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On est bien, couché dans l’herbe inégalé, on s’y prélasse, dominé par ce large platane qui incite à rêver. Les rêves sont des jeux où l’on reste immobile et qu’il est superflu d’arranger à l’avance, des jeux où l’on n’a nul besoin de compagnons : un plaisir pour soi seul. L’arbre touffu de feuilles nombreuses, le long corridor blanc au bout duquel je m’assieds sur une chaise de paille, le petit salon de bonne-maman, à l’heure où elle lit son journal, les fenêtres ouvertes sur le bois de pins, sur la colline toute en rochers bleus (je ne les voyais pas bleus, d’abord), sur la mer où des bateaux se promènent, voilà les lieux où le rêve, ce jeu pour moi, se développe mieux que partout ailleurs. — Aujourd’hui, je rêve, couché dans la prairie, au pied du platane dont mes parents disent avec un air satisfait : « C’est le plus beau platane du pays ». De ce pays, ils n’ont jamais défini au juste l’étendue.
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Veröffentlichungsjahr: 2024
GILBERT DE VOISINS
© 2024 Librorium Editions
ISBN : 9782385746346
On est bien, couché dans l’herbe inégalé, on s’y prélasse, dominé par ce large platane qui incite à rêver. Les rêves sont des jeux où l’on reste immobile et qu’il est superflu d’arranger à l’avance, des jeux où l’on n’a nul besoin de compagnons : un plaisir pour soi seul. L’arbre touffu de feuilles nombreuses, le long corridor blanc au bout duquel je m’assieds sur une chaise de paille, le petit salon de bonne-maman, à l’heure où elle lit son journal, les fenêtres ouvertes sur le bois de pins, sur la colline toute en rochers bleus (je ne les voyais pas bleus, d’abord), sur la mer où des bateaux se promènent, voilà les lieux où le rêve, ce jeu pour moi, se développe mieux que partout ailleurs. — Aujourd’hui, je rêve, couché dans la prairie, au pied du platane dont mes parents disent avec un air satisfait : « C’est le plus beau platane du pays ». De ce pays, ils n’ont jamais défini au juste l’étendue.
Je pourrais monter dans les branches, là-haut, et m’y installer à califourchon, mais il faudrait aller chercher une échelle dans la resserre du jardinier, car le tronc est vraiment trop lisse pour y grimper sans aide… or il fait chaud et l’on est si bien dans l’herbe ! ah ! si vous saviez comme on est bien !… Non, je reste couché, la tête posée à plat, et je vais me laisser prendre tout doucement par le rêve savoureux qui tombera, je pense, comme un fruit, de l’arbre tutélaire que je contemple par en-dessous.
Tout à l’heure, je prétendais que mon rêve est un jeu personnel ; pourtant je rêve très volontiers en compagnie, en compagnie de Bianca, par exemple. Elle doit arriver dans quelque temps et je sais qu’aujourd’hui, sa gouvernante étant enrhumée, elle pourra jouer et se promener jusqu’au soir. Il est trois heures ; ses parents habitent tout à côté. Elle ne rentrera que pour dîner et se mettre au lit.
Bianca est ma camarade préférée : nous nous retrouvons tous les jours ou peu s’en faut, ici, chez ses parents, ailleurs, chez ceux-ci, chez ceux-là. Nous nous entendons parfaitement dans nos jeux. Elle a des qualités rares que j’estime très haut : elle court vite, presque aussi vite que moi, bien que je sois l’aîné ; elle s’intéresse à la partie entreprise, elle s’y donne toute entière, comme je fais moi-même, comme ne font pas certains autres. Elle ne pense pas plus à sa robe, quand elle joue, que je ne pense à mes culottes, et si nous rentrons essoufflés, poussiéreux ou tachés de boue, trempés, bien souvent, et en loques, c’est que le tournoi fut animé et que les incidents qui l’illustrèrent témoignaient d’une belle audace digne de nous.
Je ne connais à Bianca qu’un défaut grave que j’aime : elle est violente, (gifles, cheveux tirés à pleines mains). Cela me plaît et me donne un droit de riposte. J’en use sans vergogne. Je ne la considère pas encore comme une fille : elle est le camarade en jupes, une alliée, parfois, avec qui je sais m’entendre, souvent une adversaire contre qui je me défends et que je puis attaquer.
