Les Mythes de l'Histoire moderne - Jacques R. Pauwels - E-Book

Les Mythes de l'Histoire moderne E-Book

Jacques R. Pauwels

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L'Histoire? Nous l'avons tous apprise, à l'école ou dans les livres. Mais pouvons-nous faire confiance à cette version officielle? Jacques Pauwels nous révèle ici la face cachée des révolutions et des guerres qui ont façonné notre société. 1789, la Commune de Paris, 14-18, Octobre 17, Hitler, Pearl Harbor, Hiroshima sont passés au crible par cet historien indépendant et consciencieux. De surprise en surprise, le lecteur réalisera que les fake news ont traversé les âges.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jacques R. Pauwels - Né à Gand, vit au Canada depuis 1969. Docteur en histoire et en sciences politiques (université de Toronto), il a enseigné l'Histoire dans plusieurs universités de l'Ontario.

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Table des matières

Introduction 9

La Révolution française 22

La Grande Guerre pour la démocratie ? 60

La Première Guerre impérialiste 92

La révolution d’Octobre 120

L’ascension d’Hitler 146

La Seconde Guerre mondiale : la guerre d’Hitler ? 178

Le pacte Hitler-Staline 204

Le tournant de la Seconde Guerre mondiale 228

L’attaque surprise japonaise contre Pearl Harbor 244

Hiroshima et Nagasaki 258

Les États-Unis en croisade pour la démocratie 270

De 1945 à nos jours 304

Bibliographie    327

Introduction

Les mythes ne sont pas des mensonges. Ce sont des récits auxquels s’est mêlée beaucoup de fantaisie, mais qui comportent aussi un noyau de vérité. Le mythe grec de Jason et les Argonautes, par exemple, reflétait les aventures des premiers Hellènes qui, déjà à l’époque archaïque (entre 800 et 500 avant J.-C.), entreprenaient de lointains voyages à partir de leur terre natale – notamment, via les Dardanelles, vers des contrées exotiques situées le long des rivages de la mer Noire. Là-bas, les autochtones fixaient des peaux de mouton au fond des cours d’eau pour recueillir des paillettes d’or que le débit rapide de l’eau charriait depuis les hauts sommets du Caucase, d’où le rapport avec la « Toison d’Or ». C’est de semblable façon que les périples d’Ulysse évoquaient les premiers voyages d’exploration des Grecs à l’autre bout de la Méditerranée, franchissant par exemple « Charybde et Scylla », sans doute en référence au détroit de Messine.

Typique de ces mythes anciens, les protagonistes grecs y sont chaque fois dépeints comme des héros, comme les représentants rusés et courageux d’un peuple nanti d’une langue, d’une culture et d’une société supérieures à celles des « barbares » avec qui, en ces contrées lointaines, ils faisaient souvent connaissance de manière conflictuelle. et ce n’est pas un hasard, car la fonction d’un mythe ne consiste pas à dire la vérité, mais à convaincre le lecteur – ou, dans le cas d’une tradition orale, l’auditeur – de la supériorité de son peuple, de sa langue, de ses institutions politiques, sociales et économiques, bref, de son way of life, de son mode de vie. Les mythes comportent donc un noyau de réalité historique, mais leur but n’est pas de révéler cette réalité. Leur objectif est de socialiser les gens, les amener à se satisfaire de l’état des choses au sein de leur société, ou du moins de s’y résigner, et ce, également – et même surtout – quand il existe d’excellentes raisons de refuser le statu quo, de désirer un changement, même un changement radical voire un changement révolutionnaire.

On peut dire plus ou moins la même chose de la façon dont, aujourd’hui, on transmet l’histoire aux gens. En théorie, l’objectif n’est autre que la révélation de la « vérité historique toute nue ». Or, à la manière des mythes d’antan qui contenaient une certaine part de vérité historique, l’histoire telle qu’on la transmet au public aujourd’hui, non seulement dans l’enseignement, mais aussi ailleurs, et surtout dans les médias, est bien trop souvent truffée de leurres qui mystifient la réalité historique. et ces mythes ont également pour but de réconcilier le lecteur, l’auditeur ou le téléspectateur – selon qu’il s’agit de livres, d’exposés ou de documentaires télévisés – avec l’état actuel de notre société, de le lui faire applaudir ou, tout au moins, de l’y résigner en suivant la tristement célèbre devise de Margaret Thatcher : « There is no alternative » (il n’y a pas d’alternative).

Ce livre traite de mythes liés à l’Histoire moderne, c’est-à-dire aux deux bons siècles qui se sont écoulés depuis la Révolution française, dont on sait qu’elle éclata en 1789. Les historiens francophones parlent ici d’« Histoire contemporaine » alors que par « Histoire moderne », ils entendent la période allant d’environ 1500 à 1789, une époque que les anglophones ont commencé à appeler early modern, c’est-à-dire « début de l’ère moderne ». Toutefois, comme ce livre s’adresse au grand public, qui ne verrait sans doute rien de « contemporain » dans des événements historiques comme les révolutions de 1789 et 1848, son titre se réfère aux mythes de l’Histoire moderne. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une époque houleuse et d’événements dramatiques qui ne sont pas si éloignés, dont on parle encore fréquemment et à propos desquels les avis des historiens, des hommes politiques, des journalistes ainsi que de l’homme et la femme de la rue divergent fortement. Sans doute est-ce la raison pour laquelle, au temps de ma jeunesse, c’est-à-dire dans les années 60, nos professeurs d’histoire préféraient se limiter au passé lointain – et donc plus sûr, à ce point de vue –, comme l’Antiquité gréco-romaine et le Moyen Âge ; on les voyait rarement, sinon jamais, aborder les problèmes controversés des XIXe et XXe siècles et, quand cela se faisait toutefois, nous n’apprenions que des banalités sur des thèmes néanmoins importants comme la Révolution russe ou la montée d’Hitler au pouvoir.

De nos jours, la situation est encore plus triste quand on se penche sur l’enseignement de l’histoire, car en classe, on lui consacre de moins en moins d’attention. Pourtant, la plupart des gens connaissent bien l’une ou l’autre chose sur les principaux événements qui ont émaillé les deux derniers siècles, ils sont conscients qu’alors se sont produits de grands changements politiques, sociaux et économiques allant de pair avec des guerres et des révolutions, et ils connaissent les noms des personnalités qui y ont joué les rôles d’avant-plan. À propos de l’Histoire moderne, la plupart des gens ne sont donc certainement pas ignorants. Et, de ce qu’ils savent, ou du moins croient savoir, ils sont généralement fermement convaincus. Ils ont toutefois peu appris à ce sujet à l’école ou à l’université, voire rien du tout. Dans ces circonstances, comment donc en sont-ils arrivés à cette connaissance ou à ces convictions ?

