Les murmures d'un soldat - Fanny Lecks - E-Book

Les murmures d'un soldat E-Book

Fanny Lecks

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Beschreibung

Valentine est victime d'un grave accident de voiture qui la plonge dans le coma. Lorsqu'elle se réveille, elle entend des voix et réalise avec beaucoup de mal qu'elle est capable de communiquer avec les esprits. Parmi eux, un certain Abel, un soldat mort pendant la Première Guerre mondiale, se détache des autres. Abel a besoin de l'aide de Valentine pour rejoindre les siens et il va tout tenter pour qu'elle lui vienne en aide. Cependant, Nathan, l'arrière-petit-fils d'Abel et chef cuisinier dans un grand restaurant, est sceptique quant aux histoires de fantômes de cette femme et la rejette. Pourtant, après que Valentine subit un dégât des eaux, Abel l'informe qu'elle doit demander de l'aide à Nathan. Bien que les relations entre Valentine et Nathan soient tendues, ils vont devoir travailler ensemble pour aider Abel.

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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« Nous n’oublierons jamais le courage et le sacrifice des soldats qui ont donné leur vie pour défendre notre liberté. »

Pour mes arrière-grands-parents et mes grands-parents…

Afin de comprendre l’histoire, j’ai dû raconter la vie d’Abel utilisant un patois lorrain avant sa rencontre avec Valentine.

Sommaire

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 1

Abel

« Hommage éternel aux soldats français, qui ont courageusement défendu notre liberté et notre patrie. »

21 juillet 1914

Les premières lueurs du jour apparaissent en parfaite harmonie avec le chant du coq qui résonne dans notre corps de ferme. Je m’habille à la hâte pour rejoindre mon père qui s’affaire déjà à la tâche. Déjà en retard pour la traite, j’entre dans le hangar, le salue au loin et me dirige directement vers les vêches1 afin de les traire. Chaque jour, c’est le même rituel, notre vie est réglée comme une horloge.

Nous sommes fin juillet et les hirondelles sillonnent la cour dans un ballet incessant allant de l’étang vers les appentis afin d’entretenir leur nid avant de reprendre leur envol à l’automne.

Dans les écuries, les chevaux hennissent en attendant expressément que je les apprête au boulot. Nous en avons besoin pour les lourds travaux, n’ayant pas toute la motorisation nécessaire, ils nous sont indispensables.

Une fois la traite achevée, je m’active à nettoyer leur litière afin qu’ils aient les pattes au sec. Quand mon père et moi avons terminé, nous nous dirigeons vers la maison où ma mère nous a préparé un délicieux petit-déjeuner. L’odeur du café et du pain chaud s’infiltre dans mes narines. Mon père, comme à son habitude, allume le poste radio dans l’intention d’écouter les nouvelles. Les informations du jour sont inquiétantes. Tous les pays sont en ébullition, aucun ne trouve d’accord. Nous avons vraiment très peur qu’une guerre éclate.

****

Suite à tout ce qui se passe dans le monde, nous ne sommes pas très rassurés sur notre avenir. Les gens du village annoncent une guerre, d’autres une apocalypse, mon père craint un conflit, mais il espère que le gouvernement trouve une entente.

Nous avons beaucoup de travail à accomplir avant la moisson et tous nos outils doivent être révisés. Comme je dois rejoindre la seule fille qui a toujours su faire battre mon cœur, alors je me dépêche afin de terminer avant l’heure de notre rendez-vous.

Il est 16 h quand je finis mes tâches. Je peux enfin rejoindre ma tendre Rachelle.

