Les orteils se dressent pour écouter - Vanessa Arcos - E-Book

Les orteils se dressent pour écouter E-Book

Vanessa Arcos

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Beschreibung

« Les orteils se dressent pour écouter », écrivait Nietzsche. Ceux de l’auteure titillent tous les sens pour éveiller habilement notre esprit.

Dans un monde formaté où elle a du mal à trouver sa place, elle trace son propre chemin pour avancer, avancer toujours et sans concession. Forte de ses questionnements, de sa confiance intérieure, pleine d’élan, elle marche – orteils dressés – en quête d’elle-même. Elle forge sa propre voie – elle ira jusqu’à se mettre à l’épreuve sur la route de Compostelle. Face aux événements irrévocables que la vie réserve parfois, il n’y a ni plainte, ni apitoiement. Il n’est pas question de subir mais d’agir en conséquence, de s’adapter sans cesse.

Cheminer en compagnie de l’auteure, quand elle déroule le récit de sa vie singulière, c’est prendre une bouffée d’énergie positive et communicative. C’est réfléchir à sa propre destinée en suivant ses pensées philosophiques.

Ce récit de vie, décliné en quatre mouvements, aidera le lecteur à vérifier qu’il pose bien lui-même ses semelles sur le sentier qu’il s’est choisi.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Vanessa Arcos est rédactrice éditoriale au sein de l’Office de Tourisme de l’île de Saint-Martin (Antilles françaises). Elle vit près de Lyon. Les orteils se dressent pour écouter est son premier ouvrage édité.

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Zarathoustra dit : « Mes talons s’arquaient, mes orteils écoutaient, pour te comprendre : le danseur n’a-t-il pas ses oreilles dans ses orteils ! »

Ainsi parlait Zarathoustra, « L’autre chant de danse »

Friedrich Nietzsche

(1844-1900)

Que ressent un bébé qui apprend à marcher ?

Vous souvenez-vous de ce que vous avez ressenti ce jour-là ? La première fois que vous avez lâché les mains protectrices d’une mère ou d’un père, la première fois où vous vous êtes lancé seul. Ce jour au bonheur impérissable pour des parents, ce jour qui reste gravé dans la mémoire familiale – mais ce jour qui vous échappe.

Ce moment capital dans la vie d’un jeune humain n’est pas resté gravé dans votre mémoire accessible, il erre dans les limbes de votre conscience, sans possibilité de récupération.

Pourquoi un souvenir aussi important nous échappe-t-il ?

Pourquoi un évènement aussi fondateur ne nous appartient-il plus, dépossédés que nous sommes de nos premières émotions, pourtant nécessaires à notre construction et à notre infini    étayage ?

Il n’y a qu’à observer un tout-petit pour voir la fierté et la joie qui l’habitent lorsqu’il avance en équilibre sur ses deux jambes, voir s’exprimer cette délicieuse satisfaction de mettre fin à la frustration, générée par la dépendance et l’impuissance de ne pouvoir faire seul. L’enfant voit alors s’ouvrir devant lui, tous les chemins, tous les possibles – l’autonomie et la découverte comme perspectives de vie.

Je ne me console pas, de ne plus me souvenir de cet instant incroyable, où l’on parvient en même temps, à se mouvoir et à se propulser alternativement sur les membres inférieurs. On devrait se méfier des émotions confisquées, des souvenirs effacés, des parties de soi échappées. Ce que l’on égare, ce que l’on perd sera à reconquérir.

Ce sont en général des événements blessants ou traumatisants qui disparaissent ; provisoirement ou durablement de notre mémoire. C’est alors une question de survie émotionnelle, notre psyché tente de nous protéger, de nous isoler d’une trop grande souffrance. Mais, dans le monde de la psyché humaine, tout n’est pas toujours très logique ou réellement salvateur.

Le souvenir de nos premiers pas est indubitablement tout sauf un souvenir douloureux. Cette amnésie infantile, partagée par tous les êtres humains, nous empêche de nous remémorer nos premiers souvenirs, nos premières émotions, ressentis debout sur nos deux pieds.

La marche acquise, entre dix mois et vingt-quatre mois, constitue donc une pensée inaccessible pour tout un chacun.

Ma mère m’a dit que j’avais marché à douze mois. Pleine d’assurance, je me suis élancée en lui lâchant les mains, du jour au lendemain. Ma technique – d’abord un peu maladroite et incertaine – enchaîna les tangages, les butées et les accélérations incontrôlées.

