conservé les pièces du procès, il devient quelquefois possible de discerner la vérité, et d’attribuer à chacun, quoique tardivement, la part de jugement qui lui est due.

Il en est ainsi de la question qui nous occupe : pour se convaincre de la supériorité de jugement des grands hommes de guerre, il est essentiel de les voir penser, parler, agir, non seulement pendant les derniers siècles de l’ère moderne, mais, mieux encore, pendant ces époques de l’antiquité dont la connaissance nous est parvenue avec un certain degré d’exactitude. Loin des passions de leurs contemporains, nous jugerons plus équitablement ces guerriers illustres, par les traces qu’ils ont laissées dans l’histoire. Telle erreur prétendue dont les anciens leur faisaient un crime, est devenue une vérité aujourd’hui et fait honneur à leur sagacité.

Nous ne mettons pas en doute leur grand jugement dans la plupart de leurs actes ; il serait donc superflu de procéder à de longues investigations à cet égard. Cependant il est des points sur lesquels ce jugement des guerriers illustres a pu sembler défectueux. On leur reproche, par exemple, une certaine tendance :

À croire à la fortune à la protection divine, à l’influence des astres, à leur étoile ;

À croire au fatalisme ;

À partager les croyances folles et superstitieuses de leur siècle.

Ce sont là des questions à examiner ; et cet examen, nous aimons à le croire, ne laissera subsister aucun doute sur la clairvoyance des héros.

CHAPITRE IVJugement (suite)

Opinion des grands capitaines sur la fortune, la protection divine, l’influence des astres ou leur étoile.

Les héros affichent ces croyances pour donner confiance aux populations et aux armées ; mais ils ne croient qu’à leur propre supériorité. – Exemples. – Digression sur Bonaparte à Chérasco. – Son aveu tardif à Sainte-Hélène. – Erreur des hommes les plus éminents. – Le bonheur constant est une preuve d’habileté. – La croyance apparente des héros à la fortune, etc., est loin d’entacher leur clairvoyance.

Les héros de l’antiquité emploient mille moyens pour donner confiance aux armées, aux populations, pour accréditer sur leur merveilleuse destinée une opinion favorable à leurs grands desseins. Ils se disent volontiers favorisés de la Fortune ; mais ils savent que penser de cette déesse, de ses caprices et de ses faveurs.

Les grands hommes de guerre de l’ère moderne suivent l’exemple de leurs devanciers, lorsque les circonstances le permettent ; mais ils ne croient cependant ni à l’astrologie, ni aux présages, ni à une protection spéciale de la divinité, et encore moins à leur étoile. Ils pensent, avec Polybe, que « la plupart des évènements militaires, ne sont heureux ou malheureux qu’en proportion de l’habileté ou de l’ignorance des chefs » (XI, II). Sur tout cela, l’histoire, malgré ses lacunes et ses erreurs, ne semble pas laisser place au doute.

Alexandre, fils de Jupiter et l’égal des dieux, ne néglige pas néanmoins d’accréditer la protection divine qui préside à ses succès. Dans les pages de ce livre, consacrées à l’étude du caractère de ce prince, nous le verrons toujours en rapport avec la divinité. Un oracle le proclame invincible. Les dieux, par le babil d’une hirondelle, le réveillent et l’avertissent de se tenir en garde contre une conspiration. Hercule lui apparaît en songe et lui ouvre les portes de Tyr. Ce grand roi cependant ne croit pas plus aux oracles qu’à la protection divine, mais seulement à lui-même et à sa grande valeur. Comme tant d’autres, il a recours à ces moyens pour inspirer confiance.

Annibal, après lui, considère la Fortune comme la marâtre de la prudence. N’est-ce pas assez dire qu’il croit à lui-même, à sa propre clairvoyance ; qu’il se croit capable de faire naître les succès, les évènements heureux ; et qu’il ne redoute rien, sinon ces incidents fortuits, que nulle prudence humaine ne saurait ni prévoir, ni conjurer ?

Scipion qui, au forum ou dans les camps, se donne invariablement pour le protégé des dieux, ne croit cependant qu’à lui-même, à son grand jugement, à son habileté et non à la Fortune. Il a soin dans sa correspondance de rétablir les faits et d’attribuer ses succès à des combinaisons humaines qui lui font honneur.