Lorsque j’arrive près de la rivière, elle se tient, là, assise face à l’étang sur une herbe fraîchement coupée. Ma douce porte une robe bleue avec de petites fleurs blanches et ses cheveux sont remontés en un chignon à mi-hauteur. Je m’approche lentement d’elle et celle-ci se lève, réduis la distance qu’il y a entre nous et m’enlace de bonheur. Le sourire qu’elle affiche sur son visage en dit long sur la joie qu’elle a de me voir. Je lui adresse un chaleureux baiser avant que nous nous asseyions sur la berge afin d’admirer le somptueux panorama illuminé par le soleil d’été qui nous réchauffe les joues. Ma douce possède des yeux en amande de couleur menthe et le teint hâlé, elle est simplement magnifique. Nous passons le reste de notre après-midi à paresser sur les bords de l’étang, à contempler le paysage et à emprunter le sentier dans le but de nous promener sur une grande portion à pied. Un couple de cygnes au plumage blanc vogue sur une eau translucide et calme avec leurs petits. Rachelle affectionne cet oiseau, elle m’a appris qu’il est signe de pureté, d’amour et d’inspiration. Par son plumage, il est majestueux, beau et gracieux, c’est le palmipède sacré pour Aphrodite, la déesse de l’amour, il apporte de la romance et permet au véritable amour de s’épanouir. Elle a toujours eu ce côté romanesque que j’aime tant chez elle, car tout ce qui peut paraître banal devient quelque chose de spectaculaire lorsqu’elle commence ses explications.

Par ce magnifique coucher de soleil qui se profile à l’horizon, je sais qu’il est temps pour moi de rentrer à la maison. Nous arrivons devant chez Rachelle, je l’embrasse tendrement sur le perron, puis j’emprunte le chemin qui me conduit à la ferme.

28 juillet 1914

Comme chaque matin après la traite, nous prenons un petit-déjeuner avec mon père et écoutons la radio. Aujourd’hui, le journaliste nous informe que loin de la France, le monde entier retient son souffle. Deux personnages royaux, l’archiduc François-Ferdinand et son épouse d’Autriche-Hongrie, ont été tués à Sarajevo en Bosnie par un jeune étudiant qui luttait pour la liberté de la Serbie. Mon père craint que cet incident vienne mettre le feu aux poudres. Les pays sont déjà sous tension et au bord de l’explosion. Cette journée, je m’en souviendrai toute ma vie, car mon père n’a pas raconté de blagues comme à son habitude et le soir venu, il s’est couché de bonne heure.

1er août 1914

Assis devant notre café, l’angoisse grandit au fur et à mesure que le journaliste s’exprime, jusqu’à la phrase fatidique : « l’Allemagne déclare la guerre à la France ».

Tous les hommes doivent se rendre auprès de l’officier afin qu’ils prennent possession de leur livret militaire dans lequel est indiqué dans quel dépôt régimentaire chaque homme doit se présenter. Nous pensions au début que seuls les engagés seraient appelés, mais lorsque le tocsin de la moisson a sonné, on s’est rendu compte que nous étions tous mobilisés.

Il ne nous reste que très peu de temps pour dire au revoir aux femmes qu’on aime. Nous devions nous marier le mois prochain, mais au vu des circonstances, nous avons avancé la date afin de nous unir avant mon départ. Nous n’avons pas fait une grande cérémonie, nous avons privilégié la famille proche et c’est tout naturellement que Rachelle a tenu à ce que nous passions cette nuit ensemble, comme mari et femme. Elle ne voulait pas que je parte au front sans qu’elle ait savouré ma chair et moi la sienne. C’est comme un besoin capital, une nécessité, comme si la vie allait nous séparer très vite. Alors nous l’avons fait et plus d’une fois, j’ai goûté chaque parcelle de son corps laiteux et voluptueux. J’ai mémorisé chaque courbe de son corps, chaque mimique de son visage. Mais surtout son sourire et son regard amoureux sur moi. Ses yeux verts sont presque dorés à la lueur de la bougie, ses cheveux sont blonds comme les blés, ses pommettes sont rosées par notre petite affaire et ses yeux sont aux cent coups.

— Promets-moi de revenir.

— Je te le promets, ma douce. Mon père dit que nous serons de retour avant Noël.

Elle me fixe de ses grands yeux et me sourit avant que nos bouches ne fondent l’une sur l’autre.

****

L’Allemagne a déjà envahi la Belgique, le Luxembourg et elle arrive sur nous, habitants du Nord-est. Le reste de la France avec nos alliés repousse les troupes allemandes vers le nord du pays. L’espoir renaît et à ce moment-là, je crois comme mon père que la guerre sera finie pour les fêtes de Noël.

Nous sommes équipés pour partir au front. Une paire de Broquin2, un lourd paquetage très chargé avec les musettes bondées, plus de cent trente cartouches, du pain ainsi que les provisions distribuées à chacun, dont le poids total environne les quarante kilos, ce qui me donne l’impression de ne pas pouvoir faire plus d’une vingtaine de mètres. Les sangles pincent mes épaules, mais nous ne devons pas nous plaindre. Nous nous devons de nous battre pour notre pays.

