Les oiseaux oublient de dormir - Camille Nicole Cardera - E-Book

Les oiseaux oublient de dormir E-Book

Camille Nicole Cardera

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Beschreibung

Marc, veuf depuis plusieurs années, s’interroge sur ce qui semble perturber ses filles jumelles, Marie et Lise, maintenant adultes qui, l’une et l’autre ont réussi leur carrière professionnelle. Il s’occupe souvent de son petit-fils, l’enfant de Lise et de Gabriel. Une histoire insolite qui se passe dans un milieu aisé. Cette famille, confrontée à des questions très contemporaines, ne cessera d’évoluer sans que les faits révélés ne détruisent sa cohésion profonde.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Camille Nicole Cardera est née en 1951. Elle a grandi à la campagne. Elle adorait lire et très tôt, elle a porté en elle le désir d’écrire. C’est son professeur de Français au collège qui lui a donné le goût de l’écriture. Après une année d’hypokhâgne et des études de Lettres Modernes, elle a appris la graphologie et a obtenu un diplôme de graphologue. Les oiseaux oublient de dormir, est son deuxième roman publié après Avec les doigts du vent.

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CAMILLE NICOLE CARDERA

LES OISEAUX OUBLIENT DE DORMIR

 

 

À Bertrand, Pénélope, Clio et Safiyé,

 

« La vie humaine n’a lieu qu’une seule fois et nous ne pourrons jamais vérifier quelle était la bonne et quelle était la mauvaise décision, parce que, dans toute situation, nous ne pourrons décider qu’une seule fois. »

Milan Kundera

« L’insoutenable légèreté de l’être »

PREMIERE PARTIE

Chapitre 1

Il s’appuie sur une canne. Il boite à peine, essaie de s’astreindre à marcher normalement. Il s’arrête, regarde en l’air et sourit, respire à fond et reprend sa déambulation au bord du bassin où nagent des poissons rouges. Il s’amuse à ralentir sa progression juste pour éprouver la patience du garçon qui l’accompagne.

– Va dans la remise, tu trouveras sur l’étagère la boîte bleue où je mets leur nourriture.

L’enfant part en courant. Il en profite pour s’asseoir sur le banc de teck noirci. Les rayons du soleil adoucis par le filtre des arbres caressent ses mains. Une mésange charbonnière se trémousse sur la branche rampante du figuier, on dirait qu’elle veut l’interpeller, elle semble avoir une question à lui poser :

– Qu’est-ce que tu as fabriqué pendant ces deux semaines ?

Il s’amuse de son manège. Les oiseaux ont leurs repères temporels, ils connaissent nos habitudes et viennent aux nouvelles.

– Ah ! Merci Shiki ! Tu peux en donner aux poissons ? Je crois qu’ils sont affamés ! Pas trop à la fois, par petites doses, c’est mieux…

– Ça fait combien de temps qu’ils n’ont rien eu à manger ?

– Depuis hier.

– Hier ? T’es sûr ? Qui est-ce qui s’est occupé d’eux ?

– La voisine.

– Alors, ce n’est pas étonnant qu’ils soient si gros !

– Pourquoi ? Tu crois qu’elle leur donne trop ?

– J’sais pas.

– Tu ne sais pas ?

– Nan…

– Moi, je crois qu’elle les a bien soignés, regarde comme ils attendent !

Son petit-fils l’intrigue, il affirme et se dérobe.

Les mystères de l’enfance…

– Grand-père ?

– Oui ? Tu peux arrêter, ils en ont assez.

– Tu crois ? Ils ont l’air d’en vouloir plus.

– Tu as dit qu’ils étaient trop gros !…

– Mais non, c’était pour t’embêter à cause de la voisine.

– Qu’est-ce qu’elle t’a fait la voisine ?

– Rien, mais elle m’appelle Kiki j’ai horreur de ça !

Il s’esclaffe, c’était donc ça !

– Elle n’a jamais pu retenir ton prénom, elle n’est pas du tout versée dans la littérature, encore moins dans la poésie japonaise, je suis un amateur de haïkus, je t’ai déjà expliqué ?

– Oui Masaoka Shiki.

– C’était un grand maître du haïku.

– Je m’en fiche, j’aurais préféré m’appeler Victor ou Louis.

– Deux grands poètes français, ceux-là.

– Mais non, c’est le nom de mes copains.

– Ah oui ! Que je suis bête ! Tu n’aimes pas ton prénom ?

– Je le déteste !

– Tu l’as dit à tes parents ?

– Non !

– Pourquoi ?

– J’sais pas.

– Ils t’ont appelé Shiki parce qu’ils veulent peut-être que tu deviennes poète ou artiste ?

– C’est débile ! C’est un nom de chien !

– Mince alors… Tu veux que je leur en parle ?

– Ce n’est pas la peine, c’est foutu !

Il ne sait plus, que peut-il dire ? Cette découverte de l’aversion de son petit-fils pour son prénom le consterne.

– Dis-moi Shiki, ça te rend malheureux ?

– Ben tu sais c’est un tas de trucs, Shiki, je l’ai lu sur l’ordi de maman, c’est aussi un livre d’horreurs.

– Oh ! Ce n’est peut-être pas si terrible… C’est toi qui fais le prénom, moi je trouve que tu es un chic type !

– Tu ne te rends pas compte, c’est grave nul ce que tu dis, chic-Shiki tu le dis pareil, c’est « tchi » d’abord pas « chi ».