Polybe s’explique longuement, et avec un suprême bon sens, sur la fortune prétendue de Scipion, notamment à l’occasion de sa campagne de Garthagène. Après avoir exposé les vues judicieuses de ce jeune héros, il fait remarquer l’inconséquence de l’histoire : « Les historiens, dit-il, tombent d’accord que ce fut d’après ces réflexions que Scipion dressa le plan de la campagne ; et cependant, quand ils en ont fait le récit, sans apporter de raison plausible, bien plus contre le témoignage de ceux qui ont vécu avec ce général, ils rapportent, je ne sais comment, le succès de cette campagne aux Dieux et à la Fortune. Cela est formellement contraire à la lettre que Publius écrivit à Philippe, et dans laquelle il dit nettement que tout ce qu’il a fait en général dans l’Espagne, et en particulier le siège de Carthage-la-Neuve, il l’a fait d’après les réflexions que nous avons rapportées… » (X, II).

Sylla, ce favori supposé de la Fortune, ne croit pas plus que Scipion à sa divine protectrice. Nous insisterons bientôt sur son opinion à cet égard, et cette opinion n’avait pas échappé à quelques esprits clairvoyants de son époque : « Sa fortune, dit Salluste, ne fut jamais supérieure à son habileté, et bien des gens ont douté s’il devait plus à son bonheur qu’à son courage. » (Jug., XCV.)

César croit aussi à lui-même, à sa supériorité et non à la Fortune, qu’il invoque cependant à tout propos. Salluste, son ami, voit aussi clair dans son jeu que dans celui de Sylla : « C’était autrefois, lui écrit-il, une vérité reçue que la Fortune était seule en droit de donner les royaumes, les commandements, et tous les autres biens qui excitent si fort les désirs des mortels ;… mais l’expérience a montré qu’il n’y a de vrai que ce qu’Appius a dit dans ses vers : Chacun est l’artisan de sa fortune ; et tu en es la meilleure preuve, toi, César, qui as tellement surpassé les autres hommes, que nous nous lasserons plus tôt de louer tes actions que toi d’en faire de louables… » (2e lettre.)

« On parle beaucoup de la fortune de César, » – dit aussi Montesquieu, – « mais cet homme extraordinaire avait tant de grandes qualités sans pas un défaut, quoiqu’il eût bien des vices, qu’il eût été bien difficile que, quelque armée qu’il eût commandée, il n’eût été vainqueur, et qu’en quelque république qu’il fût né, il ne l’eût gouvernée… » (Gr. et Déc., XI.)

Folard pense de même : « Il faisait, dit-il, la guerre comme il voulait, et non comme il plaisait à la Fortune, dont il ne reconnut jamais la puissance pour le succès de ses entreprises. »

César cependant personnifie constamment la Fortune en parlant à ses soldats. À l’exemple de ses devanciers, il n’est pas fâché d’être, aux yeux de tous, le favori de cette déesse qui dirige à son gré les évènements. Après Dyrrachium, il console ses vétérans, et, pour eux, la Fortune ne peut être qu’une divinité.

Il leur dit : « qu’ils devaient rendre grâce à la Fortune d’avoir soumis l’Italie, sans répandre une goutte de sang ; d’avoir pacifié les deux Espagnes ;… qu’ils devaient enfin se souvenir avec quel bonheur ils avaient passé à travers les flottes ennemies ;… que, si tout ne réussissait pas, c’était à eux d’aider la Fortune, à force de courage et d’activité. » (III, LXIII.)

Ce grand homme, pour exciter ses soldats, affirme ainsi la protection de la Fortune, à laquelle cependant il ne croit guère. Croit-il donc à sa fortune, près de Lérida, lorsque, n’ayant ni ponts ni vivres, il construit secrètement des bateaux légers d’osier et de cuir qu’il fait transporter pendant la nuit à sept lieues de son camp ? Par ce moyen, il s’empare sur la rive opposée d’une forte position. Il peut en sûreté jeter un nouveau pont et rendre à ses légions la joie et l’abondance. Sa fortune n’est alors que son esprit d’expédients. Il trouve des ressources dans des circonstances difficiles où d’autres succomberaient.

Ce que César, comme d’autres, entend par sa fortune, c’est lui-même ; c’est sa propre habileté ; c’est l’influence qu’elle exerce autour de lui. Dans ce long enchaînement qui se confond avec la vie du monde, son organisation est loin d’être un anneau secondaire. À cet anneau, à César, viennent aboutir mille évènements divers, pour se modifier, s’infléchir selon ses vues ; et cette admirable organisation du héros devient ainsi une cause seconde des plus efficaces ; mais rien de plus : par l’hérédité et par mille liens divers, elle remonte, comme celle du plus humble mortel, à l’organisation de ses ancêtres, aux circonstances qui les ont entourés, et bien au-delà dans la série des âges.