Nous nous déplaçons trois jours durant lesquels mes épaules saignent, c’est plus de cent vingt kilomètres de marche en trente-deux heures. Nous ne dormons que quinze heures et nous nous sommes tous tânés3 sur une paillasse, complètement exténués, quand on nous a sommés de passer la nuit dans les bois.

Automne 1914

Nous sommes envoyés dans le nord de la France, afin de creuser une longue saignée qui va s’étendre de la côte belge du Nord jusqu’à la frontière de la Suisse, soit environ sept cents kilomètres.

Nous nous cachons dans les tranchées où, il faut bien le dire, les conditions de vie sont horribles. Nous ne possédons aucune intimité et nous devons conjuguer avec les odeurs pestilentielles et l’absence d’hygiène. L’ennemi le plus redoutable des combattants est la pluie, car elle transforme les tranchées en fondrières malgré les caillebotis qui garnissent le fond. Nous cohabitons aussi avec les rats, les souris, la vermine, les poux…

Nous sommes mobilisés pour mener des offensives dans le seul et unique but de faire avancer la ligne de front. Encore une idée des bureaucrates, ici c’est un vrai châbeuss4. Finalement, ces tentatives ne fonctionnent que rarement parce que la ligne de front bouge relativement peu.

Ici, aucun n’est indolent, tout le monde met la main à la pâte et remue son fion. Je ne dis pas qu’il n’y en a pas qui chigne, mais ils le font en bossant durement comme chacun de nous, on suit les ordres.

Sur le front, nos tranchées sont bien pensées. Elles se composent de trois lignes parallèles d’au moins un kilomètre cinq cent entre chacune. La ligne de feu qui se trouve être la première, la ligne de soutien qui est la seconde et la ligne de réserve qui est la dernière. Les tranchées sont creusées en zigzags et d’autres sont en gradins, en alternant, les tranchées de tirs et de traverses. Nous les avons organisées de cette façon afin d’éviter les effets d’explosions d’éclats d’obus et des tirs d’artillerie en enfilade. Ce qui permet également d’empêcher un ennemi qui aurait pénétré dans la tranchée de tirer droit devant lui, tout du long et de tous nous abattre comme des chiens.

****

Nous avons ordre de ne plus reculer devant l’adversaire. Il faut qu’on avance coûte que coûte. Alors nous nous lançons à l’assaut des lignes allemandes. À ce moment-là, nous étions heureux, c’était notre petite victoire et nous la devons à la réactivité. Il faut à tout prix acheminer le plus vite possible des renforts aux différentes troupes. Grâce à ça, l’armée allemande est mise en difficulté dans certaines de ses unités, ce qui l’oblige à battre en retraite. Même si le recul est lent et progressif, cela laisse du temps à l’armée allemande d’organiser une ligne de défense plus solide sur laquelle notre armée vient buter. Nous couchons à même le sol, parfois à côté de nos amis tombés par les éclats d’obus ou fusillés pendant un assaut. Leurs dépouilles sont les seuls liens qui nous poussent à aller combattre, pour nous rappeler qu’ils ne sont pas morts en vain.

Décembre 1914

Le front est fixé sur plus de cinq cents kilomètres. « Nous entrons dans une guerre des tranchées », avons entendu dire des officiers. Nous avons froid et faim. La guerre ne devait pas durer, nos habits sont conçus pour l’été, pas pour un hiver rude comme chez nous.

Nous sommes au réveillon de Noël, il fait froid à pierre fendre et nous ne sommes même pas équipés de cache-nez ou de cache-col et nos manteaux sont quasi inexistants. L’officier supérieur nous a affirmé qu’ils allaient bientôt nous apporter le nécessaire pour l’hiver. Mes vêtements sont trempés et recouverts de boue. Ceux qui ne tombent pas de cette guerre meurent de froid.

Je pense souvent à ma douce Rachelle, celle avec qui je me suis marié juste avant mon départ et à qui j’envoie de nombreuses lettres, comme celle où je lui annonce avec regret et tristesse que je ne serai pas auprès d’elle à Noël. C’est le cœur lourd que je continue à combattre l’ennemi.