La voici debout près de moi, le visage illuminé de soleil.
« Qu’est-ce que tu fais là ? demande-t-elle.
— Je t’attendais.
— Alors nous allons arranger quelque chose. »
Je médite en silence, mais elle, bientôt, coupe court à ma méditation :
« Nous allons recevoir… Seulement, pour ça, il faut l’échelle. Va la chercher. »
Recevoir… J’eusse préféré quelque divertissement moins calme. Néanmoins, l’ordre est donné. J’obéis.
La quadruple fourche de l’arbre dépassée, l’on se trouve dans une vaste cage de verdure, commode, meublée de quelques sièges noueux, assez ombragée. Le soleil la pénètre de rayons minces qui vous posent dans les mains des écus de lumière. Cette cage se transforme aisément, au gré de la fantaisie : j’y vois tantôt la nacelle d’un aérostat, la cabine centrale d’un bateau sous-marin, entouré d’océan vert, la plate-forme dernière d’une très haute tour d’où l’on découvre le page « tout de noir habillé », de somptueux cortèges précédés de musique et des bêtes sauvages, zèbres, antilopes, hyènes, que papa m’a décrits. Bianca y voit une loge de théâtre, une piste de cirque, aux jours où elle m’oblige à faire le pitre pour la divertir, un salon, enfin, comme aujourd’hui.
Bianca va recevoir en cérémonie. Elle s’installe dans le fauteuil que lui présente un rameau coudé, elle défripe sa jupe, prend une pose accueillante et digne, puis elle sourit, comme doit faire une bonne maîtresse de maison.
« Qui vais-je recevoir ? demande-t-elle.
— Puisque tu viens de dire à la femme de chambre que tu étais chez toi, il faut recevoir tout le monde.
— Que tu es bête ! C’est pas mon jour. Je te demande qui va venir. »
Docilement, je propose une liste de noms.
Bientôt Mme X arrive en voiture. Je m’enquiers de la santé de son mari et Bianca de celle de ses enfants.
« Votre petit Gustave est un amour ! »
La dame s’en va, quelques moments après.
« Vraiment, elle parle beaucoup de ses gosses : « Gustave est prodigieux ! » voilà ce qu’elle dit ; « et Lucienne travaille si bien ! » nous le savons. Quelle chance qu’ils ne viennent pas jouer avec nous ! on s’ennuierait trop.
— Pas toujours, Bianca ! La dernière fois que je me suis battu avec Gustave, c’était très amusant : on s’est bien tapé dessus… Dis ? tu te rappelles mon œil ? »
Mais voici Mme Y, une voisine, qui est venue à pied par le potager. Et l’on parle aussitôt de cuisine, et l’on s’entretient des vertus, défauts et travers des domestiques de notre temps.
Mme Z remplace cette personne bavarde ; elle donne, sur quel ton autoritaire ! son avis au sujet des dernières élections et celui, tout pareil, de son mari.
Je dois vous apprendre que maman, ma maman à moi, n’a pas beaucoup d’affection pour Mme Z, ni de goût pour des controverses politiques auxquelles (on me l’a dit plus tard) elle n’entend rien.
J’interromps brusquement :
« Tout ça, c’est des bêtises ! Monsieur Z, votre mari, a une tête d’idiot et de fo… » (le mot ne me vient pas ; tâchons de le retrouver…) de « fossie », je crois.
La dame se lève, l’air furieux, dédaigne de répondre, fait à Bianca un petit salut autoritaire, fronce son nez pointu et sort du platane sans même se servir de l’échelle… par où donc ? par la voie des airs ?
« En voilà encore une histoire ! »
Mais je ne l’entends pas ainsi.
« Non ! non ! j’ai fait ça exprès, Bianca. La vieille Z m’embête. Je te l’ai toujours dit. Elle a été pas polie avec maman, l’autre jour, à la vente de charité. Elle disait des choses, tu sais, qu’il ne faut pas dire. Alors je te défends de la recevoir, ou bien, moi, je pars… Et tu as vu sa tête ? Ah ! elle ne mettra plus les pieds ici, de longtemps !
— C’est pas convenable, tout de même. Je t’en veux beaucoup.
— Tant pis… D’ailleurs, je vais me promener. Bonsoir ! »
Et je disparais, le long de l’échelle, par une glissade audacieuse qui ne me cause aucun plaisir puisque Bianca ni personne ne l’admire.