Avec l’ère moderne, quelques changements de peu d’importance sont intervenus : la Fortune n’est plus une déesse ; néanmoins les héros suivent encore les saines traditions du passé. Orgueilleux comme leurs aînés, ils ont confiance en eux-mêmes, en leur propre supériorité : ils se croient également capables d’abuser des esprits vulgaires. L’histoire leur a révélé la pensée de leurs devanciers et la nécessité de s’aider de l’opinion ; aussi n’oublient-ils pas d’affirmer la faveur du ciel ou des astres, l’assistance divine qui les conduit et les protège, comme autrefois la fortune, de voir le doigt de Dieu dans leurs succès, et de lui en attribuer la gloire. Quelques exagérations cependant permettent de lire dans leur arrière-pensée.

Tamerlan a recours à l’influence protectrice des astres. Voltaire ne se trompe pas en attribuant à ce prince un esprit de tolérance pour toutes les religions ; mais il fait erreur lorsqu’il lui suppose un faible pour l’astrologie, qui semble avoir été pour lui un moyen de persuasion. Ce conquérant avait à lutter contre la superstition : avant de marcher contre Bajazet, ses troupes, ennuyées de ne pas revoir leur patrie, étaient mal disposées ; les officiers objectaient les mauvais présages. Pour changer de pareilles dispositions, Tamerlan fit appeler son astrologue pensionné, qui donna des présages favorables et parvint à rassurer les esprits.

Comme les héros de l’antiquité, dont il se fait lire l’histoire, ce grand homme imagine ainsi fort à propos les présages nécessaires à son armée ; mais il ne croit pas plus à l’astrologie qu’aux variations de sa bague, dont la pierre change de couleur lorsqu’on lui dit un mensonge. Dans de semblables apparences, il ne faut voir que des pièges fort utiles tendues à la crédulité publique.

Wallenstein entre dans la même voie, avec une telle habileté que l’histoire l’accuse d’avoir cru à l’astrologie. Néanmoins Argoli, son professeur, en jugeait autrement : « Argoli dit le prince de Ligne, qui connaissait mieux la terre que le ciel, découvrit aisément, sans consulter celui-ci, que l’ambition était le caractère dominant de son écolier. » (Mél. milit., t. XIX.)

Cela étant, qu’enseigne-t-il donc à son élève, sinon le métier d’astrologue, c’est-à-dire l’art d’abuser les esprits vulgaires capables de croire à l’astrologie ? Ce que Wallenstein apprend ainsi, c’est l’art de tromper les masses, d’encourager une armée par l’espoir du succès, de lui inspirer confiance. Ce grand homme appelle à lui l’astrologue Sani, moyennant un traitement convenu de trois cents thalers. À son arrivée, cet astrologue est agréablement surpris de recevoir pour solde deux mille thalers, payables par an et d’avance. Un semblable procédé lui dit clairement qu’il est le serviteur et non le conseiller de son général ; qu’il doit lire dans les astres des présages de commande favorables à ses succès.

En agissant de la sorte, Wallenstein copie Tamerlan et même Marius, qui se faisait constamment accompagner d’une prêtresse, chargée de répandre à propos des prophéties favorables aux succès des légions romaines. C’est ainsi que Marius, Tamerlan et Wallenstein prophétisaient par l’entremise d’autrui et s’aidaient d’influences surnaturelles, destinées à impressionner favorablement l’esprit superstitieux du soldat.

Gustave-Adolphe, cet illustre rival de Wallenstein, a recours à l’influence divine qui le conduit et le protège. Il se prosterne sur le champ de bataille de Leipzig, – comme plus tard Condé à Rocroy, – et remercie Dieu de sa victoire. Dans tous ses succès, il voit le doigt de Dieu et ordonne alors un jour de prières, d’actions de grâces et de jeûne. Sa piété est admirée de tous : « Elle était si extraordinaire », – dit Mauvillon, historien et admirateur de ce grand homme, – « que quelques-uns ont voulu l’attribuer à des vues humaines. Mais elle était trop simple pour ne pas être sincère. » (L. V, t. II, 305).

En exagérant ainsi sa piété, Gustave exalte les sentiments religieux du soldat et lui inspire confiance dans la protection divine. Ce héros, aspirant à l’empire, séduit en Allemagne catholiques et protestants. Il ménage si bien les consciences et les cultes, que le pape, sollicité par l’empereur de prendre en main la défense du catholicisme, refuse d’intervenir.