Ce sont les médias qui ont non seulement transmis au grand public une dose plus ou moins modeste de connaissances sur l’Histoire moderne, mais qui – et c’est plus important encore – ont contribué à former l’opinion des gens. Dans ce domaine, la presse et surtout la télévision jouent un rôle important. Dans les journaux et magazines paraissent régulièrement des articles sur des sujets historiques, surtout quand c’est le tantième anniversaire d’un événement historique marquant. De 2014 à 2018, par exemple, nous avons été inondés de contributions sur l’histoire de la Grande Guerre d’il y a un siècle et, fin 2017, exactement cent ans après les faits, on a consacré beaucoup d’attention à la révolution d’Octobre en Russie. Les chaînes de télévision recourent également à de telles commémorations pour proposer aux spectateurs des documentaires agrémentés ou non d’images d’époque et complétés de commentaires fournis par des historiens. De même, l’industrie cinématographique assume ce rôle de professeur d’histoire, en particulier, et avec avidité, sous sa version hollywoodienne. C’est au travers de films tels que Le jour le plus long, Il faut sauver le soldat Ryan ou La liste de Schindler, que certains événements importants de la Seconde Guerre mondiale sont connus. Aujourd’hui, pour acquérir un savoir historique, le public fait aussi de plus en plus appel à Internet, où Wikipédia, par exemple, est assez aimable pour mettre gratuitement ses services à la disposition de tous. Il nous faut également tenir compte du fait que le savoir d’historiens très érudits, liés à de prestigieuses universités comme Harvard et Oxford ou à des think tanks comme la Hoover Institution, peut faire son chemin vers le public ; c’est le cas, par exemple, quand des ouvrages sortis de leur plume reçoivent beaucoup d’attention de la part des médias et deviennent ainsi des best-sellers dévorés par des centaines de milliers, sinon des millions de lecteurs.

Dans le temps, on apprenait l’histoire, sinon exclusivement, du moins surtout à l’école, mais aujourd’hui, l’enseignement de l’histoire est essentiellement aux mains des médias. Et comme les médias sont presque uniquement des entreprises privées, on peut dire en fait que l’enseignement de l’histoire a été en grande partie privatisé. Cela soulève cette question : pourquoi le secteur privé a-t-il pris sur lui d’assumer cette tâche, pourquoi des entreprises privées se sentent-elles appelées à donner au public des informations sur l’histoire ?

Pour comprendre la chose, nous devons avant tout tenir compte du fait que les journaux et magazines, les chaînes de télévision, les maisons d’édition et les médias sociaux d’Internet sont la propriété de grandes entreprises (souvent des multinationales), de banques, de holdings (« sociétés faîtières » en Suisse, ou « sociétés de portefeuille » au Canada) ; en est un exemple l’entrepreneur richissime Jeff Bezos, propriétaire d’Amazon et du Washington Post, un multimilliardaire qui serait l’homme le plus riche de la planète. Nous avons à faire ici à une élite quasi-microscopique de personnes – parfois surnommée le 1 % – dont les portefeuilles dissimulent la part du lion de la richesse mondiale. Cette part du lion ne cesse de croître d’année en année. En outre, cette grande richesse du petit nombre dans le monde a été accumulée au détriment du plus grand nombre, qui est devenu plus pauvre au fur et à mesure que le petit nombredevenait plus riche.

Autrement dit, le développement de la richesse des milliardaires, des banques et entreprises mondiales – surtout basées en Occident – et de la pauvreté d’une part trop importante de la population mondiale – surtout les habitants de l’Afrique, de l’Amérique latine, de l’Inde et du reste du tiers-monde – correspond au développement du capitalisme dans sa manifestation mondiale, l’impérialisme étant un phénomène historique. C’est un phénomène dont on ne peut comprendre le « pourquoi » et le « comment » qu’en étudiant l’histoire, et particulièrement l’histoire de ces deux cents dernières années, c’est-à-dire l’Histoire moderne. Pour l’origine du capitalisme, il conviendrait toutefois de remonter plus loin encore, à savoir à l’époque de la « modernité précoce », quand l’Occident s’est mis à conquérir le monde lors de ce qu’on a appelé les « grandes découvertes », et à accumuler une masse de capital sans précédent.

Pour comprendre pourquoi les riches deviennent de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres, il faut donc étudier l’Histoire. Aujourd’hui, cela se fait surtout à l’aide des médias, qui sont la propriété des richissimes. Ce sont donc les membres privilégiés du 1 % – ou le personnel qu’ils ont chargé de cette tâche et qu’ils payent royalement dans ce but – qui veulent nous expliquer le cours des deux siècles d’histoire ayant engendré l’ordre mondial actuel. Ce sont ces gens-là qui profitent, non seulement chez nous, mais dans le monde entier, de l’actuel système socio-économique et politique dominant. Ils ont toutes les raisons de souhaiter que ce système se maintienne pour servir leurs grands profits et de préférence pour toujours. Ce sont aussi ces gens-là qui ont mis ce système sur pied et qui, grâce à lui, ont accumulé des fortunes. À ce développement – que l’on peut décrire comme le processus de l’accumulation capitaliste – se sont mêlées une concurrence parfois très acharnée et une résistance souvent violente. De très nombreuses horreurs sont apparues : l’utilisation à grande échelle de l’esclavage, une forme d’exploitation qui a rapporté beaucoup d’argent et n’a de ce fait été abolie que tardivement – comme aux États-Unis, en 1863 seulement – et la conquête de terres lointaines, accompagnée par l’exploitation, l’oppression et la paupérisation de leurs habitants. De cette façon, sont apparues également d’innombrables dégradations, parfois irréversibles, de notre environnement naturel, mais nous n’en parlerons pas ici.

Finalement, ces guerres furent des conflits entre des concurrents, mais surtout contre les personnes et les pays qui devaient payer la facture de la mise en place de ce système ou avaient l’audace de s’y opposer. Toutefois, elles rapportèrent beaucoup. Par exemple, durant les deux guerres mondiales, les grandes entreprises et banques ont gagné des sommes colossales. De même, les guerres récentes, comme en Irak, se sont révélées être des affaires on ne peut plus lucratives, surtout pour les fournisseurs d’armes et les trusts pétroliers. Un certain nombre de millionnaires aux États-Unis – des membres du 1 % US – ont en effet pu s’enrichir davantage grâce à un conflit en Irak au cours duquel des millions de personnes ont perdu la vie ou se sont retrouvées remarquablement plus pauvres. Et nous ne pouvons oublier que les simples citoyens étasuniens – les 99 % – sont ressortis plus pauvres eux aussi de cette guerre ; celle-ci, en effet, et à l’instar de toutes les guerres, a fait grimper en flèche la dette publique, une dette que chaque citoyen US doit contribuer à combler à l’aide de ses impôts. À de nombreux égards, les guerres constituent une manière de redistribuer la richesse, mais au profit des riches et aux dépens des pauvres !