– Tu as tout à fait raison. Si on allait chercher ta trottinette cet après-midi ?…

– Tu peux conduire ?

– Mais oui, bien sûr, je suis complètement guéri, j’ai un genou neuf.

– Pourquoi t’as besoin de ta canne alors ?

– Ça fait bien, quand j’avais ton âge, je rêvais d’être un vieux avec une canne et un chapeau melon comme Charlot.

– Ah d’accord, quand même tu ne marches pas vite !

– C’est parce que j’aime prendre mon temps.

– Ouaip, moi je trouve que tu es une vraie tortue !

– Et toi le lièvre. Tu connais le lièvre et la tortue ?

– Nan ! C’est quoi ?

– Une fable, un genre de poème.

– Je déteste les poèmes, tu t’appelles comment ?

– Marc pourquoi ?

– C’est qui Marc ?

– Moi, comme toi tu es Shiki.

– Mais non, tu vois bien que toi c’est Marc et moi c’est un monsieur japonais. T’as de la chance. C’est comme Victor et Louis, ils sont eux c’est tout.

– Il t’embête à ce point ton prénom ?

– Nan…

Il prend la canne de Marc et saute à cloche-pied.

– Grand-père je peux t’appeler Marc ?

– Bien sûr !

– C’est cool ! Et toi tu m’appelles Alexandre.

– Mais je ne peux pas faire une chose pareille. Changer ton prénom ? Tes parents vont m’en vouloir !

– Ah Marc, s’il te plaît ! J’adorerais m’appeler Alexandre.

– Alexandre Le Grand ?

– C’est qui ?

– Un guerrier conquérant macédonien qui est allé très loin en Orient.

– J’en ai marre, moi, c’est toujours quelqu’un, toi ce n’est personne, c’est pas juste !

– Écoute Shiki… Euh… Alexandre. Quand les parents choisissent un prénom c’est parce qu’ils l’aiment, ils adorent toute l’histoire qui va avec, c’est une question d’amour, par exemple pour moi, mes parents ont peut-être pensé à Marc Aurèle, l’empereur romain philosophe ou bien au peintre Marc Chagall, tu vois ce n’est jamais personne, c’est un saint ou quelqu’un qui a écrit ou peint ou un ami, un aïeul. Tout dépend de ce qui inspire les pères et mères.

– C’est quoi un aïeul ?

– Quelqu’un comme moi, un grand-père ou le père de mon grand-père ce qui fait mon arrière-grand-père.

– Et il s’appelait comment ?

– Je crois bien que c’était Gustave.

– Ah non c’est trop moche !

– Plus moche que Shiki ? Tu es le premier dans la famille, c’est formidable.

– Nan…

– Reporte la boîte dans la remise, tu veux bien ?

Shiki s’en va en claudiquant avec la canne, la boîte sous le bras.

Marc est perplexe. Il se demande ce qui a pu perturber Shiki, la voisine peut-être, mais ce n’est pas une vieille femme sans imagination qui l’a traumatisé à ce point en usant d’un gentil sobriquet. Il est un peu torturé, semble-t-il.

Il repense à ce portrait d’un garçon recroquevillé d’Egon Schiele, qu’il a vu récemment dans une exposition. C’est étrange, il lui a trouvé une ressemblance avec son petit-fils, la beauté des traits, le regard clair est perdu dans le vague, la bouche aux lèvres bien dessinées exprime une mélancolie dégoûtée. Il est maigre comme Shiki et son visage émacié suscite le malaise. Que pense-t-il ?

Marc se demande ce qui provoque la colère de Shiki contre son prénom. Est-ce seulement une question de sonorités, une certaine idée du ridicule ?

Il se lève et continue sa marche vers la véranda. Shiki vient le rejoindre au moment où il ouvre la porte. Il lui tend sa canne.

– Je peux m’en passer, tu sais…

– On va chercher ma trottinette ?

– On va manger d’abord, Mariette nous a préparé des polpettes, elle sait que tu adores ça.

– Ouaip, trop cool, elle est géniale Mariette, Maman ne sait pas les faire. À chaque fois qu’elle essaie, c’est dégueu.

– Elle essaie souvent ?

– Nan

– Heureusement alors ?

– J’sais pas.

– Si elle essayait plus souvent, elle finirait par y arriver.

– Elle n’aime pas faire à manger.

– Et papa ?

– Oh, papa, il s’en fout, il ne pense pas qu’il a faim.

– C’est pratique. Allez viens on va se laver les mains !

Ils chahutent jusqu’au lavabo des toilettes.

Quand ils reviennent se mettre à table sous la véranda ensoleillée, une femme les attend. Shiki lui saute au cou, elle l’embrasse sur le bout du nez. Elle rejette ses longs cheveux frisés en arrière et ses grands yeux sont comme deux flashes d’un bleu lagon tellement transparent qu’on l’observe fasciné par tant d’éclat liquide.

– Tu m’as fait des polpettes, Mariette ?…

Il chantonne, Shiki, et danse d’un pied sur l’autre, il se trémousse avant de s’asseoir une jambe repliée sous les fesses. Il tambourine avec sa fourchette et son couteau.

– Tu apprends toujours la batterie à ce que je vois ?

– Ouaip, le prof dit que j’ai le sens du rythme.

– D’accord, mais pas dans la sauce tomate, attention je te sers, c’est très chaud !

– T’as fait des spaghettis avec ?

– Évidemment ! Je vais les chercher, je les ai gardés au chaud.