Cromwell suit la même voie, mais avec plus d’insistance et d’exagération. Il n’est pas une de ses harangues dans laquelle il n’attribue à Dieu tous ses actes et ses succès militaires. Pendant sa campagne d’Irlande, il exhorte le Parlement à rendre grâces à Dieu, l’unique maître de tout. En Écosse, sa victoire de Dunbar est l’œuvre de Dieu ; elle est merveilleuse : « Mon bon Monsieur, écrit-il, reportez-en toute la gloire à Dieu. »

À l’exemple de Scipion, ses entreprises résultent d’inspirations divines : lorsqu’il convoque le parlement Barebone, dont il a nommé lui-même tous les membres, il ne craint pas de renvoyer à Dieu cet acte exorbitant : « Avouez votre mission » – dit-il, à ces représentants, – « car elle vient de Dieu. »

« Admirables instincts d’un profond génie qui voulait, » – ajoute Guizot, dans l’histoire de ce grand homme, – « faire descendre de Dieu ce prétendu pouvoir suprême qu’il avait élevé de ses propres mains et dont il sentait l’infirmité. » (T. II, p. 19.)

Malgré l’exagération de ces apparences trompeuses, ce héros savait ménager toutes les consciences. Devenu Protecteur, il avait des chapelains de toutes les sectes.

Avant lui, Henri IV affirme également la protection divine et laisse entrevoir une certaine exagération qui nous éclaire.

Ce grand homme a longuement réfléchi avec Sully et d’autres conseillers, avant de se rapprocher de Henri III. Il sait que ce prince, ennemi de la Ligue depuis les barricades, a rompu pour jamais avec cette faction par le meurtre des Guise ; il n’ignore pas que son intérêt le rapproche de lui ; aussi ne s’inquiète-t-il que médiocrement des dangers de mort qu’on veut lui faire entrevoir. Néanmoins, lorsqu’il passe l’eau, pour assister à une entrevue, il ne dit rien à son entourage des motifs sérieux qui le déterminent ; il ne parle que de l’assistance divine : « Dieu m’a dit que je passe et que je voise », dit-il, suivant L’Estoille, – « il n’est pas en la puissance de l’homme de m’en garder, car Dieu me guide et passe avec moi, je suis assuré de cela, et si me fera voir mon roi avec contentement et trouver grâce devant lui. » (T. I, 227.)

De même lorsqu’il apprend que la garnison de Saint-Denis surprise a si bravement résisté, qu’elle a chassé l’ennemi, déjà maître d’une porte et d’une partie de la ville : « Les nouvelles en ayant été portées au roi », – dit encore L’Estoille, dans les Mémoires pour l’Histoire de France, – « il se jeta aussitôt à genoux et, dressant les yeux et les mains vers le ciel, fit une belle prière à Dieu en remerciement de tant de biens qu’il lui faisait journellement ; puis, se retournant vers sa noblesse, magnifiait Dieu, leur disant : Je ne pense pas qu’il y ait, je ne dis pas roi, mais homme au monde qui ait reçu de Dieu tant de bienfaits que moi. Et il les exhortait à lui rendre grâces de la conservation d’une ville qui lui était de si grande importance. » (T. I, 277.)

Dans la conversation de Henri IV, dans ses discours, dans sa correspondance, on voit à tout propos apparaître la protection divine dont il accrédite l’opinion. Il est difficile de ne pas entrevoir dans cette insistance la tradition des grands capitaines de l’antiquité. Il n’est que juste, d’ailleurs, d’interpréter ainsi la pensée des héros modernes, et de leur rendre un hommage mérité, en les rapprochant de la sorte des plus grands noms de l’histoire, par les mêmes vues, la même ligne de conduite.

Sully semble donner cette même interprétation à la pensée de son roi, lorsqu’il lui offre au premier de l’an l’étoile des rois mages : « Plus à la fin de l’année 1591 », – est-il dit dans les Économies royales, – « à cause que le roy publioit à haute voix qu’en tous ses heureux succès il estoit conduit de Dieu, vous lui baillastes en corps de devise, pour l’année 1592, une estoille brillante, faisant allusion à celle qui apparut aux trois roys d’Orient qui vindrent adorer Jésus-Christ et pour âme ces paroles Ductus regum. » (T. II, ch. II)

Dans les temps plus modernes, la situation des esprits ne facilite guère l’imitation des exemples donnés par Henri IV, Wallenstein, Gustave, Cromwell, ou par les héros de l’antiquité. Il faut un Napoléon et toute son habileté, pour se faire croire, lorsqu’il imite de semblables traditions.

Au temps de Scipion ou d’Alexandre, ce grand homme n’eût pas manqué d’accréditer aussi son origine divine. Il était de taille à s’entourer, aux yeux des peuples, de cette prodigieuse fiction, favorable aux succès militaires ; fiction de même nature, mais plus utile encore, que la protection simulée de la Fortune.