On comprend aisément que le 1 % n’a aucun intérêt à un regard objectif sur cette histoire, à la révélation de la réalité historique. Il pourrait dans ce cas s’avérer que l’écrivain français Honoré de Balzac avait raison quand il déclara que « derrière toute grande fortune se cache un grand crime ». Des nombreuses guerres qui se cachent derrière ces fortunes colossales, on peut en effet dire que ce furent des crimes sans pareils. Une incroyable quantité de sang est liée à la fortune en capital sans précédent qu’on retrouve aux mains du 1 %. C’est pour éviter que le public n’ait cela sous les yeux que des mythes sont créés et diffusés via les médias, des mythes qui présentent des guerres du genre « 1914-1918 » comme des accidents de l’histoire ou, mieux, comme des croisades pour la démocratie, la liberté et la justice.

En parlant de démocratie en un sens politique mais aussi social, c’est-à-dire non seulement par rapport au suffrage universel, mais aussi aux services sociaux, on imagine également à ce propos des affabulations, comme celle prétendant qu’il y a eu un accroissement de la démocratie au cours – et en raison – du développement du capitalisme. En réalité, le processus de démocratisation a pu progresser non pas grâce au développement du capitalisme, mais en dépit de son développement, et ce surtout, pendant les révolutions qui, presque toujours, constituèrent une menace pour le capitalisme. Le capitalisme dans sa manifestation impérialiste est le système du et pour le 1 % à grande majorité occidentale, une minuscule minorité démographique. Il est par conséquent intrinsèquement antidémocratique, même si on aime agiter, de façon un peu trop frappante, le drapeau de la démocratie et des droits de l’homme ; c’est pourquoi le capitalisme est aussi intrinsèquement antirévolutionnaire et qu’il combat bec et ongles les mouvements et soulèvements à potentiel révolutionnaire, surtout dans le tiers-monde, par exemple en Amérique latine, mais aussi en Europe même, comme les manifestations des Gilets Jaunes français ou belges.

Aussi ne faut-il pas s’étonner que le 1 % s’arrange pour propager, dans les mythes historiques, l’idée que les révolutions – surtout ces grandes révolutions en France et en Russie – soient généralement condamnées comme des bains de sang absurdes et que les figures de proue révolutionnaires, et à coup sûr les plus radicales d’entre elles, soient diabolisées comme des monstres sanguinaires. Et, inversement, il ne faut pas s’étonner si les guerres qui ont rendu possible la mise en place de l’actuel système impérialiste mondial sont célébrées ou présentées comme légitimes et si les généraux et guerriers sont généralement acclamés. Peu importe, à ce point de vue, qu’il soit fait violence à la vérité historique. Pas plus que dans l’ancienne mythologie grecque, l’intention des mythes modernes n’est de mettre en lumière la réalité. L’intention est de socialiser les gens, de leur faire acclamer l’ordre impérialiste établi ou, du moins, l’accepter avec résignation, de soutenir les guerres et de leur inculquer l’horreur des mouvements révolutionnaires dans le tiers-monde, de mépriser les habitants de ces contrées comme une espèce de barbares modernes et de cataloguer leurs dirigeants comme de « nouveaux Hitler » ; et, last but not least, de leur faire craindre comme la peste ce genre de changement révolutionnaire, radical, dont eux-mêmes pourraient pourtant bénéficier.

En comparaison avec cette mythologie historique, la vraie histoire est considérée du point de vue de l’ordre établi, donc du 1 %, comme étant subversive, dangereuse et, de ce fait, indésirable. Toutefois, pour les 99 % restants, il est au contraire important et avantageux de ne pas se laisser berner par les mythes, mais d’apprendre à connaître la réalité historique. Pour savoir comment la démocratie doit et peut progresser, il convient en effet de savoir comment on en est arrivé là.

Une douzaine de mythes modernes seront ici examinés de près et déconstruits. Nous commencerons par le mythe de la Révolution française, une sorte d’« Urkatastrophe », de catastrophe originelle de l’Histoire moderne et de ses guerres. Dans ce mythe, une très grande part de l’attention va aux bains de sang liés au couperet révolutionnaire, la guillotine. En outre, le plus radical des révolutionnaires français, Robespierre, est dépeint comme un monstre, alors que Napoléon y est présenté comme un grand héros. Pourtant, Robespierre a réalisé beaucoup de choses pour la cause de la démocratie, comme l’abolition de l’esclavage. Par contre, on peut dire de Napoléon – qui, avec ses guerres pour la gloire de la « Grande Nation » et pour sa gloire personnelle, a d’ailleurs provoqué la mort de centaines de milliers de personnes – que ce fut lui qui réintroduisit l’esclavage aboli par Robespierre. La déconstruction de ce premier mythe montrera que les révolutions, en général, font progresser la cause de la démocratie et que ce sont les guerres qui font régresser cette même cause. Attention : il est question ici de véritables révolutions et non de ces protestations et manifestations orchestrées, déguisées et présentées comme des « révolutions » alors qu’elles sont au fond antirévolutionnaires.

Ensuite, il sera question de la Grande Guerre de 1914. Selon un cliché de l’historiographie conventionnelle, ce conflit d’une violence inouïe fut une guerre pour la démocratie. Ce mythe sera infirmé ici. En réalité, en 14-18, il s’agissait d’une sorte de croisade contrela démocratie – et contre la révolution, laquelle donne un coup de pouce à la démocratie. Or, c’est une ironie de l’histoire que ce projet antirévolutionnaire a fini par produire une grande révolution, à savoir en Russie.

À propos de cette Révolution russe aussi, il existe des mythes qui vont être mis à mal dans ce livre : ce ne fut pas un bain de sang absurde et criminel, mais une réalisation, non pas tant de Lénine et des bolcheviks, mais bien des nombreux peuples de l’empire des tsars, une réalisation à laquelle la Russie, l’Europe et le monde entier, y compris le tiers-monde et le monde occidental doivent beaucoup. L’un des exploits herculéens de la révolution d’Octobre, ou du moins de son « enfant », l’Union soviétique, fut sa victoire sur l’Allemagne nazie. Et nous verrons que ce fut aussi en grande partie grâce à la révolution d’Octobre que l’Europe occidentale, au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, a pu bénéficier d’un degré élevé et sans précédent de démocratie et de prospérité.

Et cela nous amène aux deux mythes suivants, à savoir aux affabulations concernant Hitler et le fascisme en général, dont le nazisme ne fut que la variante allemande. Hitler serait venu au pouvoir soit par ses propres moyens, soit grâce au soutien du peuple allemand. En réalité, Hitler n’a pu accéder au pouvoir que grâce au soutien financier et matériel des industriels et banquiers allemands ainsi que de l’élite du pays en général. Et c’est également une affabulation que de dire que la Seconde Guerre mondiale fut « la guerre d’Hitler », en d’autres termes que toutes les horreurs qui se produisirent entre 1939 et 1945 relevaient de sa faute personnelle. Dans les années 30, comme en 1914, l’élite allemande, surtout les industriels et banquiers, nourrissait toujours de hautes attentes d’une guerre ; ils mirent Hitler au pouvoir parce qu’il était le seul leader politique disposé à déclencher une guerre ; ils l’aidèrent dans ses préparatifs pour une guerre et, de cette guerre, ils ont en fin de compte profité énormément. Aujourd’hui encore en Allemagne – et, par extension depuis l’Allemagne, au sein de l’Union européenne et dans le monde entier –, la caste des richissimes propriétaires est incroyablement puissante et influente, et cette réalité historique reste chastement dissimulée sous le manteau mythologique de la « guerre d’Hitler ».

