Les Légendes Xenogears & Xenosaga - Charles « KadMony » De Clercq - E-Book

Les Légendes Xenogears & Xenosaga E-Book

Charles « KadMony » De Clercq

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Beschreibung

Dans le monde des jeux de rôle japonais, Xenogears possède une aura hors norme. Réputé pour l’ampleur de son épopée, la profondeur de ses thèmes ainsi que son univers unique à mi-chemin entre la science-fiction et la fantasy, il reste aujourd’hui une oeuvre de coeur pour de nombreux joueurs. Son successeur spirituel, la trilogie Xenosaga, a connu bien des déboires, au point de s’arrêter prématurément. Pourtant, ses ambitions étaient similaires, si ce n’est plus importantes encore, à celles de Xenogears. Conjuguant philosophie, religion, psychanalyse et histoire de l’humanité dans un écrin pop culturel typiquement japonais, Xenogears et Xenosaga restent à ce jour parmi les récits vidéoludiques les plus fascinants jamais produits. Avec Les Légendes Xenogears et Xenosaga. Monolithes brisées, Charles « KadMony » De Clercq leur rend un hommage passionné, décortiquant les détails de leur développement, les arcanes de leur univers et les subtilités de leurs thématiques. L’ouvrage s’intéresse aussi à leurs musiques inoubliables. Il contient, enfin, une préface unique de Richard Honeywood, traducteur de la version anglaise de Xenogears.

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Couverture

Page de titre

LES LÉGENDESXENOGEARS & XENOSAGAMONOLITHES BRISÉS

PRÉFACE DE RICHARD HONEYWOOD, TRADUCTEUR DE XENOGEARS

PAR OÙ COMMENCER POUR PARLER DEXENOGEARS ? Vous savez… le jeu de rôle japonais développé et édité par Square (avant qu’il ne devienne Square Enix) sur PlayStation, en 1998 ? Bien qu’il soit d’abord sorti au Japon puis traduit en anglais uniquement pour l’Amérique du Nord, il a su trouver un public parmi les joueurs du monde entier. J’ai eu la chance de pouvoir prendre part à cet incroyable chef-d’œuvre en dirigeant à l’époque son équipe de localisation, et plus de deux décennies plus tard, me voici désormais en train d’écrire cet avant-propos, ravivant mes souvenirs de « notre bébé ».

À tant d’égards, ce jeu était en avance sur son temps. Ses graphismes mêlent des décors polygonaux en 3D et des personnages en pixel art, avec une caméra dynamique. (À l’inverse de Final Fantasy VII – que Square a développé en parallèle de Xenogears.) Tout cela jusqu’à ce que vous puissiez chevaucher des robots géants, les Gears, eux aussi modélisés en 3D ! Un système hybride comme celui-ci n’aurait jamais dû fonctionner, mais il y est pourtant parvenu en repoussant, lors des cutscenes, les limites de la pixellisation des textures, qui demeurent superbes sur les vieux téléviseurs pour lesquels ces graphismes ont été optimisés.

L’équipe de développement a exploité ces décors 3D au maximum, proposant des séquences de plateforme ou des scènes durant lesquelles le sable envahit lentement les salles, faisant glisser les personnages (un tour de force technique et visuel pour l’époque).

Le système de combat est lui-même un étrange hybride combinant monstres et humains en 2D avec des modèles 3D dès lors que les Gears entrent dans la mêlée. Faire débouler des robots géants au beau milieu de combats entre humains et créatures de petite taille n’aurait pas non plus dû fonctionner, mais le jeu a su trouver un équilibre.

Xenogears présente également des mini-jeux, notamment des parties de « pierre-feuille-ciseaux » presque ingagnables, un jeu de cartes faussement difficile, ainsi que des combats de Gears en 3D dans une arène. À eux seuls, ces derniers auraient pu donner lieu à un jeu complet !

Je m’en voudrais de ne pas mentionner la musique de Yasunori Mitsuda, d’une beauté stupéfiante, que j’ai encore aujourd’hui à l’esprit. Xenogears fut le premier jeu de Square à proposer une chanson pour son thème final. Ce fut également le premier à disposer de voix lors des combats et de ses scènes cinématiques animées.

À la pointe de ce qui se faisait à l’époque, ces plus de trente minutes de scènes ont été réalisées par nul autre que Production I.G., à l’origine des chefs-d’œuvre de l’animation Ghost in the Shell et Evangelion (qui ont tous deux inspiré Xenogears).

Puis, il y eut ce fameux second disque, où la majeure partie de l’histoire prit la forme d’un long monologue, les personnages assis sur une chaise comme dans un confessionnal, devant le va-et-vient d’un pendentif en forme de croix (comme une tentative d’hypnose pour qu’on ne remarque pas la disparition du gameplay au profit de ces pages de texte).

Oh, et cette histoire complexe, épique, sillonnant les éons comme les réincarnations, qui parvient à associer avec cohérence tant de références et d’allusions en un seul bloc, notamment la théologie chrétienne et judaïque ; le récit de la trahison des Juifs par l’Église catholique aux mains des nazis ; la psychanalyse ; la philosophie de Nietzsche ; la psychologie de Jung ; la théorie de la panspermie ; la biologie et les autres sciences ; la science-fiction, la pop culture et les films occidentaux ; l’animation japonaise et les tokusatsu ; les robots géants, les mecha… et même une peluche rose vivante, de la taille d’un géant et crucifiée lors d’une des scènes (à l’origine du fameux mème « Chu-Chu est mort pour vos péchés » !). Imaginez recevoir cela comme votre premier jeu à traduire… surtout à une époque où Wikipédia n’existait pas ! Personne n’aurait pu connaître au préalable tous ces sujets sur le bout des doigts. D’autant que vivant au Japon, ce n’est pas comme si ma bibliothèque de quartier possédait des ouvrages en anglais sur ces sujets, qui d’ailleurs s’appuient pour beaucoup sur des sources en allemand ou dans d’autres langues.

Mais ayant travaillé avec les développeurs, je peux vous assurer que ce sont des gens fantastiques, très bienveillants et toujours prêts à répondre à mes questions, même les plus idiotes (l’équipe de Xenogears ne comptait pas de diva, ni même de gens peu coopératifs, mais il y avait quelques personnages hauts en couleur).

À la tête de l’équipe se trouvait le producteur Hiromichi Tanaka (je l’ai surnommé « M. T. » pour son nom, mais aussi car à la manière du personnage Barracuda de L’Agence tous risques, il peut avoir l’air effrayant au premier abord, alors qu’il se révèle en fait doux et gentil dès qu’on le connaît). En plus de son rôle à la direction de la société et de sa place de producteur à la tête des équipes, il a dessiné lui-même plusieurs visuels et créé l’interface utilisateur du jeu, de manière exemplaire. Il m’a appris que chez Square (du moins à l’époque), il était possible de contribuer au travail créatif tout en s’occupant de la gestion de l’entreprise. Avec ses équipes, nous avons ensuite enchaîné sur Chrono Cross et Final Fantasy XI, pour lesquels les questions de localisation et d’internationalisation ont été considérées de plus en plus tôt, pour mieux garantir leur succès mondial. Nous avons forgé au fil des années une relation de confiance, grâce à ces projets.

Le réalisateur Tetsuya Takahashi était si humble et gentil. Je suis fasciné par les savants qui sont dépassés par leurs d’idées et peinent à les circonscrire (c’est clairement mieux que de travailler avec des gens qui n’ont pas d’idées !). D’où lui vient toute cette créativité et comment a-t-il fait pour instiller une telle complexité au cœur d’un récit captivant sans qu’il s’effondre, emporté par sa propre grandeur ? Malgré les difficultés qu’il a rencontrées et même si j’étais jeune (et parfois agaçant), il a pris le temps de répondre à mes questions et de m’expliquer en détail ces références, ces concepts, toujours avec un sourire bienveillant ou un rire compatissant.