Elle évolua, laissant place à une locomotion coordonnée et automatique, avec contrôle volontaire du changement de direction et augmentation et optimisation de la vitesse.

Quelques mois furent encore nécessaires pour parfaire mon jeu de jambes en mode successif et accéléré. Quand ma technique fut impeccable, je me mis à galoper et à courir partout.

Quand on regarde un enfant, on se rend compte qu’il est fait pour courir. Il court tout le temps, partout, aime se lancer des défis au coin de la rue où le premier arrivé a gagné. Un enfant est tout-terrain, à l’aise aussi bien sur l’herbe, que dans la terre, dans les cailloux et surtout dans les flaques. Par tous les temps, il veut aller dehors, courir, être libre, il n’a jamais froid. Avec n’importe quelles chaussures, baskets trouées, bottes en caoutchouc, mocassins vernis, peu importe le véhicule, pourvu qu’il ait l’ivresse de la vitesse.

Il joue à la poursuite, au loup, au ballon, il se mesure à lui-même et aux autres. Il apprend en se distrayant et se distrait en apprenant. Le jeu a une place particulière dans son développement. Les activités ludiques sont sources d’exploration du monde et lui permettent de s’approprier la culture, de comprendre les interactions sociales et de développer son autonomie. Les jeux sont prétextes à développer ses capacités et compétences, tout en expérimentant des systèmes de valeurs, de normes et de règles, en lien avec les rapports sociaux.

Les premiers jeux en groupe qui s’improvisent entre enfants, sont ceux qui ne nécessitent aucun équipement, matériel ou installation. Ce sont les jeux où les corps en mouvement, se déplacent avec beaucoup d’énergie et un peu d’anarchie, où l’on sent le vent caresser ses cheveux et glisser le long de ses mollets.

La course, prolongement de la marche, déplacement dans l’air, croise déjà l’enfance, le jeu et la réalité du monde social. Le processus de construction sociale, des identités et des destins est à l’œuvre.

Un questionnement émergera bien plus tard quand justement l’enfant aura passé l’âge de courir partout et tout le temps, avec n’importe quelle chaussure, campé sur ses membres inférieurs ; quand il sera fatigué d’une vie à courir après quelque chose qui n’existe pas, là où le regard ne porte plus très loin. Une vie d’adulte.

À Lyon, début des années quatre-vingt, dans mon école primaire, il y avait sur le vieux goudron craquelé de la cour de récréation, un jeu de marelle et un labyrinthe, peints à même le sol. La peinture blanche, éclatante au soleil, tranchait avec la couleur noire et terne du macadam. Dès que nous en avions l’occasion, nous jouions mes camarades et moi au labyrinthe. Nous tentions d’y pénétrer par groupes de deux, le premier essayait de progresser sans rester claquemuré, pour rejoindre le centre, puis, essayait de ressortir sans se faire rattraper par le suivant qui le pourchassait, tel le Minotaure dans la légende grecque.

Je voulais avoir le rôle du gentil, de l’innocent, du héros, je voulais être Thésée.

Je voulais pourchasser la laideur, la méchanceté et la bêtise. De nombreuses fois, je me suis disputée avec mes camarades de jeu, ne voulant pas échanger les rôles, rétive à la réciprocité. Être la créature mi-homme, mi-taureau, monstrueuse et sanguinaire, féroce et agressive ne m’intéressait pas.

Je prenais un plaisir incroyable à braver le danger, à essayer d’être la plus rapide, la plus intuitive. Celle que l’on ne rattrape pas.

Comme j’étais une redoutable adversaire, je faisais souvent équipe avec un garçon, ravi de me défier et tout excité à l’idée de s’attribuer la victoire. Rares étaient les filles qui avaient envie de se mesurer, la compétition semblait être moins dans leurs gènes. Elles abandonnaient très vite, usées par l’échec et par mon obstination à refuser la réciprocité des rôles.

Dès l’âge de dix ans, je me passionnai donc pour la mythologie grecque, lisant toutes les légendes et rêvant aux aventures vécues par les dieux, déesses, démiurges et nymphes, peuplant l’Olympe.

Toutes ces histoires de héros fabuleux ou d’héroïnes exceptionnelles, nourrirent mon imaginaire et me firent comprendre bien avant l’heure, l’intérêt de cultiver en soi, quelques vertus cardinales comme le courage, la justice et la prudence.