Elle revient avec un grand faitout qui fume et embaume les aromates.

– Tu as mis des herbes ?

– Oui, pourquoi tu n’aimes pas ça ?

– Si, si c’est juste que je préfère nature.

– Je ne me souvenais pas, excuse-moi…

– Ce n’est pas grave !

Il la regarde, elle semble hésiter à lui en mettre plein son assiette.

– Tu peux m’en mettre plus ?

– Je t’en remettrai quand tu auras fini. Papa, je te sers ou tu te débrouilles ?

– Je me sers, assieds-toi ! Quelle journée magnifique pour mon retour à la maison et ce festin, je n’en pouvais plus de la nourriture du centre de rééducation. Heureusement que tu m’apportais des cerises tous les jours, et la confiture de fraises a bien amélioré mes petits déjeuners.

– J’ai profité de l’intermède pour te faire quelques réserves, tu verras j’ai trouvé des Maras des bois, tu as une douzaine de pots de confiture qui t’attendent sur l’étagère dans la cave. Tu pourras y descendre ?

– Oui, bien sûr ! Ne me dis pas que tu repars !

– Papa… Tu sais que c’est essentiel pour moi, du moins pour le moment. Tu vas bien maintenant !

– J’irais encore mieux si je ne passais pas ma vie à trembler de te savoir en train de risquer ta vie en Somalie.

– Nous ne sommes pas des têtes brûlées, on y va pour soigner les gens pas pour jouer aux héros.

– Je connais ta théorie et je la respecte. Parlons d’autre chose…

Shiki s’est arrêté de manger, il regarde sa tante avec des yeux suppliants.

– C’est où la Somalie ?

– En Afrique, t’inquiète je ne fais rien de dangereux. Continue à manger.

– Je mange si tu me promets d’être là pour mon anniversaire.

– J’essaierai.

– Tu parles ! Tu dis ça, mais tu sais bien que tu feras comme d’habitude, tu vas m’envoyer une carte postale et un cadeau et puis c’est tout. Moi, j’ai envie que tu viennes.

– Allez, termine ton assiette.

Il se remet à manger sans entrain.

Marc baisse la tête. Il n’a pas respecté leur accord tacite. Il a parlé.

Quelque temps après la naissance de Shiki, Mariette a choisi de faire de l’humanitaire. Depuis plusieurs années, elle fuit et se met en danger comme si cette manière de vivre la dédouanait de quelque chose qu’elle refuse d’admettre. Elle est médecin anesthésiste, elle pourrait exercer son métier ici, c’est une spécialité où il existe une vraie pénurie, mais elle ne veut rien entendre. Sa vie est ailleurs.

Ils restent silencieux. Shiki a fini, il regarde dans le vague.

– Tu sais ce que j’ai préparé en dessert ? Ton gâteau au chocolat blanc.

– Ah ?…

– Mais c’est quoi ça ? Tu pleures ?

– Nan ! C’est le soleil qui m’éblouit.

– Tu veux que je te prête mes lunettes ?

– Si tu veux.

Il renifle. Mariette n’est pas dupe, mais elle fait semblant de croire à son explication. Il met les lunettes qu’elle lui tend et se mouche dans le mouchoir en papier qu’elle a posé sur sa main.

Quand ils ont terminé, elle les houspille un peu pour qu’ils l’aident à desservir. Puis ils partent chercher la trottinette.

Mariette en profite pour allumer une cigarette. Elle ne veut pas fumer devant Shiki. Elle s’en va dans quelques jours. À chaque départ c’est un arrachement, il n’y a pas d’autre mot, elle se déchire pour éviter la déroute. On peut présumer de ses forces à un moment donné et devoir redoubler de courage ensuite pour assumer les conséquences de ses choix.

Lise, Lisette pour leurs proches comme elle est Marie Mariette, l’a accueillie à Roissy avec soulagement, elle se sentait incapable de s’occuper de leur père pendant le laps de temps de l’intervention qu’il devait subir au genou droit. Elle est toujours débordée, son travail, son mari, son fils, sa maison, elle parle à une vitesse phénoménale, elle court, se précipite sur tout, elle brasse du vent, vole, passe et se plaint de ne ramasser que des miettes. Normal, c’est une passoire trop lâche qui ne retient que des fragments et elle ne fait rien de ça, elle le reconnaît, quand il s’agit de sa famille, elle est inapte et se réfugie dans cette constatation pour refuser de prendre la moindre initiative ou responsabilité.

Mariette sera là… Solaire, solide, elle est née pour suppléer. Mariette ne lui en veut pas, elle l’aime c’est tout.

Mariette a toujours été là, c’est une sœur jumelle impérissable, même loin elle est efficace.

Mais parfois Mariette voudrait abattre les cartes et dire je m’en fous, je sais que j’ai perdu…

Son père la surprend, elle est restée assise devant son café froid, la tête dans les mains. Il s’arrête dans l’élan qui le porte vers elle. Il va dans la cuisine et elle l’entend qui charge le lave-vaisselle. Une idée la traverse, vider son sac, c’est de plus en plus fréquent cette envie de tout déballer. Ah ! Papa, Papa si tu savais ! Elle se secoue et s’entend lui lancer :

– Laisse Papa, je vais finir.

– Pas question, je me débrouille très bien.

– Je n’en doute pas, mais profite du fait que je suis encore là pour te reposer.