Bianca saura rentrer chez elle toute seule. Nous sommes brouillés jusqu’à demain. Cela se règlera par une gifle ou des cheveux crêpés. Je me laisserai faire, car, tout bien pesé, j’ai tort, n’est-ce pas ?
Bianca est ma meilleure amie : tout en nous battant, nous nous entendons à merveille. Si elle tient absolument à recevoir Mme Z, que voulez-vous ! ça ne me regarde pas, en somme… et Bianca est si gentille ! Il y a des devoirs que l’on nomme « obligations mondaines », très obscurs, très compliqués, qui expliquent bien des choses. Oui, je me sens un peu honteux. Demain, je ne répondrai pas aux coups. Bianca m’est trop chère. Je vous avouerai même qu’aujourd’hui où, tant d’années plus tard, j’écris ce livre et tâche de raviver mes souvenirs, Bianca n’a guère changé. Quand je la vois (nous habitons la même ville), elle ne me griffe, ni ne me gifle, ni n’empoigne mes cheveux gris… et cependant je la retrouve.
Pour l’instant, me voici debout dans l’herbe, loin du platane, loin de mon amie, tout seul, un peu troublé et ne sachant au juste quel parti prendre. Je profite de cette indécision pour me laisser un moment, pour m’abandonner en quelque sorte et causer avec mon lecteur.
Oh ! je n’ignore pas que cela ne se fait plus ! L’usage de telles parenthèses s’est perdu qui furent de mode dans les romans de jadis, mais ce livre n’est pas un roman : un récit tout au plus ; mettons, une longue confidence. Je voudrais y rappeler le souvenir, vivant s’il le peut, de ceux, de celles qui sont vraiment les Miens : j’entends par ce mot les êtres qui me marquèrent de leur influence et qu’à l’heure présente je porte encore en moi. D’autres qui me furent chers, un temps, et dont je garde peut-être une plaisante mémoire ne m’ont pas nourri de façon pareille : sans doute ne m’offraient-ils rien d’eux-mêmes. De ceux-là je ne parlerai que par hasard ou pas du tout, mais je dirai deux mots de quelques autres dont la rencontre fut comique ou désolante, et qui passèrent.
Si j’intitule cet ouvrage Les Miens, c’est que seuls les Miens m’obligèrent à l’écrire. Ils vous seront nommés, tour à tour, par des noms fictifs et de fantaisie. Ne cherchez aucun rapport entre ces noms et les êtres représentés : je tiendrais toute enquête à ce sujet pour la pire indiscrétion. Ce sont des masques, rien de plus. Il m’était impossible de vous montrer les Miens autrement que masqués ainsi.
A vrai dire, ils ne furent pas tous des êtres humains. — Dans les Miens, je compte des paysages, des aspects de la mer et du ciel, des rochers de Provence, des sources qu’il me plut d’écouter, des arbres dont je connus l’embrassement et la protection frémissante, des livres, des tableaux, des musiques… Leur caractère me fut souvent révélé mieux et plus profondément que celui des hommes. J’ai subi leur ascendant, je porte leur empreinte. Serait-il décent de les oublier ?
Vous allez me poser une question… Oui, oui, vous prenez d’avance certain air réservé, dirai-je cafard ?… mais la question est sur vos lèvres : « Ce récit est-il véridique ? est-il sincère ? »
Je regrette de ne pouvoir répondre que par une fin de non recevoir. Cela, lecteur, ne vous regarde pas. Assurément, les souvenirs que je retiens du temps de mon enfance, par exemple, furent complétés par ce que j’appris d’elle plus tard ; les dates sont parfois inexactes, il se peut même que certains faits soient supposés. Seule la sincérité du sentiment m’importe. Sans vouloir vous blesser, je le répète : cela est de mon domaine à moi, non du vôtre.
Souffrez enfin que je me présente à vous : je me nomme Ottavio. Le nom que l’on résolut de me donner quand je vins au monde était un peu ridicule ; il tomba bientôt en désuétude et ma grand’mère italienne m’appela, un jour, Ottavio, sans que l’on sût pourquoi. Ce nom seul m’est resté.
Et maintenant, venez me rejoindre dans l’herbe inégale où je cherche à prendre un parti : je dois avoir eu le temps de me décider.