Grisés par l’ivresse des courses-poursuites, mes camarades et moi-même, ne sûmes pas à ce moment-là, que nous faisions plus que jouer au labyrinthe. Nous jouions le salut de notre âme.

C’est bien plus tard, une fois devenue adulte, que je perçus dans ces jeux enfantins la symbolique et la dimension initiatique de ces parcours semés d’embûches. On me montrait la possibilité d’égarement et la possibilité de retour. Pour cela il fallait combattre la bestialité et faire preuve d’intelligence et de courage.

Les méandres du labyrinthe n’étaient que les vicissitudes de la vie. Il y a des chemins tordus, des rectilignes, il y a des impasses – mais rien n’enfermera jamais celui qui saura revenir sur ses pas et ajuster sa trajectoire aux situations.

Tout était donc là, sous mes yeux, depuis le départ, depuis mes premiers pas...

Dans cette cour de récréation, il y avait un autre jeu que nous aimions pratiquer. C’était le jeu de la marelle. Par terre, on avait dessiné des espaces numérotés, des grandes cases, dans lesquelles, il fallait lancer un caillou et sauter à cloche-pied pour progresser, en évitant de marcher sur la case au caillou.

Le but était de partir de la première case, de l’espace Terre, pour se rendre à l’espace Ciel. Entre les deux, huit cases pour progresser, en posant un pied dans chaque espace, bien au milieu, sans toucher le tracé à la peinture blanche.

Lorsqu'on arrivait au sommet, dans les cases sept et huit, il fallait faire demi-tour et refaire de la même façon le parcours jusqu'à la case Terre. Le gagnant était celui qui arrivait le premier à terminer son parcours.

Il est étrange de constater que le dessin d’un jeu de marelle ressemble à un plan de cathédrale ou d’église. Le plan forme une croix, on ne peut rejoindre le chœur de l’église, qu’à condition de traverser successivement la nef principale, de suivre le chemin qui mène au transept nord et sud et de passer sous la croisée des transepts. On passe de la Terre au Ciel en cheminant cahin-caha sur huit cases qui semblent représenter notre chemin de vie. Le chemin spirituel serait-il tracé dans les cours de récréation ? Un plan pour le salut de notre âme serait-il à disposition et à la vue de tous ? Passer de la Terre au Ciel ne paraît donc pas si difficile.

La marelle existe dans de nombreux pays du monde et depuis la Rome antique, on en trouve de nombreuses représentations comme à l’époque du Moyen-Age, où le jeu était très prisé. Nous avons tous joué à la marelle, en virevoltant d’une case à l’autre, sans nous apercevoir qu’un destin posait des bases pour la suite. J’ai également beaucoup joué au jeu de l’oie, spirale de soixante-trois cases qui nous faisait vivre des vicissitudes, entre la case départ (la vie) et le ciel (la mort). Il était le jeu préféré de ma grand-mère maternelle, elle adorait se lancer dans des parties endiablées avec ses petits-enfants. Ai-je été formée ou informée d’un quelconque plan préliminaire de l’existence ?

Ai-je là encore, misé plus qu’une piste en carton d’un jeu de salon, joué plus que mon âme et mon destin à coups de dés et de sauts de pions colorés ?

Les matrices de ces jeux imprimées au sol, ou sur une vulgaire planche cartonnée, sont tatouées dans notre cœur et dans notre âme, depuis l’enfance.

Était-ce alors le début de l’apprentissage, de la formation du novice ?

Finalement, tout est révélé, rien n’est caché et ce, dès notre plus jeune âge. Nous avons peut-être la compréhension des choses et du monde à nos pieds, le destin à portée de main. Mais nous ne voyons rien et ne comprenons, que bien plus tard ou bien trop tard, à la faveur d’une fantaisie du destin.

Ces labyrinthes ou jeux de marelle, compagnons des enfants du monde entier et de toutes les époques, nous enseignent que ces entrelacs de chemins, de parcours énigmatiques, de murs infranchissables ne sont pas que des obstacles physiques. Ils revêtent une autre dimension, un niveau spirituel.

Une fois adulte, l’enfant qui aimait se mesurer physiquement aux murs, comprendra que les plus grands labyrinthes sont spirituels. Il saura alors, qu’il s’est déjà retrouvé devant de telles allégories de l’existence.

Après chaque épreuve, après chaque bifurcation, il devra réévaluer les questions, les zones inhabitables, les structures d’enfermement.

Il comprendra qu’il faut emmener son esprit et sa volonté dans les marges où la pensée et les sens font l’expérience du trouble et la réalisation de l’impensable.