« Je suis arrivé trop tard », – disait-il, d’après Marmont, le lendemain de son couronnement, – « les hommes sont trop éclairés : il n’y a plus rien à faire de grand !… Oui », – ajoutait-il, pour répondre à la surprise de Decrès, son interlocuteur, – « ma carrière est belle, j’en conviens, j’ai fait un beau chemin ; mais quelle différence avec l’antiquité ! Voyez Alexandre : après avoir conquis l’Asie et s’être annoncé aux peuples comme fils de Jupiter, à l’exception d’Olympias qui savait à quoi s’en tenir, à l’exception d’Aristote et de quelques pédants d’Athènes, tout l’Orient le crut. Eh bien ! moi, si je me déclarais aujourd’hui fils du Père éternel, et que j’annonçasse que je vais lui rendre grâces à ce titre, il n’y a pas de poissarde qui ne me sifflât sur mon passage. » (T. II, 242.)

Cette pensée de Napoléon, en rapport avec son admiration pour Alexandre, n’est pas imaginée par l’histoire. C’est un trait de plus destiné à confirmer l’unité de caractère des héros. Mais l’état des esprits ne lui permet pas d’aborder une pareille entreprise. Renonçant donc à l’impossible, il se restreint au rôle de César ou de Sylla, rôle bien difficile à son époque. Il parle sans cesse de sa fortune, de son bonheur, de son étoile, sans y croire autrement que Tamerlan ou Wallenstein à l’astrologie, que tous ses devanciers à la Fortune ou à l’assistance divine. Comme eux, il veut frapper l’imagination des soldats et des masses populaires, et leur faire croire à sa destinée. Ces exemples résument à ses yeux une importante leçon de la guerre, qu’il est bon de mettre à profit.

Il ne croit pas plus aux présages, à cette hache d’armes trouvée dans son campement près de Boulogne, et dont il fait remonter l’origine à l’armée de César menaçant l’Angleterre ; à ces médailles de Guillaume le Conquérant, trouvées de même dans son campement d’Ambleteuse. Tout cela est imaginé en vue du soldat, afin d’exalter son courage et ses espérances.

Avec la persévérance des héros, ce grand homme s’attache invariablement à cet ordre d’idées. À peine a-t-il le commandement d’une armée qu’il cherche à accréditer l’opinion de son bonheur ou de son étoile. Il n’ignore pas que le bonheur, c’est-à-dire une circonstance heureuse, telle que le beau temps, très utile à une attaque ; une pluie prolongée, favorable à une position défensive, et mille autres circonstances imprévues, peuvent favoriser un général, quel que soit son âge. Néanmoins, en vue de l’opinion qu’il veut établir, il fait entrer le bonheur dans les avantages d’un jeune général. Pendant le médianoche qui suit l’examen des articles de l’armistice de Chérasco, en 1796, il dit aux délégués piémontais qu’il n’a pas encore vingt-sept ans, et qu’il n’est cependant pas le plus jeune des généraux en chef de la République. Puis il ajoute ces paroles remarquables :

« Il est presque indispensable d’être jeune pour commander une armée, il faut pour cette tâche éminente tant de BONHEUR, d’audace et d’orgueil ! » C’est là, sans doute, un des premiers jalons placés par ce héros pour accréditer son bonheur, qui deviendra bientôt sa fortune ou son étoile.

Costa de Beauregard, qui a recueilli ces paroles de Bonaparte, nous donne également un indice de son orgueil dominateur, de cette insensibilité que nous mettrons prochainement en évidence. Il en est choqué, ne soupçonnant pas la nécessité de ces défauts professionnels, inséparables du commandement. « En général, dit-il, les discours de Bonaparte étincelaient de clarté ; ils étaient concis, nerveux, pleins de force et de raison, mais ils manquaient de sentiment…

Son action et ses discours portaient l’empreinte d’une fierté amère, où la supériorité se faisait toujours sentir, mais toujours en mettant mal à l’aise. » (Un Homme d’autrefois, ch. XVI.)

Napoléon, depuis cette époque, parle de sa fortune ou de son étoile, si souvent et avec tant d’abandon qu’il parvient à se faire croire ; et ceux-là même qui ne sont pas bien certains de la réalité de cette influence surnaturelle, croient au moins que l’empereur n’en a jamais douté. Auprès de lui, cependant, la pénétration d’un ancien ami, bien placé pour observer, ne laisse pas échapper la vérité. Bourrienne, cet ami d’autrefois, sait que penser de sa fortune, de son étoile.

« On parle souvent », – dit-il dans ses Mémoires, – « du bonheur qui s’attache à un individu et l’accompagne pendant sa vie ; sans croire à cette sorte de prédestination, si j’examine les dangers si nombreux, si divers, auxquels Bonaparte échappa dans tant d’entreprises, les hasards qu’il a affrontés, les chances qu’il a courues, je conçois que d’autres aient cette croyance ; mais, ayant étudié longtemps celui que l’on a nommé l’homme du destin, j’ai vu que CE QU’IL APPELAIT SA FORTUNE ÉTAIT SON GÉNIE, que son bonheur résultait de sa haute perspicacité, de ses calculs rapides comme l’éclair, de la simultanéité de son action avec sa pensée, et de la conviction qu’il avait que l’audace est souvent de la sagesse. » (T. III, p. 24.)