« Le plus simple, pensai-je, est d’aller retrouver bonne-maman ».
Je montai vers la maison, par les longues pentes vertes où quelques arbres jettent leurs ombres, quand je fis la rencontre de mon père.
« C’est toi, déjà ? Quelle tête tu fais ! Allons ! je vois que la partie est ratée…
— Non, Papa : je suis brouillé avec Bianca.
— Raconte. »
Il écoute patiemment, puis il me dit sur un ton très posé, très sérieux :
« De deux choses l’une : ou c’est toi qui reçois dans le platane, ou c’est ton amie. Dans le premier cas, tu as le droit de condamner ta porte à qui te déplaît ; dans l’autre, tu n’es qu’un invité et tu dois, de toutes façons, être poli.
— Mais, Papa, c’est pas vraiment Mme Z qui était montée dans l’arbre !
— Je sais bien, mais il faut quand même se montrer poli… »
Ah ! voyez maintenant ce sourire sur sa bouche, sardonique et malicieux, plaisant et dur à la fois, que démentent ses grands yeux italiens au doux regard !
Mon père…
J’ai pris longtemps à le connaître : il m’effarait un peu, d’abord. L’enfant accepte mal l’ironie. Même quand il n’en est pas directement touché, elle le met aux champs… D’où vient alors la passion qui me poussait à tout confier de mes jeux, de mes soucis, de mes plaisirs, à cet homme autoritaire, assez dur et, je pense, très orgueilleux ? Peut-être ses plus belles qualités m’étaient-elles accessibles. Il s’intéressait à tant de choses ! Nous engagions des causeries interminables où je lui racontais par le menu un projet de course dans le bois de pins et lui révélais même la trouvaille que je venais de faire d’une cachette où jamais, au cours de la partie de jeudi prochain, mes camarades ne songeraient à me chercher. Le jeudi soir, il s’enquerrait de mon succès, de ma défaite. Il savait écouter. Il proposait une variante, une ruse inédite ; il attendait que j’eusse filtré l’idée nouvelle pour la discuter encore. A ces moments, nulle ironie dans son regard : une expression ouverte et des yeux rieurs. Je me sentais soudain en confiance, je l’admirais pour sa subtilité, son adresse à me convaincre et surtout pour sa fantaisie… Mais pourquoi cette amertume, ce ton mordant, ces paroles incisives et coupantes, lorsqu’il s’adressait à certains qu’il fréquentait cependant ? Il me semble l’avoir compris… hélas ! beaucoup trop tard.
Papa s’en fut à une époque où je commençais à le bien connaître, à sentir la valeur de cette discipline étrange qu’il m’imposait avec tant d’application délicate et de prudence.
Il me semble que l’un de ses travers les plus marqués explique un peu quelques aspects de son être intime. Il aimait à plaire, il voulait me plaire et, pour mieux y parvenir, tâchait de bien voir en moi. Il s’efforçait à vivre de ma vie d’enfant, à considérer les choses de mon point de vue propre et, par ce moyen, d’arriver à me régenter mieux. Il voulait entrer en moi afin de me marquer plus fortement de son influence, afin de se voir lui-même dans le miroir de son fils, afin de se prouver qu’il m’avait plu jusqu’à éveiller chez moi le désir de lui ressembler. Ainsi sa volonté de séduire et de dominer se satisfaisait en même temps que son orgueil. A ceux qu’il n’aimait pas, il imposait de se soumettre par la force, il les secouait par des sarcasmes brutaux et de dures plaisanteries… Moi, il m’aimait.
J’ai grand peur du souvenir, à cause de la déformation qu’il donne aux êtres évoqués : il les idéalise, il les change en poupées de cire immobiles et fardées, en figures d’exposition où le cœur ne bat plus. On se contente à l’ordinaire de ce musée Grévin, on en tire même vanité : il est le temple intime des familles bourgeoises ; on invite les gens à le visiter, sur un ton d’aimable condescendance ; on vous fait remarquer que tout y est bien rangé, bien propre. J’avoue que ce musée me paraît affreux, qu’il m’ennuie et parfois me soulève de dégoût. Une mémoire indulgente est souvent sacrilège : ne fardons pas nos souvenirs.