Nous sommes au fond de nos tranchées qui sont inondées d’eau et de boue.

Chacun des deux camps jure de faire une trêve, non officielle bien entendu, seulement pour Noël, c’est une célébration importante, celle que l’on fête en famille, mais nous sommes au front. Aujourd’hui, nous sommes le 24 décembre 1914, mon ami Marcel et d’autres ont déposé les armes ainsi que les soldats ennemis.

Nous sortons de nos saignées puis les combattants adverses mettent leurs mains en l’air afin de montrer patte blanche, nous agissons de la même manière. Nous nous rencontrons concrètement entre les tranchées. Pendant ce bref moment, nous sommes en paix. Nous chantons, nous dansons et rions ensemble. Nous avons même de modestes cadeaux envers chacun, ce n’est que des fabrications que nous avons réalisées dans des munitions, des obus ou dans de petits morceaux de bois. Nous pensons aussi à nos camarades morts dans nos tranchées, nous leur offrons une sépulture convenable. Notre aumônier n’ayant pas survécu au froid, c’est un jeune officier qui lui donne la bénédiction et qui lui récite une prière comme le veulent leurs croyances, nous n’étions pas tous des catholiques.

Une fois cette fameuse trêve passée, tout notre calvaire reprenait. Mon père n’était pas avec moi, et ce, depuis le début. Personne ne me donne de ses nouvelles ni aucune information sur sa position ou même s’il est encore en vie. J’aimerais tellement savoir que tout va bien pour lui.

Début 1915

Nous avons froid et nos tenues ne ressemblent en rien à un combattant de l’armée française. Mon uniforme est usé et rapiécé à certains endroits. Pour nous prémunir de la froideur, de la boue et de l’eau, nous avons eu recours aux dons de femmes ou de vieillards qui sont restés dans leurs habitations ou encore des vêtements envoyés par ma mère et ma femme.

Je me retrouve à mendier une chemise en flanelle, un chandail, un manteau ou même un pantalon.

Régulièrement, nous sommes dans l’inaction. Nous passons du temps dans les gourbis à écrire à nos familles, à jouer aux cartes et souvent nous veillons et luttons moralement et physiquement pour rester aux aguets. Je donnerais n’importe quoi pour être auprès de ma famille au lieu de me retrouver dans ces couloirs de la mort.

Le courrier peine à suivre, dans ces conditions, je relis ceux de ma douce. Mes yeux s’humidifient à chaque ligne, alors je passe un revers de manche dessus avant que les larmes ne coulent. Je ne veux pas pleurer devant mes compagnons d’armes, c’est ma deuxième famille, celle qui te sauve les miches quand un ennemi sorti de nulle part pointe une baïonnette sur toi et qu’un frère le descend d’une balle dans la tête. « C’était lui ou moi », m’avait-il dit ce jour-là. Je lui en suis très reconnaissant, car grâce à lui, je suis encore vivant et mes espoirs de revoir Rachelle se sont renforcés.

Avril 1915

La mort est devenue notre quotidien. On vit avec et on essaye de l’apprivoiser, mais il faut avouer que quelques fois cela ne suffit pas. Lorsque la tranchée est prise sous les bombardements violents sans une seule minute de répit, ou alors quand nous devons nous lancer corps et armes à découvert, face aux flingues et attaques de l’ennemi. Nous pensions à ce moment-là que nous ne pourrions pas vivre pire que de mourir sous les assauts des pistolets mitrailleurs ou des fusils, mais nous avions tort. Les Allemands ont trouvé bien pire. Ils utilisent des gaz de combat5. Il réinvente la guerre en passant par une remise en cause de toutes les stratégies militaires. Chez nous, les bons petits français, on garde la même stratégie ; l’attaque, ce qui nous coûte de plus en plus de vies et de blessés très graves… La plupart ont la trouille de foncer vers l’ennemi et de revenir en crachant du sang jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus respirer. Le gaz ronge les poumons et toutes les voies respiratoires. Ils meurent dans l’agonie et les images de ces hommes en déclin nous causent de nombreux cauchemars.

****

Nous avons enfin pu revêtir un uniforme que l’on nomme le bleu horizon et plus tard, on nous a remis un couvre-chef qui remplace notre képi. Nous avons fière allure dans notre nouvelle tenue, mais nous sommes épuisés et incapables de renouveler une autre attaque de cette envergure qui a coûté la vie à plus de trois cent cinquante mille soldats. Une guerre que mon père avait annoncée de courte durée, aujourd’hui, cette annonce est définitivement révolue.