Masato Kato et les autres planners (en charge des scènes du jeu) étaient eux aussi très humbles et toujours là pour m’aider. M. Kato et moi discutions souvent de la façon dont on aurait pu améliorer les futurs titres comme Chrono Cross, il prit même le temps d’en réécrire des parties que je devais traduire pour me faciliter la tâche… Tout cela grâce à la confiance et l’amitié que nous avons construites au cours de Xenogears. Il est le génie qui a repris la vue d’ensemble de Yûji Horii pour Chrono Trigger et l’a mise en œuvre avec les dialogues du jeu final ; mais éclipsé par la célébrité de l’auteur principal, il n’a pas semblé recevoir beaucoup de crédits pour cela à l’époque. Pour Chrono Cross, Square a demandé à M. Kato de donner des entretiens à la presse, et des photos de lui sont parues dans de nombreux magazines comme Famitsu, le plus grand hebdomadaire de jeux vidéo du Japon. Je l’ai alors félicité pour sa nouvelle célébrité, mais il en a ri avec humilité, me disant que le fait d’avoir son visage sur la place publique avait ses inconvénients, comme « ne plus pouvoir acheter des magazines coquins au konbini de [son] quartier »… Ça, et le fait qu’une femme le harcelait et s’était faufilée dans notre lieu de travail, jusqu’à atteindre la porte de la pièce où l’on se trouvait !

Le planner le plus excentrique était certainement Takashi Tanegashima, qui était passionné à l’extrême par tout ce qui entoure les militaires. Il portait tous les jours au travail des uniformes d’armées de différents pays, il est même venu une fois en cosplay complet du général McArthur avec chapeau, lunettes de soleil et une pipe de maïs ! Je me souviens d’un jour où, dans les couloirs, ma collègue Aiko Ito avait un fil de ses bas accroché à son talon, si bien qu’à chaque pas celui-ci se défaisait de plus en plus, au point qu’elle a failli trébucher, prise dans le fatras du fil. Soudainement, avant même que quelqu’un ne réagisse, M. Tanegashima a alors surgi de nulle part vêtu d’un béret vert de camouflage, a sorti un couteau d’un étui à sa taille et a tranché le fil dans un mouvement parfait, avant de ranger son arme et de se remettre à marcher comme si de rien n’était. Aiko était sous le choc, mais l’habileté de M. Tanegashima lui a parfaitement permis de se dépêtrer (aujourd’hui, il n’est pas question de venir au travail avec ce genre d’accoutrement et le port d’arme est illégal. D’ailleurs, j’ai entendu dire qu’en Thaïlande, pour un voyage de vacances de l’entreprise, il a voulu prendre un avion en tenue de combat mais a été arrêté au point de contrôle de sécurité et a dû se changer, ce qui a retardé l’embarquement des autres employés !). En matière d’armée, de véhicules et d’armes, M. Tanegashima est une source intarissable de connaissances et il pouvait ainsi m’expliquer en détail comment les pales du vaisseau Yggdrasil pouvaient fonctionner dans le sable, etc.

La présence de personnages comme M. Tanegashima était tempérée par celle du programmeur principal du jeu, Kiyoshi Yoshii, qui arborait des cheveux longs, était mince et dégageait une aura tranquille, portait des vêtements en coton amples et froissés… un peu comme l’image classique que l’on se fait de Jésus. Il parlait peu, et lorsque je demandais une modification du code ou la correction d’un bug, il hochait la tête calmement, s’éloignait en silence pour accomplir son miracle, puis revenait auprès de mon poste, me faisant télécharger la nouvelle version sur ma station de débogage pour me montrer que c’était corrigé. Je n’ai jamais compris comment il pouvait rester aussi zen, malgré le stress inhérent à tous ces projets.

J’admire ces développeurs et ai un profond respect pour eux, et cela m’a d’autant plus poussé à donner le meilleur de moi-même pour cette localisation, pour ne pas déshonorer des personnes aussi formidables.

Je l’admets, notre traduction n’a pas été parfaite, loin de là. Il est en fait étonnant que la version anglaise ait pu voir le jour, après ses débuts difficiles et tous les obstacles que nous avons rencontrés. À l’orée du projet, lorsque le traducteur principal d’origine, Michael Baskett, a quitté l’entreprise, les nouveaux venus Yoshinobu « Nobby » Matsuo, Brian Bell et moi-même avons dû recoller les morceaux et faire de notre mieux pour tout traduire (ils travaillaient depuis les bureaux américains de Square tandis que j’étais un gaijin, seul au siège de Square à Tokyo). Le jeu faisait usage d’une police de largeur fixe, avec des zones d’affichage de taille réduite et sans recadrage automatique. Parvenir à faire tenir tous ces noms d’objets en moins de dix à douze lettres relevait en soi de l’exploit. Le texte était énorme et dans le désordre, il contenait une telle variété de références et tant de complexité qu’il représenterait encore aujourd’hui un défi de taille, même pour le traducteur le plus talentueux et expérimenté. Brian est vite passé à un autre projet tandis que Nobby et moi avons donné tout ce que nous pouvions, jusqu’à ce qu’il soit à son tour réaffecté (pour rattraper le retard et terminer la traduction dans les délais prévus, je ne dormais que lorsque c’était absolument nécessaire et généralement au bureau dans la salle des serveurs, afin d’avancer aussi vite que possible. J’y avais même mis un lit de camp et un sac de couchage !).

J’ai pu faire ensuite venir Nobby au Japon dès les premières semaines du QA (l’assurance qualité) pour que nous puissions entamer le sprint final où nous terminions en hâte la traduction tout en corrigeant les bugs. Pile au moment où nous finissions le QA, je recevais de la part du bureau américain de Square des demandes de modification en vue de la sortie du jeu là-bas. J’ai donc dû rester sur le projet, faire repousser la date de sortie et mettre en œuvre ces changements, tout en relançant une phase de QA pour vérifier qu’ils n’aient pas causé d’effet indésirable (on n’avait pas de seconde chance à l’époque, contrairement à aujourd’hui, car on ne pouvait pas faire télécharger de patch correctif ! Il m’est même arrivé de ne pas transmettre des bugs mineurs faciles à corriger de peur que leur correction n’engendre un problème plus grave, voire un crash). La veille de la sortie du jeu en Amérique du Nord, nous avons enfin reçu une ordonnance d’interdiction provenant d’un Américain qui prétendait détenir les droits sur l’usage du nom « gears » pour des robots humanoïdes géants… Le jeu avait beau être fini, il ne nous laissait toujours pas respirer !

Après tous les problèmes qui ont eu lieu au cours du développement japonais, la localisation anglaise a fait face à tout ce qui pouvait mal se passer. Toutefois, c’est grâce à cette expérience que j’ai pu cerner tous les écueils potentiels qui pourraient advenir pour les prochaines localisations et que j’ai mis en place les « Best Practices guidelines » pour les jeux Square, devenues par la suite les « Best Practices for Game Localization » de l’Association internationale des développeurs de jeu vidéo et utilisées par des entreprises partout autour du monde. Cela m’a permis d’établir des processus, tels que : donner aux traducteurs le temps de se familiariser avec le jeu avant la traduction (pour saisir le contexte) ; la mise en place de périodes en amont pour fixer le style général et un glossaire ; une vérification précoce par le service juridique de la société des noms et termes importants ; le contrôle de la classification du jeu ; un recours à des éditeurs et correcteurs pour harmoniser le texte et assurer la cohérence entre les différents styles des traducteurs ; une meilleure gestion du temps et des fichiers ; le choix d’une communication directe avec l’équipe de développement (être même présent aux réunions) ; l’implémentation de polices proportionnelles et de tailles d’affichage ajustables ; la présence de traducteurs lors des enregistrements audio pour répondre aux questions et réécrire à la volée, etc. Tous sont le résultat des échecs rencontrés sur ce projet et ont considérablement amélioré la qualité des traductions de Square, tout comme celles des entreprises qui ont suivi notre exemple. Si seulement nous pouvions revenir en arrière et appliquer ce que nous savons maintenant à la traduction que nous avons faite à l’époque, l’expérience du joueur aurait été tout autre (le simple fait d’avoir un accès correct à Internet pour effectuer des recherches et vérifications, ou un chat vocal et des transferts de fichiers rapides en lieu et place des appels téléphoniques, fax et envois des disques par la poste aurait considérablement amélioré la qualité !). Pour le meilleur comme pour le pire, la localisation de Xenogears est de fait le reflet de son époque.