Sans y réussir toujours, je tâche cependant d’aimer ceux que j’aime, qu’ils soient absents ou morts, sous l’aspect qui fut le leur aux instants que choisit ma mémoire pour les reprendre à l’exil, à la nuit, à la désaffection ; ces instants où ils riaient, pleuraient, jouissaient de la vie, détestaient de vivre, où ils furent bons, injustes, gais, soucieux, volontaires, indécis, mais où ils furent eux-mêmes, où ils se firent aimer… Saurai-je y parvenir au cours de ces pages ?
Sur cette interrogation dubitative, je vous quitte et vais rejoindre bonne-maman.
« C’est toi, Ottavio ? Entre, mon enfant. »
Bonne-maman me fait le plus gracieux accueil. Elle est assise dans son fauteuil de satin bleu capitonné et lit le journal, sans beaucoup se servir du face à main réservé aux tout petits textes.
Une très vieille dame qui jamais ne fut jolie, mais dont l’expression demeure séduisante. Je l’ai souvent contemplée, jadis ; depuis lors, j’ai toujours gardé près de moi des portraits d’elle : lithographies, crayons, daguerréotypes fanés, effigies grossières ou fines, photographies prises par mes parents, et jusqu’à des illustrations découvertes dans des gazettes anciennes.
C’est elle à tous les âges : sa figure me reste ainsi présente, vivante, actuelle. Son charme composite est fait d’austérité tranquille, de douceur, de quelque malice qui passe dans les yeux, mais surtout d’une paix sereine dont l’influence rayonne alentour. On dirait que cette vieille dame se repose après avoir bien vécu.
Je la revois, vêtue d’une robe de soie noire à volants, dont le corsage est agrafé au cou d’un camée. Je revois ses petites boucles d’oreilles, son abondante chevelure blanche, roulée en nattes sur les tempes. Elle est chaussée de solides bottines, car, dès le soleil couché, elle ira se promener longuement dans le bois et cueillir des fleurs au jardin. Maintenant, il fait encore trop chaud : c’est l’heure paisible où l’on cause, où l’on se souvient, où l’on se permet un léger somme de quelques minutes à peine, quitte à s’en excuser ensuite avec un sourire :
« Que voulez-vous ! je deviens vieille… »
Elle naquit aux premiers jours du siècle qui tire à sa fin.
Jamais rien de négligé dans sa tenue. Elle réprouve, pour elle-même, l’usage des pantoufles, des robes de chambre : « A mon âge, il faut se surveiller. » Elle n’oublie sa discipline qu’à l’instant de ce petit somme si court, de ce repos de chatte que les créoles appellent plaisamment un « cabichat. »
Bonne-maman eut une vie très brillante : elle s’illustra toute jeune comme ballerine, bientôt après comme étoile. Elle fut l’enchantement des yeux de mille spectateurs extasiés. On l’admira d’un bout à l’autre de l’Europe.
« De mon temps, on allait peu en Amérique ; c’est dommage. »
Elle dansa devant des rois, des empereurs. En tous pays on célébrait ses danses ailées. Elle n’en fut nullement grisée :
« J’étais laide et j’avais les bras trop longs, mais on ne m’en voulait pas… »
Elle oubliait de dire que de cette légère disgrâce on faisait une grâce de plus en comparant ses bras trop longs à des guirlandes. Sur les murs du petit salon où je vais, enfant, causer avec elle, des vers manuscrits chantent sa gloire, signés de noms illustres. Je les lus dès que je sus lire. Je les lis encore aujourd’hui, bien que je les sache par cœur.
Du fait de sa mère suédoise, cette italienne fut protestante. Elle tenait beaucoup à sa religion, l’avait toujours pratiquée, s’en montrait fière, mais rien de dur ne gâtait, n’ossifiait ce sentiment profond. Il lui semblait tout naturel d’avoir été, en même temps, une protestante fervente et une déesse de la danse (Tersicore rediviva), comme aussi de fréquenter les cours en restant ballerine ; d’avoir épousé l’homme de son choix, certes charmant, au dire de ceux qui le connurent, mais qui valait moins qu’elle ; de s’être retirée du théâtre au moment de sa plus grande gloire, le soir où elle pensait avoir atteint son apogée, où Musset et tant d’autres la suppliaient, si elle ne voulait plus danser, de leur laisser au moins son ombre. On la vit encore aux somptueux bals des Tuileries, mais elle passait presque tout son temps sur les bords du lac de Côme où elle élevait ses enfants. Elle mena ensuite une vie paisible et bourgeoise, loin du vacarme des fêtes, et, devenue vieille dame, se retira en Provence, parmi les siens, dans un beau jardin planté d’arbres et de fleurs.