Les tranchées françaises ne sont qu’à quelques mètres de celles des Allemands. Les guetteurs observent l’ennemi grâce à leur périscope de tranchée ou bien à travers les créneaux. Ils regardent entre les deux camps cet espace neutre et sans vie où la mort et la désolation règnent. Je me retrouve dans une cogna à l’arrière avec mes amis Marcel, Jean et Georges, quand sans crier gare, nous entendons un obus de shrapnells, c’est la dernière chose dont je me souviens…

1 Vêches : des vaches

2 Broquin : chaussures montantes

3 Tânés : tous étendus par terre

4 Châbeuss : un vrai chantier ou un désordre

5 Des gaz de combat : le gaz asphyxiant utilisé en avril 1915 est à base de chlore (phosgène ou dichlore).

Chapitre 2

Rachelle

« Mon héros, je t’aime et je suis fière de toi. »

Août 1914

Abel et moi décidons de nous marier avant son départ, sous les conseils avisés de nos mères. Notre cérémonie est très intimiste avec la présence unique de nos parents. Ce qui devait être le plus beau jour de ma vie s’est fini par un départ au front de mon cher et tendre Abel. L’homme de ma vie part bientôt. Je ne sais pas si je le reverrai, mais mon cœur ne pourrait pas vivre sans lui, sans oser tout explorer de lui, et ce dans les moindres détails. Pour moi, c’est un besoin capital, une nécessité. J’ai profité de lui toute une nuit avant son départ, mon corps tout entier se souviendra de l’homme merveilleux qu’il est.

Voilà une semaine qu’ils sont partis et déjà le village a changé. Il ne reste plus que des femmes, des enfants et des vieillards. Tous les hommes sont à la guerre. Les foyers abandonnés, les femmes seules et livrées à elles-mêmes. Nous dépendons de nos maris, de nos pères. Aujourd’hui, par la force des choses, nous devenons des cheffes de famille. Nous devons nous serrer les coudes, c’est pourquoi ma mère, celle d’Abel et moi redistribuons les tâches. Francine, la mère d’Abel et moi correspondons avec nos hommes afin qu’ils nous prodiguent des conseils pour les semailles, les récoltes, sur la comptabilité du ménage. Face à ce bouleversement engendré, l’État donne des droits aux femmes.

Abel n’a jamais été un de ces hommes à donner des ordres. Il a toujours été à l’écoute de ce que je pouvais penser ou ressentir. L’homme spartiate contre une femme ignare, c’est une chose qui était ancrée dans les mœurs, mais loin d’être unanime chez lui et moi. Nous étions une équipe, ce qui ne plaisait pas toujours à notre entourage, mais c’est de cette façon que l’on voyait l’amour et la vie de couple.

Nos hommes sont partis et la moisson doit bientôt battre son plein. L’état nous a réquisitionné notre bétail et nos machines, il ne nous restait que notre vieille jument. Nous n’avons plus que nos bras pour faire les travaux agricoles. C’est l’annonce faite à la radio par le président du conseil René Viviani en lançant un appel aux femmes qui nous a encouragés. Il nous invite tous à prendre part à l’effort de la guerre. Des affiches sur lesquelles on voit très bien les hommes partis au front et les femmes tenant des outils. Un slogan qui dit :

« Debout, femmes françaises, jeunes enfants, filles et fils de la patrie. Remplacez sur le champ du travail ceux qui sont sur le champ de bataille. Nous devons montrer à nos maris, quand ils rentreront, une terre cultivée, les récoltes rentrées et des champs ensemencés ».

C’est dans cette optique-là qu’en plus de nos tâches quotidiennes habituelles, nous cultivons nos terres. Comme le disait Maurice, le père d’Abel : « la guerre ne sera pas longue, au plus tard nous reviendrons à Noël ».