Il est impossible de mieux comprendre Napoléon, de lire plus clairement dans ses secrètes pensées, conformes à celles de ses devanciers. Néanmoins, Bourrienne, au sujet de la confiance de ce héros dans sa fortune, c’est-à-dire dans sa supériorité, n’a pas toujours pris la peine de s’expliquer aussi bien. Il a pu de la sorte, avec d’autres qui la partageaient, propager une erreur dont il n’était pas dupe.

Napoléon, sur le trône, aurait affirmé jusqu’à son dernier jour ces fictions utiles à son ascendant, à ses triomphes ; mais à Sainte-Hélène, n’ayant plus le même intérêt, il a pu dévoiler sa pensée tout entière : « Il n’est pas », – dit-il le 14 novembre 1816, – « de grandes actions suivies qui soient l’œuvre du hasard et de la fortune, elles dérivent toujours de la combinaison et du génie. Rarement on voit échouer les grands hommes dans leurs entreprises les plus périlleuses. Regardez Alexandre, César, Annibal, le grand Gustave et autres ; ils réussissent toujours : est-ce parce qu’ils ont du bonheur qu’ils deviennent ainsi de grands hommes ? Non ; mais parce qu’étant de grands hommes, ils ont su maîtriser le bonheur. Quand on veut étudier les ressorts de leur succès, on est tout étonné de voir qu’ils avaient tout fait pour l’obtenir. » (LAS CAZES.)

Cet aveu de Napoléon à Sainte-Hélène est péremptoire. Il ne devrait plus être question de sa foi à la fortune, à son étoile ; et cependant, en vue de sa destinée qu’il lui importait antérieurement de mettre en crédit, ce grand capitaine a si bien atteint son but que l’erreur a fait son chemin et dure encore. Il a égaré les contemporains, la postérité et même les hommes les plus éminents de notre époque. Thiers, trompé par son héros aussi facilement que la plupart des écrivains de l’antiquité, dit souvent que Napoléon compte sur sa fortune, soit pour le succès d’une descente en Angleterre, soit pour protéger sa vie sur les champs de bataille, ou contre les attentats.

En 1809, au sujet de l’insuccès des Anglais à Walcheren, il prend encore le change et partage l’erreur commune : « Tout cela, dit-il, fut mandé à Napoléon… Il en conçut une grande joie mêlée de beaucoup d’orgueil, car il attribuait ce succès à son heureuse étoile. Ayant vu cette étoile près de pâlir deux ou trois fois depuis les affaires d’Espagne, il crut la voir en ce moment briller d’un nouvel éclat… » (T. XI, 245.)

Broussais, dans sa douzième leçon relative à l’espérance, se trompe aussi facilement que Thiers : « Napoléon, dit-il, avait beaucoup d’espérance, de confiance, en l’avenir… il croyait au sort, à la fatalité, au bonheur, à l’ÉTOILE ; à l’étoile qui doit présider à la destinée des hommes. Chaque homme a ses faiblesses, il n’y a en a pas de parfaits. »

L’erreur du vulgaire qui de nos jours encore est le partage d’hommes très éminents, était antérieurement celle des capitaines les plus distingués de l’empire. Tous, ou presque tous, croyaient Napoléon convaincu de l’influence de sa fortune, alors qu’il était seulement pénétré de sa grande habileté, grâce à laquelle il pouvait induire en erreur les hommes les plus remarquables. Il faut se défier des apparences trompeuses. Il faut y regarder de près avant d’attribuer des idées fausses à ces hommes dont l’esprit est positif ; avant de leur prêter ces lacunes intellectuelles qu’ils accréditent eux-mêmes, dans l’intérêt de leur ascendant et de leurs succès. Dans un siècle comme le nôtre, ce n’est pas une faible preuve de la supériorité de Napoléon que cette imitation si bien réussie d’une tradition antique. Il parvint longtemps à se faire croire, et à inspirer cette confiance qu’il semblait avoir en sa destinée.

Ce grand homme, en niant à Sainte-Hélène l’influence du hasard, du bonheur, de la fortune, sur les grandes actions suivies qui ont illustré la carrière des héros, considère ainsi le succès habituel comme la meilleure preuve de la valeur et du mérite des gens heureux. « Est-il heureux ? » dit-il souvent, au moment de confier une mission importante à un officier.