J’ai conservé d’elle un souvenir merveilleux. Quand elle me racontait des histoires d’autrefois, elle savait les mettre à ma portée. Dans son impeccable mémoire, elle faisait un choix. Il me semblait écouter les Mille et une Nuits. Ma crédulité étant entière et passionné mon désir d’apprendre, je la suivais dans ce pays féerique où les sylphides en ronde flottent au-dessus des étangs, où les rois viennent baiser la main des bergères, où, pour se poser sur la prairie obscure, on emprunte le chemin d’un rayon de lune. Grâce à elle, je me promenais dans un rêve, et ce rêve était d’autant plus étrange que, très avide de tout savoir à la fois, j’interrompais souvent le récit de bonne-maman pour quêter une explication et mettais sa réponse au même plan que le reste de ma science acquise.
Par exemple, elle me parlait peut-être d’un événement historique auquel elle avait assisté à la cour d’Autriche et disait : « Si j’ai bonne mémoire, ce soir-là, on jouait Orphée. » Je demandais aussitôt ce que signifiait ce vocable inconnu.
« Orphée… eh bien, tu vas comprendre : c’est le nom d’un grand poète qui chantait ses vers en s’accompagnant sur la lyre. Il aimait beaucoup une dame qui s’appelait Eurydice… »
S’ensuivait une biographie sommaire mais pittoresque d’Orphée. Ainsi, les fragments d’histoire, de mythologie, les contes de bonne femme, les descriptions de fêtes à Pétersbourg ou aux Tuileries et les petits faits de la vie courante formaient une même tapisserie à personnages, tendue devant mes yeux. De même, l’impératrice Eugénie, M. de Morny, les nymphes des eaux, Alfred de Musset, la garde russe, les bayadères d’Orient, les hamadryades, Vigny, Victor Emmanuel, la fée Carabosse et le Grand Turc appartenaient tous et toutes au même monde où je fréquentais familièrement… mais si bonne-maman avait le goût des légendes, il lui déplaisait fort d’en être le sujet.
« On pourra te dire, car cela a paru jadis dans les journaux, qu’un soir, en traversant les Carpathes, je fus surprise par des brigands, que leur chef fit étendre un tapis dans la clairière et qu’à peine avais-je dansé devant lui, comme j’en étais priée, que nous fûmes tous relâchés, mes compagnons de route et moi. Voilà un beau tissu de mensonges ; la date seule est vraie : je traversais en effet les Carpathes et notre diligence fut arrêtée, mais tout simplement par la police. On nous avait pris pour une troupe de contrebandiers. Ayant montré des passeports en bonne forme, nous fûmes autorisés à poursuivre notre voyage. — Tout le reste, mon petit, est de l’invention d’un journaliste. Ces gens sont terribles ! Lorsque, plus tard, tu liras des anecdotes sur ta grand’mère tu voudras bien en prendre et en laisser. »
Elle avait l’esprit précis, sans rien de sec.
D’autres scrupules la travaillaient : ce fut à son fils qu’elle les confia ; c’est de lui-même que j’en tiens le charmant aveu.
Chez moi, j’ai toujours eu devant les yeux, dominant la desserte de la salle à manger (elle s’y trouve encore), une grande toile, de peinture assez médiocre, datée de 1834, qui représente bonne-maman et son frère dans la Sylphide. Le danseur, vêtu d’un costume écossais tout à fait impeccable, dort au fond d’un vaste fauteuil à oreillettes, la danseuse, en jupe de souple gaze, est agenouillée à ses pieds. Cela se passe dans la haute salle de quelque manoir.
« Un jour, disait la vieille dame, tu expliqueras bien au petit que jamais je n’ai paru en scène avec une jupe aussi légère. Je veux qu’il le sache : ce tableau pourrait l’étonner à juste titre. D’autre part, lorsque l’empereur Nicolas de Russie me fit danser le Dieu et la Bayadère à Pétersbourg, il chargea un chambellan de me transmettre, dès la chute du rideau, ses compliments sur la parfaite retenue que j’avais mise à interpréter cette œuvre qui, jusque là, passait pour indécente. »
Ma chère bonne-maman était en partie de souche luthérienne ; je vous l’ai dit.