Dans nos têtes, nous pensons que ce travail ne serait que temporaire, mais il dure encore et encore…

Ma mère est épuisée, nous ne sommes pas préparés pour ce labeur épuisant et pénible. Surtout que les outils ne sont pas adaptés à notre taille. Je me souviens de tout ce qu’Abel m’a appris, entre autres, le labour. Le plus dur n’est pas de tenir la bête, mais plutôt le manche de la charrue. Je ne suis pas très grande et notre charrue est toute simple sans avant-train avec une hampe faite pour un homme. Pour moi, il est bien trop haut. Plus d’une fois, je me le suis reçu dans la poitrine ou même en plein visage, j’avais des bleus partout, autant dire que c’est une corvée que je n’aime pas du tout, mais nous le faisons pour notre famille.

Septembre 1914

Ce matin… je suis très inquiète, je n’ai pas eu mes saignements mensuels. Ma mère se tient près de moi et me prend dans ses bras chauds et réconfortants.

— Ma fille, tu n’es pas la seule femme du village à être enceinte, alors que son mari est au front. Tu peux compter sur moi et sur chacune de nous.

— Merci, maman.

Elle me rassure un peu, mais pas entièrement, je ne pensais pas devenir mère sans mon Abel près de moi. Nous nous enlaçons afin de nous soutenir.

Octobre 1914

Le froid commence à s’infiltrer sous nos gilets et nos cache-cols à cause de cette petite brise venant de l’Est. Tout naturellement, mon esprit se balade vers Abel, parti avec des vêtements légers. J’espère que l’armée pensera à leur donner tout le nécessaire pour combattre aussi le froid qui arrive plus tôt que prévu.

Plus les jours passent et plus on se demande si nos maris vont revenir à nos côtés. Les femmes du village sont bavardes et d’après ce qu’elles ont entendu, la mort fait des ravages sur les champs de bataille. C’est pour cette raison que plusieurs d’entre nous se sont mobilisées pour lancer des actions de bienfaisance afin d’apporter de l’aide aux soldats sur le front. Nous leur envoyons des colis contenant tout ce qui peut les soulager dans leur quotidien : des vêtements, des gants, des écharpes, des chaussettes de laine, des passe-montagnes, des chandails, des tricots, des vivres…

Décembre 1914

La joie n’est pas de mise. Nos hommes sont toujours sur le champ de bataille. Noël approche à grands pas et mon ventre commence à s’arrondir. Nous n’avons pas beaucoup de vivres, mais à nos deux familles, nous nous soutenons et nous avons tout de même voulu marquer le coup pour les plus jeunes. Nous sommes allées prier pour tous les hommes au combat, pour nos libertés, pour notre pays. Nous n’avons pas festoyé comme nous l’aurions fait en temps normal. Mais nous voulons que les enfants gardent cette petite part de magie. Alors avec les moyens du bord nous leur avons confectionné des marionnettes, des poupées de chiffons et de petites figurines de bois. Malgré l’ambiance pesante due à l’absence de nos maris et la tristesse qui ne nous quitte pas, les enfants ont vécu un très bon moment. Le temps d’une soirée, nous avons eu l’impression que tout s’était arrêté.

Début 1915

J’ai pu faire la connaissance de la jeune fille d’un riche banquier américain, Anne Morgan. Elle et son amie sont venues en aide aux populations qui sont particulièrement touchées par les destructions et les difficultés de ravitaillement. Elles nous ont apporté un soutien moral indispensable.

Quand tout fût opérationnel, elles nous ont formées pour nous confier les structures comme des dispensaires, des magasins, des écoles… Sans elles, nous ne serions peut-être plus là aujourd’hui.

Plusieurs femmes formées par la croix rouge sont parties dans les différents établissements de santé de campagne au plus proche des lignes de front. La plupart d’entre elles viennent d’une famille aisée ayant reçu une éducation les préparant au mariage, à la maternité et à la tenue de la maison. Mais il y avait aussi des jeunes femmes moins aisées qui se sont lancées dans ce merveilleux métier. Comme mon amie d’enfance Gabrielle qui est partie pour l’Est, elle m’a promis de m’envoyer des nouvelles.

Même si je reçois très souvent des lettres de mon bien-aimé. J’ai un manque énorme dans mon cœur, bien qu’une partie de lui grandisse dans mon ventre. Son odeur, ses caresses, son attention et tout ce qui fait de lui l’homme que j’aime, me manque chaque seconde de ma vie.