« Il me semble entrevoir », – écrit-il dans les mêmes sentiments au roi Joseph, le 26 février 1808, – « que votre confiance pour Saliceti diminue tout à fait. Je ne peux rien concevoir de plus désastreux pour vous que de vous aliéner un homme aussi important… Saliceti est de ceux qui réussissent toujours. »

En parcourant la Vie de Villars, on a souvent l’occasion de reconnaître que ce grand homme voit aussi dans ses succès la preuve de sa propre valeur. Il a volontiers recours à cet argument favori, pour manifester la haute opinion qu’il est en droit d’avoir de lui-même. « Permettez-moi », – écrit-il, par exemple, à M. de Chamillard, en juin 1703, – « de vous citer un petit exemple du cardinal Mazarin. On voulait le porter à employer un homme dont on vantait l’esprit et le mérite. J’en conviens, disait-il, mais il est malheureux. À la guerre, comme au jeu, pariez pour les gens heureux. » (T. I, 209).

Laplace, dans son Essai philosophique sur les Probabilités, confirme par une intéressante observation ces remarques judicieuses de Mazarin, Villars et Napoléon, au sujet du bonheur et de la fortune. « Supposons, dit ce grand géomètre, qu’au jeu de croix ou pile, croix soit arrivé plus souvent que pile : par cela seul, nous serons portés à croire que, dans la constitution de la pièce, il existe une cause constante qui le favorise. Ainsi », – ajoute-t-il, et cette remarque mérite d’être soulignée, – « dans la conduite de lavie, le bonheur constant est une preuve d’habileté, qui doit faire employer de préférence les personnes heureuses » (p. 17).

L’organisation des grands hommes de guerre, comme la constitution de cette pièce, porte ainsi en elle-même la cause de leurs succès. Quelle trop haute opinion pourrions-nous donc avoir de ces hommes qui réussissent si souvent, et surtout d’Alexandre qui réussit toujours !

Ces guerriers illustres, grâce à l’étendue et à la justesse de leur esprit, ont l’intuition naturelle de cette vérité mathématique que Laplace nous enseigne. Après quelques succès, ils ont confiance en eux-mêmes, en leur propre supériorité. Ils doivent même considérer leurs qualités éminentes comme les éléments naturels d’une haute destinée ; mais ils ne s’en font pas accroire au point de considérer comme certain un avenir déterminé, objet de leur ambition. Ils savent qu’une fièvre, un boulet, et mille autres circonstances, peuvent les arrêter en chemin. Néanmoins ils appellent cet avenir par les moyens dont ils disposent. Pour hâter leurs succès, ils ne craignent pas d’exalter les imaginations vulgaires, en parlant sans cesse de la protection divine, de leur fortune, ou de leur étoile. Sur ce point, leur opinion est parfaitement juste : elle ne saurait entacher leur grande clairvoyance.

CHAPITRE VJugement (suite)

Opinion des grands capitaines sur le Fatalisme.

Opinion de l’antiquité. – Opinions de César, de Frédéric, de d’Alembert, de Napoléon. – Arguments de Laplace. – Conséquences. – Le fatalisme n’impose ni l’inertie ni l’abrutissement. – Il inspire la tolérance. – L’adhésion des héros au fatalisme est loin d’entacher leur clairvoyance.

Malgré leurs croyances superstitieuses, les anciens avaient des idées assez nettes sur la question du fatalisme. Ils en étaient venus à admettre que la divinité n’avait dû agir qu’une seule fois au moment de la création. Le maître des Dieux était lui-même soumis au destin, c’est-à-dire à l’enchaînement des faits, des évènements, dont il ne pouvait arrêter le cours.

« … Une marche irrévocable », – dit Sénèque, au sujet de la Providence, – « entraîne également et les dieux et les hommes. Le Créateur lui-même, l’arbitre de toutes choses, a pu écrire la loi du destin, mais il y est soumis : il obéit toujours, il n’a ordonné qu’une fois. » (Ch. V.)

L’influence souveraine de Jupiter devenait ainsi à peu près nulle, sinon dans le passé, au moins sur le présent et sur l’avenir. Cette influence extérieure devait longtemps encore dominer les masses populaires peu éclairées ; mais, aux yeux des hommes clairvoyants, elle n’entrait désormais pour rien dans les détails de l’univers. À la création près, sur laquelle il sera toujours loisible de disserter, ces idées contraires au libre arbitre s’éloignent peu de celles des savants modernes les plus avancés. Les belles intelligences de l’antiquité étaient ainsi naturellement entraînées vers la doctrine d’Épicure, suivant laquelle les dieux ne s’occupent nullement du sort des mortels, et cette doctrine avait pour adeptes les hommes les plus illustres : César, par exemple.