J’ai été surpris par l’accueil réservé au jeu en Occident, même dans des pays où il n’est pas sorti. Le bureau américain craignait de recevoir des plaintes de groupes religieux au sujet de l’intrigue qui évoque la mise à mort de Dieu, assène des propos au cœur du débat sur le contrôle des armes à feu, présente des prêtres pédophiles. Bien sûr, le service client reçut des appels agressifs, et lorsque j’ai rendu visite au bureau américain, je me souviens avoir vu avec quelle efficacité l’équipe expliquait que ce jeu n’est qu’une fiction, qu’une allégorie ayant lieu sur une autre planète, etc. Mais plus que cela, nous avons reçu tellement d’éloges de la part des fans et des médias. Des personnes ont souvent réussi à trouver d’une manière ou d’une autre mes coordonnées ou mon adresse électronique et m’ont envoyé des messages pour me dire à quel point le jeu les a touchés ou les a fait réfléchir au sujet de la religion et de Dieu. Plusieurs fans m’ont même dit que jouer à Xenogears les avait aidés à « trouver Dieu » et m’ont remercié ainsi que l’équipe de développement pour avoir créé une œuvre qui puisse susciter cela. Même si je ne suis pas sûr que cela ait jamais été notre intention, ces beaux témoignages montrent qu’un jeu aussi complexe peut inspirer les gens, leur donner les clés pour découvrir les thèmes et références qu’il aborde. À l’heure où certains débattent sur la valeur du jeu vidéo et la question de savoir s’il s’agit d’un art véritable ou non, je pense que ces réactions sont des arguments de poids.

Xenogears était censé être le cinquième volet d’une série d’au moins six épisodes, tous ceux qui l’ont fini ont pu en témoigner. Le reste de la saga n’a malheureusement jamais vu le jour, et seuls des livres ont été publiés pour donner une idée de ce qu’elle aurait pu être. Peu après la sortie de la version anglaise en Amérique du Nord, M. Takahashi et d’autres membres clés de l’équipe de développement ont quitté Square (en fait, lors de ces derniers mois MM. Takahashi et Tanegashima faisaient partie de la division planification des projets où Aiko Ito et moi-même mettions en place l’équipe de localisation, nous avons donc vraiment ressenti leur absence). Après leur départ, ils ont fondé Monolith Soft où ils ont créé les séries Xenosaga et Xenoblade qui sont, en pratique, les enfants spirituels de Xenogears. C’est une tragédie que nous n’ayons jamais pu disposer de réelles préquelles et suites à Xenogears, et j’aurais tant aimé relever le défi de les traduire (une fois, j’ai croisé par hasard des gars de Monolith près des anciens bureaux de Square, dans le quartier Meguro de Tokyo, et ils m’ont proposé pour rire de les y rejoindre, mais nous savions bien que ce n’était pas d’actualité).

Dix-huit ans plus tard, j’ai eu le privilège de pouvoir m’associer à l’équipe de 8-4 pour traduire Xenoblade Chronicles X, sur la Nintendo Wii U (John Ricciardi et son équipe de 8-4 s’étaient chargés de la traduction de la série Xenosaga et nous avions toujours voulu travailler ensemble. À l’époque je m’essayais au travail en free-lance, les étoiles étaient donc parfaitement alignées). À l’image du serpent Ouroboros (ou comme je l’ai traduit par erreur « Urobolus ») qui dévore sa propre queue, la boucle a été bouclée, et avec cette nouvelle équipe, nous avons pu mettre en œuvre une bien meilleure traduction à cette suite indirecte plus grande encore, et tout aussi ardue.

J’ai toujours senti que quelqu’un pourrait écrire un livre entier sur Xenogears et les autres jeux Xeno, je suis donc reconnaissant envers le professeur Charles De Clercq pour avoir entrepris un travail aussi long, avec tant d’amour. À voir la façon dont lui et les autres über fans analysent le jeu dans tous les sens, trouvent de nouveaux détails que les développeurs eux-mêmes ont oubliés, on saisit à quel point ils sont passionnés. Alors « ceignez-vous les reins » ! Vous allez retrouver la sensation de lancer le jeu original sur PlayStation et vous embarquer pour une expérience fascinante, complexe et qui, j’espère bien, va vous transporter !

Richard Honeywood

Traducteur prestigieux, Richard Honeywood a collaboré pendant plus de dix ans avec Square Enix : on lui doit notamment les localisations anglaises de Xenogears, Chrono Cross, FFIX, FFX et FFXI. Il a aussi travaillé sur les jeux World of Warcraft et Ni no Kuni.

LES LÉGENDESXENOGEARS & XENOSAGAMONOLITHES BRISÉS

AVANT-PROPOS

LES MOTS. APRÈS AVOIR RÊVÉ CET OUVRAGE, après l’avoir longuement façonné, de retour en ces lignes… ils m’échappent à nouveau. Je n’en avais pas plus aux origines de ce projet, ayant uniquement couché sur papier des émotions mathématiques ces dernières années. Malgré cela, il m’a paru à propos, pour Xenogears comme pour moi, d’y revenir, à ces mots.

Abandonné depuis plus de vingt ans par ses producteurs, Xenogears est désormais cantonné à l’inconscient collectif. Pourtant, portés autant par les mots « Xenogears, Episode V » laissés par ses auteurs que par les leurs, les joueurs ne s’essoufflent pas, au contraire, ils redoublent de ferveur. Plus que tout autre jeu vidéo, Xenogears s’élève ainsi comme une œuvre collective, chorale. Marqué par ses cicatrices, l’ampleur de ses prémices, le premier grand œuvre de Tetsuya Takahashi et Kaori Tanaka devient à sa sortie le cœur d’une communauté singulière, à l’énergie insondable. Le bourbier s’est dès lors mué en un verger fertile : son aura nimbée des recherches étymologiques et philosophiques de ses suiveurs, Xenogears inspire, dépasse son langage, sublime le propos de ses auteurs.

Xenogears est un cri, et il m’a semblé essentiel de ne pas travestir son émotion en un discours, une lugubre oraison. Notre voyage ne pouvait que débuter par l’histoire de son développement. Essentiel, j’ai voulu le récit de cette genèse haletant, rythmé par les mille anecdotes de ses artisans, entrelacées par la communauté, son incoercible élan. Afin de développer dans ses moindres détails la diégèse de Xenogears, nous explorerons ensuite la richesse de son univers, puis bifurquerons vers l’épure de son histoire, le temps de la nouvelle Deus, ecce Homo. Celle-ci a vocation à devenir un fil d’Ariane, un guide à travers les reliefs de son scénario.

Si les mots sont le lien délié qui nous lie le long de ses lignes, l’exégèse tend à les démanteler : ceux-ci n’ont en effet de sens qu’en leur capacité à suggérer, à s’iriser d’idées. À l’image de la mosaïque de son socle référentiel, Xenogears ouvre des brèches, embrase des mèches. Kant, Nietzsche, Jung, Dostoïevski, Kubrick, Tarkovski… Tetsuya Takahashi et Kaori Tanaka embrassent avec finesse la culture occidentale : revenir à ces origines est donc primordial. J’ai ainsi désiré l’exégèse de Xenogears concentrée, directe, syncopée… Loin d’un mot-à-mot étriqué, à l’image de l’œuvre, celle-ci fait feu de tout bois, invite à la relecture.

Des cendres de Xenogears émerge plus tard Xenosaga, comme un nouveau départ, une insolente ambition. Malmenée, l’impulsion a tous les atours d’une bravade, repousse les codes du jeu vidéo, mais le glissement de l’univers de ses auteurs vire à la glissade… Au fil du récit de son accouchement forcé, au gré des saillies de sa cosmogonie morcelée, nous rassemblerons par la suite dans cet ouvrage les fragments de Xenosaga pour reconstituer ses pensées, éclairer son aîné.

Si pour beaucoup l’année 2020 aura été difficile, elle a été pour moi un temps de recueillement, un retour aux mots. J’espère avec cette première expérience d’écriture partager avec vous une nouvelle aventure, le fruit du travail de la communauté qui entoure Xenogears, mes découvertes, le feu qui nous anime. Ces mots, nous ne nous les sommes pas encore dits, mais ils nous lient déjà.