– J’ai horreur de ça, allez, j’ai fini de jouer au vieux et puis j’adore les petits trucs du quotidien, c’est ce qui me permet de me sentir vivant, autonome, normal tu vois…

– Shiki est resté dans l’impasse ?

– Oui, il espère retrouver Enzo, le petit qui habite tout au fond, il est plus vieux, mais ils s’entendent bien. Je le sens vulnérable, c’est mieux qu’il passe du temps avec ses copains.

– Ah toi aussi ?

– Comment ça toi aussi ?

– Tu sens que Shiki est fragile.

– Je ne sais pas si on peut aller jusque-là, mais il semble perturbé par certaines choses, son prénom par exemple, il me dit qu’il le déteste, il veut que je l’appelle Alexandre.

– Mais non ! Shiki c’est merveilleux, toi et son père, vous lui avez donné les clés pour comprendre, il devrait être fier au contraire.

– Il est trop jeune.

– Il faut qu’il aille au Japon. Moi, je vais l’emmener.

– Je viens avec vous.

– Si tu veux. Oh Papa !…

Elle éclate en sanglots et se précipite dans l’entrée. Il l’entend qui monte les escaliers à toute allure. Il reste interdit avec son éponge dans la main. « Mais qu’est-ce que j’ai dit de si terrible ? Elle est partie pleurer dans sa chambre de petite fille » pense-t-il, cette idée le rend malheureux. Qu’est-ce qui rend la vie de Mariette si compliquée ? Et Lisette ? Pas mieux, elle entoure sa vie d’opacité, elle se cache derrière une prétendue suractivité.

Ses filles restent un mystère. On dirait qu’elles s’appliquent à le tenir à distance tout en lui manifestant une affection sans failles. Elles se sont beaucoup inquiétées au moment où il est resté seul. Il sait qu’il peut compter sur elles, mais elles font toujours très attention qu’il ne sache rien de leurs pensées comme si quelque chose devait rester caché. L’éclat de Mariette à l’instant ? Une anomalie !

Marc termine de ranger la cuisine et sort dans son cher jardin. Il veut de toutes ses forces lutter pour rester jusqu’au bout dans sa maison. Il ne veut à aucun prix de ces résidences pour séniors aux noms trop séduisants : les Hespérides ou Beausoleil… Se retrouver parmi de vieux moutons recueillis, souvent bigots, dans ces maisons sinistres, un cauchemar qui le hante. Le lilas blanc qu’il a eu tant de mal à apprivoiser embaume. Il lui en a fallu de la patience pour trouver l’endroit où il accepterait de pousser, il l’a changé trois fois de place. Bizarre comme les plantes sont parfois capricieuses, elles aussi. Il s’installe sur le charpoy qu’il a trouvé il y a longtemps chez un marchand d’antiquités indiennes en Bretagne. Mariette l’a sorti et installé sous le saule pleureur. Il est à peine allongé qu’il entend la porte de la véranda coulisser, c’est elle. Elle se dirige vers lui avec son sac à main et son trousseau de clés.

– Je rentre chez moi Papa, je t’ai fait des provisions. Je passe te voir demain.

– Et Shiki, tu ne vas pas lui dire au revoir ? Il va être déçu.

– Je lui ai préparé son goûter sur la table de la cuisine.

– Marie, qu’est-ce qui ne va pas ?

– Rien de grave, j’ai des moments de faiblesse comme tout le monde.

– N’essaie pas de me tromper avec des banalités, tu es malheureuse, pourquoi ? C’est Lise ?

– Lise ? Non !

– J’ai l’impression que vous me tenez à l’écart de quelque chose qui vous concerne toutes les deux.

– Tu te fais des films.

– Oui ! C’est normal, ça fait des années que vous me menez en bateau, en fait pour être exact c’est depuis la naissance de Shiki.

Marc s’est redressé.

– Assieds-toi un moment.

– Papa, dans quelques jours, je repars, j’ai des démarches administratives à faire.

– Tu pleures et tu ne veux pas expliquer à ton père la raison de ton chagrin ?

– J’ai passé l’âge.

– C’est une façon inélégante de me renvoyer au mien.

– Mais non ! Un truc de bonne femme, tu sais bien, hormonal et bizarre, complètement ridicule. Oublie !

– Je vois, tu fais l’anguille, je vais rester discret et inquiet comme d’habitude.

– À demain Papa.

Il la regarde partir, appuyé sur un coude, perplexe et troublé.

Chapitre 2

– Beurk ! Pourquoi tu lui fais ça ?

– C’est grave dégueu, mais j’aime bien.

– Il t’a rien fait cet escargot ! Peut-être qu’il a peur ! Arrête, tu lui fais mal.

– T’es pas normal, qu’est-ce que ça peut bien faire de toute façon.

– Pose-le je te dis !

– Hé Shiki chiqué, tu es pire qu’une meuf !

Shiki reprend sa trottinette et s’éloigne à toute allure. Quand il sait qu’il est hors de vue, il s’arrête et vomit tout son déjeuner. Il a les yeux et le nez qui coulent, il s’essuie avec la manche de son sweat et repart vers la maison. Il s’écroule au pied du charpoy où son grand-père dort encore en poussant de lourds soupirs, il chasse l’air de ses poumons avec un bruit singulier. Ça siffle, ça gronde on dirait qu’un bouchon empêche que ça sorte. Shiki n’est pas rassuré. Il vient de voir l’escargot mourir petit à petit entre les mains d’Enzo. Il a compris la mort en entendant son père parler de Papélou, il a dit :

– Il a eu comme un hoquet et a rendu son dernier souffle. Mon père était mort et j’ai écrit le mot fin sur ma jeunesse…

Shiki a retenu cette phrase, son père avait pleuré et lui, il avait pensé :

– Si papa pleure, on est mal !