Le labyrinthe vient interroger et inquiéter notre expérience et notre perception du réel. Nous qui pensons que la vérité est dans l’observation simple, nous pensons souvent que ce que nous percevons peut être désigné comme étant la réalité.

Mais, nous ne cessons jamais de construire et d’élaborer nos éléments de fiction. D’une réalité brute, surgit toujours une vérité personnelle, passée par nos différents filtres affectifs et émotionnels.

Le labyrinthe nous présente un monde instable, multidimensionnel, plein d’illusions d’optiques, de changements d’échelle.

Notre monde est une réalité à tiroirs, où les chausse-trappes nous guettent, à la faveur de mauvais emboîtements et d’enchâssements incertains. On passe vite d’une illusion de réalité à une virtualité certaine.

Les labyrinthes de la pensée s’incarnent dans nos tergiversations modernes, nos problèmes quotidiens, lorsque des idées se chevauchent, que des pensées nous parasitent et que l’on perd son fil. On n’a pas toujours la chance d’avoir la belle Ariane à ses côtés, qui déroule sa pelote et nous tend un fil. Combien de fois dans votre vie, vous êtes-vous dit que vous tourniez autour du pot, sans jamais arriver, que vous avez frôlé un but précis, presque failli mais que surtout vous avez défailli, que vous vous êtes perdus et que vous avez peur ?

Jusqu’à mes douze ans, je parcourus des kilomètres à user les semelles de mes chaussures, par tous les temps et sur tous les terrains de jeu. Je réinventai chaque jour la marche, je l’égayai, la rendant toujours plus inventive, toujours plus disruptive.

Ainsi, marcher ne me suffit pas, il fallut trouver un rythme tapageur, des notes entêtantes, un riff décapant de guitare électrique.

Je partis dans tous les sens, jamais fatiguée, jamais mal aux pieds. Courir, bondir, sauter et grimper partout, était la seule façon de me mouvoir et l’unique façon de concevoir mes déplacements.

L’enfance fut pour moi une période où tous mes ressentis s’incarnèrent dans une matière faite d’enchantement et d’émerveillement. Ma façon d’être au monde, ma perception du réel ne s’enfantait que par les forces de mon imaginaire, qui étaient à l’œuvre alors.

Tout n’était que bonheur, contentement à être, à bouger et à respirer l’air du dehors. Mes vagabondages imaginaires s’incarnèrent dans mes soubresauts et mes exultations physiques qui firent de moi un être remuant et bondissant.

Je vouai une passion particulière à mes baskets. J’en possédai beaucoup, de toutes sortes, de toutes les couleurs. Elles furent mes porte-bonheurs, mes compagnes d’aventures. Avec elles, j’eus l’impression de courir vite, très vite même. Elles me protégèrent des faux-pas, des croche-pattes et même des démarches inopportunes et des erreurs de discernement. Toute locomotion, tout mouvement étaient alors instinctifs, un déplacement quasi animal.

Le mouvement ne se pense pas, il se vit. Il est la nature même, il est dans l’ordre des choses et dans l’abstraction. Il nous saisit le corps et l’esprit, mais il nous échappe.

Brut, il est inexplicable, incompréhensible, sans limite. Le mouvement d’un enfant est de cet ordre-là, une puissance brute qui ne réfléchit pas, qui commence à sentir et à ressentir la marche du monde et des évènements, mais ne les comprend pas.

Avec mes baskets aux pieds, j’étais à l’écoute du chant du monde, connectée à la terre, en liaison permanente avec le sol.

J’étais à l’écoute de tout ce qui se passait, je vivais fort et je ressentais longtemps en moi, les vibrations de la terre.

Avec elles, je sentais, je jaugeais, j’anticipais les reliefs sans même m’en rendre compte. Les terrains, même les plus escarpés me paraissaient plate-bande et morne plaine. Il m’en fallait toujours plus pour tester leur résistance et m’aventurer toujours plus loin dans les escalades et acrobaties fantaisistes.

Je voulus parfois dormir avec, quand elles étaient neuves, qu’elles sentaient encore le cuir, le caoutchouc ou la gomme non encore abrasée. Cette odeur chimique, pleine de dérivés de pétrole, de teintures toxiques et de substances nocives me ravissait. Je lui prêtais un très grand pouvoir, un pouvoir surnaturel. J’étais un peu une sorcière qui prépare ses potions, pleine de satisfaction à humer les vapeurs au-dessus de son grand chaudron, un chaman qui agite ses décoctions en contemplant les volutes de ses préparations s’échapper de sa hutte.