Charles « KadMony » De Clercq

Mathématicien, auteur, speedrunner et glitch hunter de renommée internationale, Charles « KadMony » De Clercq est reconnu comme l’un des plus grands experts des jeux Final Fantasy VI, Seiken Densetsu 3 et Xenogears. Passionné et soucieux de partager ses découvertes avec le plus grand nombre, il est généralement surnommé par les communautés japonaises FF6仙人, le sennin (« sage, ermite ») de Final Fantasy VI.

REMARQUES PRÉALABLES DE L’AUTEUR

Même si, comme nous le verrons en première partie, la localisation américaine de Xenogears est de très bonne facture, nous corrigeons dans ce texte plusieurs de ses errances, ainsi que d’autres coquilles présentes dès la version originale. Les changements les plus notables sont les suivants :

•Les héroïnes El’Haym et Myah (nommées Elhaym et Miang en version américaine).

•Le héros Shitan et l’antagoniste Karellen (Citan et Krelian en version américaine).

•L’interversion des noms des personnages Vance et Franz.

•De nombreux noms propres et d’organisations, notamment l’Église et le Tamuz (nommés Ethos et Thames en version américaine).

Ces modifications proviennent toutes de recherches connues de la communauté qui gravite autour de Xenogears ou que j’ai personnellement menées. Pour les lectrices et lecteurs avides de découvrir les origines des noms donnés aux lieux, personnages et organisations de Xenogears et Xenosaga, j’ai pris soin de rassembler à la fin de cet ouvrage tous ceux que nous rencontrerons et qui ont été élucidés en un « Index étymologique et référentiel ».

Cet ouvrage contient de même de nombreux extraits d’interviews, de dialogues tirés de Xenogears qui sont tous traduits pour l’occasion en français par mes soins.

PARTIE IXENOGEARS

LES LÉGENDESXENOGEARS & XENOSAGAMONOLITHES BRISÉS

CHAPITRE I – GENÈSE : DANS LES COULISSES DE XENOGEARS, EPISODE V

« Qu’est-ce qu’un homme ? Un misérable petit tas de secrets. » La citation, empruntée par Castlevania : Symphony of the Night à André Malraux, retranscrit avec égards l’énigme humaine, l’indicible énergie qui émane de nos êtres.

« Qu’est-ce qu’une ROM ? Un misérable petit tas d’octets. » Aux confins de la littérature, du cinéma, le jeu vidéo est un spectacle tout aussi vivant, animé des imaginaires de ses artisans.

Je ne suis pas journaliste, je suis mathématicien. De prime abord, l’écriture de la genèse de Xenogears m’a ainsi semblé comme un exercice étrange, artificiel. Au-delà des éléments de l’histoire communautaire qui entourent le jeu et auxquels j’ai contribué, comment pourrais-je retranscrire avec fidélité des événements auxquels je n’ai pas assisté ?

Le funambule n’a pourtant besoin que d’un fil pour faire vibrer ses spectateurs, et l’histoire du développement de Xenogears nous emporte, seule avec ses mots. Au révélateur des récits de ses créateurs, de leurs innombrables anecdotes, l’illusion devient réalité, la vacuité s’irise en émotions. Arpentons ensemble les sillons de son mythe, faisons-le nôtre.

TETSUYA TAKAHASHIET KAORI TANAKA

VIVRE SA VIE

Si le jeu vidéo est avant tout un travail collectif, souvent l’affaire d’équipes de plusieurs centaines de personnes, certaines œuvres sont viscéralement, irrémédiablement chevillées à l’ambition d’un seul homme. Qu’il s’agisse d’Hideo Kojima (Metal Gear Solid, Death Stranding) et sa volonté de créer une connivence toujours plus forte avec son audience, ou de Fumito Ueda (ICO, Shadow of the Colossus), véritable chef d’orchestre de la conscientisation du joueur, le jeu vidéo est, pour ses auteurs, vecteur d’une expérience, d’une connexion inédite avec son public. À l’instar de la série Metal Gear ou de Shadow of the Colossus, il est ainsi nécessaire, pour comprendre l’identité et l’aura de Xenogears, de partir sur les traces de son réalisateur : Tetsuya Takahashi.

Étudier l’auteur Tetsuya Takahashi relève de l’orpaillage : avare d’interviews, l’homme s’exprime avec parcimonie. Dans cet exercice très convenu où les non-dits en disent souvent plus que le bruit des mots, Takahashi parle peu mais à cœur ouvert. D’où proviennent donc ce phrasé, cette méticuleuse mélancolie ?

Revenons aux origines : né en 1966, Takahashi vit son enfance à Shizuoka, au sud-ouest de Tokyo. Des dires de ses propres parents, le petit Tetsuya est certes un enfant discret et aimable, mais aussi une forte tête. Bien que plus petit que ses camarades à l’école, personne ne peut lui marcher sur les pieds. De l’orgueil ? Il en faut pour ce timide qui a tant à dire. Car le jeune Tetsuya est avant tout très sensible. Observateur, il a besoin de se saisir du monde, de l’intérioriser pour donner du sens à ses enjeux, au-delà des discours. C’est dès le milieu des années 1970 qu’il sort du bois, lors d’une rencontre dans un temple bouddhiste non loin du domicile familial. Il y interpelle un moine avec candeur :

« Une religion… Qu’est-ce que c’est ? »

L’esthétisme ambiant, la ferveur des pratiquants : Takahashi est envoûté par cette abstraction, plus encore que par le folklore qui la dissimule.

L’adolescence approche. Sa première console de jeux est la Color TV-Game 61 de Nintendo et il écume les salles d’arcade de Shizuoka avec son groupe d’amis, mais son attrait pour le jeu vidéo n’atteint pas sa passion naissante pour les mangas et les mecha. L’époque est florissante pour la japanimation, marquée par l’émergence de Yûsha Raideen2 et des premiers Super Robots aux origines mystiques. C’est par le prisme de ces anime aux thématiques initiatiques et spirituelles que Tetsuya Takahashi parvient à mettre des mots sur les interrogations qui l’assaillent :

« Pourquoi les hommes ont-ils besoin de ces religions ?

Être humain, est-ce nécessairement se lier à une idéologie ? »

C’est naturellement dans ce même creuset qu’au cours du lycée et de son passage à l’université, Tetsuya Takahashi élargit son champ culturel. Parallèlement à sa passion dévorante pour la japanimation, il devient cinéphile et découvre la littérature de science-fiction occidentale, tombant sous le charme de son Big Three3. Sans qu’elles proposent des réponses toutes faites à ses tourments, celui-ci trouve en ces œuvres ce qu’il a toujours cherché et en est bouleversé. Comment ces mondes imaginaires peuvent-ils retranscrire la réalité de l’Homme avec autant de justesse ? Insatiable, il se dirige alors vers la philosophie, la psychanalyse et la psychologie analytique. Les récits d’Arthur C. Clarke et Stanley Kubrick, les concepts de Friedrich Nietzsche ou de Carl Jung : il s’agit avant tout pour Takahashi de découvrir de nouvelles paraboles, de nouvelles transfigurations d’un monde qu’il commence à apprivoiser… Mais dans lequel il n’a pas encore réellement trouvé une place.

Encore à l’université, Takahashi connaît son premier coup de foudre vidéoludique : Xanadu, développé par Nihon Falcom (connu notamment pour la série Ys) sur PC-88. Le système de jeu est novateur et dote le héros d’une statistique de karma, introduit une notion d’alignement, à la manière des jeux de rôle… Les prémices d’un renouveau pour le RPG ? Nous sommes en 1987 et l’achat d’une PC-Engine a tari le peu qu’il restait de sa bourse d’études, Takahashi décide donc de répondre à une offre d’emploi à temps partiel pour Falcom et part s’installer à Tokyo. Avec seulement quelques maigres compétences en programmation, il est embauché comme graphiste et réalise notamment les polices du jeu Sorcerian, lui aussi sur PC-88. Ses talents de dessinateur sont cependant peu exploités et il se retrouve vite frustré : il quitte le studio et est embauché chez Square à l’été 1990, peu après la sortie Famicom de Final Fantasy III.