L’histoire de cette Seconde Guerre mondiale est un champ de mines truffé de mythes. D’après l’un d’eux, ce conflit ne fut possible que parce que l’Allemagne nazie et l’Union soviétique conclurent une « alliance », connue sous l’appellation de « pacte Hitler-Staline » ou « pacte germano-soviétique ». Cela non plus n’est absolument pas vrai. De ce pacte, on peut plutôt dire qu’il portait en lui le germe de la défaite allemande. Une autre affabulation largement répandue en Occident est que le cours de la guerre a changé en Normandie en juin 1944. À cette date, toutefois, l’issue de la guerre était déjà décidée depuis longtemps. Le vent avait déjà tourné fin 1941 – sans que cela ne se remarque vraiment – devant les portes de Moscou, en fait : mais que l’Allemagne nazie fût condamnée à mordre la poussière, le monde entier ne s’en rendit compte qu’après la titanesque bataille de Stalingrad, début 1943. Le débarquement de Normandie ne vint que bien plus tard et servit en tout premier lieu à empêcher l’Armée rouge de battre l’Allemagne nazie à elle seule et, ainsi, de dominer toute l’Europe.

De même, à propos du rôle des États-Unis dans le conflit, il existe de nombreux mythes, dont bon nombre ont été proposés – et le sont toujours – par Hollywood. Pour commencer, le mythe selon lequel l’attaque japonaise contre Pearl Harbor fut une lâche « attaque surprise ». En réalité, les dirigeants politiques et militaires des États-Unis, dont le président Roosevelt, voulaient d’urgence une guerre contre le Japon (mais pas contre l’Allemagne) ; ils provoquèrent Tokyo de toute sorte de manières et ils savaient très bien qu’une flotte japonaise était en route pour attaquer Pearl Harbor ; tout se déroula selon le plan prévu, mais ils n’avaient pas tenu compte de la possibilité qu’Hitler pût déclarer la guerre aux États-Unis, ce qu’il allait faire quelques jours après Pearl Harbor, à la grande surprise de Roosevelt et de ses conseillers. Un autre mythe gigantesque et particulièrement tenace consiste en ce que les centaines de milliers de personnes carbonisées par la bombe atomique à Hiroshima et Nagasaki auraient péri afin de forcer Tokyo à la reddition ou d’empêcher que des milliers de soldats US ne perdent la vie au cours d’une invasion du pays du Soleil-Levant. Cela non plus ne concorde absolument pas avec la réalité. Les Japonais capitulèrent pour la bonne raison que l’Union soviétique leur avait déclaré la guerre, ce qui les priva de l’espoir d’associer quelques conditions sans importance – avant tout l’immunité pour leur empereur – à leur reddition inévitable. Washington recourut aux bombes atomiques et fit périr de la sorte des centaines de milliers de Japonais, essentiellement des femmes, des enfants et autres civils, et même un très grand nombre de prisonniers de guerre alliés, afin d’intimider Moscou et, de la sorte, pouvoir imposer la volonté des États-Unis en ce qui concernait les règlements d’après-guerre en Europe aussi bien qu’en Extrême-Orient. Cette réalité est d’autant plus écœurante que ce mythe est maintenu en vie par tous les moyens possibles, une tâche à laquelle le président Obama en personne allait apporter sa contribution à l’occasion des commémorations de 2015 à Hiroshima même.

Nos réflexions sur Pearl Harbor, les débarquements en Normandie et les bombardements atomiques au Japon nous amèneront inévitablement aussi à la déconstruction d’un mythe plus global, à savoir l’idée répandue que, encore et encore, les États-Unis ont dû faire la guerre de façon altruiste afin de défendre ou promouvoir la cause de la liberté, la démocratie, les droits humains, etc. En réalité, les États-Unis – ou plutôt l’élite US – ont quasiment toujours orchestré la guerre en ayant pour objectifs, d’une part, l’hégémonie dans le petit club des grandes puissances impérialistes et, d’autre part, la ruine des pays (tels que l’Union soviétique) et des mouvements anti-impérialistes.

Nous terminerons avec un aperçu, court mais libre, de mythes de l’histoire de 1945 à nos jours. C’est un mythe avéré que l’implosion de l’Union soviétique et la chute du communisme vers 1990 aient signifié un triomphe pour la démocratie. En réalité, cet événement fut un triomphe pour le petit nombre, mais une catastrophe pour le grand nombre et, par conséquent, pour la démocratie. et cela, non seulement dans les pays de l’ancien bloc de l’Est, mais également dans le tiers-monde et même dans les pays de l’Europe de l’Ouest où, il n’y a pas très longtemps, l’on croyait avoir obtenu un niveau élevé sans précédent de liberté et de prospérité.

Ce livre n’a pas été écrit pour en imposer aux spécialistes de l’Histoire moderne, une histoire qu’ils préféreraient sans doute continuer à qualifier de « contemporaine ». Il s’adresse à cette partie du grand public qui témoigne de l’intérêt pour l’histoire en général et pour l’Histoire moderne en particulier. Dans l’intention aussi d’en maximaliser la lisibilité, il a été décidé de ne pas recourir à des notes de bas de page ou de fin de texte. Il sera toutefois fait référence à un ou plusieurs livres ou articles importants autour de chaque mythe traité. À la fin de l’ouvrage, suivra également une bibliographie complète.

Chaque chapitre de ce livre comporte un développement sur un thème important comme la Révolution française, la montée d’Hitler ou l’attaque japonaise contre Pearl Harbor. Afin de permettre une lecture autonome des chapitres, la répétition de certains faits ou remarques a été estimée nécessaire. Il est pourtant recommandé de lire le livre chapitre par chapitre dans l’ordre chronologique. Il s’agit en effet d’un survol de l’histoire des XIXe et XXe siècles, qui commence par la Révolution française et porte une attention particulière à la dialectique des interactions entre la révolution et la guerre, laquelle a caractérisé cette histoire. C’est cette dialectique qui a déterminé l’évolution démocratique. L’émancipation du menu peuple, du demos, a parfois progressé considérablement, surtout grâce aux révolutions. La dialectique des révolutions et des guerres permettra de comprendre plus facilement, par exemple, la Première Guerre mondiale à l’aune de la Révolution française, ou encore, la montée des figures fascistes au regard de la Grande Guerre et de la Révolution russe. Afin de permettre également une lecture autonome des chapitres, la répétition de certains faits ou remarques a été estimée nécessaire.