Il sent l’odeur du vomi, il enlève son sweat et le jette sur la pelouse, loin…

– Mais qu’est-ce que tu fais là ? Tu as fini de jouer avec ton copain ?

Grand-père s’est assis il le regarde avec étonnement.

– J’irai plus jamais, Enzo c’est un gros pervers, je le déteste.

– Ah bon, mais pourquoi ?

– Il a trouvé un escargot, il lui a arraché les antennes et il l’a écrabouillé, il y avait de la bave partout. Je suis parti et j’ai vomi.

– Quoi ? Mais qu’est-ce que c’est que ce gamin ? Je le croyais civilisé, c’est un sauvage !

– C’est quoi « civilisé » ?

– Ça veut dire qu’on est supposé lui avoir appris à se comporter correctement.

– Tu es en colère ?

– Oui, plutôt ! Mais tu dis que tu as vomi ?

– Oh ! C’est pas grave !

– Mais si ! Et le bon déjeuner de Mariette ?

– Tu lui diras rien, je ne veux pas qu’elle soit triste.

– Tu veux goûter ? Je crois qu’elle t’a préparé des cookies.

– Tout à l’heure, je veux me laver les mains.

– Vas-y tu sais où c’est !

– Grand-père ?

– Oui…

– T’as déjà mangé des escargots ?

– Jamais !

– J’aime mieux ça !

– Allez, va je t’attends.

Marc le voit s’en aller vers la maison en traînant les pieds, il balance les épaules, le dos voûté. Il ne s’attendait pas à voir Shiki revenir dans cet état. Décidément, drôle de journée pour un retour. Cette histoire d’escargot ne le surprend qu’à moitié, certains gamins ont des tendances sadiques. Il se demande cependant si la réaction émotionnelle de Shiki n’est pas excessive bien qu’il comprenne son dégoût.

Il le voit revenir, le devant de son tee-shirt est trempé, il a dû se rincer la bouche.

– Ça va mieux ?

– Ouaip. Maman va venir me chercher à quelle heure ?

– Je ne sais pas, tu sais qu’elle finit tard.

– Hum… Papa rentre souvent avant elle et il part jamais.

– Ils n’ont pas le même métier, ton père peut s’organiser comme il veut, ta mère aussi, mais les clients qu’elle a ont autant d’exigences que des patrons…

– Ouaip, moi je n’aime pas les patrons.

– Ah bon ! Tu seras syndicaliste ?

– C’est quoi ?

– C’est un peu compliqué à expliquer, ce n’est pas vraiment un métier.

– Ils gagnent pas d’argent ?

– Si…

– Ben qu’est-ce qu’ils font ?

– Ils défendent les droits des travailleurs.

– C’est quoi les droits ?

– Oh là on est parti dans un truc difficile ! Les droits c’est ce que tu peux faire.

– Y sont avocats ?

– Un peu.

– Je ne crois pas que ça me plairait. Moi je veux être vétérinaire.

– Pour soigner les escargots ?

– Ouaip, tout soigner même tes poissons rouges.

– D’accord ! On va goûter ? J’ai envie de me faire un thé vert au jasmin.

– Grand-père ?

– Oui ?…

– C’était quoi ton travail ?

– J’étais ingénieur des ponts et chaussées. Je t’expliquerai un jour ce que c’était et on ira voir pour que tu comprennes.

– Quand ?

– Bientôt, on verra… Tu viens ?

– Ouaip.

Chapitre 3

Elle est arrivée tard. Shiki regarde la télévision, il fait comme si elle n’était pas là. Elle semble s’en moquer. Marc est fatigué, il écoute sa logorrhée d’une oreille distraite. Par moments, il décroche, il sait qu’il peut acquiescer à tort. De toute façon, elle ne s’aperçoit de rien, elle est dans l’action, elle semble enfoncer des portes ouvertes, mais il lui faut l’illusion du mouvement. Elle s’étourdit dans la toupie qui tourne vainement. Quand enfin elle s’arrête, son regard s’égare avec inquiétude. En fait, rien ne la rassure, il lui faut le bruit de sa propre voix.

Clone de Mariette inversé, fébrile, agité, en permanente ébullition, elle ne tient pas en place, angoissée extravertie elle est tendue vers de multiples horizons. Sans boussole, elle surréagit au moindre indice. Elle organise des happenings en free-lance, elle a trouvé là une activité qui lui convient à fond, elle adore, c’est une drogue. C’est prenant, obsessif. On la harcèle, on la dévore, on la célèbre.

Marc ne lui dit rien, il sait que c’est vain. Dans la hiérarchie de ses centres d’intérêt, Shiki ne peut en aucun cas espérer rivaliser avec les folies obsessionnelles de sa mère.

Elle finit par embarquer son fils avec des transports d’amour destinés à le consoler d’abandonner son programme télé favori.

Quand enfin Marc entend le vrombissement du coupé Z machin, il respire. Lise incarne une forme de réussite qu’il ne veut pas dénigrer. Son hypomanie l’inquiète parfois, il se demande ce que cache cette peur du vide. Shiki fait preuve à l’égard de sa mère d’une affection distraite. Pourtant elle le traite en mascotte, l’exhibe dans certaines de ses manifestations, il peut être amené à lui servir d’accessoire. Sa beauté fait sensation, son sens de la répartie lui vaut quelques éloges. Elle pense que c’est une manière intéressante de l’initier aux secrètes exigences des relations sociales.