LES QUATRE CENTS COUPS

D’emblée affecté au développement de Final Fantasy IV, Takahashi intègre certes un fleuron de l’industrie japonaise, mais il déchante vite : la philosophie de Square ne correspond pas plus à ses aspirations que celle de chez Falcom. À l’aube des années 1990, la série Final Fantasy veut briller par ses épopées dramatiques et ses systèmes de jeu sophistiqués, mais l’esthétisme de ses productions n’est pas la priorité de Square… Un comble pour une entreprise désormais mondialement reconnue pour la qualité graphique de ses jeux !

Ce manque d’attention porté à la réalisation est structurel : chez Square, la tradition veut que les graphistes ne disposent que de très peu d’espace mémoire pour exprimer leur créativité. Bridé par ces contraintes techniques, Tetsuya Takahashi va alors devoir jouer des coudes, mais il n’a pas froid aux yeux. Alors qu’il n’est intégré au développement que depuis très peu, il milite avec vigueur auprès d’Hironobu Sakaguchi pour que la série prenne un virage graphique plus ambitieux. Inattaquable sur son travail, énergique et force de proposition pour transformer son environnement, Takahashi marque des points auprès de sa direction.

Le développement de Final Fantasy IV s’achève en 1991 et son histoire épique est un tournant pour Square, qui compte bien pousser la Super Famicom dans ses retranchements lors de ses futurs développements. Il est temps de constituer les équipes qui vont s’employer pour les trois projets phares à venir : Final Fantasy V, Seiken Densetsu 2 et Romancing SaGa. Fraîchement nommé vice-président de la société, Hironobu Sakaguchi convoque alors la majorité du personnel en salle de réunion. Les employés y découvrent un tableau sur lequel trois colonnes sont tracées, afin de déterminer les affectations de chacun. Parmi les créatifs présents à cette réunion figurent un jeune premier, Tetsuya Nomura, et une certaine Kaori Tanaka4. Récemment recrutée par Square après avoir répondu à une annonce publiée dans le magazine japonais ASCII, la jeune Kaori Tanaka a pour premier fait d’armes une participation à Final Fantasy IV Easy Type5.

Takahashi a fait ses preuves et prend du galon : le voici nommé graphiste en chef de Final Fantasy V aux côtés d’Hideo Minaba6. Le destin est en marche : Tetsuya Nomura et Kaori Tanaka sont tous deux assignés au jeu en tant que graphistes pour ce cinquième volet de la saga sous la houlette de Takahashi, et l’alchimie entre les trois créatifs est immédiate. Plus encore que pour leurs qualités de graphistes, Takahashi, Nomura et Tanaka impressionnent par leur capacité à explorer et innover dans tous les aspects du game design. Dynamiques, inspirés… Sakaguchi n’hésite pas, à la sortie de Final Fantasy V, en 1992, il propulse Tetsuya Nomura graphiste en chef auprès de Takahashi pour le prochain grand chantier de Square : Final Fantasy VI.

Si les talents de graphiste de Kaori Tanaka sont indéniables, Final Fantasy VI est avant tout l’occasion pour elle de faire valoir sa plume, personnelle et passionnée. Sa sensibilité narrative aux destins tragiques et à la psychanalyse évoque immédiatement les thématiques chères à Tetsuya Takahashi, mais les récits de Kaori Tanaka se révèlent moins désincarnés, plus enclins à l’émotion. Plus éloquente que Takahashi mais moins belliqueuse, celle-ci intègre l’équipe graphique de Final Fantasy VI et va de surcroît contribuer de manière décisive à l’écriture de son scénario. Elle livre les destins poétiques des frères Edgar et Sabin Figaro, les jumeaux de sang royal, ainsi que de Duncan Harcourt et Vargas – personnages que nous retrouverons tous, d’une manière ou d’une autre, dans Xenogears. La tonalité féminine et originale proposée pour Edgar, homme à femmes ayant perdu à la fois sa mère et son premier amour, séduit sa hiérarchie. Elle suggère même que Sabin puisse mourir lors du World of Ruin (la deuxième partie du jeu), écrasé par une maison de la ville de Tzen. Néanmoins, jugée trop dramatique, la scène est abandonnée : la saga Final Fantasy a ses standards et son sixième épisode est de ce point de vue déjà assez généreux. De son côté, Nomura brille tout autant en proposant les personnages Setzer et Shadow qu’il avait imaginés au beau milieu du développement de Final Fantasy V.

Le formidable Final Fantasy VI s’ouvre au marché japonais le 2 avril 1994 et l’influence de Tetsuya Takahashi y est palpable. Plus que jamais amateur de mecha – dont des figurines ornent son bureau chez Square –, il conçoit les armures Magitek qui apparaissent lors de l’inoubliable introduction du jeu, aux abords de la ville de Narshe. Assiste-t-on ici à une évolution de la saga, ou à l’émergence d’un Tetsuya Takahashi engoncé dans ces univers fantasy qui ne correspondent pas réellement à son imaginaire ? Comme toujours, tout est question d’équilibre, seule la politique future de Square pourra répondre à cette question. Quoi qu’il en soit, le trio Tetsuya Takahashi, Kaori Tanaka, Tetsuya Nomura a le vent en poupe et est inséparable. Sans qu’ils le sachent encore, leurs discussions exerceront une influence décisive dans l’émergence du projet Xenogears.

Mais avant de développer l’invraisemblable enchevêtrement de circonstances qui aboutira au développement de Xenogears, prenons une respiration et revenons à l’auteur Tetsuya Takahashi. Peu prompt à la communication directe qui lui semble biaisée, inaudible, Takahashi est un créatif impérieux et exigeant dont les récits retranscrivent sans réserve les drames humains, le cycle infernal des conflits qui pavent notre histoire. Le développement de Final Fantasy VI fait vaciller le principal compromis qu’il a consenti depuis le début de sa carrière : laisser de côté la science-fiction qu’il chérit tant pour se mouvoir dans la fantasy des titres de Square. Érudit, il n’envisage comme seul vecteur pour son message que l’esthétisme de ses univers, les idéologies qui les nimbent et le rapport des humains à l’abstrait, à la morale. La rencontre fortuite avec Tetsuya Nomura et Kaori Tanaka est stimulante, offre une respiration émotionnelle et créative, le laissant entrevoir la constellation des personnages qu’il pourrait imaginer, au-delà des sentiers battus de son studio. En cohérence avec ses sensibilités, l’auteur Takahashi compte ainsi exposer dans ses œuvres sa vision métaphysique d’un monde aux valeurs déconstruites, enclencher un dialogue indirect avec le joueur avec des intentions claires : le transporter au cœur d’une critique catégorique de l’Homme, sans jamais lui interdire de construire sa propre analyse. Après tout, s’il est une seule véritable interface entre les êtres humains, n’est-ce pas l’avenir, la liberté de concevoir ?

UNE INDUSTRIE EN PLEINCHAMBOULEMENT

L’ÉMANCIPATION DE SONY

Tetsuya Takahashi a certes réussi à se fondre dans l’univers fantasy de Square pendant l’ère de la Super Famicom, mais cette conversion n’est que temporaire. La fin du développement de Final Fantasy VI et l’émergence de la 3D réveillent ses appétences cinématographiques. Toutefois, il est encore trop tôt : Square n’est pas prêt à accepter un projet plus personnel, à contre-courant des thématiques habituelles de sa saga phare. Coup du destin, l’heure est aussi à l’incertitude pour le jeu vidéo japonais, à l’orée d’une nouvelle génération de consoles et de l’avènement du support CD. L’histoire de la mort de la Super Famicom est classique, mais fondamentale : l’émergence de Sony et de sa PlayStation va transfigurer l’industrie, bouleverser le fonctionnement de Square et laisser le champ libre aux créatifs.