Cela releva parfois du caprice. Des chaussures dans un lit ... ma mère se demanda bien ce qu’il y avait de si agréable à dormir avec un objet qui entravait tant la liberté de bouger.

Les années collège et les années lycée ne m’ont laissé aucun souvenir impérissable. Des heures et des heures à être assise sur une chaise en bois, peu confortable et à écouter des professeurs qui ne concevaient la transmission de la connaissance qu’à la condition d’obtenir l’obéissance. Une obéissance aveugle, une passivité totale des membres inférieurs et une absence de commentaires et d’expressions de la sphère oto-rhino-laryngée. Je commençai à comprendre à cette époque-là, que tout est mouvement, que même la pensée est mouvement. Les expressions faciales, des yeux, du nez ou de la bouche exprimant la désapprobation, l’agacement ou même l’étonnement reflétaient mes pensées. Oser les exprimer en public, dans la salle de classe, fut extrêmement mal vu, signe de dispersion, d’élève pénible, indisciplinée et déconcentrée. C’était le plus sûr moyen de se faire remarquer et d’être inscrite sur la liste tacite des élèves qui ne méritent pas de bonnes notes et d’encourageantes appréciations. Je me suis souvent rendu compte que les gesticulations réelles ou supposées des élèves en classe, influençaient leurs notes et leurs moyennes sur leurs bulletins trimestriels, indépendamment de leur réussite ou de leur échec aux examens. En effet, l’idée que le professeur se fait de l’élève, en le voyant évoluer pendant ses cours magistraux, influence son jugement ultérieur et sa notation, quant au rendu et au contrôle des connaissances. Il est donc très facile de perdre ou de gagner quelques points, selon que l’on soit un peu trop vivant, un peu trop participatif et décidément trop curieux ou que l’on adopte la posture de la carpe, du musée Grévin ou du chien Zigzag à l’arrière des voitures, hochant la tête pour acquiescer sans fin, à une question qui n’a même pas été encore posée.

Moi, je n’étais pas docile et je n’aimais pas apprendre sans poser de questions. Interroger le professeur, chercher les limites à son argumentation, deviner ce qui n’avait pas encore été énoncé, était ma façon d’apprendre pour comprendre.

Je voulais être actrice de mes apprentissages, du processus pédagogique, je voulais un face-à-face stimulant et motivant, je souhaitais un mouvement qui m’embarque, qui m’emmène là où je n’aurais pas pensé pouvoir aller. Je voulais un mouvement collaboratif, intégratif.

Avec l’esprit, avec la pensée, je voulais passer d’une idée à une autre, rebondir sur une question, revenir en arrière pour demander, sauter les déroulés ennuyeux et rébarbatifs qui n’apportaient rien.

À l’adolescence, les intempestifs et bruyants déplacements de l’enfant sont remplacés par les questionnements incessants, remises en cause bruyantes qui interrogent le monde, tentent de le comprendre malgré son évidente incohérence. L’adolescent essaye de se faire une place, lui qui n’est plus un enfant et pas encore un adulte.

Fin de non-recevoir, la pensée doit être univoque, manichéenne. Les pieds et les jambes, bien rangés sous la table et la chaise de la classe, si possible avec le dos bien droit. Nous avions la chance d’être dans un pays riche, avec une école républicaine, il fallait être fier et mettre du cœur à l’ouvrage.

Au lieu de cela, l’école m’a appris à être « celle qui ignore », en face de « celui qui sait ». Il y a un dominant et il y a surtout un dominé, aucune altérité possible. On nous apprend à être inférieur, à rester à sa place, à ne pas faire de bruit, à se contenter de ce que l’on a, sans jamais chercher à dépasser le professeur, à se dépasser et à croire en soi, au-delà des frontières.

Cette petite musique de la discipline, de la non-contestation et de l’obéissance, distilla ses notes, instilla le doute et conditionna déjà la confiance en soi, pour chacun d’entre nous. La pensée dissidente fut bloquée, tuée dans l’œuf. La passivité fut de mise, l’acceptation des futures normes et des standards de pensées, acceptables en société, étaient en place – les corps et les esprits n’avaient qu’à bien se tenir. L’enseignement républicain devint alors pour moi, religion civile.

Gare à ceux qui contesteront le dogme.

Je sentis chaque jour de chaque année scolaire, infuser en moi ce virus de la pensée unique, ce poison mortifère de la passivité.