 

Shiki est malade. Dans la voiture de sa mère, il vit un supplice, il est coincé à l’arrière dans un espace minuscule et on lui refuse l’accès à l’avant, il doit attendre encore et encore, trop petit ! Il ferme les yeux, Lise conduit comme elle parle, par saccades, accélérateur, frein.

Shiki ferme les yeux pour éviter de voir, pour que le temps passe plus vite. Quand il les ouvrira de nouveau, ils auront peut-être atteint le long tunnel où elle devra ralentir au risque de se faire flasher par les radars. À ce jeu, il arrive qu’il s’endorme et quand ils arrivent à la maison, il est tout content de voir que le trajet est passé inaperçu. C’est une victoire remportée sur le temps. Tout est si long… Demain, il ne verra pas Mariette parce qu’il a école, cette invention ennuyeuse où il comprend tout trop tôt, comme s’il savait déjà.

Il a compris les mécanismes de la lecture bien avant le cours préparatoire, il lisait tout ce qui lui tombait sous les yeux sans même se rendre compte qu’il accédait ainsi aux informations que parfois on aurait aimé lui cacher.

C’est ainsi que ses parents ont réalisé qu’il déchiffrait les messages sur leurs portables. Ils sont passés de la stupeur admirative à la peur de le savoir capable d’avoir accès à leurs univers respectifs. Shiki en a déduit qu’ils ont des choses à lui cacher. Alors, il s’invente des légendes compliquées surtout le soir. Déjà tout petit il n’aimait pas les historiettes que son père se sentait obliger de lui lire. Les loups ne l’intéressaient que dans l’éventualité où il aurait pu les approcher, les observer, voire les toucher. L’imbécillité du gros méchant loup mangeur d’enfants le laissait indifférent. À six ans, il a lu Croc Blanc, puis il a vu le film, il a aimé cette histoire-là, enfin un vrai loup pas un fantoche habillé en grand-mère !

Ce soir son père n’est pas encore rentré, c’est rare. Il est toujours là le premier.

– Où il est Papa ?

– Un congrès avec dîner, on est tous les deux.

– Qu’est-ce que je mange ?

– Des nuggets.

Sa mère ne se posera pas, elle va grignoter n’importe quoi debout en pianotant sur son clavier. Pas une minute à lui consacrer, ou alors entre deux appels téléphoniques, elle lui demandera de mettre son assiette dans le lave-vaisselle.

Dans la cuisine où tout est impeccable et semble fait pour la figuration, il la voit se déplacer comme un mannequin des défilés qu’elle affectionne, elle met au micro-ondes, attend en se regardant les ongles, et attrape l’assiette d’un air dégoûté. Elle pose son dîner sur le bar. Shiki se retient pour ne pas hurler : « J’en ai marre de tes surgelés, Mariette, elle au moins, elle me fait à manger et c’est bon ! »

Mais il se juche sur un tabouret et se penche sur les nuggets, les renifle comme un chien et pousse un grognement.

– Mais qu’est-ce que tu fabriques ?

– Je fais le chien.

– Ah bon, pourquoi ?

– Il faut toujours renifler sa nourriture avant de manger, c’est un réflexe primitif qui permet de savoir si c’est comestible.

– Mais qu’est-ce qui te prend ? Tu veux bien te comporter correctement ! Ce n’est pas parce que ton père est absent qu’il faut faire l’idiot.

Il se tait. Même le labo-cuisine ne supporte pas le désordre d’une dispute. Tout est si rangé ici. Chez grand-père il y a toujours quelque chose à regarder. Il se dépêche, prétexte des devoirs et disparaît dans sa chambre. Lise semble soulagée, son fils a retrouvé ses esprits.

Elle peut consulter tous ses mails et y répondre. Elle est si absorbée qu’elle n’entend pas Gabriel. Il rentre à pas feutrés. Il fait tout pour l’éviter. Elle ne s’en rend pas compte. Il va directement dans la chambre de Shiki. Sa tablette traîne sur son lit avec quelques livres de classe et ses vêtements épars.

Il le trouve dans la baignoire de leur salle de bains, il s’est endormi, l’eau est tiède. Il le sort de là et le frictionne.

– Tu ne devrais pas t’endormir dans ton bain.

– Pourquoi, j’étais bien.

– Tu as passé une bonne journée ? Tu as vu Mariette ?

– Oui, elle sera pas là pour mon anniversaire.

– C’est tout ce que tu as retenu ?

– On a bien mangé.

– Ah ! qu’est-ce qu’elle t’avait préparé ?

– Des spaghettis avec des polpettes.

– Et grand-père, il va mieux ?

– Je crois, oui.

– Et qu’est-ce que tu as fait d’autre ?

– On est revenu ici chercher ma trottinette.

– Elle est restée là-bas, je suppose ? On ira la chercher samedi.

– Tu crois que Mariette sera encore là ?

– Je ne sais pas…

– Je ne veux pas qu’elle reparte.

Gabriel sort.

– Où est ton pyjama ?

– Sous mon oreiller.

– Tu devrais le pendre dans ta salle d’eau, je t’ai mis une jolie patère.

– Elle est trop haute.

– Ah oui, c’est possible, j’ai oublié de tenir compte que tu ne fais pas encore ma taille.