Les sociétés japonaises sont parfois raillées pour leur inertie, leur paternalisme, voire leur anachronisme fonctionnel, et le jeu vidéo n’en présente que de trop peu nombreuses exceptions. Difficile à appréhender en Occident, ce fonctionnement est bien rarement compatible avec l’apprivoisement des nouvelles technologies, souvent accueillies dans la douleur. Un premier exemple frappant de ce phénomène est la transition entre la Famicom et la Super Famicom. La main-d’œuvre des studios est alors principalement tenue par des postes très spécifiques : les planners (que l’on pourrait traduire littéralement par « planificateurs »), terme générique associé à des emplois très souvent à temps partiel. De tels postes sont affectés à toutes sortes de tâches, qu’il s’agisse de réalisation, de programmation ou de graphisme… Inutile de le dire, la majeure partie des planners sont des étudiants le plus souvent peu, voire aucunement qualifiés et dont l’attrait principal réside dans le fait que leur travail est bon marché. S’il est possible avec un tel système de dénicher des diamants bruts comme Tetsuya Takahashi ou Kaori Tanaka, ce n’est que rarement le cas, et le plus souvent ces jeunes employés inexpérimentés se retrouvent ballottés entre les projets, perdus, à la dérive. Une première alerte intervient au début des années 1990, lors du développement de Final Fantasy IV : la transition technologique vers les graphismes chatoyants de la Super Famicom ne permet plus aux équipes graphiques de recruter au hasard… Glaner des étudiants novices, sans talent particulier pour le design, afin de les intégrer à l’équipe graphique de Final Fantasy semble en effet très osé !

Au-delà de ses conséquences sur les ressources humaines, le conservatisme de l’industrie vidéoludique japonaise est partie prenante dans l’un des plus grands séismes de son histoire, au crépuscule de la Super Famicom. Fin des années 1980, Sony n’est impliqué dans le milieu que partiellement, en tant que fournisseur pour Nintendo de la fameuse SPC700, la puce sonore de la Super Famicom. Nintendo prépare d’ores et déjà la transition vers sa nouvelle machine, et après l’échec du Famicom Disk, tous les yeux sont rivés vers le support CD. Une aubaine pour Sony, qui compte asseoir sa position dans un marché florissant et saurait y faire valoir son expertise. Les visions des deux entreprises sont radicalement opposées : Sony désire que le jeu vidéo embrasse un nouveau statut de médium culturel, à la manière du cinéma ou de la musique, tandis que la firme de Kyoto reste attachée à sa vocation première de vendeur de jouets. C’est en 1988 que les deux entreprises trouvent un terrain d’entente et que naît un concept de machine dotée à la fois d’un port cartouche et d’un lecteur CD, propice notamment à certains jeux de karaoké. Son nom de code : Play Station.

Le contrat est historique : Nintendo a l’habitude de mener la vie dure à ses collaborateurs concernant les droits d’auteur, mais ses conditions sont extrêmement favorables à Sony. Les rumeurs vont bon train dans la presse, et tout indique une annonce imminente du partenariat lors du Consumer Electronics Show de 1991… Cependant, en coulisses, l’irascible président de Nintendo Hiroshi Yamauchi abhorre ce contrat et ne l’entend pas de cette oreille. Dans le plus grand secret, Yamauchi mandate la direction de Nintendo of America pour travailler discrètement avec le constructeur Philips sur un autre projet, en parallèle. L’objectif est d’accaparer, avec ce nouveau contrat, la totalité des droits d’auteur. L’hypothèse est crédible, car Philips ne réclame que la possibilité d’éditer quelques jeux des licences Mario et Zelda sur son CD-i7. La manœuvre est cruelle, et le coup de théâtre intervient : le projet Play Station est torpillé par Nintendo lui-même, à la surprise générale et devant les caméras du monde entier.

Plus qu’un camouflet, c’est une véritable déclaration de guerre, et pour se refaire, Sony se tourne naturellement vers SEGA, l’ennemi intime. Les sections américaines s’entendent tout d’abord pour un partenariat d’édition sur Mega-CD, pendant qu’en coulisses les ingénieurs préparent une contre-attaque. Une fiche technique est éditée, les techniciens semblent ravis de l’émergence de cette nouvelle machine, mais c’est à nouveau la douche froide : Hayao Nakayama, président de SEGA Japon, découvre ce projet et s’y oppose catégoriquement, arguant que Sony n’a rien à apporter au secteur. Chauffé à blanc par ce nouvel affront, Sony décide donc de se lancer dans l’aventure en solitaire, animé d’une énergie décuplée.

SQUARE EN ÉBULLITION

Les studios de développement japonais tiennent une place très particulière au beau milieu de la véritable guerre des tranchées que mènent les constructeurs. Bien que Square soit un allié historique de Nintendo, l’entente est de circonstance et la pression infligée par la firme de Kyoto sur le prix des cartouches et les droits d’auteur a déjà été à l’origine de frictions – pour exemple, l’abandon de la localisation de Final Fantasy II et Final Fantasy III aux États-Unis. Après s’être débarrassé de Philips, Nintendo commence à réfléchir au support qui fera suite à sa Super Famicom, et il se murmure que le constructeur ne passerait pas le cap du support CD, faute d’expertise. De son côté, Square a entamé sa mutation et veut désormais s’imposer non seulement artistiquement, mais aussi comme un véritable leader technique du marché. Galvanisé par ses succès sur Super Famicom, l’éditeur de la saga Final Fantasy a choisi son camp : celui du rapprochement avec le cinéma et la 3D.

Dès 1994, afin d’assurer ses arrières, Nintendo fait appel aux designers de Square pour un audit technique concernant son projet de plateforme qui deviendra la Nintendo 64. Les résultats sont cinglants : le stockage proposé et la puissance de calcul sont jugés largement insuffisants par les créatifs. Square entame donc le développement de l’embryon de Final Fantasy VII dans un flou total, sans kit de développement à sa disposition, sans même des informations précises sur les spécificités techniques de la prochaine machine de Nintendo. L’incertitude est telle que les premières ébauches du jeu sont réalisées sur PC ! Après d’interminables semaines, Nintendo entend les réclamations des développeurs et fournit enfin un kit de développement, mais sans surprise, les performances se révèlent largement en deçà des attentes de Square. De son côté, Sony agit en coulisses et espère bien tirer son épingle du jeu. Sûr des caractéristiques techniques de sa future PlayStation, Sony a de surcroît des atouts dans sa manche : celui-ci propose à Square des conditions financières très séduisantes, bien plus favorables que celles consenties par l’entreprise de Kyoto. Le temps presse, et il va falloir trancher : Hironobu Sakaguchi convoque une petite équipe de programmeurs ayant pour mission de réaliser un comparatif solide des performances respectives de la PlayStation et de la Nintendo 64. Les résultats sont sans appel, la console de Nintendo est à la traîne et la rupture est inéluctable… L’événement est tel qu’il est annoncé à la télévision japonaise lors d’une publicité, ainsi que dans le mythique magazine Shônen Jump : le jeu Final Fantasy VII entre dans le giron de Sony.

Le personnel de Square oscille entre surprise et excitation : les conditions favorables offertes par Sony font de la PlayStation une opportunité inattendue, notamment pour la localisation de leurs jeux. La voie est libre pour les créatifs, pour qui s’ouvre une ère d’émancipation débridée – les cartouches et la dîme prohibitive de Nintendo relèvent désormais du passé. N’hésitant pas à sortir de sa zone de confort et du J-RPG, Square va, à partir du milieu des années 1990, faire feu de tout bois. Entamé par l’édition du jeu de combat Tobal, c’est un véritable âge d’or qui se profile, où le studio réussit à imposer sa patte aussi bien dans le domaine des jeux de combat, avec Bushido Blade, que dans l’univers des shoot ‘em up, avec le mémorable Einhänder. De nouveaux projets plus confidentiels et audacieux émergent, en parallèle de la farandole invraisemblable de RPG mythiques développés par Square entre 1995 et 2000. En excursion dans le monde du rogue-like8 avec la série Chocobo no Fushigina Dungeon, vers des contrées plus farfelues comme Chocobo Racing ou le RPG de courses automobiles Racing Lagoon, voire en roue libre pour des simulations de baseball, de courses hippiques, de mah-jong… Rien ne semble arrêter Square, qui s’essaie même au visual novel lunaire avec le titre Another Mind.

Le développement de Final Fantasy VI entérine la mutation créative de Square et l’affirmation de Tetsuya Takahashi comme un de ses piliers. Dans son sillage mais mus par leurs propres sensibilités, Tetsuya Nomura et Kaori Tanaka incarnent une nouvelle vague au sein du studio, avide de marquer la saga Final Fantasy de son empreinte. Plus enclines à la science-fiction qu’à la fantasy, les appétences de Takahashi sont en rupture avec l’esthétique des séries phares de Square. L’arrivée de la PlayStation et la nouvelle politique commerciale de l’éditeur lui laissent entrevoir la possibilité de sortir du carcan historique de la saga… mais Square l’entendra-t-il de cette oreille ?