Le mythe

La Révolution française n’aura été en fin de compte qu’une boucherie absurde au cours de laquelle des milliers d’innocents furent massacrés par le peuple parisien assoiffé de sang et qui fut commandée par des scélérats Jacobins comme Robespierre ; heureusement, un grand homme de génie entra en scène, comme un deus ex machina, afin de rétablir l’ordre et de couronner la France d’une puissance et d’une gloire sans précédent : Napoléon Bonaparte. De ces hauts faits, la grande nation lui restera à jamais reconnaissante même si, finalement, les choses finirent par mal tourner suite à un revers en Russie et à un contrecoup des plus douteux à Waterloo.

La réalité

Malgré l’effusion de sang qui l’accompagna et qui fut en fait moins imputable à la Terreur révolutionnaire qu’à la Terreur « blanche » antirévolutionnaire, la Révolution française constitua un premier grand pas en avant vers l’émancipation politique et sociale de la grande majorité du peuple, donc vers la démocratie, non seulement en France mais également dans toute l’Europe et dans le monde entier. Par contre, si, à maints égards, Napoléon fut bel et bien un enfant de la Révolution, il ne fut en aucun cas un démocrate et sa quête de gloire, tant pour sa propre personne que pour la grande nation, coûta la vie à des centaines de milliers de personnes.

Sources principales

Jacques Pauwels, Het Parijs van de Sansculotten ;

ArnoMayer The Furies ;

Les études d’Henri Guillemin, Eric Hazan et Albert Soboul.

Le système politique et socio-économique de la France d’avant 1789, l’année où débuta la Révolution française, est souvent appelé l’Ancien Régime. Cette appellation suggère à juste titre que de la Révolution naquit une tout autre France, nouvelle et moderne. Les symboles de cette nouvelle France, désormais une république et non plus un royaume, sont le drapeau tricolore, la jeune femme qui incarne la République et que l’on connaît sous le nom de « Marianne », ainsi que la Marseillaise, l’hymne national sans doute le plus connu au monde. Le symbole par excellence de l’Ancien Régime, par contre, était le lys royal, la fleur de lys et, alors qu’il n’existait pas encore de véritable drapeau national, le blanc et le bleu étaient les couleurs les plus typiques des bannières et des institutions liées au roi, telles l’armée et la marine. À propos du lys, ce n’est pas un hasard si ses trois pétales évoquaient la Trinité. En effet, depuis le baptême de Clovis, son fondateur, la France était un royaume catholique – surnommée « la fille aînée de l’Église » – dans lequel l’État et l’Église n’étaient pas séparés comme c’est le cas dans la République française libre penseuse. Aussi, comme symbole de l’Ancien Régime, recour(ai)t-on assidûment à Jeanne d’Arc, en même temps héroïne du pays et de la foi, et souvent représentée avec une croix et un drapeau orné du lys. C’est pendant – et à cause de – la Révolution que Jeanne la dévote dut céder sa place à une Marianne plutôt frivole.

Ces changements ne se sont pas produits dans une colonie d’outre-Atlantique qui avait été fondée au début du XVIIe siècle et avait reçu le nom de Nouvelle-France, à savoir l’actuelle province canadienne du Québec. Ce territoire, la France l’avait perdu au cours de la guerre de Sept Ans (1756-1763) et il ne connut donc pas la Révolution française. Un peu plus tard, lorsque la révolution eut métamorphosé l’ancienne France en une France nouvelle, tout demeura en place au Québec, d’autant que les Britanniques en avaient confié l’administration à l’Église catholique, qui maudissait la Révolution comme s’il s’était agi de l’œuvre du diable. En d’autres termes, quand, en France même, la vieille France devint une France nouvelle, inversement, la nouvelle France d’outre-mer se mua en vieille France. Les Français qui visitent le Québec vivent une sorte de saut en arrière dans le temps, car les drapeaux que l’on voit flotter un peu partout arborent les couleurs blanc et bleu de la royauté française, avec quatre fleurs de lys séparées par une large croix. C’est très certainement pittoresque et chaleureux de nos jours, dans l’intra-muros de la ville de Québec, mais à quoi ressemblait réellement la vie dans la France d’avant la « Grande Révolution » qui éclata en 1789 ?

À propos du système politique et social de la France de l’Ancien Régime, une chose est sûre : le pays n’avait rien d’une démocratie. Le petit peuple (en grec, demos) n’avait pas le moindre pouvoir politique (en grec, kratos). Le pouvoir y était concentré dans les mains d’une petite minorité de nobles ainsi que d’évêques et cardinaux, les soi-disant « princes » de l’Église, dont la majorité appartenait d’ailleurs à la noblesse. Ensemble, ils ne représentaient en tout pas plus de 5 % de la population. Le système correspondait donc à une oligarchie, c’est-à-dire un pouvoir (arche) aux mains d’un « petit nombre » (oligoi), ou même à une autocratie (autos, « soi-même », et kratos), le monopole du pouvoir chez une seule personne. En effet, en France, au fil du temps, le roi, le primus inter pares de la noblesse, était parvenu à accaparer la part du lion du pouvoir au détriment du reste des nobles. De la sorte, la Monarchie française était devenue une monarchie absolue. C’est dans ce contexte que le Roi-Soleil, Louis XIV, avait pu proclamer, avec la célèbre devise « L’État, c’est moi »,que l’État français lui appartenait, à lui et à lui seul. Et Louis XVI lui-même de déclarer encore à la veille de la Révolution française : « C’est la loi, puisque c’est ainsi que je l’entends ». Dans l’Ancien Régime, le petit peuple n’avait en tout cas pas la moindre voix au chapitre, en politique.

La démocratie n’a cependant pas qu’un côté politique, mais aussi un côté social. Autrement dit, dans une démocratie, les polloi, les « nombreux » qui constituent le peuple, bénéficient non seulement d’un certain apport dans la politique de l’État, mais également de certains services « sociaux » de la part de l’État ; en d’autres termes, l’État est censé fournir certaines prestations au profit des citoyens ordinaires, des plébéiens. La Monarchie française dépensait traditionnellement des sommes colossales dans la construction de palais comme Versailles et de grandioses places publiques peuplées de statues de souverains, ainsi que dans des guerres comme la guerre de Sept Ans déjà mentionnée ou comme la guerre d’indépendance US, mais elle ne faisait rien pour le petit peuple. Les Français étaient les sujets du roi. Ils avaient toute sorte d’obligations envers l’État, comme le paiement des impôts et le service militaire, mais, foncièrement, ils n’avaient pas le moindre droit. Ils pouvaient être jetés en prison pour une période indéterminée, ou encore exécutés, tout simplement parce que le roi en avait donné l’ordre. L’Ancien Régime connaissait encore moins le principe de l’égalité des personnes. Les non-catholiques, par exemple, jouissaient de moins de droits (encore) que la majorité catholique. Et différentes lois étaient applicables à la minorité noble et à la majorité roturière. Les nobles condamnés à mort étaient « seulement » décapités ; pour tous les autres, la sentence appliquée était la pendaison ou, plus cruel encore, le supplice de la roue, une mesure bestiale qui fut encore pratiquée à Paris en 1757.