Quand il revient, Shiki enveloppé dans sa serviette est assis sur le bord de la baignoire, il fait une moue triste.

– Qu’est-ce qui ne va pas ?

– Pourquoi elle reste pas ici, Mariette ?

– Je n’en sais rien moi ! Regarde, il est plus de minuit, il est l’heure de dormir. Viens !

Shiki bougonne et enfile son pyjama.

– Allez au lit, tu vas te rendormir très vite, on reparlera de tout ça un autre jour.

– Tu dis ça, mais tu t’en fous…

– Non, je fais ce que je peux, mais là, ce n’est pas moi qui décide. Tu comprends ?

– Ouaip, mais je suis triste.

– Dors maintenant !

Il l’embrasse et tire la couette sous son menton. Il l’ébouriffe et le regarde un moment avant d’éteindre.

Il va ranger la salle de bains. Lise y est déjà. Elle fait une mine dégoûtée devant le fond de la baignoire. Gabriel explose.

– Mais merde, il s’était endormi là-dedans, tu aurais pu le doucher, le coucher, discuter un peu avec lui ! C’est quoi cet enfant pour toi ? Tu le voulais pourtant ! Pour une fois que je m’absente, c’est l’anarchie.

Elle ne répond rien et ce silence la condamne plus qu’une réponse cinglante. Elle est loin, à des années-lumière des préoccupations normales d’une maman. Cette indifférence scandaleuse, elle a même envie de la revendiquer. « Eh bien oui, je ne suis pas investie comme une mère devrait l’être, je sais que tu condamnes ma négligence, je sais que tes sentiments à mon égard ont changé. Moi-même je ne supporte plus tes remarques méprisantes et je sais au fond de moi que je ne t’aime plus. »

Au début, à la naissance de Shiki, il avait fallu qu’elle en fasse des tonnes. Chaque reproche de Gabriel la renvoyait à sa situation, à ce bain de maternité où elle devait alors se complaire. Elle avait vite compris qu’elle y perdait son âme. Il la voyait s’étioler et n’y comprenait rien. Ils parlaient avec ses amis médecins de baby-blues.

Après deux années d’un enfer intérieur que seule Mariette semblait deviner, elle voulut reprendre une activité. Gabriel protesta, Mariette vint à la rescousse. Il se laissa convaincre. Shiki allait entrer en école maternelle, il avait marché à dix mois et ne portait plus de couches depuis longtemps. À croire qu’il anticipait les désirs de sa mère pour mieux la satisfaire. Elle l’aimait, mais elle pouvait passer d’une affection débordante, voire dévorante à une forme d’agressivité sourde ponctuée d’excuses larmoyantes.

Seule la présence de sa sœur jumelle l’apaisait et Shiki avait vite compris que sa tante était une personne qui faisait du bien. Quand elle était là, tout était différent. C’était bizarre d’avoir à la maison deux mamans exactement semblables. Pourtant, il ne les confondait jamais, elles s’amusaient à l’embrouiller, elles se cachaient pour échanger leurs vêtements. Il savait d’instinct laquelle était Mariette et chose étrange, il la désignait toujours en premier. Quand Gabriel les surprit à jouer de cette manière avec lui, il se mit dans une colère noire. Non seulement le jeu lui semblait cruel et déstabilisant, mais en plus il pensait que mettre un enfant aussi jeune dans cette situation revenait à le traiter comme un chimpanzé de laboratoire. Il avait ajouté :

– D’ailleurs, moi ? Est-ce que je vous confonds, non ! Alors je ne vois pas pourquoi mon fils serait moins intelligent que moi.

Elles s’étaient esclaffées sur la remarque machiste et n’avaient pas insisté.

Mais cette nuit, sa jumelle n’est pas là pour la soutenir. Voilà bien longtemps qu’elle a pris la fuite et la laisse se débrouiller avec sa vie. Lise ne comprend pas qu’elle s’impose ce supplice de missions épuisantes dans des lieux de famine ou de guerre. Elle pourrait vivre ici près d’eux et elles continueraient à s’épauler.

 

Gabriel nettoie la baignoire, il n’arrête pas de soupirer. Ils ne peuvent plus se toucher. Elle veut sortir pour ne pas le frôler, mais il lui saisit le bras et lui asperge le visage d’eau froide avec la douche. Elle pousse un cri strident puis elle le gifle de sa main libre. C’est la première fois qu’ils se battent. Gabriel ricane :

– C’est sans doute comme ça qu’on ne fait plus l’amour, mais qu’on le défait.

Elle prend un mouchoir en papier et s’essuie le visage, son maquillage coule. Elle ignore sa remarque et s’en va d’un pas décidé jusqu’à leur chambre. Elle fouille dans le dressing, sort une valise, prend quelques vêtements qu’elle plie à la hâte. Elle s’en va, elle descend et marche jusqu’à sa voiture, elle a pris ses chaussures préférées, celles qui lui donnent de l’assurance, elle les tient par les brides et les balance à l’arrière avec désinvolture. La valise entre dans le coffre minuscule.

Gabriel arrive au moment où elle met le moteur en route. Il ouvre la portière.

– Où vas-tu ?

– Chez Mariette.

– Je ne pense pas que ce soit une bonne idée.

– Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

– Reste, installe-toi dans une des chambres, je ne te retiens pas dans la mienne.

– J’ai besoin d’air, avec toi dans les parages, j’étouffe !

– Moi aussi, mais tu oublies nos responsabilités de parents.