NOUVELLE VAGUE

FINAL FANTASY VII, l’ALTER EGO

Printemps 1994, l’équipe créative de Final Fantasy VI se retrouve orpheline de projet. Échaudés par leurs contributions au chef-d’œuvre de Square, Nomura, Takahashi et Tanaka ont déjà les yeux rivés vers l’avenir : pourquoi ne pas réfléchir à une nouvelle création ? Bien loin des considérations commerciales et des tumultes du secteur, les trois fantastiques refont le monde, prennent plaisir à partager leurs univers et incarnent parfaitement la philosophie du studio : les restrictions techniques ne doivent pas s’immiscer dans le processus créatif.

Toujours avec un temps d’avance, Hironobu Sakaguchi a déjà une ébauche de Final Fantasy VII en tête et lui affecte une petite équipe. La fine fleur de Square est convoquée, notamment Yoshinori Kitase, auteur d’un coup de maître à la réalisation de Final Fantasy VI… et bien entendu le trio Tetsuya Nomura, Tetsuya Takahashi et Kaori Tanaka. Les inspirations que Sakaguchi veut insuffler à ce nouvel épisode sont surprenantes : le récit impliquerait un détective sur les traces d’une mystérieuse organisation, au beau milieu de New York. Pendant plusieurs semaines, Takahashi et Nomura s’affairent. Le premier esquisse une mégalopole sombre, effrayante, occupée par des réacteurs pris pour cible par l’organisation : Midgar est née. De son côté, l’ancien disciple Nomura mobilise toute son énergie vers la création des personnages, Cloud en premier. L’heure est à la projection, à l’imagination, mais Sakaguchi est obligé de couper court au jaillissement des idées : originellement envisagé pour le support CD, le développement de Chrono Trigger9 patine. Il y a besoin de bras, et le groupe affecté à Final Fantasy VII est temporairement dissous, ses membres appelés à la rescousse.

Coup du sort ou marche de l’Histoire ? Qu’importe, le fractionnement inattendu du développement de Final Fantasy VII deviendra le terreau fertile d’où jaillira le récit de Xenogears. L’année 1994 est certes riche en expériences pour Nomura, Takahashi et Tanaka, qui interviennent de manière décisive lors des développements de Chrono Trigger, Front Mission ou Romancing SaGa 3, mais le trio, inséparable au bureau comme à la ville, a déjà l’esprit ailleurs. La perspective des bribes envisagées pour Final Fantasy VII attise leur créativité, même si l’équipe dédiée au jeu n’a pas encore été reformée. Portée par sa construction caractérologique du personnage Edgar de Final Fantasy VI, Kaori Tanaka puise dans ses inspirations occidentales pour proposer un concept ambitieux : faire du futur héros de Final Fantasy VII un soldat tourmenté, au passé trouble et aux personnalités multiples. L’approche est radicalement opposée à celle du volet précédent de la saga, pour lequel la notion même de héros est mise à mal, mais Takahashi et Nomura sont séduits par ce tournant psychologique. Au fil des discussions des trois fantastiques, une ébauche de scénario émerge.

Il faut attendre l’hiver 1994 pour que Square s’extirpe du bourbier Chrono Trigger, et malgré les difficultés de développement, le résultat est mirifique. L’équipe assignée précédemment à l’embryon de Final Fantasy VII retourne ainsi au bercail, et alors que pour la plupart des membres il est nécessaire de rafraîchir les mémoires, Nomura, Takahashi et Tanaka n’ont de leur côté pas chômé. Tetsuya Takahashi présente à Hironobu Sakaguchi son projet de synopsis, largement nourri des impulsions lyriques de Kaori Tanaka. Dans un univers résolument orienté vers la science-fiction, le récit s’effeuille autour d’un soldat tourmenté, souffrant de troubles dissociatifs de l’identité et chevauchant des monstres semblables aux invocations des précédents volets de la série. Bienveillant, le créateur de Final Fantasy examine la proposition avec minutie, mais son constat est sans appel : trop sombre, trop complexe et éloignée des canons fantasy de la saga, l’initiative n’est pas raisonnable.

Malgré tout, Sakaguchi est séduit par l’ardeur de Takahashi et l’ampleur de sa proposition. À l’aube de l’ère PlayStation, Square est en effervescence, et il serait idiot de ne pas laisser sa chance à une telle initiative, d’autant qu’elle émane d’un des piliers créatifs du studio. L’heure est à l’offensive pour Square qui veut amorcer de nouveaux projets : Sakaguchi offre donc à Tetsuya Takahashi la possibilité de réaliser son ambition. Nom de code : Chrono Trigger 2.

BANDE À PART

D’une habileté sans pareille, Hironobu Sakaguchi propose à son vieil ami Hiromichi Tanaka d’occuper la place de producteur pour le projet Chrono Trigger 2. Le choix est très fin, car ce dernier est un vieux brisquard, orfèvre du game design qui officie depuis le premier épisode de la saga Final Fantasy. Il l’est d’autant plus qu’Hiromichi Tanaka sort à peine d’une expérience très difficile à l’écriture et la réalisation de Seiken Densetsu 3 : en première ligne pendant tout le développement, celui-ci souhaite dans un premier temps intégrer à la suite de Secret of Mana un système de « triangle amoureux » dynamique, suivant le choix d’équipe du joueur. Le concept est séduisant, mais les retours des programmeurs et des testeurs sont tous négatifs, au point que l’idée est abandonnée, non sans regret. Clairvoyant mais emprunté, Hiromichi Tanaka intègre donc l’équipe de Chrono Trigger 2 avec un rôle clair : adjoindre le savoir-faire de Square à la fougue de Takahashi, qui n’a aucune expérience pour gérer des projets d’envergure.

L’année 1995 ne fait que confirmer la dynamique observée à l’issue du développement de Final Fantasy VI. Tetsuya Nomura est certes affecté au développement de Final Fantasy VII, mais il se penche avec au moins autant d’ardeur sur le projet Chrono Trigger 2, désormais supervisé par Tetsuya Takahashi. Très attachée à l’arc des frères Figaro qu’elle n’a pas pu développer autant qu’elle le souhaitait pour Final Fantasy VI, Kaori Tanaka publie le 12 décembre 1994 un dôjinshi10 intitulé Figaro no Kekkon : Tales from Desert. Insatiable, elle entame les prémices du récit de Xenogears comme un prolongement de son travail sur Final Fantasy VI : en guise de prélude, Sigurd et les personnages qui gravitent autour de lui prennent vie. Nomura esquisse alors l’idée d’ajouter un personnage asiatique, érudit, tacticien… et Shitan naît à son tour, comme une évidence11. Tetsuya Takahashi et Kaori Tanaka se marient en 1995, et l’alchimie de leur couple semble irradier le récit naissant de Xenogears d’une douce poésie.

L’été approche, et la situation est toujours ambiguë pour Tetsuya Nomura. Plus impliqué dans le développement de Final Fantasy VII que jamais, celui-ci voit Chrono Trigger 2 s’enrichir tous les jours sous l’influence de Tetsuya Takahashi. Toujours expressif auprès de sa hiérarchie, ce dernier désire prendre le contrepied de Final Fantasy VII : peu convaincu du choix d’une mise en scène engoncée dans des décors précalculés en 2D, le voici qui milite pour un passage à la 3D. La situation est ainsi claire à l’hiver 1995, où Yoshinori Kitase est naturellement l’homme fort de l’équipe de Final Fantasy VII, tandis que Tetsuya Takahashi trace sa voie… Mais qu’adviendra-t-il de Tetsuya Nomura ?

UNE HISTOIRE POUR TOUS LESGOUVERNER

AUX ACTES MANQUÉS

À l’aube de 1996, le pôle créatif de Square se trouve à la croisée des chemins et la pression sur les épaules de Tetsuya Takahashi n’a jamais été aussi forte. Convaincre sa direction qu’il peut mener à bien le projet de sa vie est une chose, mais il lui faut désormais construire une équipe, la rallier à son ambition. La règle est intangible, le développement ne peut pas excéder les dix-huit mois : le temps presse, et il faut déjà jouer des coudes.