L’Ancien Régime était une société de classes ou plutôt d’« états », comme on disait en ce temps-là. On estimait en effet que la population consistait en trois « états ». La noblesse et le clergé constituaient les deux premiers États et du « tiers état » faisait partie tout le reste de la population, tant campagnarde que citadine. Les deux premiers états formaient la classe supérieure, l’élite sociale qui, sous l’Ancien Régime, était riche, puissante et privilégiée à de nombreux égards. Cette classe était très satisfaite de l’état des choses et estimait tout changement inutile et indésirable. Une phrase illustre parfaitement cette perspective : « Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes », que Voltaire met dans la bouche d’un protagoniste de sa pièce de théâtre Candide.

Par contre, on ne pouvait s’attendre à ce que le menu peuple se résigne à jamais à ce déplaisant état des choses. Outre les paysans des campagnes, le menu peuple, c’était aussi et surtout des classes urbaines comme la bourgeoisie (littéralement : habitants d’une ville, d’un bourg), des « grands bourgeois » aisés tels des commerçants et autres gens d’affaires ainsi que des personnes exerçant une profession libérale bien rémunérée. Mais de la bourgeoisie faisait également partie la petite bourgeoisie, bien moins aisée, composée par exemple de boutiquiers et d’autres petits commerçants, et surtout d’artisans, à l’époque encore très nombreux. Et, dans les villes, on rencontrait aussi beaucoup de gens très pauvres, des ouvriers salariés, par exemple, des sans-emploi, des prostituées, des mendiants et autres « prolétaires ».

Le tiers état était donc une combinaison de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui la classe moyenne et la classe inférieure. La classe moyenne supérieure – les membres de la haute bourgeoisie, donc, mais pas de la petite bourgeoisie – était riche, parfois même très riche, mais n’avait aucun pouvoir et jouissait de relativement peu de prestige social ; elle estimait qu’il était grand temps d’y apporter du changement. Quant aux paysans des campagnes, aux plébéiens des villes ainsi qu’à la petite bourgeoisie, ils étaient pauvres et devaient fréquemment affronter la misère, même lorsqu’ils n’étaient pas absolument pauvres, par exemple en raison des famines qui sévissaient régulièrement et du prix élevé du pain. Ils étaient de plus en plus insatisfaits, portés à l’agitation et à la révolte et, en 1789, ils fourniront les troupes de choc qui iront prendre la Bastille et accomplir d’autres actions révolutionnaires tout aussi impressionnantes.

La Révolution, qui éclata en 1789, reflétait clairement les grandes et traumatisantes contradictions de classe qui caractérisaient l’Ancien Régime. La majorité du peuple, les paysans des campagnes et, dans les villes, la bourgeoisie aussi bien que les plébéiens, surtout les artisans parisiens qu’on allait appeler les « sans-culottes », s’insurgèrent contre la classe supérieure, l’élite de la noblesse et du haut clergé qui s’était rangée derrière le roi. Des bourgeois assumèrent la direction du mouvement révolutionnaire, mais ce furent les sans-culottes qui durent se risquer en première ligne. Dans les campagnes, les paysans contribuèrent de façon non négligeable à la cause révolutionnaire en allant littéralement bouter le feu sous les pieds des seigneurs féodaux dans leurs châteaux ; mais, après la suppression des obligations féodales tant abominées qui avaient lié les paysans aux grands propriétaires fonciers de la noblesse – les corvées, par exemple –, le calme revint dans les campagnes, de sorte que, désormais, l’action révolutionnaire allait surtout se poursuivre à Paris, bien que pas exclusivement. En tout cas, la Révolution française fut clairement une affaire française interne, un conflit de classes dans lequel les classes inférieures, c’est-à-dire la majorité du peuple, mirent un terme à la domination et aux privilèges d’une infime minorité et donnèrent ainsi vie à un certain degré de démocratie.

La Révolution apporta un changement considérable en ce qui concerne le sort du peuple français. et ce changement signifia une amélioration, une amélioration capitale. C’est avec la révolution que débuta l’émancipation des bourgeois de la classe moyenne et même des plébéiens de la classe inférieure. En 1789, les femmes et les hommes de France cessèrent d’être les « sujets » du roi. En lieu et place, ils devinrent des « citoyens » avec des devoirs légalement établis, mais aussi avec des droits, des citoyens d’un État auquel ils pouvaient s’identifier. et cet État ne s’associa plus, comme sous l’Ancien Régime, à une religion bien définie, mais se sépara de l’Église et introduisit ainsi l’idée de la liberté de conscience. Les Français acquirent aussi le droit d’exercer, via les élections, une certaine influence sur la politique de l’État et d’être traités en égaux devant la loi, quel que fût leur statut social ou leur religion. C’est ainsi que juifs et protestants s’émancipèrent : désormais, ils n’étaient plus des citoyens de second rang. Parmi les grands mérites de la Révolution française, figuraient aussi des mesures qui furent inspirées par les Lumières, comme la suppression de la torture et, last but not least, la mise en œuvre d’un État français « indivisible », centralisé et « moderne ».

Nous avons décrit très brièvement ici les principales réalisations, datant des années 1789-1791, de la phase initiale de la Révolution française. Elles furent importantes, et même très importantes, mais elles ne donnèrent aucunement naissance à une utopie démocratique. Ce ne fut qu’une première étape de ce qu’on peut qualifier de processus de démocratisation, c’est-à-dire la longue voie – non pas en ligne droite, mais passablement sinueuse, avec des hauts et des bas – vers une démocratie parfaite dont aujourd’hui encore nous sommes toujours très éloignés. Ce progrès démocratique eut lieu au détriment du roi, de la noblesse et de l’Église, une minorité démographiquement infime qui n’éprouvait que répulsion pour l’idée de démocratie, le « pouvoir par le peuple et pour le peuple », un système qui signifiait la fin de leurs propres privilèges et de leur propre pouvoir. D’autre part, la démocratisation naissante favorisait la bourgeoisie, et surtout la grande bourgeoisie. Sous l’Ancien Régime, cette classe avait eu le vent en poupe sur le plan économique, mais pas sur le plan politique, et elle pensait désormais pouvoir utiliser à son propre avantage le pouvoir qu’elle venait d’acquérir au sein de l’État, de la même manière que, sous l’Ancien Régime, le roi, la noblesse et le clergé avaient profité de leur pouvoir au sein de l’État, par exemple en s’exemptant eux-mêmes de l’impôt. En accédant au pouvoir, les bourgeois introduisirent à leur tour des lois et des réglementations leur permettant de tirer des avantages en tant que commerçants, banquiers, entrepreneurs, etc. Par exemple, la suppression des douanes intérieures – y compris le mur tant haï de l’octroi, le fameux « mur des Fermiers généraux » qui entourait Paris – ainsi que la mise en application d’un nouveau système uniforme de poids et mesures, le système métrique, ou encore la loi Le Chapelier, qui interdisait à leurs salariés de s’unir en syndicats et de faire grève.