Je fus élevé par mes parents dans son atmosphère : ils me voyaient avec plaisir écouter ses récits, lui poser des questions absurdes ou naïves, l’accompagner dans ses promenades, m’imprégner d’elle en quelque sorte. Vieillesse admirable d’un corps robuste, sans tares, d’un esprit sensé, ouvert et charitable… Il naissait d’elle une ambiance exquise, faite de douceur, de philosophie, de tranquille gaîté : ceux qui l’approchèrent à cette époque, ceux surtout qui furent ses amis, en subirent le charme prenant. Mon père l’adorait, ma mère disait que son seul regard donnait de l’apaisement. Comment ne l’eussé-je pas aimée ?
Elle conservait avec grand soin, dans un petit coffret en bois des îles, le plus singulier, le plus touchant souvenir de ses jours illustres : deux chaussons de soie noire qu’elle portait, ce soir de gala où, pour la dernière fois, elle parut devant le public. Dans sa loge, elle les signa l’un et l’autre, à l’encre, inscrivit, non sans quelque mélancolie, je pense, la date décisive et les coucha pour toujours au fond du coffret d’amaranthe… Pour toujours, non : pas tout à fait.
Mon père m’a conté qu’à l’époque où bonne-maman venait de se retirer en Provence, une jeune amie qui lui rendait visite s’étonna de l’élégance menue, de l’invraisemblable étroitesse de ces chaussons, qu’elle lui montrait, déclarant qu’ils n’étaient à la mesure d’aucun pied de femme. Bonne-maman tâchait de la convaincre et n’y parvenait pas : la dame s’obstinait à douter, pour des raisons de bon sens, supposait un défaut de mémoire, alléguait l’effet réducteur des années sur ce très peu d’étoffe cousu à ce très peu de cuir.
« Et cependant, j’ai dansé, portant ces mêmes chaussons.
— Non, chère Madame, ce n’est pas croyable !
— Je vais donc vous le prouver. »
D’une main preste, elle déboutonna ses bottines de jardin, se déchaussa, saisit le chausson de droite… oh ! ce fut l’affaire d’un instant !
Déjà la personne incrédule s’extasie, lève les bras au ciel, se confond en excuses bavardes, quand se révèle à ses yeux un spectacle assez imprévu. — L’ancienne Sylphide s’est levée, elle avance son pied droit, se recueille, puis, d’un mouvement soudain, plein de grâce encore, fait, en pinçant la jupe trop longue, une pointe sur ce pied chaussé de noir : une pointe de très courte durée, une pointe presque insaisissable, une pointe à peine, si l’on peut dire, mais une pointe !
Et l’on n’apercevait, aussitôt après, dans le large fauteuil de satin bleu, que la vieille dame de tout à l’heure, un peu essoufflée, qui souriait avec malice.
Que n’étais-je là pour voir cette scène ? que n’ai-je pu en recueillir directement le souvenir exquis ?
Elle eut son commentaire, bien des années plus tard, à une époque où la danse de théâtre avait retrouvé tout son prestige, où les ballets faisaient, encore une fois salle comble, où l’on se laissait enchanter, comme jadis, sous le couvert de rythmes, de gestes nouveaux, de couleurs nouvelles.
Une admirable danseuse venait de dîner chez moi avec quelques amis et ne cessait de me faire parler de bonne-maman. — Au gré de ceux que sa grâce ravissait, elle aussi devait se retirer du théâtre trop tôt. Est-ce pour cela qu’elle me posait tant de questions, et si diverses ? A certaines je ne pus répondre : questions de métier précises, détails de chorégraphie qui passaient de loin ma compétence. — Elle m’aidait alors et tâchait de me mettre sur la voie, puis souriait et s’indignait en même temps d’une ignorance à ce point grossière.
« Vous devriez tout savoir d’elle ! tout !… Vous aimez mieux écrire des livres ? Est-il possible ! »
Une dentelle, un châle, un bijou, une paire de castagnettes d’ébène lui procuraient l’émotion la plus touchante, faite de sympathie, d’active curiosité. Je lui montrai enfin les deux petits chaussons de soie noire… Elle ne dit mot. Je les lui confiai quelques instants : elle les tenait dans ses mains ouvertes sans oser vraiment les prendre. Son expression respectueuse et grave était belle à voir. Un peu craintive, elle les couvait des yeux, comme l’on regarde de près un oiseau… Pensait-elle que les deux chaussons magiques fuiraient soudain, dressés sur leurs pointes et s’échapperaient entre ses doigts ?