Avant même de réfléchir à la mise en place de son équipe, Tetsuya Takahashi s’inquiète : celui-ci veut Tetsuya Nomura à bord, malgré sa place de plus en plus centrale au sein du développement de Final Fantasy VII. La renommée de Yoshitaka Amano, le character designer historique de la saga, résonne désormais à l’international et ce dernier ne peut pas assurer pleinement ce rôle pour ce prochain volet. Le choix est cornélien pour Nomura, en phase avec le couple Takahashi-Tanaka mais aussi face à une opportunité inouïe. Le bras de fer s’engage entre Tetsuya Takahashi et Yoshinori Kitase, et c’est Hironobu Sakaguchi qui tranche : Tetsuya Nomura ira sur Final Fantasy VII… Un coup très dur pour Takahashi, qui perd son ancien disciple, et une décision qui relègue leur collaboration à notre imagination. La syzygie Nomura-Takahashi-Tanaka n’aura pas lieu, et il lui faut désormais dénicher un character designer. Secoué, Takahashi fait jouer ses contacts et pense au mangaka et chara designer Kunihiko Tanaka, qu’il connaît depuis son passage chez Falcom. Malheureusement, celui-ci est en plein travail pour l’anime Fam et Ihrlie, exploratrices… Tant pis, il faut d’abord souder les équipes autour du projet, le character design attendra.

Sans aucune expérience en gestion des ressources humaines, Takahashi navigue à vue : il crée pour chaque pôle une petite équipe qu’il formera patiemment à l’univers qu’il échafaude alors au fur et à mesure. La manœuvre est dangereuse, car le récit imaginé avec Kaori Tanaka est en extension permanente, bien loin d’être terminé alors même que le développement est amorcé. Square ne manque pas de talents, mais pour que l’alchimie opère, chacun des pôles travaillant indépendamment et à sa manière, encore faut-il une vision globale très claire ! Concernant Hiromichi Tanaka, la tâche semble aisée : friand d’univers sombres et tourmentés, celui-ci est ouvert à la science-fiction. Mieux encore, le projet lui remémore Genesis, le premier jeu qu’il a produit pour Square en 1987 et qui est, coup du destin, un jeu de mecha. Il n’est alors plus question pour Tetsuya Takahashi de développer la suite de Chrono Trigger : soucieux de marquer le projet de son empreinte, le créateur rebaptise le projet Chrono Trigger 2, qui devient le projet Noah.

Malgré la prépondérance du développement de Final Fantasy VII, l’équipe technique allouée au projet Noah est chevronnée : la supervision des programmeurs est confiée à Kiyoshi Yoshii (Final Fantasy VI et Chrono Trigger, entre autres) tandis que les développeurs et graphistes sont majoritairement transfuges de l’équipe qui a œuvré sur Chrono Trigger. Point névralgique, une équipe d’une dizaine d’event planners est mise en place. Leur rôle est essentiel : programmer tous les dialogues ainsi que toutes les mises en scène du jeu pour donner vie au scénario monumental élaboré par Tetsuya Takahashi et Kaori Tanaka. Clés de voûte tant de la cohérence générale du récit que de son équilibre narratif, les deux prépareront la scénographie des principaux événements de Xenogears, tandis que les planners s’attèleront aux expositions annexes.

Fidèle à son intuition, Takahashi va donc devoir former longuement aux détails de son univers des planners d’origines variées et aux personnalités chamarrées. L’équipe est composée de nombreux nouveaux venus, mais aussi de membres éminents, notamment le fantasque Masato Kato. Génial scénariste de Chrono Trigger, il est reconnu pour son énergie et son caractère imprévisible. Réputé pour la qualité de ses mises en scène à la fois émouvantes, intimistes et verbeuses, Masato Kato est un électron libre qui possède son propre univers… Il prendra d’ailleurs à la fois part aux développements de Xenogears et de Final Fantasy VII, puisqu’il réalisera pour ce dernier les scènes touchantes scellant la relation de Cloud et Tifa, au beau milieu de la Rivière de la Vie, puis à l’orée de la Grotte Nord. Qu’il s’agisse de Masato Kato ou des autres membres de l’équipe, les planners qui officient pour Square sont bien plus rodés à la fantasy qu’à la science-fiction, Takahashi en est bien conscient. Celui-ci met donc en place une méthode bien particulière : après avoir réuni les planners pour leur présenter les grandes lignes scénaristiques, ces derniers ont quasiment quartier libre pour mettre en scène les arcs secondaires de l’histoire. La concrétisation des scènes devient ainsi le fruit d’un dialogue entre ces planners et les programmeurs, tandis que Tetsuya Takahashi s’assure uniquement en aval de la cohérence du résultat, de son adéquation avec l’idée générale du récit. Laisser les planners en roue libre dans un canevas en constante évolution est un pari très risqué, mais Takahashi a confiance en ses troupes.

Si le destin a su empêcher la collaboration Nomura-Takahashi, il tend inlassablement à rapprocher Masato Kato de l’insaisissable compositeur Yasunori Mitsuda. Désœuvré après la sortie de Chrono Trigger et quelques collaborations musicales pour le run and gun Front Mission : Gun Hazard ou Tobal, Mitsuda est ouvert à toute proposition, mais le paysage de Square ne lui offre que peu d’opportunités. Les prochains épisodes des séries Seiken Densetsu, SaGa et Final Fantasy sont naturellement réservés à leurs compositeurs respectifs Hiroki Kikuta, Kenji Itô et Nobuo Uematsu, mais Mitsuda n’en a cure : sa curiosité est piquée par l’émergence du projet Noah. Indépendant mais aussi très attentif au contenu et à la narration des jeux pour lesquels il compose, Yasunori Mitsuda semble parfaitement adapté aux méthodes de Tetsuya Takahashi. Galvanisé par la poésie scénographique de Kato et la puissance narrative de Xenogears, Mitsuda livre avec la bande originale du jeu un véritable chef-d’œuvre, pour lequel il ira jusqu’au bout de lui-même. Bourreau de travail habitué à vivre au cœur de son studio pour s’assurer une immersion maximale, celui-ci poussera son corps dans ses retranchements, nous le verrons bien vite, et sortira du développement de Xenogears aussi reconnaissant qu’exténué. Par son raffinement presque scientifique, mêlant habilement mélodies champêtres, musique ambient et chœurs mystiques, la bande originale de Xenogears est à la fois charnière dans l’œuvre du compositeur et au panthéon de la musique de jeu vidéo, mais il est trop tôt pour nous appesantir sur son étude : nous y reviendrons lors du chapitre concerné.

L’année 1996 ne fait que commencer, mais le temps presse déjà. Avant même d’entamer son développement et de confronter les équipes du projet Noah aux défis techniques qui vont leur faire face, Tetsuya Takahashi doit parachever l’univers de Xenogears, pour l’instant en constante expansion. Convoqué par le réalisateur, l’équipage doit se fédérer autour d’un scénario qui correspondrait aujourd’hui aux épisodes IV et V de la série. Takahashi évoque alors les fondements cosmogoniques du jeu inspirés du travail de Kaori Tanaka : l’émergence d’une intelligence artificielle féminine, d’origine extraterrestre, génitrice d’une nouvelle humanité. Frappées par cet être au fondement du duo formé par Myah et l’ordinateur biologique Kadmoni, les équipes s’accordent : si le nom du futur jeu n’est toujours pas définitivement entériné, il contiendra en guise de préfixe le désormais mythique Xeno, témoin mystérieux de ces entités venues d’ailleurs. Malgré l’énergie qu’il déploie et les jours qui s’égrènent, Tetsuya Takahashi ne consent à aucune concession et persiste à enrichir en parallèle le récit de Xenogears… si bien qu’après six mois de financement, le développement effectif du jeu n’a toujours pas commencé. L’aventure semble bien mal engagée.

LES MÉANDRES DU DÉVELOPPEMENT

Au-delà des circonstances qui ont abouti à son lancement, le projet Noah cristallise tout l’éventail des difficultés auxquelles sont confrontés les créateurs de jeux vidéo. La confrontation des ambitions de Tetsuya Takahashi à la multitude des aspects créatifs et techniques mis en jeu pour Xenogears semble déséquilibrée. Forcer le destin a ses limites, et pour ménager les planners