Avril 1915

Il m’est de plus en plus difficile de venir en aide à ma mère. Le bébé ne demande qu’à venir au monde, mais le médecin me conseille de me reposer un maximum. Nous voyons chaque jour des officiers frapper aux portes afin d’annoncer la mort d’un homme tombé au front. Et c’est encore pire depuis que les Allemands utilisent leurs gaz de combat. Cette nouvelle stratégie est dévastatrice. Dans ces lettres, Abel se confie à moi sur ces attaques en me disant qu’il les redoutait massivement ainsi que les tirs de shrapnells et qu’ils avaient déjà comptabilisé beaucoup de pertes humaines et nombreux de ses amis. Il a également reçu nos vêtements chauds qui lui avaient autant réchauffé le corps que son cœur. Il me manque et je sens dans ses mots que c’est réciproque. Il me demande aussi d’être forte, car il ne se trouve pas très loin de l’ennemi et que les conditions sont extrêmement difficiles.

Cette lettre est la plus sombre que je n’ai jamais reçue, malgré les nombreuses lettres que je lui ai déjà envoyées pour lui annoncer ma grossesse. Elle m’a mis le moral en berne. Heureusement que je ne suis pas seule, que ma mère est là pour me remonter le moral. Elle m’explique que ce devait être un jour sans pour lui et qu’il ne devait pas avoir le moral, mais une fois qu’il recevra ma lettre, il se portera mieux. Alors, je suis ses conseils et je lui écris une lettre d’amour en lui détaillant mon nouveau corps, le petit être qui grandit en moi et les nombreux petits coups de pied que cet enfant me donne, afin de lui donner l’envie de se battre encore plus pour revenir… nous revenir.

Mai 1915

Je n’ai toujours pas reçu de nouvelles d’Abel et je commence sérieusement à m’inquiéter. Son père est revenu, il y a deux jours avec une jambe en moins, car il a reçu un éclat d’obus. Les médecins ont dû lui couper la jambe au niveau de la cuisse, car elle commençait à gangrener. Il était séparé de son fils dès le départ. Il était positionné à l’Ouest et Abel à l’Est.

Maurice a beau essayer de me rassurer, je suis certaine qu’il lui est arrivé malheur.

Francine me rapporte que son mari est revenu physiquement meurtri, mais que son esprit est torturé par la guerre, car il est très difficile pour lui de dormir sans bruit, sans le son des bombardements qui jusque-là le berçait presque en dormant, ce qui m’attriste.

Je dors paisiblement quand des douleurs au ventre me réveillent et deviennent de plus en plus fortes. J’appelle ma mère qui accourt vers moi. Elle vient à mes côtés et prend ma main délicatement dans la sienne.

— Ma chérie, aujourd’hui tu vas être maman. Je vais vite chercher Francine afin qu’elle me seconde et je reviens. Tu respires calmement, je n’en ai pas pour longtemps.

Francine vit des nuits difficiles depuis que son mari est revenu du front en tant que blessé de guerre et les cauchemars qui se succèdent. Elle sera très heureuse de m’aider à mettre au monde son petit-fils. Quelques minutes passent avant que les deux femmes fassent irruption dans ma chambre avec du linge propre et de l’eau que ma mère a fait réchauffer avant de partir. La mère d’Abel se tient derrière moi et ma mère devant. Elle replie mes jambes et place ses mains sur mes genoux. Je suis à la lettre ses directives et au bout de quelques heures, mon bébé pousse son premier cri. Francine lui coupe le cordon ombilical et le place dans un linge chaud avant de le poser sur ma poitrine.

— Rachelle, il est tellement beau. Mon Dieu, il ressemble tant à Abel lorsqu’il était bébé. Il est magnifique, me confie ma belle-mère.

— Merci, Francine, je suis tellement heureuse que vous soyez là, bien que mon mari me manque et que je n’aie plus de nouvelles depuis un long moment maintenant, dis-je complètement anéantie.

— Ma chérie ne t’inquiète pas, reprend ma mère. Prends soin de ton enfant afin qu’il ne manque de rien et la vie fera le reste pour nos poilus, tente-t-elle de me rassurer.

Je tiens ce nourrisson dans mes bras comme s’il ne me restait plus que lui dans ma vie. J’ai décidé de l’appeler Jules, car c’est le deuxième prénom de son père et en second j’ai mis Abel, car ça me tenait à cœur. Ce petit être dans mes bras que j’admire avec tant d’amour, comme si mon Abel était là, à le contempler avec moi.