Après deux années de révolution, en 1791 donc, la bourgeoisie avait en grande partie réalisé ses objectifs révolutionnaires. L’absolutisme royal, avec ses privilèges pour la noblesse et le clergé, avait dû céder en faveur d’une monarchie parlementaire dans laquelle les bourgeois pouvaient tirer les ficelles. Grâce à l’introduction du suffrage censitaire – selon lequel seuls ceux qui payaient un montant relativement élevé d’impôts pouvaient voter – le menu peupledemeura en effet impuissant sur le plan politique et uniquement les nantis, les « gens de bien », mais non les gens sans avoir, les « gens de rien » siégèrent aux assemblées populaires, l’Assemblée constituante d’abord et l’Assemblée législative ensuite. À l’automne 1791, un tel compromis, officiellement établi dans une constitution, semblait bien en place. Il trouva son reflet symbolique dans le nouveau drapeau du pays, le tricolore, une combinaison du bleu et blanc de la monarchie et du rouge et bleu des armoiries de Paris. L’issue révolutionnaire était toutefois encore loin d’être tranchée, et ce, pour deux sortes de raisons. Primo, la pression exercée par le peuple parisien en faveur de mesures révolutionnaires plus profondes, d’une radicalisation de la révolution. Secundo, le compromis d’une monarchie parlementaire fut également remis en cause par des pressions antirévolutionnaires tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du pays.

Les plébéiens parisiens, et tout particulièrement les sans-culottes, constituaient les troupes de choc qui avaient risqué leur peau, par exemple en assaillant la Bastille. C’était donc à ces plébéiens que la bourgeoisie était redevable d’avoir pu accéder au pouvoir, mais en même temps, elle méprisait et craignait aussi la masse populaire de la capitale comme une « populace » excitée et dangereuse. Sur la liste de revendications de ces plébéiens figuraient toute sorte de desiderata inacceptables pour les révolutionnaires bourgeois. Par exemple, l’introduction de ce qui, plus tard, sera considérée comme la condition sine qua non de la démocratie, à savoir le suffrage universel. Mais, en lieu et place de solides bourgeois bien établis, cela risquait de faire venir au pouvoir des représentants des masses populaires, c’est-à-dire des gens sur qui l’on ne pouvait compter pour afficher le respect nécessaire de la propriété, la pierre de touche de l’évangile libéral tel que le prêchait Adam Smith. À l’époque, le libéralisme commençait en effet à percer dans les milieux bourgeois français, puisqu’il reflétait et mettait en avant les intérêts de la bourgeoisie. Du nouvel État démocratique embryonnaire surgissant dans le contexte révolutionnaire, les plébéiens parisiens attendaient également des salaires plus élevés et des prix plus bas, et surtout un prix maximal pour le pain, la nourriture primordiale des Français à l’époque. Mais cela aussi, la bourgeoisie l’estimait malvenu, car ce genre de mesures équivalait à une intervention de l’État dans la vie économique et allait donc à l’encontre du dogme libéral du laisser-faire ; par ailleurs, il était clair que c’était la bourgeoisie qui allait devoir supporter le coût de ces mesures. Inversement, les salariés, nombreux au sein du peuple parisien, étaient mécontents d’un certain nombre de mesures qui avaient été prises par les nouvelles autorités bourgeoises, par exemple la fameuse loi Le Chapelier avec son interdiction des associations ouvrières et des grèves.

Les plébéiens étaient exclus des assemblées des « représentants du peuple », mais ils exerçaient de grosses pressions sur ces derniers via des manifestations bruyantes dans les rues et sur les places publiques de la capitale. Souvent, lors de ces événements, la violence s’en mêlait, comme le 17 juillet 1791, lorsque des dizaines de milliers de sans-culottes se rendirent sur le Champ-de-Mars pour exprimer leur mécontentement à propos du chômage, des prix élevés et des bas salaires. Afin d’échapper à cette pression, un moyen fut imaginé par les Girondins, un groupe de politiciens de la grande bourgeoisie venu au pouvoir au printemps 1792 et principalement constitué de riches marchands originaires de Bordeaux. Ce remède par lequel ils pensaient pouvoir détourner l’énergie des sans-culottes vers des voies moins dangereuses, voire même escamoter physiquement ce « fer de lance de la révolution sociale » de l’arène révolutionnaire qu’était Paris, ne fut autre que la guerre. Une guerre internationale, un conflit contre des ennemis extérieurs, devait mettre un terme à la guerre intérieure, à un conflit entre ennemis de classes français. Pour les Girondins, elle devait servir à arrêter la révolution, à empêcher que la révolution se radicalise davantage encore, comme le souhaitaient les sans-culottes, à empêcher que, de la boîte révolutionnaire de Pandore, jaillisse plus de démocratie encore que n’en souhaitait la bourgeoisie.

Les Girondins espéraient non seulement que la guerre neutraliserait les révolutionnaires bien trop radicaux, mais qu’elle offrirait également la possibilité d’intervenir vigoureusement, dans le pays même, contre tous ceux qui n’étaient pas à 100 % partisans de la nouvelle France révolutionnaire, de les stigmatiser comme traîtres à leur patrie et de les traiter à l’avenant ; et, parmi ces antirévolutionnaires qui aspiraient à un retour de l’Ancien Régime, figurait le roi lui-même. À l’instar de très nombreux autres révolutionnaires, les Girondins croyaient aussi que la France révolutionnaire avait une mission universelle, en d’autres termes, qu’elle était prédestinée à recréer le reste du monde à sa propre image et, au besoin, en recourant à la violence des armes. On s’attendait à ce que les troupes révolutionnaires françaises à l’étranger soient accueillies par la population comme des libérateurs. Enfin, ils espéraient qu’une guerre produirait des conquêtes et rapporterait donc de l’argent, car l’État révolutionnaire voulait rembourser les dettes importantes reprises de la monarchie : les créanciers étaient en effet essentiellement le genre de bourgeois qui étaient au pouvoir, de riches banquiers et commerçants du type girondin.