Ce héros ne doute pas de l’enchaînement des faits. Il rappelle plus d’une fois l’influence des évènements les plus minimes, des incidents, de la fortune, qui pour lui n’est alors que le hasard, ou plutôt la connexion fatale des évènements. « Calénus, dit-il, d’après l’ordre de César, embarqua à Brindes les légions et la cavalerie sur autant de vaisseaux qu’il en put trouver et se mit en mer. Mais, à peine sorti du port, il reçut des lettres de César, qui l’informaient que la flotte ennemie occupait tous les ports et tout le littoral. Sur cet avis, il rentra et rappela tous ses vaisseaux. Un de ses vaisseaux ayant continué sa route, contre l’ordre de Calénus, parce qu’il ne portait point de troupes et était soumis à une autorité particulière, fut pris par Bibulus à hauteur d’Oricum. Tous ceux qui le montaient, esclaves, hommes libres, enfants même, furent massacrés jusqu’au dernier. Ainsi le salut de toute l’armée fut l’affaire d’un moment et d’une grande chance. » (III, XIV.)

Il parle de même après son échec de Dyrrachium : « Ainsi, dit-il, de petites choses eurent de part et d’autre une grande importance. Le retranchement tiré du camp au fleuve empêcha l’entière et prompte victoire de César, qui avait déjà envahi le camp de Pompée ; et ce même retranchement, en retardant la poursuite de l’ennemi, sauva notre armée. » (III, LXX.)

Les héros, lorsqu’ils abordent un pareil sujet, manifestent habituellement comme César une tendance marquée vers l’enchaînement des évènements, c’est-à-dire vers le fatalisme.

Frédéric, judicieux comme tous les grands capitaines, ne croit pas au hasard, qui pour lui n’est que l’effet de causes naturelles inaperçues. Il analyse très bien l’enchaînement des faits les plus minimes, même lorsqu’il s’agit des mouvements insaisissables qui président aux chances du jeu de dés. « Pour décomposer ce phénomène » ; – dit-il, dans l’Anti-Machiavel, – « il faudrait avoir les yeux assez bons pour voir la manière dont on a fait entrer les dés dans le cornet, les mouvements de la main, plus ou moins forts, plus ou moins réitérés qui les font tourner, et qui impriment aux dés un mouvement plus vif ou plus lent : ce sont ces causes qui prises ensemble s’appellent le hasard. » (Ch. XXV.)

« La vie des hommes ne tient qu’à un cheveu », – dit-il aussi, dans la Guerre de sept ans, – « le gain ou la perte d’une bataille ne dépend que d’une bagatelle. Nos destins sont une suite de l’enchaînement des causes secondes, qui, dans la foule d’évènements qu’elles amènent, en doivent nécessairement produire d’avantageux et de funestes. » (Ch. IX.)

« Cette année a été terrible pour moi », – écrit-il en 1757 au marquis d’Argens ; – « je tente et j’entreprends l’impossible pour sauver l’État ; mais, en vérité, j’ai besoin plus que jamais du secours des causes secondes pour réussir. »

Dans l’esprit de Frédéric, et malgré son mépris pour la théologie et les dogmes, les idées de fatalisme sont associées à la religion du déisme qu’il professe, à la croyance en Dieu la plus sincère. Cet ordre d’idées apparaît dans sa correspondance, et particulièrement dans une lettre adressée à Voltaire le 17 février 1738 : « L’avenir, lui écrit-il, ne peut point avoir d’incertitude à l’égard de Dieu tout-puissant… de quoi il résulte qu’on dit une contradiction, lorsqu’on soutient que Dieu peut donner la liberté à l’homme…

Si tout l’univers est assujetti à des lois fixes et permanentes, comment est-ce que Clarke, que Newton viendront me dire que l’homme, cet être si petit, si imperceptible, en comparaison de ce vaste univers,… cette misérable créature aura-t-elle seule le préalable d’agir au hasard, de n’être gouvernée par aucunes lois ?… »

Avant et après cette lettre, par laquelle il nie la liberté humaine, ce grand prince, malgré le sens le plus droit, hésite souvent sur cette question délicate. Faisant abstraction de son organisation enchaînée au passé, il se sent disposé à rendre à l’homme ce libre arbitre qu’il lui avait refusé à juste titre. « Nous ne sommes pas », – écrit-il le 16 septembre 1771 à Voltaire, et peut-être sous son influence, – « des automates mus par les mains d’une aveugle fatalité. » D’Alembert, par plusieurs lettres remarquables, essaie en vain de le remettre dans la voie de la vérité. « Il ne s’agit », – lui écrit-il le 30 novembre 1770, – « que de bien fixer l’idée que nous attachons au mot de la liberté