– Ton fils ne voit que toi.

– Je n’y suis pour rien.

– Tu le surprotèges.

– Tu le négliges.

– Laisse-moi partir.

– C’est trop facile, tu te comportes comme une gamine.

– Fais gaffe, je vais démarrer.

Il jure et referme la portière avec fracas. Il reste et suit la voiture des yeux jusqu’au coin de la rue. Il a craqué, la guerre est déclarée.

Gabriel ferme la porte doucement. Quand il lève la tête en remontant à l’étage, il voit Shiki qui l’attend sur le palier.

– Mais tu ne dors pas ?

– J’ai entendu la voiture de Maman, pourquoi elle est partie ?

Il prend le parti de lui dire la vérité. Il considère que mentir aux enfants ne sert à rien. Ils sont en général très intuitifs, ils entendent ce qu’on leur dit, mais, si la version qu’on leur donne ne correspond pas à ce qu’ils soupçonnent, ils s’angoissent davantage.

– On s’est disputé.

– À cause de moi, je sais.

– Qu’est-ce qui te fait penser ça ?

– Vous vous engueulez toujours à mon sujet.

– Oui, parce qu’elle aurait pu dîner avec toi et te donner ton bain.

– Elle travaille, tu sais.

– Oui, moi aussi.

– Oui, mais toi c’est pas pareil, t’as pas des gens qui t’appellent à la maison et des mails.

– C’est possible. Si on allait dormir ?

– Elle dort où Maman ?

– Elle m’a dit qu’elle allait chez Mariette.

– Ah ? Alors elle est comme moi, elle lui manque ?

– Oui sûrement.

– Papa, vous allez divorcer ?

– Je ne me suis pas posé la question.

– Moi, je ne veux pas aller chez l’un, puis chez l’autre, j’ai horreur de ça.

– Comment le sais-tu ?

– Parce que pour presque tout le monde à l’école, c’est comme ça. Ils ne savent pas où sont leurs affaires et la maîtresse n’arrête pas de râler.

– Viens dormir, je suis fatigué et demain j’ai une grosse journée.

– Je peux venir dans ton lit ?

– Non !

– Je savais que tu voudrais pas.

Chapitre 4

Lise conduit vite, elle a mis la musique à fond. Par dérision peut-être, elle fredonne avec Melody Gardot, « Our love is easy ». Elle a envie de pleurer et de rire, c’est tellement ridicule… Elle suit la Seine, puis oblique vers Paris, il lui faut très peu de temps pour se retrouver en bas de l’immeuble. Elle consulte les notes de son portable pour retrouver le code. Elle sonne et attend que sa sœur se réveille.

Mariette répond immédiatement :

– C’est toi Lisette ?

– Oui.

– Monte, je t’attends…

Elles sont ainsi, reliées par un mystère qui les dépasse, l’œuf matriciel les a connectées en permanence.

Mariette a déjà ouvert la porte.

– On dirait que tu as pleuré ?

– Non, une douche en pleine poire !

– Oh là remake de Scènes de la vie conjugale ?…

– Non, beaucoup moins subtil que chez Bergmann.

– Ne me raconte pas, je ne veux rien savoir.

– De toute façon tu donnerais raison à Gabriel.

– Shiki ?

– Oui notre fils est un continuel sujet de conflit.

– Viens t’asseoir et boire un verre, j’ai un reste de cocktail de jus de fruits, ça te dit ?

– Volontiers, je n’ai pas dîné.

– Pourquoi ? Tu continues tes diètes aussi inutiles que stupides ? Et Shiki, il a mangé ?…

– Oui, des trucs panés, je ne sais plus moi !… Des nuggets !

– Des surgelés bien sûr ! Vraiment tu exagères !

– Ne m’engueule pas toi aussi !

– En tout cas, plus personne ne pourrait nous confondre, tu ressembles à ces mannequins hâves que tu affectionnes.

– Je suis dans l’apparence, faute de pouvoir être dans la transparence.

Mariette lui parle depuis la cuisine.

– C’est une autre histoire ! Je te prépare des petits canapés au tarama ?

– Oh non c’est beaucoup trop, tu n’aurais pas des légumes vapeurs ?

– Surgelés ? Non ! J’ai un reste de brocolis arrosés d’huile d’olive.

– Pas mal, sauf l’huile, mais c’est parfait.

– Tu dormiras dans le convertible ?

– Euh… Tu ne veux pas qu’on bavarde dans ton lit, ça fait si longtemps !

Elle revient avec un plateau. Elle s’arrête et regarde sa sœur sans aménité.

– Non ! Nous nous sommes éloignées. C’est très bien ainsi.

– Tu es devenue dure. Ne repars pas, je t’en prie, tu manques à tout le monde. Tu penses à Papa ? Il s’inquiète, il vieillit. C’est quoi cette manie de s’infliger des missions qui ressemblent à des punitions. Nous étions très unis avant le décès de Maman. J’ai besoin de toi.

– Je t’arrête tout de suite et je vais préciser une chose, sache, que si je restais, et ce n’est pas à l’ordre du jour, ce ne serait pas pour toi. J’ai donné !

Lise est très pâle, elle fixe sa sœur d’un regard incrédule.

– Mais pourquoi te sens-tu obligée de me blesser ? Où est passée notre complicité ?

– Justement, tu vois ma porte reste ouverte et je t’entends, mais désormais nous sommes deux entités bien distinctes. La vie s’est chargée de nous imposer la dissemblance.