La révolution, qui avait débuté en France comme un conflit de classes, commençait également à se diriger vers une guerre internationale à cause de la réaction aux événements se déroulant en France affichée par les têtes couronnées de l’Europe. Ces souverains n’étaient nullement enchantés par le précédent anti-absolutiste et anti-aristocratique créé en France. Ils considéraient cela comme un exemple néfaste qui pourrait très bien être suivi par leurs propres sujets. Et les hauts dignitaires des Églises chrétiennes – non catholiques y compris –, liées partout aux monarchies absolutistes, soutenaient la condamnation de la révolution anticléricale en France par le pape ainsi que l’appel de ce dernier à s’y opposer en mettant sur pied une croisade antirévolutionnaire. En vue d’une intervention internationale armée visant à restaurer l’Ancien Régime en France, vinrent également des encouragements de la part des émigrés, les nombreux aristocrates français qui s’étaient enfuis en Angleterre et ailleurs, de même que – secrètement – de Louis XVI en personne. La chose apparut clairement pour la première fois lors de sa fameuse tentative de s’enfuir de Paris et fut confirmée par la suite par des documents que l’on découvrit chez lui.

Quand la guerre éclata en 1792, de nombreux volontaires se présentèrent de partout en France pour défendre la patrie ainsi que la révolution, et surtout des sans-culottes parisiens ; contre toute attente, ils parvinrent à battre une armée autrichienne qui avait fait irruption sur le territoire français. C’est dans ce contexte que naquit l’hymne national, chanté par un bataillon de patriotes originaire de Marseille, la « Marseillaise ». Mais la guerre s’éternisait et elle entraîna également de lourdes défaites, provoquant ainsi de plus en plus de misère chez les petites gens. Une nouvelle invasion du pays, combinée à des révoltes antirévolutionnaires dans les provinces, surtout en Vendée, provoqua une sorte de panique à Paris, la Terreur. Tout cela accrut la pression révolutionnaire dans la capitale, ce qui se refléta dans des événements dramatiques et sanglants, comme la prise d’assaut, le 10 août 1792, du palais du roi, considéré non sans raison comme l’incarnation de la contre-révolution, et le tristement célèbre massacre de antirévolutionnaires – certains réels, d’autres présumés – dans les prisons parisiennes du 2 au 5 septembre de la même année. La révolution se radicalisa ainsi de plus en plus et, en même temps, se démocratisa davantage à bien des égards. À l’Assemblée législative, qui avait succédé à l’Assemblée constituante en septembre 1791, les délégués bourgeois estimèrent en effet nécessaire de faire des concessions face à une « populace » parisienne qu’ils craignaient, mais dont ils avaient besoin dans la lutte contre les antirévolutionnaires, tant de France que de l’étranger. La monarchie fut remplacée par une forme d’État démocratique, la république, et un procès fut intenté contre le roi pour trahison, procès qui allait aboutir à sa condamnation et à son exécution. Et l’Assemblée législative elle-même dut céder la place à la Convention nationale, une assemblée de représentants du peuple, non plus élus sur base d’un suffrage censitaire, mais d’un suffrage (presque) universel – toutefois réservé aux seuls hommes. Pourtant, ce furent presque exclusivement des bourgeois nantis qui continuèrent à être élus, car l’homme de la rue n’avait ni le temps ni le revenu indépendant nécessaire pour mener des activités parlementaires. Les révolutionnaires modérés représentant la grande bourgeoisie, les Girondins, purent ainsi rester au pouvoir tout un temps encore, mais ils perdirent de leur prestige et de leur popularité auprès de la « populace » parisienne, et ce, contrairement à leurs concurrents radicaux, les Jacobins, davantage petits-bourgeois, dirigés par des personnalités comme Maximilien Robespierre. Les Jacobins avaient été hostiles à la guerre. À l’argument girondin selon lequel les troupes françaises allaient être accueillies comme des libérateurs à l’étranger, Robespierre avait répondu que « personne n’aime[ait] les missionnaires armés ». Lui et ses troupes estimaient que l’on devait se concentrer sur l’approfondissement de la révolution dans le pays même au lieu de l’exporter ; ils désiraient internaliser la révolution, au lieu de l’externaliser. Au contraire des Girondins, les Jacobins étaient prêts non seulement à collaborer avec les sans-culottes dans le combat de plus en plus implacable contre la contre-révolution, mais aussi à prendre des mesures révolu­tionnaires inédites et radicales au profit de ces mêmes sans-culottes et des plébéiens français en général.

C’est grâce au soutien de la sans-culotterie qu’au printemps 1793, Robespierre et les Jacobins les plus radicaux, connus comme les Montagnards (parce qu’ils siégeaient sur les bancs les plus élevés de la tribune parlementaire), accédèrent au pouvoir ; la Convention passa d’une phase girondine à une phase jacobine. Et en effet, sous la direction de Robespierre et de ses collaborateurs au sein du Comité de salut public – l’organe gouvernemental instauré par la Convention en avril 1793 –, nombre de mesures radicales furent prises, lesquelles signifièrent pour la France un progrès considérable en direction de la démocratie. Par exemple, au profit des paysans, les droits féodaux furent définitivement abolis, en ce sens qu’ils ne devaient plus être rachetés comme c’était encore le cas auparavant, puisqu’ils étaient considérés comme une forme de propriété. Et, via des contrôles, on tenta de réduire le prix du pain, une démarche surtout importante pour les sans-culottes parisiens et les plébéiens des villes en général ; mais de telles mesures violèrent les principes du laisser-faire auxquels les Jacobins étaient attachés eux aussi, de sorte que leur application laissa fortement à désirer. Plus important est le fait qu’une nouvelle constitution fut proclamée, la Constitution de l’An I (républicain) ou Constitution de 1793, dans laquelle, contrairement à la constitution libérale de 1791, l’accent était porté bien davantage sur l’égalité que sur la liberté, même si la liberté de la presse et la liberté du culte, par exemple, y étaient spécifiquement garanties. Cette nouvelle constitution, plus radicale, prévoyait le suffrage universel pour les Français de sexe masculin et même certains droits socio-économiques comme le droit au travail, à l’enseignement (de l’État) et à l’assistance publique pour les nécessiteux. De la sorte, l’État se voyait confier clairement un rôle actif dans la vie socio-économique de la nation, ce qui allait à l’encontre des principes libéraux des Girondins, représentants de la grande bourgeoisie, et même des Jacobins, représentants de la petite bourgeoisie, mais cela convenait parfaitement aux sans-culottes parisiens. En revanche, dans cette constitution était également établi le droit à la propriété, et la loi Le Chapelier ne fut pas abrogée. Cela reflétait clairement les intérêts et les principes libéraux que les petits bourgeois jacobins partageaient avec les grands-bourgeois girondins. Les Jacobins restaient également attachés au très vieux système patriarcal et n’entreprirent donc rien pour l’émancipation des femmes qui, par exemple, ne reçurent pas le droit de vote. Ce fut d’ailleurs sous le régime de Robespierre qu’une féministe bien connue, Olympe de Gouges, fut condamnée à mort et guillotinée, mais il n’a pas été établi clairement que ce fut en raison de son féminisme ou de sa sympathie pour les Girondins. On peut dire néanmoins que, durant la Révolution française, la cause de la démocratie atteignit un point culminant durant sa phase radicale, populaire et égalitaire, en d’autres termes, sous les auspices de Robespierre, en 1793-1794.