Juin 1915

Je n’ai toujours aucune nouvelle d’Abel, malgré toutes les lettres que je lui envoie chaque semaine. Elles ne me reviennent pas, c’est qu’il les reçoit bien. Mais pourquoi diable ne me répond-il pas ?

Notre fils a bien grandi malgré la famine qui nous tenaille, j’arrive encore à lui donner le sein. Francine, Maurice et ma mère font tout pour que je ne manque de rien, afin de nourrir convenablement Jules. La vie n’est pas simple ici, les Allemands ont tenté d’abuser de ma mère, mais celle-ci ne s’est pas laissé faire. Elle tenait le vieux fusil de mon père entre ses doigts tremblants qu’elle pointait vers ces hommes au regard furibond. Ils ont reculé et sont partis en riant, trop alcoolisés par leurs schnaps. Ils lui ont promis de revenir la voir et qu’ils lui feraient payer son insolence. Lorsqu’ils ont quitté la maison, nos corps tout entiers tremblaient de trouille. Nous ne voulions pas tenter le diable et avons dû partir un peu plus au sud chez une sœur de ma mère, tante Marie.

Nous avons laissé nos terres et notre maison aux parents d’Abel qui n’ont pas cherché à nous retenir sachant très bien que l’ennemi serait revenu, car cela devenait trop dangereux pour tout le monde, mais avec la rébellion dont ma mère a fait preuve envers ces deux soldats allemands, si nous ne quittons pas au plus vite le village, ils nous tueront sûrement d’une balle en pleine tête. C’est une décision très difficile, mais Francine et son mari Maurice savent où nous contacter en cas d’urgence ou si des nouvelles d’Abel arrivent.

Je lui laisse une lettre à poster pour mon mari dans laquelle nous l’informons que nous partons dans le Sud, car cela devient trop dangereux pour nous de rester ici, sans lui mentionner le pourquoi du comment de notre départ précipité. Après avoir rapieuté6 nos affaires, nous sommes partis avec nos valises et quelques objets de valeur qui se résument à des photos et des bijoux de famille. Nous devons nous montrer discrètes, car nous ne sommes pas autorisées à quitter notre région, mais il est hors de question de servir l’ennemi de n’importe quelle façon que ce soit. Mon mari se bat pour nos libertés, alors nous aussi nous allons continuer de nous battre pour la liberté.

Novembre 1918

L’Autriche-Hongrie signe l’armistice le 3 novembre 1918. L’Allemagne, quant à elle, a signé le 28 juin 1919 le traité de Versailles, ce qui met fin au conflit mondial.

Je n’ai plus eu de nouvelles d’Abel depuis ce fameux avril 1915, soit trois longues années. Ma mère m’avait demandé de commencer à faire mon deuil à notre deuxième Noël sans nouvelles de lui. Nous allons bientôt pouvoir retourner dans notre ferme, même si tous nos souvenirs ont dû être volés, détruits ou brûlés par les boches.

Jules est un petit garçon très intelligent pour un enfant de son âge et sa ressemblance avec son père est flagrante. Chaque fois que mes yeux l’admirent, je ne peux m’empêcher de penser à Abel et tout ce que nous avons vécu ensemble avant que cette guerre massacrante vienne nous mitrailler le corps et l’esprit. Moi, non plus je n’ai jamais connu mon père, mort lors d’une grosse pandémie, mais ma mère a toujours été là pour moi, ainsi que mes grands-parents jusqu’à ce qu’ils nous quittent à leur tour.

6 Rapieuté : rassembler.

Chapitre 3

Rachelle

« Mon héros, tu resteras à jamais dans mon cœur, même au-delà du champ de bataille. »

1919

Jules, ma mère et moi avons enfin rejoint les parents d’Abel dans l’est de la France, dans notre Meuse natale. Même si deux années se sont écoulées depuis la libération, nous avons appréhendé notre retour sur nos terres. C’est avec joie et un peu d’appréhension que nous frappons à la porte de papiche7 Maurice et mamiche8 Francine. Tous les soirs, je raconte à Marcus mon enfance et mon lien très spécial avec son père ainsi que ses grands-parents.

Lorsque mon beau-père voit Jules par la feulnotte9, il s’avance en baquessant