« Cher Monsieur, dit la jeune danseuse en me rendant les objets de son culte, je dois créer, lundi prochain, ce nouveau ballet dont je vous ai souvent parlé et que j’aurai tant de plaisir à danser enfin. J’y paraîtrai dans un costume que madame votre grand’mère aurait pu porter elle-même : très romantique. Je compte que vous viendrez me voir dès que je sortirai de scène, le rideau baissé… J’aurai peut-être à vous présenter une… requête et, comment dirai-je ? à vous communiquer quelque chose. »
Etrangère, dans son français de conversation facile et courant, se glissait parfois un mot incertain.
Je ne manquai pas d’être exact au rendez-vous — Ce soir-là elle fut plus exquise que jamais, d’une grâce langoureuse, très romantique en effet, et ce n’était pas seulement dans sa jupe souple et gonflée que j’imaginais bonne-maman, mais bien dans tout son rôle.
La salle semblait prise de folie ; on la rappelait à grands cris et le bruit des applaudissements me parvenait comme un tumulte, en ce coin des coulisses où je m’étais glissé.
Elle parut. Je lui baisai les mains, mais coupant court aux compliments dont j’accompagnais mon salut, elle demanda, à sa femme de chambre qui passait, un stylographe.
« Voilà, dit-elle, cher Monsieur : vous m’avez donné un trop grand bonheur, après dîner, chez vous. Il faut marquer la date. Voulez-vous poser à distance respectueuse des deux petits chaussons noirs, je veux dire pas trop près, (mais pas trop loin non plus !) ce gros vilain chausson rose ? »
Elle se déchaussa du pied droit et inscrivit sur la soie une dédicace datée… La « communication » était faite.
Madame, si les hasards de la vie vous ramènent jamais en France, m’accorderez-vous l’honneur de dîner encore à cette table où vous fûtes déjà reçue ? Vous y trouverez, j’espère, les mêmes amis qu’à votre premier passage et pourrez voir le chausson rose posé ni trop près ni trop loin des chaussons noirs, ainsi que vous m’en exprimiez le désir.
Enfant, je savais déjà que la gloire avait touché bonne-maman, qu’elle se différenciait de façon nette des autres êtres qui m’entouraient, non point par son âge seulement, mais par sa renommée, par cette atmosphère singulière qui régnait dans son voisinage et qui dépaysait en quelque sorte. Je ressentais l’influence chérie, je m’attachais à la subir, j’y trouvais d’incomparables délices.
Après-midi d’été parfaites où elle daignait me dire, tout en travaillant à un ouvrage de tapisserie :
« Ottavio, tu vas me rassortir ces trois brins de laine et, si tu veux, je te raconterai des histoires…
— Oh ! oui, bonne-maman ! »
Elle s’étonnait, paraît-il, que j’eusse un tel goût pour ses récits :
« Je dois ennuyer le petit avec mes vieux radotages. »
M’ennuyer !… je la suivais chaque fois vers des pays enchantés ; elle éveillait en moi le goût du rêve, le goût des longs voyages et me montrait par ses phrases simples et cursives, mieux que n’eût fait nul autre narrateur, des spectacles dont mes yeux restaient éblouis.
« Ce soir-là, l’empereur d’Autriche donnait une grande fête en l’honneur du mariage d’une de ses filles… »
Assis à ses pieds, sur un coussin, je serrais entre mes doigts les écheveaux de laine, je cherchais le ton demandé, mais ne perdais cependant pas un mot du récit que faisait la voix un peu éteinte, toujours précise, qui me parlait des grands de la terre, de leurs amusements et des belles féeries où ils se complaisaient.
Mes parents s’en rendaient bien compte. A ce propos, maman fit même, un jour, à sa belle-mère de tendres reproches :
« Vous gardez vos souvenirs pour Ottavio ! nous en voudrions notre part et y trouverions autant de joie que lui, mais vous refusez d’évoquer le passé, chaque fois que nous vous en prions…