Les savoirs devaient s’enseigner de façon rationnelle, c’est-à-dire avec une articulation raisonnante entre le maître et l’élève. Plus il est question de raison et plus on s’éloigne du cœur ...

Il n’y avait pas de place pour la sensibilité, l’empathie, la complaisance. Il n’y avait pas de communication, pas de partage, pas d’espaces de liberté.

L’école ne connaissait que la neutralité axiologique, l’approche formaliste était prépondérante. Je cherchais désespérément du sens à tout cela mais je n’en trouvais pas.

Je fus loin d’éprouver une quelconque admiration ou fascination pour mes professeurs. Je n’eus que des modèles de résignation devant les yeux. Eux aussi pourtant, quelques années auparavant, ils avaient été des élèves, à ma place.

Certains s’étaient peut-être fait les mêmes réflexions que moi, mais aujourd’hui, ils avaient rendu les armes, ils avaient abdiqué. Ils s’étaient perdus, fondus dans la masse des résignés, écrasés par le carcan social de la pensée unique.

Un jour, mon professeur de mathématiques de troisième, Monsieur Borne, me démontra par ses réflexions, toute la distance et l’ironie qui pouvaient sévir en classe, lorsqu’un émetteur et un récepteur ne se comprenaient pas. Il y avait de la friture sur la ligne, un bon coup de larsen dans le micro.

Monsieur Borne était un homme ordinaire, passe-partout, passe-muraille. Il n’était pas très grand, pas très corpulent, pas très sympathique. Il n’était pas grand-chose.

Il avait une petite quarantaine d’années mais il s’habillait comme mon grand-père, chemise à carreaux sombre, pantalon de velours gris ou marron, selon l’humeur.

Les cours de mathématiques, avec lui, furent assommants. Il ne parvint pas à nous séduire, ni dans la forme, ni dans le fond. Il n’avait pas la bonne approche, il faisait une leçon très courte et nous bombardait d’exercices alambiqués, nous disant que nous comprendrions la leçon après avoir fait les exercices.

Je ne comprenais pas comment on pouvait faire des exercices, sans avoir compris auparavant la leçon et en se frottant au démarrage à des cas particuliers. Il s’agissait de comprendre l’exception, sans avoir compris la règle initiale.

Cette logique était pour moi, complètement fantasque et totalement soporifique. Ce professeur ne supportait pas le bruit des trousses, les glissières des sacs à dos et les corps qui remuent et se réajustent sur les chaises. En fait, il ne supportait rien.

Le mercredi, nous avions deux heures de cours à la suite, une torture.

Un mercredi, justement, alors que je faisais des efforts surhumains pour écouter et m’intéresser, je me mis à agiter une jambe, délicatement, sous ma chaise, en essayant de ne pas faire trop de bruit. J’avais des fourmis dans la jambe droite et elles commençaient même à descendre jusqu’aux pieds.

Au bout de quelques minutes, il me fixa et s’arrêta d’écrire au tableau :

⸺  Bon ça y est, Mademoiselle a bien secoué sa jambe et ses pieds !

⸺  Mais j’écoute Monsieur !

⸺  Ah bon ! Vous écoutez avec vos pieds, vous ?

Je n’osai pas répondre. Mes camarades de classe étaient en train de rire. À cet instant, je devins l’attraction du cours de mathématiques, la parenthèse salutaire, l’échappée comique.

À cet instant, j’aurais voulu fuir cette farce, courir à perdre haleine, partir très loin de cette bêtise crasse.

Ce souvenir de classe de troisième resta gravé dans ma mémoire. Je n’oublierai jamais Monsieur Borne et ses idées courtes.

J’ai un souvenir extraordinaire et éblouissant de ma professeure de français, en classe de seconde. Madame Perceval était une femme d’une cinquantaine d’années, petite et frêle, au dynamisme contagieux. Elle connaissait très bien ses élèves, comprenait instinctivement les adolescents, elle avait dû laisser son cœur en enfance et son esprit avait l’expérience et la sagesse des âmes pures et des saints bienheureux.

Elle vivait sa profession comme un sacerdoce, nous transmettait ses connaissances comme un acte de foi du croyant, persuadée qu’elle était, de faire éclore nos multiples possibilités enfouies sous notre passivité. Elle croyait en nous, en notre inventivité, en nos trésors et en notre fougue de vouloir changer le monde, pâtes à modeler que nous étions tous, sans distinction.